Les Enfants d'Or: Livre 3 "Chronique d'un Assassin" Part-1 (2008)
alyciane
Chapitre 1
L’araignée au scalpel
« Grâce aux nombreux récits trouvés dans les ruines de Tamber, capitale culturelle du second Empire, la reconstitution de cette époque lointaine se précise. A l’aube des troubles de 786, les populations vivaient dans un contentement aveugle. Gouvernés par la noblesse au pouvoir, c’était dans les Cours que se jouaient d’intestines guerres. L’effondrement des Empires serait sans doute dut à ces manipulations de couloirs, mais les chercheurs restaient prudents quand aux méthodes employées. Cependant, il y a trois jours, une équipe de fouille fit une découverte importante : des lettres enfermées dans des fourreaux de métal. L’écriture, encore lisible grâce à la protection inespérée, révèle enfin une partie de cette époque passée.
Ces lettres décrivent de sombres accords entre des nobles et des assassins, recrutés dès leur plus jeune âge dans la basse couche de la population. Les plus hauts gradés ne semblaient pas hésiter à faire appel à leur service pour garder leur suprématie, mais aussi pour rétablir l’ordre. Ces assassins, venu de rien, étaient craints et respectés ; les meilleurs ayant libre accès à toutes demeures. Certains noms semblent célèbres et sont cités plusieurs fois dans les documents trouvés, révélant l’emprise que ces soldats de l’ombre pouvaient avoir sur leurs supérieurs. […]
On peut alors confirmer dès à présent qu’à cette époque, la mort d’un noble était dut une fois sur trois à un assassinat. »
Extrait de « La Chute des Empires »
Par l’archéologue Hars Menden.
Opération échouée : l’hémorragie interne provoqué par l’incision de la face droite du cœur a entraîné le décès du patient. Je m’éponge les mains en soupirant. Je n’avais rien pu faire, les convulsions commencées dès le début de l’opération ne m’ont pas permis de rester précis. Un coup, un seul, et mon outil a ripé sur l’artère pulmonaire. Quelle tragédie ! Une pitoyable perte de temps. Je me remémorais alors d’un air sinistre le début de cette affaire : j’aurais du refuser. Je fixais le corps flasque de l’homme allongé sur la table, dégoulinant de graisse et de sang. A peine 10 minutes de jouissance pour cette fin ennuyeuse ; vraiment pas de quoi rire longtemps. Je sortis de la pièce pour aller me laver, agacé.
Pourtant, on m’avait fait baver sur cette histoire. Facile, c’est vrai ; mais ô combien prometteuse. Un bon gros noble paranoïaque, il y a toujours de quoi s’amuser ! J’avais donc accepté avec enthousiasme de m’occuper de lui. Et, dans l’ombre j’avais suivi sa trace, son odeur âcre de porc trop gâté. Je m’étais présenté à sa demeure, une belle bâtisse de pierres blanches et de granit, faisant la cour à la servante de garde. Tout ce petit monde, habitants du manoir, était bouleversé et courait affolé dans les nombreux escaliers. Le majordome a disparu ! Le majordome est introuvable ! Quelle comédie pour un seul homme ; quelle triste fin pour celui qui travaillait fidèlement ici depuis plus de 30ans. J’attrapai la main de celle qui m’avait ouvert et l’embrassai en souriant.
« Belle demoiselle, veuillez donc annoncer la visite du nouvel homme de maison.
-Pardon… ? Comment pouvez-vous savoir que nous cherchons… »
Elle hésita, rougit à mon regard. Je la senti trembler. Vaincue, elle hocha la tête et disparue rapidement dans l’encadrement de la porte. Elle revient enfin, essoufflée, et m’invita à rentrer.
C’est ainsi que je devins son nouveau majordome : un peu classieux certes, mais tout ce qu’il y a de plus servile. On ne me posa même pas quelques questions sur mon incroyable perspicacité : mon prédécesseur fut retrouvé le lendemain, flottant dans la rivière. Il s’était pris pour un poisson et avait piqué du nez. J’éclatais de rire en voyant ses joues gonflées, ses lèvres bleues : il avait tout d’un animal aquatique. Rond comme une baudruche, ils durent se mettre à quatre pour le tirer de l’eau. Le quartier entier était venu voir le spectacle de cette pêche miraculeuse, et je restais un peu plus loin à admirer les réactions hystériques. C’était toujours les même, à chaque cadavre découvert. Ces sourcils froncés par les hommes sérieux, contenant leur dégoût de l’odeur rance, ces mains gantées couvrant des bouches maquillées et grande ouvertes, n’arrivant pas à taire les gémissements des dames. Et les blagues grasses des grouillots contaminant les rues de toutes citadelles. J’en fixait un, plutôt jeune, qui se cachait derrière la populace. Je lui souris, montrant toutes mes dents. Il me répondit par un regard terrorisé puis s’enfuit en courant : ces gosses des rues ont tellement l’habitude d’être invisibles qu’ils en devenaient farouche. Je frémis de plaisir quand l’odeur de sa peur m’arriva aux narines. Légèrement enivré, je m’écartais alors lentement pour retourner au manoir seigneurial. Tout était sens dessus dessous, les larmes inondant les joues des employés de maison. Je soupirai, commençant à me lasser de cette tristesse collante, et me dirigea d’un pas joyeux vers le bureau du maître. Je l’y trouvais ronflant, la tête posée sur le bois luxueux de son meuble. Il n’avait en rien l’air d’être déboussolé par la perte de son fidèle valet, et ne fut pas surpris quand je le réveillai d’une tape amicale.
