Les fous rires de la lune

gamssy

La clé n'entrait pas dans le trou de la serrure. Pourtant il s’agissait de la bonne clé et de la bonne serrure. Il rageait, il pestait, il soufflait, l'intérieur de ses poumons se vidaient jusqu'au néant. Mais plus il s'énervait, plus sa main devenait imprécise, et plus la clé buttait sur les abords du trou sans y pénétrer. La colère l'envahissait, comme les flammes rougissent les braises, il aurait pu défoncer cette maudite porte, briser cette diablesse de clé contre le mur. Il se contenait, toujours en équilibre au bord d’un précipice sans fond.

Le bout de la clé avait enfin disparu dans les profondeurs mystérieuses de la serrure, accompagné par un soupir de soulagement, seulement la clé ne tournait pas. Elle refusa de tourner, tout comme, au départ, elle refusait d'entrer. Ce fut un caprice de plus, un caprice parmi tous les aléas de la vie, le caprice de la clé qui ne veut pas tourner, qui ne veut pas fermer. Il se mit à crier, sa grosse voix résonna sur le palier du cinquième, elle s'écorcha sur toutes les marches du long escalier et s'invita dans tous les appartements qu'il desservait.

- Mais bon dieu ! Tu vas tourner ! Saloperie de clé ! Pourquoi ça n'arrive jamais qu'à moi ! Bordel ! Tu vas tourner !

Il s'ensuivit le hurlement final, expulsé entre deux grincements de dents, celui qui avait définitivement assis sa réputation dans le voisinage, le cri rauque et puissant de l'homme terrassé par sa propre colère. Ses yeux étaient tellement tendus, que les rétines étaient à deux doigts de se décoller et de jaillir sur la belle porte en pin. Puis, Matthieu s'est tu et a attendu un moment.

Le calme gagnait ses joues, le pourpre s'estompait lui rendant peu à peu couleur humaine. Il exerça une légère pression sur la poignée, et il entendit le claquement métallique du pêne qui s'engage dans la gâche. A cette seconde tout lui sembla si simple, qu'il se demanda l'air interrogateur, pourquoi il avait une fois de plus, succombé à ses pulsions sauvages et explosives.

Barbara n'avait pas trouvé de place devant l'immeuble. Mais elle n'avait pas cherché longtemps. A une vingtaine de mètres de l'entrée du bâtiment F, une voiture venait de quitter son aire de stationnement. Barbara était assez fière d'être parvenue à exécuter un créneau d'exception en seulement deux tentatives.

Aujourd'hui, Barbara était heureuse, elle arborait un sourire qui aurait pu être contagieux si quelqu'un l'avait remarqué. Barbara était souvent joyeuse, tout était prétexte à l'amusement et à la contemplation. Le soleil qui perçait les nuages de temps en temps, ce pigeon qui paradait et roucoulait devant sa prétendante, cet enfant qui essayait de se débarrasser de la main de son père excédé. Tout. Aussi, elle était gaie parce qu'elle portait sa robe d'été, légère et volante. Cette saison de chaleur était sa préférée. Elle avait un peu grossi, encore pensa-t-elle, et assise dans sa voiture elle comptait les petits bourrelets qui descendaient semblables à des vagues le long de son ventre et qui s'échouaient sans écume sur ses cuisses. Elle n'y prêta qu'une légère attention. Elle avait raison, même si elle en doutait, Barbara était belle. Elle avait cette beauté discrète qui ne se percevait pas dès le premier coup d’œil. Elle illuminait et irradiait lentement, comme une ampoule économique. Mais une fois en pleine lumière, elle agissait sur ses victimes pareilles à des drogues aux effets dévastateurs. Ses deux atouts opéraient efficacement sur la gente masculine ; son humeur toujours égale et sa poitrine généreuse, tellement opulente que de mémoire on ne se souvenait jamais de quelle couleur était ses yeux.

Elle attendait. Il était déjà 18h12, il était en retard comme souvent. De temps en temps elle lançait un regard furtif dans son rétroviseur pour guetter sa venue, de temps en temps elle contrôlait son portable pour confirmer qu'il n'avait ni laisser de message ni envoyer de sms. Elle l’attendait sans humeur, juste avec cette petite impatience de le voir à nouveau, de l'embrasser, de sentir son parfum, d'entendre sa voix suave de baryton courir un mille mots minute sans point ni virgule.

Elle l'avait rencontré il y a deux ans, c'était au mois de juin, précisément le 21 jour de la fête de la musique. Ce jour-là, elle avait participé à une sortie OVS (On Va Sorir), organisée par une de ses amies. Une dizaine d’internautes avaient répondu présents. Ils s'étaient tous donné rendez-vous sur le parvis de l'église du centre-ville à 21h00 précise.

Elle était arrivée à 21h33 sur le lieu de rencontre. Tout le monde était déjà là, les personnes d'OVS et son amie Sophie. La place était sombre, le crépuscule stagnait et attendait pour disparaître la lumière artificielle des lampadaires, pour le moment aveugles.

Barbara répétait comme un vieux disque vinyle rayé, « bonsoir Barbara...enchantée » et à chaque fois, à la fin de ces trois mots, elle retenait son rire avant de passer à la personne suivante. Durant ce long et éprouvant exercice, elle distinguait l'église majestueuse qui s’élevait devant elle. Son clocher trop haut, s'était perdu dans la nuit sans étoiles et les gargouilles scellées à mi-chemin du ciel, criaient silencieusement de leurs bouches rondes une douleur invisible. Barbara frissonnait en même temps qu'elle saluait. Quand devant elle se présenta un jeune homme. Il était apparu soudainement, comme enfanté par une gargouille et s'était détaché de la nuit juste parce que son visage était pâle. Son grand corps mince se plia au-dessus de Barbara pareil à la mort qui a trouvé une proie, et il dit d'une voix grave :

- Bonsoir mademoiselle.

- Bonsoir, Barbara … répondit elle mécaniquement le sang glacé

- Non, moi c'est Matthieu, plaisanta-t-il.

Et il ria. Ses dents étaient aussi blanches que sa peau, et ses fines lèvres semblaient avoir été découpées au cutter autour de sa bouche. Ses cheveux noirs volaient comme des corbeaux au-dessus de lui, et parfois en tombant sur son front, enveloppaient d'ombres ses yeux noirs.

