Les garçons sont repartis ce matin

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Deux jeunes garçons, marchent, atteignent un poste de santé avancé. Juste quelques heures avec eux, et avec les souvenirs des ailleurs.

Les garçons sont repartis ce matin, à pied, pour au moins une journée et demie de marche à travers la savane, les marais, le long de la rivière imprévisible. La pluie violente et le soleil écrasant seront de la partie quoi qu'il arrive. Il y aura tout du long les rondeurs lascives du Nil et des femmes au regard droit. Des immenses chauves-souris grégaires et frugivores, des filets de travers, le bruit incessant des insectes et l'odeur âcre de la chair fraîchement abattue.  

Ils sont arrivés la veille, lamentablement sales, étonnamment frais et souriant. Ils semblaient heureux d'être là, heureux d'avoir accompli la tâche que leur père leur avait imposé. Ils doivent avoir une douzaine d'années, guère plus, et viennent de faire un voyage que j'hésiterai à entreprendre sans m'y préparer correctement. 

L'un d'eux est doté d'une paire de bottes trop grandes qui protège deux plaies sur la jambe droite, l'autre voyage pieds nus, une paire de jeans déchirée jusqu'au genou. L'un a une épaisse veste de cuir, l'autre une simple chemise.

 

Jeudi, quelqu'un a été mordu par un serpent. Un homme d'une quarantaine d'années. Il fallait rapidement faire parvenir une dose d'un couteux anti-venin au plus vite. Notre coordination, à quelques centaines de kilomètres de là a rapidement pu, dû, su, empaqueter et préparer l'envoi de ce précieux colis. Une simple boite isotherme, d'un ou deux kilo, une conventionnelle boite porte-vaccin, blanche et bleu, si commune pour nous, fut donc embarquée le lendemain dans l'appareil. L'équipage, des allemands souriants, savait qu'une équipe sur le terrain attendait ardemment ce produit. Une boite de carton, blanche, enrubannée d'ocre, rempli de papier kraft.

Sans doute dans la précipitation, une erreur de communication, une incompréhension s'est glissée dans le processus. L'anglais n'est la langue maternelle que d'une très faible proportion des équipes ici, et nous l'utilisons tous en quasi permanence. L'un de nous s'est planté, rien de plus.

 

La mauvaise communication a perduré et j'ai moi-même omis de vérifier avec zèle l'ensemble des colis présent à bord de la carlingue orange et blanche, et ce n'est que lorsque l'appareil est arrivé à sa destination suivante que l'erreur est devenu évidente pour tous. Le colis avait dépassé sa destination finale et notre seul moyen de transport était désormais bien trop loin pour tenter de corriger notre erreur à tous.

 

Grégoire, sur place, a donc rapidement trouvé quelqu'un prêt à traverser l'étendu sauvage et humide qui sépare Pibor de Gumuruk, probablement pour une poignée de biftons. L'homme, a précautionneusement remis le colis a deux de ses fils afin qu'ils rejoignent notre belle ville de Gumuruk. Il est facile à comprendre qu'à cause des mouvements de militaires gouvernementaux et des rebelles, les adultes n'aiment pas se déplacer seul de jour, et surtout de nuit, dans cette zone ou les accrochages n'ont rien d'exceptionnels.

 

Les deux enfants, J. et J., ont donc entrepris le voyage afin que le froid qui conserve le sérum soit suffisant jusqu'à destination finale. Sans cela, il n'y avait plus de solutions. Impossible de dépêcher sur place un moyen de transport adapté, ni de produire à nouveau du froid pour conserver le produit jusqu'à l'arrive du prochain aéronef. 

Ils ont dormi a Beh a mi-chemin, puis n'ont atteint Gumuruk que peu avant la tombée de la nuit le samedi. Le ciel était alors noirci de cumulus menaçants, lourds et clairement hostile. D'abord utiliser le produit, l'injecter, jeter l'aiguille, souffler, mettre en place une surveillance, surveiller l'apparition des effets secondaires, et les deux jeunes bonhommes, droits et fiers attendaient quelque chose... personne ne savait quoi, jusqu'à ce qu'ils s'adressent à un gardien, un de ces vieux borgne, ou qui ne va pas tarder à l'être, l'œil incrusté d'une plaque blanche opaque. Ils ne savaient ni où dormir ni quoi manger. 

Apres une rapide discussion, quelques échanges avec notre coordination, je préparais de simple nattes, des couvertures, deux assiettes : du riz, des haricots, un peu de viande et du pain. Ces enfants ce soir n'auraient ni froid ni faim, et je me fis un plaisir à vérifier qu'ils nettoyaient correctement leurs mains avant de s'attaquer à leur repas chaud. Le même repas pour nous et pour eux. Simple mais nourrissant. 