« Ha, c’est toi ? grogna-t-il.
J’hochais la tête en feignant un air sombre.
-Messire, je ne peux que vous appuyer face à la tristesse qui vous accable. Votre fidèle serviteur, à votre service depuis tant d’années, à été retrouvé noyé.
Je me mordais la lèvre pour ne pas rire et contemplais sa face simiesque.
-Oui, oui, répondit-il enfin d’un ton renfrogné. Quelle plaie, à quelques jours de la grande réception annuelle ! Il faut croire qu’il l’a fait exprès.
Je fis un petit sourire, amusé par son égoïsme, puis fis une élégante révérence.
-Vous savez que vous pouvez compter sur moi, messire. Une réception n’est qu’un petit défi pour votre nouveau fidèle majordome.
Il leva les yeux comme on se tournait vers son sauveur :
-Par les grâces de l’Empereur, c’est vrai ! Qu’aurais-je fais si nous ne t’avions pas trouvé si vite ? Je compte sur toi pour que tout soit parfait.
J’engageai un grand sourire, ravis.
-Ne vous en inquiétez pas, tout sera parfait.
Il ne remarqua pas mes yeux luisant de malice, et me donna rapidement congé en toussant bruyamment, reniflant et raclant le font de sa gorge.
Je marchais paisiblement dans le couloir, hérissé encore par ses borborygmes répugnants. Ce noble n’avait non seulement pas une once de prestance, mais n’avait en plus aucune tenue. Un animal au sang trop bleu qui profitait de son or : la honte de tout un royaume. Mais ce n’était pas seulement pour ça qu’on m’avait demandé de le tuer ; je remarquai vite qu’il avait, en plus d’être médiocre, l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Quelle fut ma surprise quand je vis la première fois, dans la lumière terne du petit-jour, une jolie jeune fille perdue entre ses bras graisseux. Etendus tout les deux sur le lit à baldaquin, elle semblait empêtrée, étouffée par l’homme qui faisait au moins quatre fois sa largeur. Dès quelle me vit, elle lança un regard de souris pris au piège qui me ravit. Délicieux tableau que cet oiseau égaré me fixant de ses beaux yeux d’opales. Comment cet homme qui ronflait devant nous avait-il pu se l’accaparer ? Je l’appris de la bouche d’une servante trop bavarde : elle était sa nouvelle femme, butin de guerre d’un mariage plus ou moins arrangé. Plus ou moins car il n’avait pas pris la peine de demander l’autorisation à toute la famille de la dite concernée. Un caprice de noble, encore, qui allait lui coûter cher.
Les raisons qui poussent mes clients à m’engager ne m’intéresse pas : ils ne valent eux-mêmes pas plus et pourrais être un jour ma cible. Mais plus ma victime me dégoûte, et plus j’ai envie de jouer et de lui faire payer. Une haine pour tout ce qui me gêne. Chose amusante d’ailleurs, je réagis de la même façon avec aussi ce que j’aime : une subite envie de la détruire, de l’arracher, de la torturer. La seule différence est le plaisir que j’en tire : soit sucré, soit amer. C’est le but de ma vie ; c’est pour ça que je suis un assassin.
Enfin, pour le moment, je n’étais que majordome au service de mon bon maître le bovin. L’organisation de la fête qui lui tenait à cœur me permis de m’approcher de ses plus intimes ennemis : les premiers invités. Car quoi de mieux que de faire venir les pires persifleurs à la démonstration de son pouvoir pour leur clouer le bec ? A part un vrai clou, bien sûr… En tout cas, c’est l’occasion pour connaître les faiblesses d’un homme. Je pris donc autant d’entrain aux préparatifs qu’à espionner, traînant dans les recoins sombres des demeures aristocratiques. Cela me faisait rire de voir les gens de maison, créatures spécialement impressionnables, frissonner à chacune de mes rondes. Une chose était sûre : je n’étais pas seulement respecté, mais indéniablement craint. Moi si poli, si doux… Peut-être devrais-je mesurer mes rires et mes pulsions. Cela ne m’inquiétais pas outre mesure et ne faisait que me divertir : une langue peut se couper si facilement.
Par delà les noirs couloirs, il n’y avait pas que les rumeurs qui résonnaient. Entre les rires des servantes et les notes de violon sortant de l’auditorium, claquaient dans l’air les crises de toux de mon maître. Il s’y étouffait souvent et ses couinements couraient sur les murs, rampaient désagréablement jusqu’à nos oreilles. C’était le sujet principal de moquerie de sa seigneurie. Je demandais d’un air inquiet à une jolie brune portant un panier de linge :
« Notre bon sire serait-il malade ?
