Les Etourneaux sur la Jonquille
fairyclo
Un grondement sourd obligea Mary-Ann à lever la tête. Elle connaissait ce bruit par cœur mais elle ne pouvait pas s'en empêcher, c'était devenu un réflexe. Elle posa les yeux sur le métro aérien qui passait à 20 mètres au-dessus d'elle : gigantesque serpent de verre et d'acier ; emblème technologique et écologique de la capitale anglaise. Dix fois par jour il prenait son virage en fer à cheval dans le ciel, tel un vol d'étourneaux réglé au millimètre, transportant des hommes et des femmes à l'uniforme bleu de Prusse qui symbolisait la réussite sociale. Ils allaient tous dans la même direction, ils vivaient au même rythme, mangeaient la même nourriture et partageaient les mêmes ambitions. Le gouvernement produisait ces marionnettes en série sous couvert d'une propagande bien ficelée mais pour Mary-Ann, ils n'étaient que des moutons dans le ciel. Des étourneaux.
Pourtant, elle se surprenait souvent à imaginer son mari dans l'un de ces wagons furtifs. Dans son rêve, il descendait à la station de la Jonquille, son barda sur le dos, sa silhouette se dessinant à contre jour. Elle courait sur le quai parmi les bleus de Prusse pour lui sauter au cou et l'embrasser avec une passion décuplée par ces longs mois d'attente. Les yeux clos, elle pouvait sentir son odeur, le contact tendre de ses lèvres et la chaleur de son corps contre le sien. Lorsqu'elle se mettait à rêver ainsi, plus rien ne pouvait l'atteindre. Elle oubliait l'odeur de souffre qui épaississait l'air dans le quartier et la misère dans laquelle elle vivait – survivait – avec son fils et les pauvres âmes condamnées au même sort.
Elle secoua la tête pour chasser ce doux rêve de son esprit, songeant à son mari qui n'avait certainement pas le temps, là où il se trouvait, de se perdre dans des fantasmes lyriques. Et cette simple pensée lui retournait chaque fois l'estomac. Elle n'avait plus eu de ses nouvelles depuis trois mois, les informations à la télévision restaient vagues au sujet de la guerre, c'était à peine si on connaissait l'ennemi. D'après son vieil oncle qui vivaient avec eux depuis dix ans, cette guerre était un mythe ; un subterfuge du gouvernement pour relancer l'économie et équilibrer les indices démographiques. Ils vont à l'abattoir, le vrai ! Disait-il en bougonnant depuis son fauteuil qu'il ne quittait que pour manger et dormir.
Mary-Ann refusait d'y croire. Elle savait, au plus profond d'elle que son Clement était toujours en vie quelque part. Elle ne pouvait céder à cette peur et cette angoisse qui la rongeaient de l'intérieur. Elle ne pouvait pas faiblir. Elle se savait vaillante et elle le serait pour lui, pour son fils qui marchait à peine et pour tous ceux qui étaient encore là et qui comptaient sur elle.
Elle porta le revers de sa main à ses lèvres pour refouler la nausée qui l'avait prise soudainement, inspira profondément puis s'encouragea à l'aide d'une prière muette.
Pour combler le vide et le manque qu'avait laissé son mari et subvenir aux besoins de toute sa famille et bien plus encore, elle travaillait sept jours sur sept dans son petit jardin, son trésor comme elle l'appelait, que Clement avait crée dans un container qui jouxtait celui qui leur servait d'appartement. Il y en avait des centaines du genre à la Jonquille : ces containers faits de bric et de broc empilés comme un Tétris grandeur nature, flanqués d'escaliers métalliques, séparés par des passerelles branlantes étaient aussi bien des prisons que des refuges.
Dans son jardin clos éclairé à la lumière artificielle et alimenté en eau par un système d'irrigation fait maison, Mary-Ann cultivait des aromates, des légumes et des plantes médicinales sur des potagers suspendus au plafond par de lourdes chaines. Elle passait des heures dans l'obscurité à entretenir ce jardin paresseux mais pour rien au monde elle ne l'aurait abandonné. Il ne constituait pas une monnaie d'échange tellement les récoltes étaient mauvaises mais il remplissait les estomacs des siens et c'était tout ce qui importait. Elle était une des rares à la Jonquille, à avoir un jardin et à être capable d'en user les fruits, elle n'allait pas s'en plaindre. Clement mangeait-il à sa faim, lui ? Elle ne préférait même pas se poser la question de peur de fondre en larmes.
Alors chaque jour elle s'enfermait dans sa cage avec sa poule qui picorait plus de graines qu'elle ne pondait d'œufs, remuait la terre, entretenait les pousses avec une précision chirurgicale et chuchotait son trop plein d'amour à ses radis et ses carottes.