Barbara était restée interdite un moment, partagée entre l'effroi et la terreur. Elle n'avait jamais ressenti une telle émotion. Pourtant elle était charmée, il aurait été flûte, elle aurait été serpent qui ondule, il aurait été violon, elle aurait été symphonie, il aurait été tambour, elle aurait été rythme. Il l'avait hypnotisé, kidnappant son rire au plus profond de ses entrailles, captivant ses deux immenses yeux ronds qui ne voyaient plus que lui. La gorge serrée elle récita tremblante :

- Enchantée...

- Tout le plaisir est pour moi, si vous aviez vu votre tête. On aurait dit que vous aviez vu un fantôme. D'ailleurs peut être plane-t-il encore derrière moi…

Il fit semblant de regarder derrière lui, puis observa minutieusement Barbara de haut en bas et de bas en haut, comme il aimait le faire avant de déclarer :

- Le nœud rose dans vos cheveux est parfaitement assorti à votre pantalon, bravo !

- Merci.

Elle avait bien senti une pointe d'ironie, mais elle s’était perdue dans les vapeurs de son émoi.

Sophie endossa son rôle d'organisatrice, et proposa au groupe d'entamer la descente au cœur de la ville, afin de découvrir les différents artistes qui s'y produisaient. D'ici, ils percevaient déjà les clameurs lointaines de la musique qui s'élevait vers eux.

Barbara marchait au côté de Sophie, elle reprenait petit à petit ses esprits. Toutes deux discutaient de l’itinéraire le plus adapté pour couvrir les points stratégiques de l’événement. Barbara n'était pas très attentive, de temps en temps elle jetait un œil sur sa droite où Matthieu trimbalait ses longues jambes. Il parlait à une jeune femme. Sa bouche prononçait des mots à une vitesse folle. Seulement certaines syllabes étaient audibles par Barbara, le flot de paroles était trop rapide et trop éloigné pour qu'elle en puisse saisir le sens. Elle était contrariée de ne pas connaître la teneur du discours. Peut-être séduisait-il effrontément. Cette idée l'ennuyait, mais après réflexion, elle n'allait pas gâcher sa soirée pour si peu. En valait-il la peine ?

- Alors qu’en dis-tu ? demanda Sophie

- Hein ? De quoi ?

- De quoi ! des endroits où nous allons pardi ! Allo la terre...

- Ben oui c'est très bien comme ça ! Tu fais toujours tout très bien, tu le sais…

- Ouais, ouais. Tu penses à quoi ? Ou à... qui ? Ce dernier mot à claquer sous sa langue avec un ton inquisiteur.

Barbara se sentit embarrassée par cette dernière question quelque peu intrusive dans sa réflexion et y coupa court :

- A rien ni personne je t'assure, je suis un peu fatiguée en ce moment, c'est tout.

Sophie était avant tout une collègue de travail. Elles partageaient bien quelques activités ensembles, mais c'était principalement leurs célibats qui les rapprochaient. Elles travaillaient dans un grand magasin de parfums et de produits cosmétiques. Barbara désirait garder une certaine distance vis à vis de Sophie, trop envahissante quelque fois. Trop sérieuse aussi, Barbara aimait rire de tout, Sophie était plus dans la retenue.

Un vacarme infernal jaillit brusquement du bout de la rue piétonne que les membres d'OVS arpentaient. Curieux, ils pressèrent le pas pour découvrir qui était à l'origine d'un tel chaos. Le spectacle était surprenant. Des musiciens excités vivaient sans doute leurs dernières heures. Ils étaient habités par une folie macabre et se contorsionnaient violemment à chaque coup de grosse caisse. Des sons stridents faisaient trembler les murs et le sol, les tympans subissaient des vibrations destructrices, difficilement supportables. Barbara pensait, avec un joli sourire, que c'était sans doute la bande originale de l'apocalypse.

Précipitamment une main ferme attrapa la sienne et se mit à la tirer. Elle n’eut d'autre choix que de courir. Elle courut sans réfléchir, sans doute l'instinct de survie. Devant elle un homme fou battait le pavé à vive allure, elle emboîtait ses pas le bras tendu. Elle fuyait. Le vent soufflait de l'air frais sur son visage, le vent tourbillonnait dans ses cheveux. Elle riait. Les vieux immeubles du centre-ville défilaient rapidement. Elle riait. Ses jambes roulaient énergiquement sous elle sans qu'elle ne les contrôle. De courir et de rire autant elle finit par s’essouffler. Elle réclama une pause :

- Je crois qu'on est sauvés... on entend plus rien... on peut s'arrêter ?

- Oui...on peut, approuva Matthieu haletant.

Ils s'arrêtèrent. Matthieu lâcha la main de Barbara. Ils reprirent leur souffle quelques secondes emplis de fous rires. Le silence les apaisait, la rue était déserte. Des petites lumières électriques chahutaient timidement la pénombre. Le ciel qui rodait au-dessus des toits était maintenant couvert d'étoiles.

- Tu ne m'en veux pas de t'avoir traînée ici ?

- Si on était restés là-bas on aurait fini par perdre l'audition, tu n'as pas eu le choix... mince les autres ! s'inquiéta Barbara

- Par temps de guerre c'est chacun pour soi, c'est cruel mais c'est ainsi déclara solennellement Matthieu droit comme un « i ».

Ils repartirent dans un fou rire complice. A cet instant même le naufrage du Titanic et ces mille cinq cent vingt victimes les aurait amusés.

- Je connais un endroit merveilleux assez proche d'ici. Veux-tu qu'on s'y rende ?

- Pourquoi pas, répondit Barbara d'une voix faussement neutre alors qu'en son for intérieur éclatait un feu d'artifice multicolore.

- Il doit y avoir une demi-heure de marche, c'est rien pour nous ?

- Non, rien en effet

- Alors c'est par là.

Matthieu indiquait une rue qui montait vers l'est de la ville. Ils se mirent à avancer sans hâte, mais pas à pas de fourmi non plus.

- Je ne connais rien de toi, commença Barbara, à part ton prénom.

- Tu sais alors l'essentiel, le reste n'a pas d'importance. Moi je ne sais rien de toi et je ne veux rien connaître.

- C'est charmant ! s'offusqua-t-elle

- Tu sais ce qui va se passer ?

- non 

- Je vais tout te dire, tout te décrire, un à un tous les fondements de mon existence, les rouages qui tournent et grincent dans mon cœur, mes allers venus, mes départs, mes retours, mes amours et amis, mais au bout du compte tu ne sauras rien de plus.

- Pourquoi ?

- Parce que ce qui est important, ce n’est pas de savoir si j'ai une voiture rose, ni un compte en banque bien rempli, ni un métier enrichissant, ni combien de fois j'ai fait l’amour ce mois-ci et avec qui, ce qui est important c'est... d'être sans jamais avoir été !

