Les enfants loups
theophile
Jadis, dans un pays très froid et très lointain, vivaient des enfants loups. On ne sait pas qui ils étaient, ni ce qu'ils cherchaient. On raconte simplement que quelque part dans le monde, il y a très longtemps, sans que personne aujourd'hui ne sache plus pourquoi, des enfants furent transformés en loups et qu'ils errent depuis en gémissant, comme des arbustes secs dans la toundra. On dit aussi qu'ils ne craignaient pas le froid, ni la nuit, ni les hommes, et que leurs yeux étaient brûlants. Ils vivaient serrés les uns contre les autres et traversaient et retraversaient sans cesse les longues étendues de glace allant d'un point extrême de la surface de la terre à l'autre point le plus extrême sans jamais sortir de l'infini désert des terres gelées. Et ils poussaient des hurlements étranges, comme des enfants qui pleurent.
On les entendait parfois le soir, quand ils passaient près des villages. Les chiens se taisaient, fascinés. Le vent soufflait plus fort dans les feuillages ces soirs-là, et les nuits étaient plus froides. Les enfants loups s'approchaient des maisons en gémissant. Alors on fermait les portes à clef et on tirait les rideaux des fenêtres. Et on se réfugiait près du feu en écoutant leurs pas dans le jardin. Et lorsqu'ils grattaient à la porte, les hommes attrapaient leur fusil. Alors les loups partaient. Au matin, en ouvrant la porte, ce n'était pas des pas de loups que l'on trouvait, c'était des traces de pieds d'enfants dans la neige.
Un jour, un homme du village a mis ses bottes, pris son fusil et a suivi les traces dans la neige. Personne ne l'a jamais revu. On raconte qu'il vit toujours là-bas dans la toundra et qu'il est devenu un peu loup lui aussi. Et chaque année, à l'époque du froid et de la nuit, les loups revenaient. Personne n'osait regarder par la fenêtre. Ceux qui ont vu les loups dehors sont partis au matin sans dire un mot et aucun n'est jamais revenu. Et chaque année, les loups revenaient, plus nombreux ; et chaque année, à l'époque du froid et de la nuit, les enfants loups s'approchaient plus près des maisons, en gémissant.
Dans le village vivait une vieille femme qui avait un enfant. Elle avait de beaux cheveux, longs et gris. L'enfant portait sur le poignet un bracelet d'argent et de vermeil qui brillait la nuit sous les traits de la lune. Comme la femme était très vieille et qu'elle n'avait pas de mari, on a dit que l'enfant était maudit et que c'était lui qui faisait venir les loups. Les gens du village avaient peur et ils décidèrent d'envoyer l'enfant pour suivre les pas des loups dans la neige. On lui donna un morceau de pain, un baluchon et beaucoup de méchants coups pour le faire partir.
Il partit au matin et suivit les traces des enfants loups dans la neige. Il marcha longtemps, très longtemps, il dormait dans le froid, et il avait faim. Un jour, il entendit les loups qui venaient vers lui. Les enfants loups s'approchèrent et le réchauffèrent en s'allongeant autour de lui. Au matin, il les suivit. Ils marchaient toute la journée et toute la nuit dans le vent glacé. Ils avaient faim, et ils avaient froid.
Un jour, vers la fin de l'hiver, après avoir marché longtemps dans la neige, ils arrivèrent dans une forêt. Ils étaient épuisés et avaient le museau tout gelé. Les enfants loups avaient des larmes de glace sur les paupières qui leur collaient aux yeux et les empêchaient de dormir. Ils se mirent en boule dans un terrier et dormirent jusqu'au matin, le museau enfoui dans la fourrure. Quand le soleil se leva, ils étaient une dizaine de petits loups gris, noirs et blancs emmitouflés les uns sur les autres ; un petit nuage blanc s'échappait de leur nid chaque fois que l'un d'eux respirait. Les rayons du soleil réchauffaient leurs petits corps gelés et ils se réveillèrent l'un après l'autre en remuant les oreilles.
Autour d'eux la forêt était magnifique. Les arbres dépassaient la hauteur du ciel et des fontaines d'eau fumante formaient des rivières rouges où des milliers de poissons sautaient et faisaient en retombant des clapotis métalliques. Dans les feuillages, des oiseaux multicolores s'agitaient en chantant des mélodies qui les faisaient pleurer et les larmes des oiseaux, en tombant sur les branches, donnaient naissance à d'autres oiseaux, et à des fleurs incroyables. Tout était très beau, mais tous étaient très tristes.
Quand les loups sortirent de leur terrier, tous se turent. Plus un bruit dans la forêt, silence. Cachés derrière les feuilles des arbres gigantesques, immobiles dans le courant des rivières, repliés sous des pierres, les animaux de la forêt se taisaient. Les petits loups sortirent les uns après les autres de leur refuge, en se frottant les yeux. Les uns après les autres ils virent la forêt, les arbres, les feuilles et les rivières colorées. Jamais ils n'avaient vu pareille forêt. Ils n'avaient jamais rien vu d'ailleurs, que le sol gelé et dur et la neige, et les pièges qu'il fallait éviter, et leurs yeux qui se collaient quand il faisait trop froid. Ils étaient nés pendant l'hiver et n'avaient connu que l'hiver.
Ils avancèrent lentement au milieu des arbres, burent l'eau des sources chaudes et se réchauffèrent en jouant dans la rivière. Mais ils ne trouvèrent rien à manger et très vite ils s'épuisèrent. Le plus petit s'allongea dans le creux d'un arbre et s'endormit. Il dormit plusieurs heures, au soleil, et son poil était tout chaud. Mais vers le soir, quand la nuit recommença à tomber, il n'y avait pas de petit nuage blanc qui sortait de sa gueule. Les autres petits loups s'approchèrent de lui. Et il était tout dur, et son petit corps était tout froid. Alors les enfants loups comprirent qu'ils n'étaient pas chez eux dans cette forêt, et qu'ils devaient partir.
Ils marchèrent encore longtemps dans le froid et la pluie, en hurlant comme des arbustes secs dans la toundra, traversant et retraversant sans cesse les longues étendues de glace allant d'un point extrême de la surface de la terre à l'autre point le plus extrême sans jamais plus sortir de l'infini désert des terres gelées. Ils marchèrent encore longtemps. Mais petit à petit, ils grandissaient et devenaient plus forts. Et les nuits étaient moins froides. Ils trouvaient parfois un animal égaré et le dévoraient sur le champ. La neige avait fondu et l'herbe repoussait partout. Les loups étaient devenus grands et ils avaient pris goût au sang. Ils attaquaient les bêtes et déchiraient la chair tendre des agneaux. Ils chassaient, erraient, tuaient et hurlaient à la mort en passant près des villages. Ils s'approchaient, menaçants, des portes des maisons. Ils se rappelaient la forêt mystérieuse et leur compagnon qui était mort. Personne ne leur avait donné à manger. Et ils avaient survécu.
Un jour, à l'époque du froid et de la nuit, la meute repassa devant le village de l'enfant. Il s'approcha de la porte de sa maison. Il s'approcha en gémissant, tout près. Et il gratta à la porte, en gémissant. Mais la vieille femme aux beaux cheveux longs et gris était morte depuis et l'homme qui vivait là prit son fusil et tira dans la nuit. Au matin, on trouva le petit corps d'un enfant mort devant la porte. Il était dur et froid. À son bras, on trouva un bracelet d'argent et de vermeil, qui brillait la nuit sous les traits de la lune.