Elle coupa son rire qu’elle partageait avec une amie et me jeta un regard méfiant. Enfin, elle haussa les épaules en souriant.
-C’est comme toujours : il a juste une bronchite mais il en fait tout un plat !
-Tout un plat ? continuai-je en lui attrapant son panier, l’emprisonnant en m’appuyant contre le mur.
-Oui... Il… A chaque fois c’est pareil : dès qu’il attrape quelque chose, il laisse aggraver et se plaint.
J’approchais mon visage du sien en souriant, sentant son souffle effrayé sur mes lèvres.
-Mais pourquoi n’appelle-t-il pas simplement un docteur ?
Elle haussa les épaules encore et s’échappa de mes bras.
-Je… Je n’en sais rien, il n’en appelle jamais. Parait qu’il déteste ça. »
A ces mots, sa compagne lui tira le bras et elles s’enfuirent l’air de rien, me laissant amusé. Planté au milieu du couloir, pensif, j’imaginai le petit jeu qui allait enfin faire de ce contrat une sanglante œuvre d’art. Je ne comptais pas passer des années dessus, et la faille semblait se révéler. Je m’écartai alors d’un pas lent, retirant d’un coup de dent l’un de mes gants, ne pouvant retenir un rire satisfait.
Le jeu des mots m’a toujours intrigué. Le dieu de la parole, assez fou pour nous donner son pouvoir, à jeté sur notre table les rouages de notre vie. Quelle singularité de se reconnaître dans quelques lettres, des bruits qui flottent dans l’air pour disparaître. Quelle ironie, aussi, pour mes victimes : la « toile » n’est-elle pas à la fois ce fascinant piège de soie, mais aussi l’expression du peintre dans toute sa démence ? Car ma toile, à moi, serait les deux à la fois ; sauf que je ne peins pas avec de la vulgaire peinture, mais avec la peur des hommes.
Et ce sont mes couleurs à la main que je me dirigeais sans bruit vers la chambre de mon maître. On l’entendait ronfler par delà la porte de chêne, et je le savais seul. Cette nuit, sa petite femme avait décidé de dormir dans l’une des chambres d’été et l’avait laissé se morfondre sous sa couette, avec ses éternuements et ses grognements. De mes ongles, je grattai le bois de l’entrée : il ne semblait pas broncher. Je souris alors, et me glissai comme une ombre à l’intérieur de la pièce. Il dormait paisiblement, étalé de tout son long sur le lit. J’eu un haut de cœur en le voyant, une forte envie d’ouvrir en deux sa masse ventripotente. La main devant la bouche, tous mes muscles tremblaient. Je repris mon calme, puis rouvrit les yeux en écartant mes doigts. Je souris alors : je ne devais pas me précipiter. Me rapprochant de la table de chevet, je retiens ma respiration pour ne pas suffoquer à l’odeur lourde de transpiration. Je sortis alors rapidement le flacon de ma poche et l’ouvris sans bruit, humant le parfum antiseptique s’y dégageant. Mon maître devait l’avoir sentis aussi et remua en gémissant. Je n’y pris pas garde et continuai mon petit rituel, attrapant au font de ma poche un mouchoir. J’humidifiai le tissu et le glissai enfin sous l’oreiller. Peu satisfait, je me mordis la lèvre en réfléchissant : comment pouvais-je donc épicer le tout ? Soucieux, je sortis enfin de la pièce, à l’affût.
Chapitre 2
L’opération
« Il est dit, à l’aube des mondes, tombèrent dans la poussière quatre étoiles. Divines lumières, elles créèrent les peuples ; leur apportèrent connaissances, paix et prospérités. Ainsi commence alors la légende des Quatre Empires.
A l‘Ouest s’étendait la plaine de la Déesse Arinie, couverte de grâce et de beauté. Sa chevelure d’or avait engendré les blés, sa peau blanche le lait, et aucune maladie ne pouvait sévir sur ses terres. Son charme n’avait d’égal que sa bonté, et quiconque la regardait en devenait aveugle. C’était la créatrice des plaisirs, sous toutes ses formes.
A l’Est régnait le facétieux Lok, le malin, le fourbe même. Ombre céleste, personne ne sut son vrai visage. Il fit naître ses sévères enfants, si différents de lui, et les laissa grandir à leur guise. Et du chaos vint le calme, de la ruse l’honneur. Lok, en voyant que cela était bon, éclata de rire et se laissa renier.
Au Sud vivait Tamor le colosse noir, fait de terre et de lumière. Paisible et discret, il s’ennuya de sa nouvelle demeure. Il plongea alors dans les entrailles du monde et s’y réfugia. Naquit ainsi les mouvements et le cœur battant de la Terre, primordial tumulte.