Barbara resta songeuse. Plus elle réfléchissait et moins elle comprenait. Inévitablement elle en était venue à son sempiternel sourire, avant de poser une question déterminante :

- Tu as vraiment une voiture rose ?

Matthieu sourit brièvement et fixa le bout de la rue. Il ne répondit pas. Il restait silencieux, enfermé dans sa mystérieuse élégance.

- Il y a tout de même quelque chose que j'aimerais que tu me dises,  insista Barbara

- Bon prince, je te promets cette fois-ci de nourrir ta curiosité.

- Pourquoi est-ce ma main que tu as prise et pas celle d'une autre ?

Matthieu hésita une seconde, avant de répondre :

- Certainement pour le nœud rose. Je t'avoue que j'avais vraiment envie de passer la soirée avec lui.

- Tu ne donnes jamais de réponses sérieuses aux questions qu'on te pose ? s'énerva Barbara

- Mais il n'y a rien à donner, rien à expliquer, s'emporta Matthieu. On n'explique pas le ciel, on n'explique pas le scintillement des étoiles, ni les reflets du soleil sur la mer quand il brûle l'horizon avant de disparaître. Ça crève les yeux que c'est beau !

Enfin des mots qui avaient un sens. Des mots qui sonnaient bien, des mots qui ressemblaient à des compliments. Sa bouche était donc capable d'articuler les plus viles horreurs et les plus belles métaphores.

- Et toi pourquoi m'as-tu suivi ? renchérit Matthieu

Elle le tenait enfin à sa merci. Elle allait pouvoir se venger, même si ses derniers mots l'avaient séduite. Pourquoi se hasardait-il à ce genre d'interrogations ? Elle se creusa les méninges, pressa son cerveau jusqu'à ce qu'une idée lumineuse en soit extraite. Elle s'enorgueillit avant de lancer :

- Je ne t'ai pas suivi, on a juste fuit dans la même direction !

A peine avait-elle lâché sa réplique, qu'elle regretta son manque d'acidité, c'était une réplique faiblarde, d'un niveau de cour de récréation. D'ailleurs Matthieu, par gentillesse, afficha une petite moue triste sans conviction, puis annonça sans transition :

- Nous arrivons, il faut que tu fermes les yeux maintenant. L'effet de surprise est important.

Depuis quelques minutes ils empruntaient un petit sentier de terre qui grimpait. La ville derrière eux, tout en bas dans le creux des collines, clignotait par endroit de milliers de petites ampoules colorées. De vagues grondements s'échappaient encore de la fête, et ne perturbaient que craintivement le silence qui dominait sous les arbres du chemin.

- Je vais cligner des yeux de curiosité, j'aurai des flashs et je verrai tout avant que tu ne le décides, constata Barbara

- Alors je vais t'aider, je vais poser mes mains sur tes yeux.

Il passa derrière elle. Elle sentit son souffle sur sa nuque. Et ses mains fines et longues l’emportèrent dans les ténèbres. Son corps, à quelques centimètres d'elle, frôlait le sien. Un frottement fragile chuchotait entre eux à chacun de leurs pas. Elle aurait voulu qui l'empoigne et la serre contre lui. Elle s'enivrait de son parfum, un parfum boisé, subtilement dosé. Elle chavirait contre lui, menaçant de perdre l'équilibre à chaque aspérité du terrain. Quand ils s'arrêtèrent, le vent soufflait avec plus d'intensité, comme si devant eux il n'y avait plus que du vide.

- Attention on y est, tu es prête ?

- Oui…

Elle n'en était pas sûre mais déjà les mains de Matthieu se retiraient. Après quelques secondes d'accoutumance, la vue complètement recouvrée, elle examina le paysage devant elle. Brusquement elle s'écria scandalisée :

- Mais c'est une décharge publique !

- N'est-ce pas magnifique ! Cette montagne d'objets désuets, cassés, jetés, oubliés par les hommes. Une montagne érigée en l'honneur de l’obsolescence et de l'éphémère. Un jour, nous aussi, on ne sera plus bon à rien et on finira sur un tas d'ordures.

- J'adore ton optimisme, plaisanta Barbara.

Elle n'avait pas compris d’emblée que Matthieu était sincère. Alors elle observa à nouveau comme si c'était la première fois.

Ils surplombaient un trou gigantesque, sa circonférence était impressionnante et sa profondeur vertigineuse. Les amas d'ordures luisaient des reflets métalliques de la lune. De sombres lumières venues d'en bas, projetaient de grandes ombres tordues et cassées sur les hautes parois de terre. Plus tard sans doute que nous habiterons dans des endroits semblables. Des villes entières de détritus, construites en téléviseurs écran plat, machines à laver, mobilier High Tech, ordinateurs et carcasses de voitures, le grand recyclage des années futures.

Matthieu s'était figé. Une souffrance souterraine transpirait de son immobilité. Il s'obscurcissait, emprisonné dans de ténébreuses pensées. Barbara tenta de rompre sa triste léthargie.

- Il est quand même contradictoire pour quelqu'un dont la philosophie est « d'être sans jamais avoir été » de béatifier ce qui a été, non ?

Matthieu sortit de sa torpeur et analysa la question de Barbara avec une attention enthousiaste.

- Très bonne remarque, nota-t-il, cependant n'existons nous pas de par nos contradictions ? Comment peut-on être heureux si on a jamais été triste, comment peut-on définir l'amour si on ne connaît aucune haine, comment peut-on être en vie si la mort n'est pas.

- Tu m'exaspères avec tes paroles alambiquées. Que de contradictions ! Ta bouche ne serait-elle donc pas douée pour d'autres exercices ? osa Barbara.

Une nouvelle fois, il ne s'aventura pas à répondre directement. Il la toisa avec humour de son regard noir, avant de l'enlacer et lui donner le baiser qu'elle attendait depuis quelque temps déjà. Elle ne fut pas déçue par le goût de ses lèvres. Elle ne fut pas surprise par la soudaine chaleur dans ses joues, ni par la douceur de l’étreinte. Sa bouche avait disparu, fondu à l’intérieur de Matthieu. Ses cellules baignaient aux côtés des siennes. Leurs cœurs battaient à l’unisson.

Ce fut à cette heure-là, exactement à 23h43 que leur relation amoureuse commença.

