Les Enfants du siècle
saghey
« — Tout d’abord, je tenais à vous remercier de votre présence. Je sais que pour certains le voyage a été long. Je dois reconnaitre que les conditions climatiques n’ont pas facilité la tâche. Mais soyons optimiste ! La salle est aux trois-quarts pleine, ce qui augure de bonnes choses pour la suite.
En effet, chers collègues et amis, vous n’êtes pas sans savoir que le tournant de l’humanité remonte à cette époque que je nommerais : le siècle de l’obscurantisme.
Oui, oui, je sais que certains d’entres vous trouvent ce terme inapproprié, voire démagogique. Pourtant, si vous vous référez à la définition qui est usuellement donnée par le dictionnaire, nous sommes au cœur du sujet. Ainsi, l’obscurantisme c’est s’opposer à la diffusion des connaissances.
Eh bien, ceci est exactement le cas. Et je compte bien vous le prouver à l’aide d’exemples concrets, chers confrères.
Mon unique but est d’éclaircir des points dont la vérité échappe aux non initiés, pour plusieurs raisons : Soit ils s’en moquent complètement, soit ils étudient le problème à l’envers.
Alors, mon message se résumerait à un mot : diffusion. Diffusion de vérités trop longtemps cachées, volontairement ou par omission – ce qui revient quasiment au même point – et cela a empêché nos civilisations et à une plus forte raison, le monde de s’épanouir.
Chacun de nous, doit garder en tête que rien n’est irréversible, ou du moins pas encore…
Ainsi, j’en ai terminé avec mon préambule. Pour ceux qui me connaissent bien, ils pourront vous dire que j’ai fait court !
Maintenant, si certains veulent changer d’avis ou estiment ne pas être au bon endroit, ils peuvent partir ! Après votre vision de la situation en sera modifiée ou du moins, je l’espère vous fera réfléchir ! Et croyez-moi, il n’y a aucune prétention dans mes propos.
Pour comprendre l’idée principale, je vais partir d’un postulat, qui pour chacun d’entre nous est un fait établi : la place des enfants dans nos sociétés doit son avènement à sa liberté de parole.
Cette liberté de parole s’est développée grâce aux nouveaux outils mis à sa disposition. Je veux parler, de ce qu’on a nommé les nouvelles technologies.
Bien sûr, vous allez me prétendre que cela était déjà le cas avant. J’entends déjà certain monter au créneau et défendre l’idée de l’enfant-roi dont les parents ont laissé toute légitimité à leur progéniture ! Eh bien, il n’en ait rien !
En effet, cela reste un épiphénomène, qui tire sa source, de pseudo médias en manque d’inspiration.
À dire vrai, tout commence quand l’enfant a pu s’exprimer au-delà de la sphère familiale ou du cercle d’ami.
Encouragés depuis leur plus jeune âge à extérioriser leur émois par le biais d’un journal intime, il était donc à leurs yeux, naturel de se dévoiler au travers de blogs et autres réseaux sociaux.
Là est la première erreur des Enfants du Siècle.
À s’exposer ainsi ouvertement, ils ont pris pour acquis ce que leur offrait ses nouveaux médias. Ils ont perdu tout sens critique et par là même, toutes capacités de penser individuellement.
Ce qui nous amène, à une pensée unique. Celle de l’instant, celle du plus grand nombre, celle qu’on voulait leur donner ou plutôt leur vendre.
Sous couvert de liberté c’est l’asservissement qu’il leur a été offert.
— Mais enfin ! C’est insensé ! Vous ne pouvez pas dire ça ! »
La voix provenait du fond de la salle. Il y eut à cet instant, un brouhaha, qui s’estompa à mesure que l’homme s’avançait vers l’estrade pour faire face à l’assemblée.
« — Ils ont des torts certes, mais de là à leur jeter la première pierre… C’est mettre dans l’ombre, les actions qu’ils ont réussies à mener. Les diaboliser n’aboutira à aucun changement ! Par vos propos, vous ne faites qu’appliquer ce que vous vous évertuer à condamner, à savoir la pensée unique.
Ce sont, avant tout, des individus avant d’être les moutons de Panurge que vous décrivez !
— Tiens donc, Monsieur Anzis ! Je m’étonnais de ne pas vous avoir vu plus tôt !
Pour ceux qui ne le connaissent pas encore, Monsieur Anzis, n’est autre que le défenseur des causes perdues et dans le cas qui nous concerne, il s’est mis en tête de réhabiliter les Enfants du Siècle.
— Loin de moi l’idée de défendre qui que ce soit, cher Monsieur Diskourier. Simplement, tout n’est pas aussi linéaire. Vous basez votre théorie sur du sable. Votre démonstration ne peut être objective si vous partez du principe qu’ils n’ont aucun libre-arbitre. Ce qui est totalement faux.