Et enfin, au Nord, galopait au long des rivières gelées Dirin, le Cheval Divin. De sa crinière vint la neige, de l’écume de son museau les nuages, et de ses sabots l’acier. De ces trois ingrédients vinrent alors d’autres enfants qui s’installèrent dans le désert de glace. »
C’est ainsi que les anciens racontent la division primaire de notre monde en quatre royaumes distincts. Cette légende expliquerait sans doute les étranges pouvoirs que possèdent encore certains humains. Aujourd’hui dilué par le sang de nombreuses générations, il était autrefois pur et puissant chez les nobles, enfants directs des dieux. Mais par l’inconstance de ces derniers, à force de coucheries inavouées, même de simples roturiers se retrouvaient possédés par la puissance céleste. Et ce, jusqu’à la chute de la noblesse…
Extrait de « Mythologies et Vérités»
Par l’archéologue Hars Menden
Un cri retentit, raisonna sur les murs épais de la bâtisse. Mon cœur se serra quand j’imaginai le tumulte naissant. J’attrapai ma chemise en m’étirant et l’enfilai rapidement, remettant en ordre ma chevelure de mes doigts. Par-delà les fenêtres, le soleil jetait timidement quelques rayons maladifs, éclairant faiblement la maisonnée. Enfin, je me dirigeai d’un pas lent vers la chambre du maître, évitant les servantes affolées courant dans les couloirs. J’ouvrai d’un coup la porte, sans annoncer mon entrée pour profiter au mieux de la scène.
Il était sur son lit, recroquevillé comme un enfant. Le visage plongé dans les draps sans arriver à étouffer ses gémissements de terreur, il serrait la couverture de toutes ses forces. J’humai l’air imprégné, frémissant de plaisir, jetai un œil satisfait sur les organes humains que j’avais laissé aux pieds du lit. Puis mon regard retomba enfin sur cette pauvre créature : ma petite surprise avait remarquablement bien marché.
D’une voix douce et rassurante, j’osai enfin :
« Mon maître, que se passe-t-il ?
Il leva la tête, les joues maculées de larmes et les yeux vides.
-Ne le laisse pas m’emmener ! Non ! Je ne veux pas ! Ne le laisse pas !
Il éclata en sanglot, rampant jusque par terre en me tendant une main suppliante. Je ne pu m’empêcher un air de dégoût qu’il ne remarqua même pas. C’était vraiment un gamin qui grelottait à mes pieds, nu et empêtré dans une phobie ridicule. Il était à point. Je me penchai alors lentement vers lui, lui sourit tendrement en lui posant une main paternelle sur la tête.
-Ne vous inquiétez pas Maître, je ne laisserais pas le vilain docteur vous faire du mal…
-Oui ! Tu le dois ! Ne le laisse pas ! Je ne veux pas !
Il m’attrapa, me serra de toute sa poigne en pleurant. J’eu envie de le faire taire, de l’étrangler pour lui faire rentrer ses plaintes dans la gorge. Alors je le serrai dans mes bras comme un nourrisson, et lui soufflai :
-Pas de vilain docteur...
Je masquai mon sourire satisfait quand enfin les serviteurs entrèrent. Sans faire plus attention à leur mine déconfite, je donnai mes ordres d’un ton sec.
-Enlevez ça… Et aérez donc !
Le servant dut faire le tour du lit pour voir de quoi je parlais. Il ne put retenir un cri horrifié : cœur, foi, rate, poumons, le tout bien disposé dans un joli plateau d’argent, s’épanouissaient dans leur bain sanguinolent. Les autres serviteurs le rejoignirent bientôt, s’agrippèrent pour ne pas flancher en se lançant des regards paniqués. L’un d’eux même, le plus jeune, sortit en courant la main devant la bouche et le cœur au bord des lèvres. Je suivi sa course vers la porte avec une satisfaction fébrile, puis déglutit. Ma petite aventure de l’autre nuit avait été prolifique.
On en avait parlé dans la ville entière. Certains criaient aux forces démoniaques, quand d’autres, satisfait par les mésaventures de ce bon messire, parlaient de fées. Enchanteresses voraces, qui avaient coûtés la vie à deux pauvres jeunes garçons d’écurie. Ils avaient été découvert attachés aux poutres de l’étable, dénudés et lacérés, le ventre ouvert avec grande minutie. Leur visage s’était figé dans une grimace horrifiée, tordant leur joli visage, laissant leur regard vitreux perdu dans un cauchemar sans nom.
Je marchais paisiblement dans la rue pavée, les mains dans les poches, reniflant de temps en temps les effluves âcres de quelques pestiférés. Nonchalamment, je lançai mon regard vers les quais, attiré par le chahut des déchargeurs, quand je le sentis sur mon dos, noir et insistant. Quelqu’un m’observait, se croyant sans doute à l’abri. Je ressentis alors le battement rapide de son cœur, une certaine haine aussi à moins que ce ne soit de la jalousie. Je levai la tête vers les toits en faisant un sourire amusé. Voulait-il jouer à cache-cache ? Il était sans aucun doute perdu : son pouls s’était encore accéléré. Je m’enfonçai dans une ruelle sombre et sauta lestement sur les ardoises d’une petite maison. Rapidement, je me dirigeai vers l’espion qui restait figé de peur. Je le trouvai tapis contre une cheminé, se donnant l’air assuré. Il fit un salut respectueux, voulant sans doute freiner mon envie de sang. Il fit bien, je laissai mes lames sous ma veste après une dernière caresse, et le regardai en souriant, prêt à l’écouter.