Matthieu dévala les marches des cinq étages de son immeuble aussi hâtivement qu'une goutte d'eau emportée par le courant des chutes du Niagara. Il ouvrit avec force la lourde porte de son immeuble, sortit et s'immobilisa sur le perron. Au-dessus de lui brillait encore dans le jour déclinant, la lettre F de métal doré collée sur la façade. Il jeta un regard prompt des deux côtés de la rue, et les nerfs en pelote, il râla bruyamment :

- Mais où est-elle encore garée ! Elle n'ira jamais assez loin !

Il dégaina son portable, effleura l'écran tactile, et s'impatienta durant les deux sonneries précédant la communication. Quant Barbara décrocha, elle sut immédiatement que c'était un mauvais jour. Elle lui décrivit avec précision l'endroit où elle stationnait, et raccrocha vite pour soulager son oreille.

Il se plia douloureusement pour entrer son grand corps dans la voiture, grimaça un « salut » pour toute politesse et se demanda pourquoi le moteur n'avait pas encore démarré. Barbara exécuta ces manœuvres de sortie avec application, toutes les étapes renseignées dans le code de la route étaient soigneusement respectées, ce qui agaçait encore un peu plus Matthieu.

- Tu sais qu'on est en retard ?

- Je sais oui. D'un autre côté un accident ne nous avancerait à rien, se défendit Barbara

- Encore faudrait-il qu'on avance ! grommela-t-il.

Matthieu baissa la vitre de sa portière. Il huma l'air encore chaud de la ville. Il respirait lentement par le ventre. Il suivait les passants du regard, le temps qu'ils disparaissent derrière la voiture. Il dégageait son esprit de l'ire peu à peu, avec une précaution discrète. Au bout d'un moment il culpabilisa et s'excusa auprès de Barbara, restée muette par habitude.

- Je suis désolé, j'ai eu une sale journée.

- N'en parlons plus. C'est le début du week-end, un week-end prometteur. Plein d'exotisme !

- De l'exotisme n'exagérons pas...

- Rien que le fait de quitter la ville, c'est déjà une grande aventure s'enthousiasma Barbara.

Ils partaient à plus de trois cents kilomètres. Loin. C'était une fuite. Ils fuyaient les paysages usés de leur quotidien. Ils fuyaient l'habitude et la morosité. Ils fuyaient les disputes des voisins, leurs éclats de voix qui traversaient les murs comme des fantômes. Ils fuyaient. Ils fuyaient persuadés qu'ils n'emportaient pas avec eux l'objet de leur fuite. La voiture roulait, quittait la ville et les aidait à partir à toute vitesse.

- Tu as bien imprimé l'itinéraire sur internet interrogea Barbara.

- Oui, bien sûr, je n'oublie jamais rien... Barbara gloussa sommairement et ajouta :

- Parce que bientôt je ne connais plus la route.

Matthieu l'observa de ses yeux rieurs. Il se moquait furtivement de son sérieux au volant, de cette attention ennuyeuse qu'elle déployait exagérément afin de sécuriser sa conduite. Il remarqua à ce même moment sa tenue et ne put s'empêcher de lâcher un commentaire :

- Tu as encore mis cette robe ?

- Oui, elle me plaît, ce sont ces couleurs, ce tissu...

- Elle te boudine un peu, non ? coupa Matthieu

- Tu vas encore être désagréable !

- Mais non ! Je l'aime bien cette robe, c'était une simple constatation.

Barbara ne releva pas. Elle restait concentrée. Pourtant de petits nuages pointaient leurs bouts cotonneux dans le ciel de son cœur. Son humeur changeait de météo et avant qu'un orage n'éclate, elle se justifia légèrement agacée :

- Oui j'ai un peu grossi mais je m'en moque !

- C'est à gauche au prochain rond-point, direction l’autoroute indiqua Matthieu.

La voiture s'engagea sur la voie d'accélération. L'autoroute s’étendait à perte de vue dans la plaine. Matthieu rêvait d'évasion, de cet ailleurs tant convoité. Autrefois il avait longuement regardé les voitures filer sur ces voies rapides. Il imaginait leurs destinations, merveilleuses ! Un bout de roc au sommet d'une montagne, en contrebas de verts alpages bordés de forêts de conifères. Des lacs gris emprisonnés dans de grandes baignoires de pierres, qui reflétaient le ciel, le soleil, puis les étoiles scintillantes. Ces jours-là étaient souvent des dimanches. De beaux dimanches qui disparaissaient au crépuscule en fredonnant de sombres requiem, et qui s'achevaient pour laisser place au détesté lundi.

Matthieu somnolait devant le paysage monotone qui courait à contre sens. De vastes champs aux cultures rectilignes défilaient semblables les uns aux autres. Barbara ne connaissait pas de difficultés particulières, elle suivait les indications des rares panneaux au fond bleu. Elle trouvait le temps long et sentait une entêtante lassitude l'envahir. La circulation était fluide et renforçait d'autant plus son sentiment de solitude. Matthieu dormait. Barbara écoutait sa respiration, le vent qui frappait le pare-brise en sifflant et le moteur qui tenait d'une voix monocorde et enrouée son do grave. Le soir crachait ses ténèbres lentement et couvrait peu à peu de mystères les bordures de la trois voies. Déjà Barbara avait allumé les feux de croisements et contemplait les lignes blanches qui brillaient ardemment sous les phares. Elle approchait de la sortie de l'autoroute.

- Matthieu ! Réveille-toi ! Matthieu ! On quitte l'autoroute.

Il immergea avec difficulté. Il censura les premiers mots qui se bousculaient dans sa bouche. Il réalisa enfin où il était. Il fut surpris par la nuit, il fut surpris d'avoir dormi si longtemps. Il dissipa les derniers effets anesthésiants du sommeil et reprit le plan pour aider Barbara.

- Il faut suivre la nationale 7

- C'est bon ! on roule justement dessus, se rassura Barbara.

- C'est bien ! Ensuite il faut continuer sur trente kilomètres et après ça se complique...

- C'est à dire ? s’inquiéta Barbara

- D'après ce que m'a expliqué Jean-Pierre, il y aura un petit chemin de terre sur la droite que nous devrons prendre. Comme point de repère il m'a parlé d'un restaurant, « le platane ».

Jean-Pierre était une vague connaissance professionnelle de Matthieu. Ils ne s'étaient rencontrés que deux ou trois fois, mais ils avaient noué ensemble une intrigante complicité. Quand Jean-Pierre avait proposé de l'inviter avec Barbara, dans sa maison secondaire, Matthieu n'avait pas hésité à répondre un « oui » catégorique.