— Si je comprends bien, vous dites qu’ils sont parfaitement conscients de leurs actes ? Partant de là, ils n’en sont que plus coupables ! Se laisser vivre et laisser faire au lieu de réagir est un crime ! Ils sont l’avenir de notre monde et ils se doivent de s’en préoccuper ! Cette génération court à sa perte et nous avec eux !
— Encore une fois, vous avez tort. Comme tous les enfants, ils testent, ils explorent, ils découvrent. Et c’est à nous de les guider, les conseiller et non pas les brimer.
Ce n’est pas une scission qu’il nous faut, c’est un rassemblement. Une cause commune et sur ce point je vous rejoins. »
Des chuchotements se firent entendre de toute part. Monsieur Diskourier sentit qu’il commençait à perdre son auditoire, il se plaça devant son pupitre pensant regagner l’attention de tous.
« — Messieurs, s’il vous plait ! Il ne sert à rien de palabrer ! Nous ne ferons que nous disperser !
En agissant ainsi, nous ne trouverons pas de solutions !
— Mais enfin ! Écoutez-vous ! La solution est simple ! Tant que vous ne comprendrez pas que notre salut viendra de notre jeunesse, vous n’arriverez à rien. »
Les deux hommes se firent face. Deux entités aux antipodes. Deux visions du monde.
De façon tacite, ils venaient d’entrer dans l’arène. Un combat muet tout d’abord, chacun jaugeant l’autre. Mais tout le monde comprenait que les évènements prenaient un nouveau tournant.
***
« — Et après, qu’est ce qu’il s’est passé ?
— Après ? Chacun est resté sur ses positions et aucun n’a cédé. Ton grand-père a lancé une propagande avec pour slogan : « L’hiver viendra de la jeunesse ». Il eut un discours beaucoup plus radical envers eux.
Ensuite, il mit en place un organisme clandestin dont le but était d’exclure les moins de trente ans des postes importants, arguant qu’ils seraient une menace au progrès… Il a réussi à convaincre des dirigeants ‒aisément il faut bien l’avouer‒ du bien fondé de ses actions. Les libertés furent restreintes, les réseaux sociaux furent limités voire inexistants dans certaines parties du monde… Des lois furent votées invoquant le principe de précaution.
Mais le plus terrible fut la refonte de l’enseignement. L’école a permis à ses fanatiques de brimer les enfants. L’idée étant de les modeler dès le plus jeune âge afin qu’ils deviennent des adultes dociles. Une forme d’embrigadement en réalité.
Ce n’est pas un combat entre nations qui s’est dessiné mais, une lutte générationnelle.
— Mais… pourquoi ?
— La raison est simple… C’est la peur qui a déterminé ses actes. Une peur incohérente. Selon lui, les jeunes ne sont pas dignes de confiance. Ils sont nuisibles, frivoles et hors de contrôle… Te souviens-tu des paroles d’Anzis ?
— Oui… « La jeunesse c’est l’avenir »
— C’est bien ça. Ce qu’il voulait dire, c’est qu’il faut croire en eux, croire en leurs capacités. Les jeunes générations peuvent faire de belles choses. Regarde, comment elles ont mené les populations à s’opposer à leurs dirigeants, à ses fous qui nous gouvernent. Et tout cela en utilisant les outils en leur possession… principalement les réseaux sociaux.
Ce qui inquiète, c’est surtout l’idée qu’une répression dans un pays le matin, soit montrée du doigt l’après-midi… Ils ne peuvent plus maitriser les foules, la propagande des gouvernements ne fonctionne plus.
— Et c’est pour ça que tu vas le faire ?
— Oui… Tu sais, il y a des causes qui en valent la peine…
— Mais… et moi ?
— Mais c’est pour toi que je le fais… Toi et ceux de ta génération. J’en ai assez de me plaindre, de me lamenter… Il est temps d’agir !
— Alors, laisse-moi venir avec toi !
— Ta place est ici, ta tâche sera ardue… Tu dois être là au moment voulu.
— Alors, je ferai de mon mieux. »
***
« — Papa, j’ai à te parler.
— Eh mais, dis-moi, ça m’a l’air sérieux ! Tu prends un ton bien solennel !
— C’est que… ce que je vais te dire ne va pas te plaire.
— Que se passe-t-il ? Quel est le problème ?
— J’ai décidé de rejoindre les Enfants du Siècle. »
Un silence s’installa dans le bureau. Les deux hommes se regardèrent longuement. Monsieur Diskourier père, vu une étrange lueur, qu’il avait déjà eu l’occasion de voir dans d’autres yeux que ceux de son fils.