« Je viens de la part de votre employeur. Il tenait à savoir où vous en étiez, pourquoi vous tardiez autant. »
Sans nul doute, il m’abhorrait. Je penchais la tête sans répondre, plissant le regard.
« Voilà plusieurs semaines, et la cible est toujours vivante. Si jamais vous ne deviez pas respecter votre contrat….
-Si jamais ? »
Mon ton narquois souffla les dernières marques de courage de mon interlocuteur. Il posa sa main tremblante sur le pommeau noir de son épée, mais ne vit pas la mienne l’agripper, lui serrer la gorge. Il resta immobile, ne fit pas d’autres gestes menaçants. Sa prudence me ravie, me flatta presque. Alors, délicatement, je plantai mes ongles dans sa peau, dans sa chair, jusqu’au sang. Il poussa un léger grognement mais ne réagissait toujours pas. Satisfait, je le lâchai, léchant mes doigts pendant qu’il reprenait son souffle.
« Dis à ton maître que je n’en ai plus pour longtemps. »
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Plus pour longtemps, en effet ; je n’avais pas mentis. C’est que je m’étais lassé de mon petit jeu, n’y trouvant pas le plaisir que je souhaitais. Et si mon messire me donnait toute la peur que je désirais, ce plaisir qui me ravissait, c’était d’une facilitée trop déconcertante, trop morne pour que j’en jouisse parfaitement. Cette nuit, je l’avais choisis : c’était la fin. Je l’avais laissé mijoté dans sa terreur enfantine, m’y intéressant à peine comme un jouet cassé. L’espion de l’autre jour avait été plus amusant, plus raffiné aussi : une de ces surprises quotidiennes qui ne rendait mon métier que plus intéressant. Je l’avais d’ailleurs laissé partir, avec regret, espérant rapidement le revoir, le tuer peut-être. Il n’y avait aucun intérêt s’il ne se débattait pas.
Midi brillait de son zénith, alors que je me dirigeais vers les bas-fonds de la ville. Je ne savais plus quoi faire pour passer mon temps, accélérer le soleil pour qu’il tombe, accélérer mon cœur aussi. J’y traînai quelques heures, attiré par l’odeur des malfrats, le parfum piquant des prostituées. Eux ne me voyaient pas, et je passais comme une ombre, choisissant au hasard quelques proies, comme une maladie tombant sur les infortunés. Je ne suis pas du genre fermé, n’importe qui peut attirer ma lame si l’envie m’en prend. Je le faisais rarement, juste pour attiser ma flamme, comme un hors d’œuvre avant le spectacle. J’en profitais pour acheter d’autres outils, médicaux, plus coupant encore. Il est rare de nos jours de trouver des instruments convenant à mes attentes, et surtout résistant longtemps à mes folies nocturnes.
Je pénétrai sans bruit la demeure, me dirigeant directement vers le cabinet de mon maître. Plus à l’écart que sa chambre, décoré par de vastes miroirs richement gravés, il me semblait être l’endroit idéal pour exercer mes offices. Glacial à cette époque de l’année et malgré le retour d’un soleil timide, l’atmosphère et les dalles raisonnantes ne gagnaient pas en intimité une fois les chandelles allumées. C’était sans doute à cause de ces milliers d’yeux qui nous scrutaient dans les glaces, ceux des sévères statues de bronzes ; les miens aussi, répétés presque à l’infini.
Je portais à bout de bras une lourde vasque qui embaumait déjà malgré son bouchon scellé. J’avais remis mes habits usuels, arrachant l’accoutrement du généreux majordome ; et la clochette autour de mon cou tintait avec bienveillance à chacun de mes pas. Je ne craignais pas d’être dérangé : j’avais déjà fais le ménage dans les alentours. D’ailleurs, l’un des servants m’avait aidé à installer ma table de travail avant de rejoindre ses confrères sur le petit tas sanglant derrière la porte.
Je débouchai mon fardeau et laissai délicatement couler le liquide clair sur le sol, s’insinuant dans les rainures, courant petite à petit à travers la pièce. Une odeur forte, entêtante _certains dirait à en vomir_ se répandit. Un de ces parfums que l’on n’oublie pas, qui reste gravé dans la mémoire de ceux qui ont déjà séjourné dans les hôpitaux crasseux des cités. Assez puissante pour faire faillir les plus faibles, à s’emparer entièrement de nos narines pour nous endormir, nous étourdir presque. Ma tête tournait malgré l’habitude et je respirai à plein poumon avec un plaisir frénétique. M’accrochant au mur, j’attrapai d’une main les outils glissés dans mon haut serré, ajustés, comme cousu sur mon corps. Je les posai sur une petite table, les enroulai dans un tissu de velours pour les ranger bien proprement à côté des cordes préparées.