La route n'était pas éclairée. La lune, pleine cette nuit-là, étalait ces belles mers étincelantes dans le ciel d'encre. Elle jouait et ondulait sur la carrosserie miroitante, et la suivait comme un projecteur de poursuite. Barbara contemplait les hauts platanes qui se tenaient au garde à vous sur les bordures de la nationale. Les trente kilomètres avait été largement couverts, maintenant ils cherchaient le restaurant repère.

- Normalement le resto devrait être sur notre gauche, précisa Matthieu.

Effectivement, ils ne tardèrent pas à apercevoir au bout d'une grande ligne droite, un amas de lumières qui investissait largement la pénombre par la gauche. Une fois « le platane » dépassé, Barbara ralentit, actionna son clignotant avant de bifurquer à droite sur le chemin de terre, fière d'avoir trouvée facilement et heureuse que le hasard lui soit favorable. Seulement tout n'était malheureusement pas accompli. Au bout de cinq minutes d'avancée chaotique, ballotté sur le chemin caillouteux, ils se retrouvèrent face à un croisement. Où aller ? Deux pistes d'aspects identiques partaient dans des directions différentes. Matthieu décida d'appeler Jean-Pierre. Il prit son portable et au bout de quelques pressions sur l'écran tactile, il se rendit compte qu'il n'y avait pas de réseau. Barbara vérifia de même sur son mobile et confirma les doutes de Matthieu.

 - Bon, on ne va pas se laisser abattre, hein ?

 - Bien sûr que non ! assura Barbara

 - On tire à pile ou face ?

 - Oui ! Pile à droite et face à gauche ? s'amusa Barbara.

Matthieu sortit une pièce d'un euro de sa poche. Il la fit virevolter au-dessus de sa tête avant de la réceptionner de la main droite, et de la frapper sur le dos de sa main gauche.

 - A gauche ! annonça-t-il.

La voiture démarra, un petit nuage de poussière s'éleva derrière elle, et elle roula cahotante sur la route choisie. C'est environ dix minutes plus tard qu'ils ont vu se dresser devant eux une grande maison aux fenêtres éclairées. Le chemin venait mourir devant elle. Barbara gara la voiture à quelques mètres de la porte d'entrée, à côté d'un gros 4*4 de marque japonaise.

- On va d'abord aller voir si c'est bien là, et après on viendra chercher les affaires.

- Ok, répondit Barbara.

Ils firent claquer les portières presque en même temps et se dirigèrent côte à côte vers la bâtisse. Barbara légèrement angoissée de marcher vers l'inconnu interrogea Matthieu :

- Je ne sais rien d'eux, je m'en rends compte maintenant. Comment s'appelle sa femme déjà ?

- Françoise. Elle, je ne la connais pas, mais tu verras Jean-Pierre est très sympathique affirma Matthieu, par contre il y a un truc que je ne t'ai pas dit…

- Ah bon ? c'est quoi ?

Matthieu sonna à la porte, le tintement électrique fit sursauter Barbara puis il répondit à sa question.

- C'est un couple échangiste.

Avant même que Barbara réalisa ce que venait de dire à demi-mot Matthieu, la porte s'ouvrit avec un petit grincement désagréable. Un homme apparu alors, laissant s'échapper tout autour de lui des milliers de photons aveuglants. Il les invita cordialement à entrer.

Ils se retrouvèrent dans un hall spacieux, sobrement meublé, ouvert sur plusieurs portes et un escalier recouvert d'une moquette bleue. Barbara était assommée par les dernières paroles de Matthieu, tout remuait à l'intérieur d'elle et la nausée commençait à lui piquer la gorge. Jean-Pierre souriait et ses dents d'une blancheur parfaite semblaient artificielles. C'était un homme d'une quarantaine d'année, mince, de taille moyenne, les cheveux châtains, peignés en arrière, les habits chics et très bien mis. Il avait une élégance classieuse, que Barbara avait de suite trouvée pompeuse. Il demanda si le voyage s'était bien passé et observa longuement Barbara sans parvenir à se hisser jusqu'à ses yeux. Même Matthieu était embarrassé par le regard stagnant de Jean-Pierre.

De l'escalier descendit alors Françoise. C'était une jeune femme enjouée, la trentaine, un corps d'une grande beauté. Sa tenue était si légère, que le seule souffle de l'expiration aurait suffi à la mettre entièrement nue. Matthieu était subjugué par son charme. Elle l'avait hypnotisé en un seul battement de cils. Elle vînt alors jusqu'à lui et l'embrassa sauvagement sur la bouche avant d'éclater d'un rire forcé.

Barbara était estomaquée. Après la surprise, une grande colère s'était emparée d'elle. Jean-Pierre toujours les yeux en chemin parvînt enfin à son visage.

- Il y a quelque chose qui ne va pas, demanda-t-il à Barbara.

- Tout va très bien ! répondit-elle d'un ton sec, je vais aller chercher les affaires dans la voiture. Matthieu tu viens m'aider ?

Matthieu n'avait pas entendu, tous ses sens étaient emprisonnés dans le décolleté de Françoise. Barbara sortit alors sans attendre, claquant la porte avec violence sur Jean-Pierre qui proposait de l'assister.

- Matthieu ta femme n'avait pas l'air dans son assiette, tu devrais aller la voir.

- T'inquiète, j'ai l'ha...

Dehors un moteur hurla tout à coup. Quand Matthieu comprit, la voiture avait déjà terminé sa marche arrière. Matthieu se jeta sur la porte d'entrée et se mit à courir pour rattraper Barbara. Deux petites lumières rouges galopaient sur le chemin à vive allure. Matthieu les suivait baignant dans la sueur et le désespoir. Il sprintait comme jamais il n'avait sprinté. Il criait à Barbara de l'attendre. Elle le voyait dans le rétroviseur. Elle le voyait balancer ses jambes et ses bras, la bouche cherchant plus d'air qu'elle ne pouvait en aspirer. Elle le voyait s'épuiser. Elle voyait son visage sombre, grimaçant, un visage presque résigné, creusé par la défaite. Elle chercha au fin fond de sa rage, une poussière d'empathie, quelque chose qui la convaincrait d'arrêter cette torture. Mais elle ne trouva pas.

Cependant après une courte réflexion, elle freina brusquement pour permettre à Matthieu de la rejoindre. Elle voulait voir de plus près les traits crispés de la souffrance, elle voulait sentir sa vengeance assouvie, et surtout, elle voulait comprendre.

Il ouvrit la portière et brisa son corps fourbu pour prendre place dans la voiture. Il ne pouvait plus parler, son souffle était coupé. Barbara redémarra brutalement et fonça sur le chemin de terre.