De temps à autre, Les Etourneaux lui rendaient visite armes au poing et sourires blancs. Ils confisquaient tout ce qui pouvait servir à l'effort de guerre. Pour le bien des nos soldats au front arguait leur chef avant d'entrer dans chaque container. Malgré la peur, Mary-Ann gardait le menton haut. A force, il n'y avait plus rien à prendre. Les meubles, les objets, la nourriture, tout y passait et ce jour-là, c'était au tour de la télévision, au grand désespoir de l'oncle Charles. Elle n'avait rien dit, elle avait appris à ne pas s'attacher aux choses jusqu'à ce qu'ils reluquent l'entrée du container où se trouvait son jardin. Son sang n'avait fait qu'un tour et elle s'était aussitôt mise en rempart, plantant son regard bleu acier dans celui d'un oisillon fraichement sortit de l'usine qui sursauta, décontenancé. Elle ne fléchit pas un seul instant, défiant son supérieur du même regard.
« Tes pommes sont véreuses, on ne veut pas empoisonner nos gars ! »
« Autant de protéines que dans une vache. » Avait-elle rétorqué autant pour rassurer son fils que pour tenir tête au soldat.
Son jardin était sauf mais pour combien de temps encore ? Alors pour assurer leur survie et se faire un peu d'argent, Mary-Ann avait trouvé un petit travail au centre comme repasseuse dans un pressing. Elle y travaillait tous les jours quelques heures. Pour s'y rendre, elle devait montrer patte blanche. Elle tirait donc ses cheveux en arrière, plaquait ses mèches folles sur son crâne et enfilait l'uniforme jaune des banlieusards. Comme lors des visites des Etourneaux à la Jonquille, elle cachait son alliance dans son chignon. Après son fils et son jardin, son alliance était tout ce qui lui restait de Clement et quand elle quittait son quartier, elle était son refuge. Elle traversait à pied les quartiers des Boutons d'Or, des Capucines et des Genêts au pas de course, la tête dans les épaules. C'était une heure de marche qui la terrifiait mais elle surmontait ses craintes comme elle surmontait tout le reste.
Pendant quatre longues heures elle lissait les faux plis des bleus de Prusse, comme le gouvernement lissait leurs idées. Elle supportait leur impatience et leur air hautain, leur indifférence et leur racisme mais risquait gros celui qui se laissait aller à trop de zèle. Un simple regard, à l'acier tranchant, suffisait à calmer leurs ardeurs. Ils pensaient certainement lui faire honneur en lui accordant leur précieux intérêt mais c'était foncer droit dans un mur cimenté par un amour en béton armé. On ne mélangeait pas le bleu et le jaune. De toute façon, le vert n'est plus symbole d'espoir depuis longtemps.
Une nuit, elle fut réveillée par un bruit sourd provenant de son jardin. Son fils dormait profondément contre elle et son oncle ronflait comme un sonneur dans son fauteuil qu'il ne quittait plus de peur que les Etourneaux le prennent. Elle s'arma en silence d'un couteau de cuisine et, la peur au ventre, s'approcha de son container d'Eden. L'oreille collée à la porte, c'était un véritable remue ménage de l'autre côté. Ce n'était pas la première fois qu'on tentait de la piller mais jamais on s'était montré aussi peu prudent. Des enfants certainement.
Elle poussa suffisamment la porte pour laisser passer ses doigts et atteindre l'interrupteur. Sitôt la lumière crue des néons allumée, Mary-Ann déboula la lame tendue devant elle, prête à en découdre. Sa main tremblait furieusement mais ce n'était qu'un leurre. Au fond d'elle, elle se sentait capable d'affronter une armée toute entière pour défendre son bien.
Un homme était recroquevillé sous une jardinière les mains en rempart devant lui.
« Je suis désolé, je ne voulais pas vous effrayer. Je ne suis pas un voleur je vous le jure ! »
Mary-Ann hésitait. L'homme était vêtu de haillons, la peau crasseuse et la barbe longue. Elle n'aimait pas porter de jugements hâtifs mais il ne lui facilitait pas du tout la tâche.