J’ai un sens aigu de la mise en scène ; je prends tout autant de plaisir à préparer mes œuvres qu’à les accomplir. Je mise sur la perfection, sur le moindre détail, pour satisfaire mes idées. Et qu’importe le thème qu’imposait la peur de mon client : je veillais à le satisfaire pleinement. Il m’est d’ailleurs arrivé plusieurs fois que ma victime me tombe dans les bras, morte de peur, avant même que je ne puisse réellement accomplir tous mes plans. Bien sûr, c’est toujours frustrant de ne pouvoir exercer son art jusqu’au bout, mais l’arrêt d’un cœur reste toujours jouissif, même brutalement. Ce sont de ces plaisirs plus fugace, plus violent aussi, qui me flattent et expriment la réussite de mes préparations. Excellent assassin, je l’étais, mais ma maîtrise de la torture était plus grande encore. Le meilleur. Et je n’en étais pas peu fier.
Amener le gros vicieux vers mon petit théâtre ne fut pas aussi difficile que je l’imaginais : il avait presque fait la moitié du chemin de lui-même, me cherchant sans doute pour quelques basses besognes. Je le croisai au détour d’un couloir éteint, et il ne m’avait pas repéré dans le noir profond des lieux. Je m’amusai alors à le suivre, à lui souffler dans sa nuque épaisse mon haleine glaciale ; et il se retournait parfois, paniqué, alerté par des tintements étranges. C’est presque rassuré qu’il me remarqua enfin, adossé contre un mur et éclairé par la lumière blafarde de la lune. Il ne se rendit pas tout de suite compte de mon nouvel accoutrement, du tatouage que je laissais désormais arborer au coin de mon œil gauche. Le Soleil Noir.
« Ha ! Te voilà enfin ! Je te cher… »
Sa voix, déjà troublée, s’étouffa. Il recula d’un pas : il avait enfin ouvert les yeux, repéré mon regard aussi luisant que la lame que je tenais. Je lui fis un sourire chaleureux de bienvenue et le regardai s’enfuir en poussant des grognements désespérés. La chasse était ouverte.
Je traînais dans l’un des longs couloirs, écoutant les murmures, le grattement des branches sur les vitres. Mes pas résonnaient et j’appelais d’une voix doucereuse mon gibier, raclant de ma lame les murs de pierre brute. Gémissant à chaque petit bruit, je le trouvai vite, caché pitoyablement sous une table au fond d’une pièce noire. Il avait appelé ses serviteurs, sa garde, son dieu, mais personne n’était venu le trouver. Personne sinon moi : ne suis-je donc pas attentionné ? Je l’attrapai délicatement, sortis calmement de ma poche un mouchoir. Tétanisé, il ne se défendit pas quand je le lui posai sur la bouche.
Fermement attaché sur la table installée au milieu de ma salle aux miroirs, il se réveilla enfin. Il essaya de se redresser, tira avec l’énergie du désespoir ses poignets entravés. Il transpirait à grosse goutte, essayait de me supplier, d’appeler à l’aide par delà le tissu que je lui avais enfoncé dans la gorge. Je lui tapotai enfin la joue d’un air rassurant :
« Allons, allons, un gentil patient endormis ne ferais pas tant de manières. Il serait bien que nous jouions le jeu tous les deux !
Je lui fis un grand sourire malicieux alors qu’il me fixait sans me comprendre. Quand je déroulai sur ma table à un instrument le tissu de velours, sa panique repris le dessus, continuant à se secouer de plus bel.
-Puisque c’est ainsi, il va falloir sévir !
J’attrapai rapidement une lanière de cuir, la tendis, la jugeai du regard, puis commençai à la plaquer contre son front.
-Il ne faudrait pas que vous bougiez trop, n’est-ce pas ? Je ne voudrais pas vous blesser…
J’éclatai de rire à ces dernières paroles, serrant avec une application non dissimulée la lanière. Il était cloué comme un papillon devant moi, misérable. Alors, calmement, je me lavais les mains dans une petite bassine posée à côté ; me couvris la bouche d’un linge immaculé. Et, patiemment, je choisis mes instruments. Je pris un scalpel plutôt grand et effilé, à la lame d’argent.
-Voilà donc notre patient endormis : nous pouvons procéder à l’opération.
Mon pauvre maître gémis, lançant des regards terrifiés vers les miroirs fichés au plafond où il ne perdait pas une miette. Je frémis de joie : quelle sensation se devait être de voir la mort arriver ainsi, après avoir jouis du spectacle de son propre sang, de ses propres viscères. L’instrument glacé lui ouvrit la peau sans résistance, et je peinais à faire une jolie ligne pourpre et droite avec ses soubresauts. Je pris mon temps : je ne voulais pas bâcler, pas qu’il meurt tout de suite. J’attrapai avec attention une pince étrange, continuant de travailler du scalpel de mon autre main.