- Je n'ai jamais eu aussi honte de toute ma vie, Matthieu ! Je me sentais tellement mal quand Jean-Pierre m'avalait du regard, que j'aurai voulu n'avoir jamais existé. J'aurai voulu m'enterrer toute entière sous cette horrible moquette bleue et mourir étouffer. Pourquoi tu m'as fait ça ? Pourquoi tu m'as trahi ? Pourquoi tu ne m'aimes pas ?

De longs fils de larmes se déroulaient sur ses joues et coulaient sur sa petite robe. D’abondantes écorchures lacrymales inondaient ses paupières, elle essayait de balayer sa tristesse du revers de la main. Les roues de la voiture cognaient la terre et les pierres avec force, la vitesse était excessive. Barbara s'en moquait, plus rien n'avait d'importance, Matthieu avait peur. Elle oublia de tourner à droite et continua sur un sentier inconnu.

- Je voulais pimenter un peu notre vie. J'avais l'impression qu'on s'endormait, qu'on devenait vieux avant l'heure, enfermés dans nos petites habitudes ternes. On mourait Barbara, notre couple était agonisant.

- Et tout ce que tu as trouvé comme solution c'est de m'envoyer en pâture à un vieux pervers pendant que Monsieur me trompait serein, déculpabilisé. Pourquoi tu ne me quittes pas si je t'ennuie tant ?

- Je savais bien que tu ne comprendrais pas, avec toi on ne peut pas discuter, lui reprocha Matthieu.

- Au contraire, j'aurai préféré que tu m'en parles avant de me retrouver devant le fait accompli. Tu manques cruellement de courage mon cher Matthieu. De courage et d'élégance.

Après ses mots, elle accéléra une nouvelle fois, sans doute pour tenter de semer ses tourments. Matthieu était agrippé à son siège, ses doigts creusaient le tissus à la limite de le perforer.

- Tu as raison Barbara, je suis minable, pardonne moi ! Freine ! tu vas nous tuer ! supplia-t-il.

Le chemin devenait plus étroit. Des branches frappaient férocement le devant de la voiture, menaçant de briser le pare-brise. Les flancs de la voiture subissaient de profondes griffures, le métal écorché pleurait des étincelles rougeoyantes. Le volant tremblait de plus en plus fort. Barbara en perdait le contrôle. Puis elle lâcha prise. La voiture quitta alors le chemin et bondit dans de petits arbustes et de hautes herbes. Elle écrasait de sa lourde vitesse toute la végétation qui surgissait devant elle. Elle rasait les arbres, sa trajectoire sauvage n'était plus que le fruit du hasard. Matthieu voyait toute sa vie défiler devant lui, convaincu que sa dernière heure était proche. Les obstacles accrochaient la voiture et la retenaient un court instant, ralentissant sa course folle. Un pneu éclata. Matthieu se cognait projeté de droite à gauche. Un deuxième pneu éclata. La voiture chevauchait au milieu de la forêt. Essoufflée, elle remuait de moins en moins fort, elle avançait de moins en moins vite. Enfin, elle termina son harassant parcours. Elle percuta un arbre et fit un tête-à-queue avant de se rendre au silence. Une petite fumée noirâtre s'échappait du capot. Barbara et Matthieu sous le choc se demandaient s’ils étaient encore en vie.

- Tu vas bien ?

- A part quelques petits bosses, ça devrait aller répondit Barbara, et toi ?

- A peu près la même chose. Qu'est ce qui t'as pris ? T'aurais pu nous tuer ! souffla Matthieu

- C'est maintenant que je réalise. C'est comme si une force invisible s'était emparée de moi. Je suis désolée…

Ils étaient perdus au milieu de nulle part. Leurs voix murmuraient, ils avaient crié aujourd'hui pour un siècle. Ils voulaient que ce jour finisse à l'instant. Ils voulaient se coucher dans un lit confortable et fondre sous une couette.

- Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? demanda Barbara.

- Je suis d'avis de prendre quelques affaires et de marcher vers la civilisation.

- Mais on n’a pas de lampe torche et il fait noir par ici.

- Comme tu es négative ! Il y a la lune et les portables, remarqua Matthieu.

- Et si on attendait le jour dans la voiture, proposa Barbara

- Ah non ! Moi je ne reste pas dans ce cercueil roulant.

- Bon, de toute manière il n'y pas de bêtes sauvages par ici, alors partons à l'aventure trancha Barbara.

Ils ramassèrent quelques affaires, le gâteau et la bouteille de champagne qu'ils avaient apportés pour leurs hôtes, et ils fermèrent le coffre de la carcasse métallique encore fumante.

- On part par où ?

- Vu que d'où on vient il n'y a rien, on n'a qu'à continuer à l'opposé, déclara Matthieu

- Je ne comprendrai jamais ta logique, mais comme d'habitude et bien malgré moi je te suis.

- A la bonne heure !

Ils marchaient à tâtons au travers de buissons piquants et d'herbes chatouilleuses, les yeux habitués à la sombre lumière de la lune. Ils se tenaient par la main pour soutenir leur équilibre précaire. Barbara balançait de temps en temps la tête en arrière pour admirer les hautes branches frémir dans l’immensité de l'espace. Leurs ennuis s'étaient évanouis, ils allaient funèbres, comme deux croques morts dans le cortège de leur propre enterrement. Pourtant ils demeuraient aux aguets, épiant chaque chuchotement de vent, chaque bruissement, chaque craquement. Le moindre soupir de la nature les terrifiait, parce qu'ils ne voyaient qu'à moitié et qu'ils imaginaient le pire. Des monstres sanguinaires peuplaient peut être ces bois retirés. Au bout d'une heure, Barbara épuisée, commençait à désespérer.

- On ne va jamais y arriver ! Peut-être que cette forêt n'a pas de limite, peut-être qu'on tourne en rond.

- Peut-être qu'on va trouver un trésor, peut-être qu'il y a un hôtel derrière cette bute, continua Matthieu.

- Je veux une pause, je n'en peux plus !

- Bon ok ! Tu vois cet arbre penché là-bas.

- Non

- Mais si ! Celui qui es nu, le squelette d'écorce qui s'est couché sur ses frères, regarde là, au bout de mon doigt.

 - Ah oui ! Il est loin, non ?

 - Une pause ça se mérite...

