les enfants du siècle

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Les enfants du siècle

L’an 2000 est déjà là et ses parents ne voyagent pas en voiture aérienne pas plus qu’ils ne se lavent les dents avec des refrains comme ils l’avaient projeté, non.

Sa mère écoute une femme l’encourager à pousser et lui, encore docile à cet instant, nait. Dans les chambres d’à côté, c’est le même scénario pour Valérie et Sofia qui habitent déjà la même adresse qu’eux, le bâtiment B de la rue Espérance, cité des acacias. Elles fréquentent bien les mêmes endroits et si leurs bébés, trois gars, vont grandir ensemble, elles s’ignorent encore…

Hamed c’est son prénom. Il vit dans un endroit plutôt sympa avec ses parents, ses deux grands frères et sa petite sœur. Il est en bonne santé. Il faut dire qu’il fait du sport quotidiennement, rapport aux six étages trop souvent, sans ascenseur. C’est de ce point de vue, une chance que leur immeuble soit le plus petit de la résidence!

Le goudron est son ami et lui l’aime bien aussi, parce qu’il l’embrasse depuis tout petit. D’abord avec ses premiers pas puis en courant et enfin plus grand,  en skate ou en bi-cross. Il a fini par faire partie de lui, des genoux jusqu’aux coudes.

Entre leurs immeubles se faufilent le gazon et des parterres de fleurs colorés qu’ils piétinent sans trop y prêter attention malgré les panneaux qui l’interdisent. Ce qui a le don de mettre le concierge dans tous ses états…enfin « l’homme d’entretien », comme dit sa mère.

Dans ce monde, il faut faire drôlement attention à ses paroles sinon c’est « l’incident diplomatique » comme dit son père ! Sinon c’est « la galère et on te tire la tronche pour longtemps quoi »dirait plutôt Hamed. Et ici, plus peut-être que dans les lotissements plus loin, c’est important de bien s’entendre avec ses proches voisins.

Il y en a que ça rend fou d’avoir un énergumène qui vit au-dessus de sa tête ! Certains vont jusqu’à déménager ! Son père leur rappelle souvent : qu’ils n’en ont pas les moyens,  Hamed,  ça l’arrange parce qu’il y a ses copains ; que le monde a bien changé mais pas comme ils l’avaient pensé et que tout est allé trop vite.

Hamed tient de lui sa tendance à philosopher. Effectivement, heureusement qu’aucune pilule n’a encore  remplacé le fameux tajine de sa mère, sinon comment aurait-elle fait pour les réunir tous entre les consoles des frangins, les i-phones des frangines, et les MP4 des cousins cousines ?

Lorsque ses oncles et tantes que cela semble encore intéresser, demandent à Hamed ce qu’il voudrait faire quand il sera grand, il est un peu gêné pour leur répondre.

Parce qu’au début de sa treizième année d’où il est, ses rêves se sont presque tous réalisés. Il a été pilote de chasse, super héros, catcheur professionnel et même … plombier. Il a plusieurs fois sauvé le pays, et usé plusieurs vies à diriger une société.

Hamed a plus de potes en réseau avec qui jouer que de gamins qui connaissent son nom dans la cour de récré. Il est un tombeur…sur Facebook autant qu’un looser en cours de français. 

Et il n’y a bien que son père pour se demander ce qu’il peut bien trouver de plus dans la virtualité !

De son clavier, il n’a pas peur et n’hésite pas à poker tandis que dans la vie, il a déjà pris quelques raclées qui l’ont rendu plus mesuré. La vie est belle oui, surtout de la toile où il peut se tailler une identité sur mesure, balayer ses boutons d’acné et s’inventer du poil au menton en même temps qu’une voix grave de killer.

Il y a quand même une chose ou plutôt deux qui lui sont arrivées et qui sont le meilleur de ce qu’il connait en ce monde, leurs noms : Mathéo et Elie, ses deux inséparables amis.

Elie reconnait volontiers que « son truc c’est les meufs ». Il est accroc à Sabrina et pour elle, il est foutu de faire n’importe quoi. Jusqu’à se teindre en blond l’autre jour, tout ça pour ressembler à Brandon, parce qu’elle lui avait dit qu’il lui plaisait, juste pour le faire marcher. Hamed et Mathéo, trouvent  qu’il se ridiculise, qu’il ferait mieux de faire le fier avec eux, ses potes, plutôt que son lèche-bottes mais ils le soutiennent quand même parce que ça sert à ça les copains.