« Je viens de la part de Clement ! »
Un mot, un prénom et c'était l'Everest qui s'effondrait. Sans plus attendre, Mary-Ann se précipita vers le pauvre homme et l'aida à se relever et retrouver un peu de dignité. Elle se confondit en excuses, lui fit l'inventaire de ce qu'elle avait à offrir pour se faire pardonner mais il refusa tout avec une politesse timide. Mais c'était méconnaitre Mary-Ann qui l'obligea à s'asseoir à sa table face à un potage bien chaud. Tortionnaire à sa manière, jamais un invité de repartait l'estomac vide, c'était un principe. Elle l'observa avaler les deux premières cuillères, suspendue à ses lèvres. Non pas qu'elle attendait son verdict quant à la qualité de sa soupe, mais en parlant de Clement il avait dégoupillé une grenade qui menaçait de faire exploser son cœur. Quelle nouvelle venait-il lui apporter ? Une bonne ? Une mauvaise ? Elle ne savait plus si elle voulait l'entendre. Mais en bien ou en mal, on venait lui parler de Clement et c'était tout ce qui comptait.
Toute la famille s'était réunie autour de la table, le temps semblait suspendu. Mary-Ann était bien trop polie pour secouer ce pauvre homme mais elle pouvait compter sur son oncle qui ne tarda pas à faire entendre son impatience. L'étranger déglutit péniblement son morceau de pain, s'essuya les mains sur sa chemise pleine de terre et sortit une caméra portative de la poche de son pantalon.
« Il n'y a plus beaucoup de batterie et l'écran est un peu cassé, je suis désolé. » Dit-il en tendant l'objet à Mary-Ann.
Cette dernière s'empara de la caméra et c'est à peine si elle parvint à articuler un merci tellement sa gorge était nouée. Elle s'enferma aussitôt dans son jardin et alluma l'appareil. L'écran translucide s'éclaira faiblement et elle vit le visage de Clement apparaitre. Elle ne put retenir ses larmes de joie et malgré ses joues creusées et ses yeux fatigués, il avait toujours son regard plein de malice. Sans plus attendre elle lança la vidéo pour écouter son message :
« Ma chérie, je n'ai pas beaucoup de temps alors je vais être bref. L'oncle Charles avait raison. Ce n'est pas la guerre qu'on imagine. L'ennemi est plus proche qu'on ne le croit. Je n'ai pas le temps de t'expliquer tout ça en détails, Arthur le fera mais je voulais te rassurer. Je suis prisonnier en Sibérie et c'est bien mieux que ce qu'ils appellent le front. Mais je pense à toi, au petit, ça ne doit pas être facile pour vous non plus. Tu as toujours été forte et tu sais te débrouiller. Je ne sais pas quand je vais pouvoir rentrer, je ne suis pas sûr qu'il existe un billet retour à toute cette histoire. Je sais que je ne te le dis jamais, mais je t'aime. Attend moi, je ferai tout pour revenir près de toi et du petit, je te le promets. Ne m'oublie pas, comme moi je ne t'oublie pas. »
La vidéo s'arrêta là et Mary-Ann mit plusieurs longues secondes avant de reprendre sa respiration. Elle écouta le message une deuxième fois puis une troisième fois quand la batterie la lâcha au milieu du quatrième visionnage. La voix de Clement résonnait encore dans son esprit. Plus que ses mots c'était ses intonations, sa ride du lion qui apparaissait quand il déviait dans le sentimentalisme et sa manie de se gratter la tempe gauche quand il était soucieux qui l'avaient réchauffée pour un hiver entier. Il était tellement courageux qu'elle devait l'être pour lui, pour leur fils.
De retour dans sa cuisine, Arthur lui raconta l'enfer qu'ils avaient avec vécu avec Clement. Comment il l'avait aidé à s'évader alors qu'on les emmenait en Sibérie. Il lui montra ensuite ce qu'était le « front » selon le gouvernement en dévoilant ses jambes : des jambes artificielles faites d'un matériau inconnu aux veines d'un bleu fluorescent. C'était ces jambes qui lui avaient permis de parcourir autant de kilomètres en peu de temps sans ressentir la moindre douleur. Ils étaient des cobayes, ni plus ni moins. Il n'y avait pas guerre mais des hommes mourraient par centaines, par milliers puisque ces expériences ne semblaient pas avoir de frontières. Il n'en connaissait pas vraiment le but et il paraissait plus enclin à oublier cet enfer qu'à le combattre et Mary-Ann ne pouvait que le comprendre. Ils n'étaient pas de ces héros qui soufflaient la rébellion dans les greniers et les caves sombres. Ils n'aspiraient qu'à être avec leurs proches, à vivre la vie qu'on leur avait offerte malgré ses difficultés et ses obstacles. Elle savait que la Résistance ne tarderait pas à s'organiser mais elle s'en fichait.
Le lendemain, les Etourneaux pouvaient bien tournoyer au dessus de la Jonquille comme des vautours, sa poule avait pondu œuf.
Elle était sure que tout irait bien maintenant, il était en vie et il allait revenir vers elle. Il lui avait promis. Pour la première fois depuis bien longtemps son regard bleu acier pouvait sourire et espérer.