« — Je suppose que tu ne reviendras pas sur ta décision ?
— C’est exact !
— Qu’attends-tu de moi, maintenant ? Te rends-tu compte de la situation ? As-tu seulement pensé aux répercussions et à ma réputation ?
— C’est bien ça le problème, papa. Tu es devenu quelqu’un d’égocentrique, agissant pour son propre intérêt. Sous couvert de préserver une stabilité mondiale, toi et tes sbires n’avaient fait que fractionner un peu plus ce monde !
— Je vois… ton discours est radical, cela semble être une réflexion de longue date…J’avais pourtant de grandes ambitions pour toi… Mais malheureusement, tu finiras comme Anzis… au fond d’une prison !
— C’est une menace ?
— Je dirais plutôt une crainte. Le monde tel que tu l’imagines n’existe plus. Une poignée seulement dirige, domine et organise ce monde. Tu sais qu’ils traquent les gens comme toi ? Et je ne pourrais pas faire grand-chose.
— Je ne te demande rien. Simplement, je ne veux pas rester dans ma tour d’ivoire. Crois-tu vraiment qu’au cours des voyages auxquels je t’accompagnais, je n’ai pas vu les hommes apeurés au coin d’une rue ? Les couples se cacher ? Les barricades mises en place pendant que tu te pavanais devant une foule ralliée à ta cause ? Non, vraiment, il m’est impossible de d’oublier.
Ce n’est pas le monde que je souhaite pour ma fille.
— Tu la condamnes aussi à une vie de paria, c’est ça ?
— Pour le moment je te la confie. Elle n’a pas à subir mes choix.
— Alors, va-t-en ! Fiche le camp ! J’espère simplement que tu n’auras jamais à le regretter. »
***
« — Monsieur Diskourier, une question s’il vous plait… Que pensez-vous des actions de votre fils ?
— Tout ce que j’ai à dire c’est que je m’indigne face à ses agissements. Il est déplorable qu’il se comporte ainsi ! Mais cela montre l’ampleur dramatique des Enfants du Siècle ! Je persiste à dire qu’ils sèment le trouble.
— Pourtant, leurs actions sont pacifiques. Les répressions à leur encontre semblent disproportionnées, vous ne trouvez-pas ?
— Pacifiques ? Il n’y a rien de pacifiques dans tout ça ! Ils voient des conspirations partout ! Ils inquiètent inutilement nos concitoyens !
— Mais alors, que penser de l’évasion de Monsieur Anzis ? Est-elle préoccupante ? Le mouvement revient en force et cela, un peu partout dans le monde… Que faut-il y voir selon vous ?
— Il reste beaucoup à faire ! Mais tout est sous contrôle ! Aucun groupuscule n’a sa place dans ce monde ! Quant à Monsieur Anzis, les autorités ont tout mis en œuvre pour le retrouver au plus vite !
J’ai beaucoup à faire, alors cette conférence est terminée. »
***
En retournant dans son bureau, sa petite-fille l’attendait. Elle tenait une enveloppe ne portant aucun cachet de poste. Il était indiqué : « À l’attention de M. Diskourier »
Elle lui tendit sans un mot.
Il s’empressa d’ouvrir. Il trouva à l’intérieur une lettre qu’il lu d’un bout à l’autre sans lever la tête.
Cher Monsieur Diskourier,
Je vous transmets cette missive dans un geste de rapprochement. Souvenez-vous que cela a toujours été mon souhait.
Il faut en terminer avec nos querelles. Vous ne pouvez pas rester plus longtemps sourd aux préoccupations des jeunes. Les derniers évènements de ce monde tendent à dévoiler une crise qui nous dépasse. Même dans votre propre camp, on commence à douter.
Vous savez pertinemment que vous n’avez plus l’influence des débuts. Et si votre enthousiasme pouvait être louable, il n’en est plus rien. Vous êtes désormais instrumentalisé, à votre tour, vous n’êtes plus qu’un pantin à la solde de forces qui vous dépassent.
Les droits des jeunes sont bafoués et bientôt nous serons tous concernés.
Dès qu’ils proposent un avis sur un quelconque sujet de société, ils sont automatiquement mis de côté sous prétexte qu’ils n’ont pas toutes les données en main. Mais c’est de votre fait s’ils ont été volontairement évincés des grandes discussions.
Cela ne peut plus durer. Je compte sur votre soutien, vous pouvez nous aider à combattre ces inégalités.
Veuillez me rejoindre dès que cela vous sera possible. Votre petite-fille pourra vous y conduire. Ne gâchez pas cette main tendue.
Il regarda sa petite-fille, qui l’observait avec appréhension et lui dit :
« Je te suis. Allons-y maintenant. »