-Ecartons bien maintenant ! »
Chapitre 3
Lady Elizabeth
« Au Maître Astermond, je vous salue,
Il n’est pas dans mon habitude de sortir de la guerre pour sortir ma plume. Mais, comme vous le savez, voilà plusieurs années que j’attendais mon héritier mâle. Le ciel me l’a offert après notre dernière rencontre, qu’il en soit loué ! Cinq années déjà ! Et je n’ai pas à me plaindre : beau comme sa mère et en bonne santé, il sera un noble redoutable.
Bien sûr, louer les qualités de mon enfant ne sont pas les motivations qui me poussent à vous écrire. Né de noblesse pure, vous vous en doutez, il a reçu des dons dût à sa condition. Je ne sais pas si notre malheur vient de mon sang ou celui de ma femme... Mais notre petit Senril, car c’est ainsi qu’il se nomme, semble posséder une affreuse empathie, une sensibilité envahissante qui rend mon fils terrifié de tout. Caché sous son lit, poussant sans cesses des hurlements et sa chambre plongée dans le noir, je prenais ces phobies enfantines pour un problème passager. Mais le voilà bien en âge d’apprendre l’art de la guerre et des lettres : chose impossible puisqu’il refuse de sortir. Comment dire à mes sujets que mon fils est un lâche, un peureux ?!
Plusieurs médecins se sont affairés, mais tous me disent la même chose : il serait capable de ressentir toutes les peurs des gens alentours. Qu’il en soit ainsi ! Je voudrais que mon fils ressente la peur de ses ennemis, leurs tremblements à son approche ! Et non pas qu’il se taire comme un animal sauvage. Car c’est un homme inquiet qui vous parle : ma femme ne peut plus avoir d’enfant et il est mon seul fils. C’est donc à vous, en tant que Maître d’arme de grande renommée, que je remets l’honneur de ma famille, celle des Méloné, et l’avenir de mon enfant et de tout le comté.
Car je n’ai plus d’autres espoirs.
Sire Ester Méloné du comté d’Anterre »
Je me glissais dans la nuit brumeuse qui régnait sur la Cité. Tout était éteint par delà les grandes bâtisses de marbre, alors que les quartiers malfamés venaient tout juste de se réveiller de leur langueur diurne. J’étais comme eux, ces autres bandits qui buvaient à la gloire de la lune pendant que les honnêtes gens se perdaient dans un sommeil illusoire. En quête d’un autre travail, d’un nouveau maître que je pouvais servir, je guettais les fenêtres encore éclairées. Quelques silhouettes se dessinaient parfois dans la lumière tremblante des bougies, fantômes intrigants accompagnés de soupires. Enfin, mon regard se fixa sur un séduisant balcon de fer forgé, et comme une ombre rampante, je montai sur le mur et rentrai sans bruit par la vitre entrouverte. L’ambiance chaude de la pièce m’accueillis et, sans refermer après moi, je suivis le long couloir. Tout au fond raisonnaient quelques gémissements, des souffles de plaisir qui en disait long sur ce que faisait mon nouvel employeur. Alors, patiemment, je me tapis dans le noir pour attendre la fin de ses ébats. J’avais l’habitude, et s’il m’arrivait parfois de repartir vexé, cette demeure-ci savait me garder. Il planait dans l’air comme un mélange de rose et de pourriture, comme chez beaucoup de noble d’ailleurs, mais avec cette finesse et cette amertume qui me troublait. Chaque visite entre ces murs me faisait trembler de joie, car c’était aussi sa vision que j’attendais.
Elle m’appela de sa voix suave alors que je la voyais déjà s’approcher du coin d’ombre où je m’étais blotti. Elle, avec tout ce qui pouvait la distinguer d’une vulgaire femme ; car si j’étais le Maître de la Peur, elle était bien égale à la déesse des Plaisirs. Ce n’était pas la première fois qu’elle m’appelait, comme si le rouge du drap qui l’enveloppait était teinté du sang de mon labeur. Et comme la toute première fois, je fus charmé. Lady Elizabeth, femme de pouvoir au doux parfum d’angoisse, effrayée par l’idée de déchoir et de se retrouver comme sa mère : une prostitué de luxe qui sut exploiter son origine de haute lignée. Non, pas une femme, ces plaies que je ne peux supporter, mais une créature de chair, sucrée et piquante. Et seul moi pouvais goutter à ses craintes intimes, cachées par un port hautain et des lèvres aguicheuses ; seul moi pouvait voir ces cordes qui la retenaient, cette cage qui l’étouffait lentement. Un délice.
« Mon gentil petit fou » susurra-t-elle.
Je me décidai enfin de descendre de ma cachette, riant de plaisir. Et à chacun de mes éclats, accompagnés par le tintement de mes clochettes, je sentais son cœur se tordre, sa peur ressurgir du fond de son ventre.
« J’ai une mission importante à te confier.
-Importante ? Je pris un air étonné, déjà excité par mon prochain travail. Elle continua sans se faire prier, elle aussi séduite par notre mise en scène.
-Toi qui aimes le jeu bien au-delà de l’argent, je t’offre …
-Vous m’offrez ?