Mathéo  lui est une tête en maths, un genre de génie qu’elle dit la mère d’Hamed. Puis elle ajoute qu’elle n’aimerait pas avoir un fils comme lui, mais il ne la croit pas. Si c’était vraiment le cas, est-ce qu’il l’entendrait les soirs de réception de bulletin scolaire, demander à son paternel ce qu’ils vont bien pouvoir faire de lui ?

Elie a des parents divorcés, cela fait quatre parents dont deux variables, c’est la traduction de Mathéo. Il a deux chambres pour lui tout seul, qu’il n’occupe même pas à temps plein tandis qu’Hamed en a la moitié d’une! Et si à ce qu’Elie raconte, ça à l’air sympa, Hamed préfère quand même vivre avec ses deux parents. C’est son côté sentimental. Et comme au collège, ils ne sont pas si nombreux dans ce cas, il passe pour un original et ça lui va.

Les parents d’Hamed avec leur travail et sa petite sœur, sont bien occupés et puis…ce sont des parents ! Alors c’est un peu ses frères qui sont plus vieux, plus forts que lui qui l’élèvent. Ils lui montrent la voie et ils le protègent. Ils l’initient aussi à des tas de trucs bien et moins bien : le karting, la chicha... Ils font ses punitions, bref ils se filent des coups de main.

Ahcène le plus grand, aime bien lui raconter des histoires d’autrefois. Quand la famille habitait les grandes tours, démolies depuis, quand c’était la zone ici, avant les interphones. Quand faire des nuits blanches entre potes dans les cages d’escalier était permis et qu’ils embrassaient et caressaient leurs copines sur les bancs. C’était avant  que les vigiles et leurs chiens empêchent tout ce qui ressemble à un adolescent de s’amuser un peu librement, un peu bruyamment.  Ça a l’air de lui faire du bien de parler à Hamed de tout ça, comme s’il ne se retrouvait plus tout à fait chez lui aujourd’hui.

Vis-à-vis de l’école, ce sont eux les grands frères, les plus durs. Ils lui disent souvent que sans éducation, il n’obtiendra rien, qu’il ne faut pas leur faire honte à eux  et surtout pas à papa et maman. Lui n’aime pas quand ils vont jusqu’à parler des sacrifices des grands-parents et de l’Algérie. Et puis Ahcène lui répète souvent comme ça : « Tu sais  Hamed, j’en connais qui se contentent toute leur vie de ce décor.»

Il ne comprend pas très bien et s’il aime les écouter, cela lui donne aussi l’impression qu’il a raté le meilleur, qu’à eux avec ses copains, il ne leur reste les miettes, presque rien. Alors qu’Hamed est trop petit pour être nostalgique et qu’il trouve son époque  plutôt magique, s’il ne peut pas encore se téléporter, il peut  tchater avec des types du monde entier ! Plus besoin d’attendre d’être grand pour trouver les réponses à ses questions pressantes. Plus de guerre de par chez eux. Vu de leur hauteur, ce qui peut arriver de pire, c’est une coupure de courant ! Heureusement que ça n’arrive pas souvent !

Sa génération est mal jugée, elle est assez immatérielle finalement. Et l’on peut dire que l’idée a pris le pas sur les choses, les ondes ont triomphées de la matière. La musique n’a plus besoin de support solide, l’amitié et le savoir non plus. Ce serait presque la fin des corps s’il n’y avait … l’immeuble !

Dans sa cité, que les gens vivent à côté, au-dessus ou en dessous les uns des autres, ils se croisent, se saluent mais ne se rencontrent pas. C’est un paradoxe, être si nombreux et si seuls au même endroit. Hamed voit bien qu’ils ne sont pas heureux et qu’ils se contentent de faire semblant. Il n’y a bien qu’eux les jeunes, pour se parler, s’amuser, se chambrer et se raconter leurs vies.

C’est comme ça qu’il sait que Mathéo vit seul avec sa mère Valérie depuis que son père est parti il y a longtemps déjà. Il aime bien sa maman parce qu’elle sent toujours bon et qu’elle est sympa. Il trouve que « chez elle c’est rigolo, il y a beaucoup de fleurs en plastiques ». Elle dit que c’est parce qu’elle n’a pas la main verte mais que ça fait du bien au moral et à l’œil, un peu de verdure.