Ils reprirent leur lente progression. L'arbre mort grossissait au fur et à mesure qu'ils s'en approchaient. Il avait sans doute dû être arraché par un vent sournois, ses racines peu profondes ne l'avaient pas retenu. Il s'était alors écroulé, les bras tendus vers ses congénères impuissants. Depuis il gisait dans une position inconfortable, pleurant tout son corps en des milliers de particules de poussière, bientôt il ne sera plus.

- Ouf ! On y est ! Je ne sais même pas si j'aurai la force de repartir, confia Barbara

- Oui, c'est vrai qu'il se fait tard, ajouta Matthieu puis il reprit :

- Regarde, on dirait qu'il y a moins d'arbres là-bas, c'est étrange ! Reste ici je vais aller voir.

Barbara s'était assise sur une pierre avec une certaine délectation. Elle suivait Matthieu du regard. Plus il s'éloignait moins il devenait perceptible. Il s'apparentait à une ombre mouvante née des ténèbres des alentours. Il s'effaçait progressivement jusqu'à ce que la nuit l'ait avalé tout entier. Barbara eut un petit frisson, comme si un courant d'air glacé avait soufflé entre ses omoplates. Elle tremblait seule dans ce léger clair de lune que les arbres découpaient en une fragile lueur arachnéenne. Elle s'angoissait à l'idée qu'il ne revienne pas. Chaque seconde en comptait dix, chaque minute s'éternisait, muette et aveugle. Son esprit s'embrumait à la détresse de son inquiétude. Elle était incapable de réfléchir, de mettre de l'ordre aux idées qui s'entrechoquaient dans sa tête. Elle était tétanisée, ses yeux scrutaient l'obscurité écarquillés et obstinés.

Précédé par le bruit rapide de ses pas, Matthieu apparu enfin. Il était tout gesticulant, le corps excité par une joie électrique. Il se planta devant Barbara la mine réjouie.

- Tu ne devineras jamais ce qu'il y a tout près d'ici, annonça Matthieu

- Chouette une devinette ! Je suis contente de te voir si tu savais...

- Ce n'est pas le propos, alors tu devines ?

- Une maison ?

- Non.

- Une ville ?

- Non.

- Euh… Un lit ? La police ? Des pompiers ?

- Non.

- Une gare ?

- Rien de tout ça ! La mer ! Il y a la mer ! s'écria Matthieu.

Barbara était déçue. De mémoire la mer n'avait jamais sauvé personne, bien au contraire. La mer n'était pas non plus un endroit douillet pour dormir. La mer est humide et froide, et elle voulait du sec et de la chaleur. Elle ne retint donc pas une petite moue de tristesse.

 - Cela ne te fait donc pas plaisir ? s'étonna Matthieu, c'est parce que tu n'as pas vu le spectacle, c'est magnifique ! Viens avec moi.

A contre cœur elle se leva. Debout sa tête chavira, les pins valsaient avec les chênes dans un tourbillon nauséeux. Elle attendit un instant que son cœur soit redescendu de sa bouche et que chaque élément du décor ait repris sa position stoïque. Puis elle pressa le pas pour rattraper Matthieu parti devant. Elle lui prit la main pour ne plus le perdre. La forêt était moins dense, les arbres devenaient de plus en plus clairsemés. Le ciel exhibait ses joyaux étincelants jusqu'à l'horizon. La lune inondait leur parcours d'une nouvelle clarté. La silhouette longiligne de Matthieu s'assombrissait dans le contre-jour. Il portait toujours le sac d'affaires, tantôt à bout de bras, tantôt sur l'épaule. Barbara osait à peine imaginer dans quel état devait être le gâteau, ballotté durant tout le périple.

- Prépare tes yeux, voilà la mer ! s'exalta Matthieu.

Le regard de Barbara dégringola d'une falaise d'une vingtaine de mètres et plongea dans une eau noire. La mer ondulait lentement du néant au loin, jusqu'au littoral rocheux. L'immensité du paysage, la grande étendue d'eau à perte de vue, ce gigantesque désert mouvant et scintillant sous la voûte céleste, donnait une enivrante impression de liberté. Matthieu avait raison, le spectacle en valait la peine.

- Il faut qu'on trouve un endroit pour descendre, ce soir nous dormirons au bord de l'eau projeta Mathieu.

- tu n'as décidément que de grandes idées ! ironisa Barbara.

- Par la droite le sentier descend, on devrait trouver un accès plus facilement.

- C'est réparti !

Ils suivaient un petit chemin sauvage, creusé naturellement aux dépends de la chétive végétation du littoral. Des cailloux à moitié ensevelis, déployaient leurs têtes aiguisées au-dessus de la terre et freinaient la marche de Barbara et Matthieu. Comme leurs sens étaient happés par l'infini devant eux, ils butaient souvent sur ces petits obstacles de pierre et ces répétitions incompréhensibles et douloureuses agaçaient Matthieu.

 - Tiens par-là...On va passer par là !

Matthieu montrait un sentier qui chutait vers la mer. Barbara jugea que c'était trop risqué, la descente était abrupte.

 - Fais-moi confiance, on y va lentement à reculons, ça ne risque rien, expliqua Matthieu.

 - Je n'en suis pas persuadée...si c'est trop dangereux je remonte !

Matthieu ne s'était pas trompé. Barbara était étonnée d'être arrivée en bas aussi aisément. Ils foulèrent un sol de galets.

Ils découvraient leur chambre pour la nuit. Une crique encastrée entre deux murs de roche. Une crique qui chuchotait des incessants allers retours des vagues. Des vagues qui charriaient inlassablement les galets en les faisant chanter les uns contre les autres. La lune était basse et rasait la surface de l'eau. Son éclat surfait sur les ondulations écumeuses des flots. Ils ne se lassaient pas de voir et de sentir, caressés par les embruns, respirant l'haleine tiède du rivage.

- J'ai faim, déclara Barbara

- C'est vrai qu'on n'a pas mangé ! C'est bizarre comme des choses essentielles peuvent paraître secondaires dans certaines situations. Nous avons le gâteau !

Matthieu s'accroupit et tira la fermeture éclair du sac. Il en sortit une boîte en carton, un brin déformé par le voyage. Il l'ouvrit. Ils virent alors le fraisier, la mine maussade. La chantilly souffreteuse avait maculé les bords de carton. Certaines fraises étaient tombées et agonisaient seules dans un bain de crème jaunâtre.

- A toi l'honneur !

- Tu n'as pas ton couteau suisse, interrogea Barbara

- Non, je l'ai laissé dans la voiture, tu penses bien que l'unique fois où il aurait pu être utile j'allais l'oublier...

- Effectivement cela ne m'étonne pas... Bon ben… A la bonne franquette !