-Je t’offre une proie qui saura te plaire. Il a déjà filé entre les doigts de plusieurs et…
-Vous pensez ?
Je la coupai encore, un grand sourire aux lèvres. J’aimais la taquiner, la pousser dans ses derniers retranchements pour la voir, peut-être, tomber. Dans mes bras, qui sait ? Mais ce serait dangereux autant pour elle que pour moi, nous engloutissant dans des désirs mortels. Elle fronça les sourcils pour me montrer son agacement, puis continua sans relever. Elle savait que toute mon attention était à elle, que son offre plus qu’alléchante ne pouvait que me combler de joie. Et si je ne pu retenir la conversation de tourner vers ses craintes, elle alla ensuite aux faits.
-Allez, cessons cela. Va trouver un certain Ethanor et fais le disparaître.
Un frisson me parcouru aussitôt le dos, prémice d’une chasse exceptionnelle.
-Ethanor ? laissai-je sortir, gouttant chaque syllabe avec extase. J’acquiesçai alors à ma nouvelle maîtresse, ne tenant plus. Profitant des dernières secondes de notre rencontre, je la saluai lentement pour disparaître dans les ténèbres, déjà à l’affût de ma prochaine proie.
Ethanor. « Le Traître », « l’Orgueilleux », « le Grand »… Dans la langue de son royaume « l’Oni des Empereurs ». Ses nombreux pseudonymes n’étaient pourtant pas si connu par la populace. Seules les hautes hiérarchies les plus aux courants s’inquiétaient de ce grain turbulent se transformant lentement en pierre. Général des armées de l’Est, il avait fomenté la chute de leur souverain. Le complot arrêté juste à temps, personnes n’avaient pu prouver sa culpabilité et il fut écarté tant bien que mal pour le meurtre d’un simple messager. Ma proie avait très peu de chance de s’en sortir : tous les nobles tremblaient pour leur place et voulaient le faire disparaître. Me mettre sur l’affaire était bel et bien une marque d’estime qui m’allait droit au cœur. Ou peut-être que tout ceux avant moi avaient échoué ? Que m’importait cet homme et ce qu’il représentait : ce qui m’intéressait, moi, c’était le degré d’amusement que j’en tirerais. Mon nouvel ami, mon nouveau jouet : Ethanor.
Je plongeais mes yeux dans l’ombre nocturne qui recouvrait le large. Il m’arrivait souvent de voyager pour répondre à mes contrats, mais le plaisir de la navigation était toujours une joie indéfinissable. Se laisser allez au rythme des vagues jusqu’à la nausée et s’oublier dans le bleu abyssale qui régnait sous nos pieds. Peut-être s’imaginer une catastrophe, se laisser couler vers le calme apaisant des eaux… Pour être finalement rappelé vers notre monde par les cris agaçant des matelots. Et même diminué après mon passage, un équipage reste toujours trop bruyant à mes oreilles. J’avais pourtant abandonné depuis longtemps l’idée de les faire taire : un bateau sans marins, c’était un cheval sans rennes. Idiotes et encombrantes, mais indispensables à mon confort. Je prenais donc mon mal en patience, scrutant l’horizon vers les terres promises. Les dernières connues foulées par mon tendre gibier.
« Cré oil ! C’t’y partez pour l’temps, m’bon messire ?
Je tournais lentement la tête, ne me rendant pas compte tout de suite qu’il s’adressait à moi. C’était l’un des parasites du pont, sans doute l’un des plus courageux, qui s’était planté juste à côté. Je le jugeai longuement du regard, puis répondis en souriant.
-Quelques jours. Des affaires m’y attendent, cher compagnon.
-Affair’o ? C’t’aux côtes maudites ?! T’y es d’la haute garnison ?
Je plissai mon regard, laissant toujours un large sourire me barrer le visage.
-Peut-être désiriez-vous qu’on en parle dans ma cabine ?
L’homme pris un air étonné, puis, perdant ses yeux dans les miens, frissonna et recula. Il cracha enfin par terre pour retrouver son assurance et s’essuya le visage en marmonnant.
-Oil té… c’té pour l’bon messire. C’t’y pays l’es ceux des bandits ! C’té là où y a l’grande cave. L’prison t’y crève cent’mil bougres d’par lune ! Maudit, maudit soy l’té démons qui viv’, cré oil !
Il continua à pester en s’écartant, de moins en moins compréhensible, retournant à son poste sous les regards inquiets de ses camarades. Je le savais : dès que je m’écarterais, ils l’assailliront de questions. Qui suis-je ? Pourquoi me diriger vers une île où seuls règnent le malheur et la débauche, cette Cité-Prison détestée par tous ? Ma présence les changeait des gardes et des représentants impériaux, les intriguait. Une curiosité qu’ils devront payer de leur silence ; personne ne parle en sombrant dans l’océan glacé. Je regardais d’un air triste la longue voile, le haut mât qui montaient jusqu’au ciel : dans quelques jours, ils ne seront plus. Je soupirai, las.