Leurs mères jusqu’à l’année dernière, auraient pu elles aussi, continuer leurs vies parallèles (le prof de maths dit que ce sont des droites qui ne se rencontrent jamais), si elles n’avaient été contraintes de se rencontrer parce que convoquées ensemble dans le bureau du proviseur. Quoi de plus logique que leurs mères se connaissent, puisqu’ils sont trois frangins ?

Il fallait voir la mère d’Hamed ce jour-là, nerveuse, gênée, comme si c’était elle qui avait fait la bêtise. Ce qu’Hamed pouvait s’en vouloir de l’avoir mise dans cet état, impuissant qu’il était à la rassurer ! Ça partait mal et  ils n’en menaient pas large tous les trois. Jamais Elie n’avait été aussi pâle. C’est  sûr, ils allaient dérouiller, passer un sale quart d’heure et même plusieurs ! Privés de sorties et d’ordinateur !

Ils avaient déjà inventé la parade, se rencontrer dans l’ascenseur. Ils s’étaient donné des heures de rendez-vous, et avaient synchronisé leurs montres et puis, ils n’iraient pas jusqu’à leur confisquer leurs portables. Hamed leur rappellerait gentiment que nous sommes dans un pays de droit. Si cela a le don d’exaspérer son père quand il parle comme ça, sa mère se prend à le rêver en avocat !

Ce qu’ils avaient fait pour mériter une telle convocation officielle et collective?

Bah ce n’est pas comme si c’était la première fois. Il y a bien eu quelques bagarres par-ci, par-là, toujours pareil, des gamins indélicats qui se croient autorisés à insulter l’une ou l’autre mère de copain. Mais là apparemment, c’était nettement plus grave, ils ont «  passé les bornes » a dit le proviseur. Il avait sa tête des très mauvais jours et est devenu tout rouge au point de couvrir ses lunettes carrées en métal, de buée ! A croire qu’il allait éclater son costume, façon Hulk.

C’était une prise d’initiative ingénieuse bien que basique, c’est vrai, à l’heure de l’ « auto entreprise » selon Mathéo, l’intello. Un détournement de fond, un abus de confiance, une escroquerie, du point de vue du dirlo (lui aussi allait plaire à la mère d’Hamed pour son vocabulaire !).

Elie lui se défend, « c’est quand même bizarre qu’en 2013, la cantine puisse être restée un système à ce point précaire et le restaurant scolaire devrait les remercier d’avoir mis le doigt sur une faille du système ! » A l’heure où d’autres fonctionnent avec des abonnements et des cartes magnétiques, vestige du siècle dernier, le leur marchait encore, avec des tickets. Ils ont cru bon de faire œuvre sociale. Ils ont scanné l’original, imprimé et revendu les carnets demi-tarif ! Cela leur faisait un certain bénéfice avec lequel ils projetaient de s’offrir une virée entre copains. Ils auraient même proposé à Sabrina de les accompagner, (c’était à cette seule condition que participait Elie, hors, le scanner était à lui).

Il a fallu tout rembourser. Leurs mères ont convaincu le proviseur de ne pas porter plainte et leurs pères les ont dissuadés de recommencer ! Mais ils ne le regrettent pas. Parce que même s’ils éviteront de le faire figurer sur leur CV, ils se sont promis de monter leur affaire un peu plus tard, et puis surtout parce que, leur fraternité est contagieuse et que leurs mères depuis, échangent comme des amies.

Elles se soutiennent, partagent des trucs et astuces de femmes comme leurs recettes de cuisine, des mots sur leurs maris, des vantardises sur leurs fils, des rires souvent, des pleurs parfois et des critiques quand l’une d’entre elles n’est pas là. Elles discutent des coutumes, écoutent leurs musiques, s’échangent des adresses. La mère d’Hamed apprend à Valérie à faire pousser des fleurs, des vraies, sur son balcon. Pour elles aussi, à plus d’un titre, la cité est depuis  moins grise.

 Si Hamed n’est toujours pas une star dans son collège, il sait bien s’entourer et est curieux, des qualités qui le mèneront loin.  Hamed est persuadé que pour s’éclater, comme pour faire du business, on a besoin des autres, des copains. Comme il préfère les voir heureux, lorsque l’on lui demande ce qu’il fera quand il sera grand, cette fois, il répond : un mélange entre l’abbé Pierre et Bill Gates. Créer une société entre amis, respectueuse et prospère façon Ben and Jerry’s pour réaliser ses rêves et rendre leur fierté à ses parents.

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