Barbara s’assit sur les galets et lança ses mains à l'assaut de la masse sucrée. Elle aima cette manière primitive de manger, elle aima toucher la matière souple et collante et sucer ses doigts appétissants. Matthieu s'occupait de déboucher la bouteille de champagne. Le bouchon sauta bruyamment à plusieurs mètres, il embrassa le goulot avant de boire de longues gorgées du précieux nectar pétillant. Puis il tendit la bouteille à Barbara et s'attaqua au gâteau.

Ils finirent leur repas frugal, un peu écœurés, pas tout à fait rassasiés. Mais aussi fugace que fut ce moment, cette nourriture les avait rendus heureux.

Matthieu ne parlait plus. Son visage pâle reflétait la nitescence lunaire, absorbé et grave, il s'était fermé. Ses cheveux ciselaient l'espace agités par la brise qui semblait renifler sa tête. Barbara se demandait quelles étaient ses pensées. A peine audible sa voix entreprit pourtant de briser le silence.

 - Tu ne le sais pas mais...je regrette. J'ai toujours douté de tout. Je n'ai jamais rien accompli, rien fait qu'il m'eut valu une quelconque satisfaction. J'ai longtemps cherché dans les mots et les regards de mes parents un soupçon de fierté à mon égard. Jamais rien n’a percé, j'ai toujours  vécu dans l'ombre de mes frères. Je n'ai pas manqué d'amour cependant. C'est assez paradoxal. Mais regarde-moi, je suis là, nu de mon passé, aucun élément ancien à arguer pour me valoriser. Alors je m'emploie à vivre au présent, sans identité précise, je m'efforce d'en créer une honorable. El là encore, c'est un échec. Il fit une petite pause, il enroula ses bras autour de ses jambes puis il continua à éteindre une à une toutes les étoiles de son cœur. Tu étais ma plus belle réussite et j'ai tout gâché. J'ai tout gâché parce que j'étais persuadé que tu allais me quitter, que c'était imminent, que tu attendais secrètement le moment propice pour m'abandonner à ma médiocrité. « Être sans jamais avoir été », toute la philosophie de ma vie repose sur une phrase pénible et stupide.

Barbara l'écoutait se confier, curieuse et heureuse de ses révélations. Il lui paraissait évident que la plupart des problèmes de couple provenaient d'un manque de communication. Il n'était d'ailleurs pas le seul fautif. Alors elle se pencha vers lui avec  bienveillance, et chuchota trois mots à son oreille, seulement trois petits mots.

L'effet fut immédiat. D'abord il resta sonné quelque secondes, puis une immense joie l’envahit. Il avait du mal à réaliser, les trois mots résonnaient indéfiniment dans son crâne. Ils n'avaient pas encore pris tout leur sens, mais Matthieu savait que l'avenir serait désormais radieux.

- Si on allait se baigner.

- Tu es complètement fou !

Il se leva et entama un strip-tease langoureux. Barbara l'encourageait, fredonnant la bande originale de « 9 semaines 1/2 ». Il ne tarda pas à être entièrement dévêtu et demanda à Barbara de l'imiter. Elle passa alors sa robe par-dessus sa tête et laissa choir le morceau de tissu sur le sol. Elle enleva aussi ses sous-vêtements et tendit ensuite la main à Matthieu.

L'eau était bonne. Ils s'enfonçaient progressivement dans la mer, ils ne distinguaient pas le fond. A chaque montée d'eau, ils perdaient une partie de leurs corps dans les ténèbres humides. Ils sombrèrent complètement. Ils restèrent figer quelques secondes entièrement immergés. Ils étaient en apesanteur dans un noir profond, un noir aussi insondable qu'un irrémédiable désespoir. Puis ils se mirent debout face à face. Sans un mot, ils s'enlacèrent, collant leur peau mouillée de milliers de gouttes. Les seins de Barbara s'écrasèrent sur la poitrine de Matthieu. Leurs langues tournaient et se régalaient des étranges goûts de sel. Sous l'eau poussa une érection.

Barbara échappa à l'étreinte de Matthieu, plongea et nagea jusqu'à la plage. Elle s'allongea sur le dos. La mer transpirait encore sur elle. Des millions d'étoiles venaient du fin fond de l'espace briller sur sa peau. Matthieu la rejoignit. Son corps pleurait l'éphémère manteau de mer. Il se posa tendrement sur Barbara. Il remua en elle comme un fou, comme s'il allait perdre la vie, comme s'il voulait pénétrer au-delà des entrailles, comme s'il voulait atteindre l'infini de son âme. Barbara vibrait sous sa rage assaillante, les doux galets lui massaient les omoplates et les fesses. Elle succombait, des soupirs sourds fuyaient de sa bouche et cognaient les roches en de longs échos. Ils s'abandonnaient tous deux à l'embrasement de leurs sexes, un feu ardent brûlait dans leurs ventres.

Matthieu se retira et s'allongea à côté de Barbara. Ils observaient le ciel. Ils s'exaltaient devant l'architecture obscure des étoiles. Ils étaient détendus et rêvaient d'aventures sidérales imaginant une vie extra-terrestre.

- Quand j'étais adolescent, conta Matthieu, pendant les vacances estivales, avec un cousin on adorait contempler la nuit, on comptait les étoiles filantes, plus nombreuse en été et on écoutait de la musique. Celle qui se prêtait le plus à cet exercice était un vieil album des Moody blues « Days of future passed ». Tiens ! Je l'ai dans mon portable tu veux écouter ?

- Bien sûr !

Il projeta sa main jusqu'à la poche de son pantalon et en sortit son téléphone. Il toucha l'écran qui s'illumina et éclaira son visage. Barbara sourit comme elle le trouvait si beau dans cette lumière improbable. Puis les Moody blues ont commencé à jouer « Nights in white satin ».

Barbara connaissait cette musique. Elle se rappelait un vieux film de science-fiction en noir et blanc qu'elle avait dû voir une vingtaine de fois. Elle se colla contre Matthieu et Matthieu se colla contre elle. Leur bonheur était tellement évident qu'ils se demandaient comment cette évidence avait pu leur échapper aussi longtemps. Ils écoutaient leur joie, car ce soir-là leur joie avait un rire mélodieux qui ressemblait à cette chanson des Moody blues. Les trois mots de Barbara résonnaient encore dans le crâne de Matthieu, et plusieurs fois il les avait répété doucement « je suis enceinte, je suis enceinte, je suis enceinte... »

Et les Moody blues reprenaient leur refrain: « yes i love you, yes i love you! »

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