Je les observais de près quand ils commencent leur repas, ils se parlent, à voix basse, le menton presque contre le torse, tendant l'oreille vers l'autre à tour de rôle.

« C'est qui ce blanc ? tu penses à maman ? tu aimes son riz ? et celui-là ? et ces légumes, c'est pourtant pas la saison, non ? je veux plus de cette viande, tu en veux toi ? elle est pleine d'eau ? maman nous fera de la citrouille, avec du riz, avec de la vache…»

 

Je rêvais à leur discussion, sous le mât d'antenne, à l'ombre d'un filet, qui nous zébrait le visage, des lamelles rouges de soleil avide d'aller se coucher, quel chanceux, j'en étais tout juste au deux tiers de mon boulot : j'allais empester l'air d'un tohu-bohu mécanique d'enfilade de pistons nerveux et clinquants, fallait revoir le froid passif, … les nuages lourds ne couvraient pas le soleil, une bande de rouge et d'orange flamboyant séparait la terre et la pluie qui s'annonçait. C'est dans cette bande que se dessinait les silhouettes de plus belles femmes du monde, la plus belle de toute, celle qui égrène les chiffres des coups de feu, la méditerranéenne, la nordique, celle qui s'émerveille devant chaque goutte de pluie, des asiatiques, un grande, qui se masquait en chauffant l'eau, une petite qui inondait les membres décharnés et puants, des latines, la claire qui lisait dans les esprits et découper le malheur en parcelles surmontables, l'halée, dont le regard sévère se taisait jusqu'à l'ordre clair…

 

Une fois à l'abri dans une salle de consultation et nourri convenablement, je ne pensais plus à eux. Jusqu'à ce que la pluie commence. Sans doute le pire orage que j'ai jamais vécu, probablement ce sentiment proviens du fait que j'avais pour protection une simple et fine tente. Sans auvent suffisant, nécessaire pour bloquer les rafales qui portaient jusqu'à moi les fines gouttelettes que la moustiquaire réduisait en une minuscule bruine froide. Recouvrante, envahissante, insidieuse, horripilante...

 

L'orage a cessé et repris de nombreuses fois, jusqu'à se tenir au-dessus de nous, nous harassant, c'est alors que j'ai trouvé le sommeil, bercé par le même son que ceux de mon enfance. Je rêvais cette nuit-là d'un cirque, d'une belle femme aux cheveux courts et frisés qui m'offrait de son affection et de doux baisers, dans un cirque ambulant rempli de fumée et d'odeurs de nourriture et d'alcools rependu au sol durant la fête de la nuit... Puis à tour de rôle les images du Goma et du Nyiragongo envahissant la nuit, les allées parallèles au Canal Saint Martin, …Ce fut A. qui coupa court à mes lascives rêveries. Mes yeux étaient ouverts depuis peu, cependant, je poursuivais les dernières langueurs suaves effilochées par le réveil et la réalité brutale. Notre large réservoir avait chu, brisé et éparpillant nos réserves d'eau dans le sol noir et gras du Sud Soudan. Il faut rapidement allumer le groupe électrogène, seule source d'énergie électrique, vérifier les boites froides contenant les vaccins pour quelques milliers d'enfants...

 

Lorsque finalement je me rendais dans la salle commune, c'est G. qui préparait une paire de tartines de confiture aux deux enfants. Ils n'ont pas vraiment eu l'air d'apprécier ce déjeuner, mais le finirent sans se plaindre. Ils étaient assis au milieu de nous, mangeant en silence, nous buvions du thé ou du café, plaisantant, fumant,... J. se plaignait dans sa langue nous montrant sa botte, puis l'enlevant, nous découvrîmes un pansement couvert de moisissure d'être trop resté à l'humidité à l'intérieur du caoutchouc, immédiatement elle l'emporta pour lui en préparer un nouveau, correct et sain.

 

M. sur proposition de S. leur donna une boite de nourriture thérapeutique de survie, suffisamment pour le jour à venir et le lendemain matin, je leur sortais une bouteille d'eau du frigo, normalement utilisée pour stabiliser et améliorer l'inertie thermique du réfrigérateur. Je reluquais avec envie ces bouteilles d'eau pure depuis des semaines, ne pas y toucher, c'est important… mais pour ces deux-là, je n'ai même pas hésité.

 

Ils ont repris la route après une photo avec S. et les voilà repartis pour un voyage de deux jours sans commune mesure avec ce que mes compatriotes ont usage de vivre.

 

 

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