Les Fils de Personne

My Martin

-

Paolo Rumiz, né à Trieste, en 1947 

Journaliste italien, écrivain voyageur 

 

"La légende des montagnes qui naviguent" (2017) 

 

Huit mille kilomètres. Les Alpes, les Apennins, la colonne vertébrale de l'Europe 

Les Balkans, la France, la Suisse, l'Italie 

 

 

Entre Predappio et les Marches, il y a la ville de Meldola, avec ses arcades rouges et ses pavages blancs. 

 

La comédienne Roberta Biagiarelli, une femme de talent, a travaillé sur la Bosnie et propose "Resistenti" ("Résistants"), un monologue extrêmement bien documenté sur les partisans de la province de Plaisance, le pays même du partisan Antonio Carini. Des récits atroces, recueillis auprès des derniers témoins encore en vie. Un admirable exercice de mémoire et de conscience de soi civiques. 

Il y a une manifestation solennelle au théâtre, avec le maire, Loris Venturi, et la comédienne. 

Roberta a de grands yeux noirs de vivandière partisane. Quelqu'un qui affronte les dragons en personne.  

Le maire porte une barbe style Risorgimento, il multiplie les généreuses poignées de mains à ses électeurs. Il explique que sa commune était le centre du marché de la soie et que jadis, les femmes mettaient entre leurs seins, les œufs des vers à soie, pour les faire éclore plus vite. 

C'est une après-midi de feu. Nous nous asseyons sur la place, dans un bar situé sous la loge Aldobrandini.  

Mon ami Franco Poselli contemple l'architecture de terre cuite, les pavés d'un raffinement rustique, la solide tour civique. Il commande un café glacé, proclame qu'il y a « plus d'histoire à Meldola, que dans n'importe ville américaine ».  

 

Roberta Biagiarelli nous raconte la terrible histoire d'Antonio Carini, fils d'un batelier du Pô, émigré en Argentine à vingt ans, pour aller aider les paysans campesinos.  

Un homme qui ne tenait pas en place et qui dès 1936, était parti à la guerre d'Espagne, où il fut blessé à trois reprises.  

En 1943, il devint commissaire du Parti communiste italien, dans les brigades bolognaises.  

Puis il passa à Forli, où il fut capturé. 

 

« En mars 1944, ils se sont acharnés sur lui pendant une semaine avec des fers rouges, à l'intérieur de la Rocca delle Caminate (Forteresse des Promenades), la résidence d'été de Benito Mussolini, transformée en prison. »  

Ceux qui en sont sortis vivants, se rappellent ses hurlements et l'odeur de chair brûlée, dans les couloirs sur lesquels donnaient les cellules. Les fascistes montraient le coprs sanguinolent d'Antonio Carini aux autres prisonniers, pour les convaincre de parler. 

« Sans ça, vous finirez comme lui, menaçaient-ils. Alors, collaborez. »  

Antonio Carini ne parla pas, et personne ne fut arrêté par sa faute. Pour se venger, les fascistes le poignardèrent sur le pont de Meldola et le jetèrent sur le rivage en contrebas, pour être sûrs que la ville entière le verrait. Et comme il n'était pas encore tout à fait mort, ils l'achevèrent à coups de pierre, jusqu'au moment où il ne resta plus qu'un tas de sang et de peau brûlée. 

Après la guerre, l'histoire de ce héros padan des deux mondes entra dans la légende de la Romagne.  

Avec lui, on vit revivre aussi l'histoire des Fils de Personne, premier noyau de la Résistance, né dans la Bassa, la basse plaine du Pô. Grâce aux journaliers et aux intellectuels qui avaient pris le maquis, entre Monticelli d'Ongina et Crémone. Là où le Pô -au milieu des peupliers et des îles inondables- suit de superbes courbes, dignes de l'Amazone. 

 

« Finir entre les mains des fascistes, c'était bien pire que d'être pris par les tudosc (version dialectale de "Tedeschi" ; en italien, "Allemands"), ricane Giuseppe Scapuzzi, né en 1926, à Plaisance. Les tudosc étaient méchants, quand ils avaient besoin de l'être, mais ils ne se mêlaient pas de vengeances personnelles. Les fascistes, au contraire, torturaient par envie, ou même pour des histoires d'argent ou de femmes. Il y en a un qu'ils ont tué, parce qu'il était plus beau que les autres. »  

 

On me dit que le spectacle Resistenti, proposé aux communes progressistes de la province de Plaisance, n'a suscité qu'un silence embarrassé. Et que parmi les rares villes à le demander, il y a eu Caorso, avec une municipalité de centre droit.  

 

« La mémoire, me confie un démocrate socialiste de Meldola, agace les jeunes lions de la gauche médiatique d'aujourd'hui. Elle gêne les affaires. »  

 

Le soleil décline. Sous le pont du massacre, nagent des gamins heureux. Ce devrait être le signe que toute cette horreur est derrière nous ; au lieu de quoi, nous repartons avec dans la bouche, le goût amer de quelque chose qui n'a pas été affronté, quelque chose qui peut se reproduire. Les assassins d'Antonio Carini ont-ils payé leur crime ? Bah. Tout comme en Bosnie, en Italie non plus, personne ne paie vraiment. 

 

 

Antonio Carini 

7 septembre 1902. Né à Monticelli d'Ongina. Émilie-Romagne, province de Plaisance  

13 mars 1944. Assassiné par les fascistes italiens, à Meldola. Émilie-Romagne, province de Forlì-Cesena 

 

Partisan et antifasciste italien, connu sous le nom de guerre d'Orso et/ou Orsi 

 

Signaler ce texte