C

My Martin

Naissance de l'Univers, infime excédent de matière -de l'ordre du milliardième-, par rapport à l'antimatière. Nous existons. Pourquoi ?

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L'image de couverture représente une pendule ancienne, d'après l'œuvre du sculpteur italien Antonio Canova - "Psyché ranimée par le baiser de l'Amour” (1787-1793)

Antonio Canova est un sculpteur et peintre vénitien, né en 1757 à Possagno (Vénétie) et décédé en 1822 à Venise.

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C, âgée, menue, vêtue de noir. Frisottée blanc -permanente-. Un mouton.


C habite à la sortie de la ville. La moitié d'une maison en cube, jardins mitoyens.

L'autre moitié est occupée par un couple de personnes âgées. Elle, corpulente, grosses jambes dans des bas de contention, vêtue d'une blouse en nylon à grosses fleurs, descend marcher de temps en temps, lourdement, jusqu'au bout de son jardin.

Jeune, elle était belle, plaisait beaucoup. Elle aimantait le regard des hommes. Elle dansait avec les soldats de la base aérienne, à la Guinguette au bord de la Seine, le vin pétillant de Gaillac enchantait les cœurs.

Mademoiselle Champagne.


Les hommes. C a des soupirants, en veux-tu, en voilà. Des veufs. Des hommes qui ne se voient pas vieillir, qui courent plusieurs lièvres à la fois. Lire le journal dans le fauteuil, mots croisés la sieste, C faire la cuisine, laver caleçon et chaussettes.

Les hommes, des embarras.

C en connaît un -cravate, veston pied-de-poule- qui chaque jour va voir sa femme à l'Ehpad. Fauteuil roulant, quasi allongée -son père avait étayé les tranchées, pendant la Grande Guerre, en février 1915 aux Éparges-. Il lui parle à l'oreille, lui tient la main, lui essuie le front, la bouche. Vibrionnant, attentionné. Puis il rentre chez lui, il vit avec une autre femme.

La famille de C vient pour les vacances. Ils habitent loin, près des Pyrénées. Ils viennent, repartent. C est seule dans la maison vide. Elle en hurlerait.


C a l'esprit pratique. Elle cuisine -bouteille de gaz- sur le palier exigu qui donne sur le jardin, entre deux escaliers, l'un vers la cave, l'autre vers les pièces d'habitation. Porte entrebâillée, elle voit les dahlias, les roses dehors, entend siffler le merle moqueur. Ainsi, pas d'odeur, pas de graisse dans la cuisine qui reste propre. Cuisine simple, qui va en se simplifiant : jambon blanc, saucisson à l'ail.



"Les Amis des Roses". C fait partie de l'association depuis toujours, car elle a de très beaux rosiers dans son jardin. Roses anciennes, délicates, parfum timide. Elle va en car visiter des roseraies remarquables dans les environs. Concours annuel du plus beau jardin, elle a une récompense. Pas une année. Une grosse sotte l'a obtenue à sa place. Manœuvre en sous-main, coup bas, traîtrise. Elle n'a pas renouvelé son adhésion.


La cuisine est carrelée, peinture brillante aux murs, hotte vitrée, placard à deux portes qui va jusqu'au plafond. Une banquette en skaï marron contre le mur (dépliable, lit deux places). Le placard, odeur de condiments, pâtes, farine, biscottes.



Deux tirelires en céramique,

une voiture, capote relevée. Non protégé, le chauffeur conduit, massif, emmitouflé.

un zouave barbe et moustache soigneusement taillés, fez rouge pompon jaune.



Deux jouets d'enfant,

une grenouille en salopette, à friction : on la frotte sur le sol, elle roule, la mâchoire inférieure monte et descend.

Un canard jaune en plastique, béret de marin bleu, pattes métalliques. On remonte la clé, il marche en se dandinant.



Une cage, un canari, pour tenir compagnie, donner de la vie. Os de seiche, abreuvoir en verre. Ses griffes recourbées en cercle se referment autour du perchoir. Elles l'empêchent de marcher. 

Un gros poste de radio sur un meuble bas. Plein : revues "Les Amis des roses", courriers, publicités, ficelles, rubans, relevés de compte, C garde tout.

Dans le journal, C découpe les dessins humoristiques (strip "les aventures de Ferdinand", élégant, moustache en brosse, chapeau en cône), les blagues, les informations insolites, qu'elle envoie par courrier à M.



Le calendrier des Postes, illustré par la photo de chatons dans une panière.

La huche à pain en bois.


Salle de bains attenante à la cuisine. Baignoire inutilisable car couverte d'une planche -toutefois amovible- qui supporte serviettes, savonnettes, ...



La salle à manger. Beau parquet ciré. Table vernie brillante, fauteuils en skaï vert à accoudoirs en bois, living contre une cloison. Banquette en velours noir armature métal, condamnant la double porte-fenêtre qui donne sur le couloir d'entrée. Rideaux, volet roulant descendu à mi-hauteur. Mi-pénombre.



Cheminée, belle garniture en bronze sur la tablette : la pendule 1900 représente "Psyché ranimée par le baiser de l'Amour" -d'après l'œuvre en marbre de l'italien Antonio Canova (1757 - 1822)-, achetée pendant la guerre à un charcutier. Socle en marbre de Sarrancolin (Hautes-Pyrénées), deux hauts vases encadrant.

L'Amour, deux longues ailes en V, se penche sur Psyché, va lui donner un baiser. Les bras de Psyché entourent la tête de l'Amour, un bras de l'Amour couvre les seins de Psyché.


Deux culs, à tomber.


L'Amour du Louvre -salle des Caryatides- a un sexe, bibelot décoratif.

Entre ses jambes de bronze, l'Amour de la pendule ne possède rien.


"... Aboli bibelot d'inanité sonore ..."

Stéphane Mallarmé   1842 - 1898



L'Amour éveille Psyché. L'Amour / Dieu éveille Psyché / l'âme. Dieu octroie la grâce -ou pas-. Dès la naissance, une femme ou un homme est prédestiné à être sauvé -ou pas-.

L'Amour est sexué. Dieu est sexué, il a créé la femme et l'homme à Son image. Puis Il a séparé, coupé.


La forme, l'apparence, l'image de Dieu, "Celui qui Est", est-elle stable ou changeante : est-il deux Anges (destruction de Sodome et Gomorrhe) ? Gloire, nuée, feu dévorant (Moïse, les Tables de la Loi sur le Mont Sinaï) ? Colonne de feu, nuée opaque (les Hébreux, la traversée du désert) ? ...



L'Amour va embrasser Psyché... L'Amour volète, en quête d'aventure. Psyché endormie. Il se pose. Elle s'étire, bâille, tend ses bras vers lui. Le drap glisse sur ses seins. L'Amour se penche, paupières closes, lèvres en avant. Alors elle l'étreint, l'immobilise par une clé au bras. Il est gracile. Elle, solide, large d'épaules. Une langue de fourmilier rouge fuse hors de sa bouche, perce les lèvres, les dents de l'Amour, pénètre dans son corps, liquéfie les organes internes. Psyché aspire. L'Amour est vide, son enveloppe diaphane, vivante, flotte en l'air puis se déforme. Psyché souffle, saisit l'enveloppe fripée et la dissimule sous sa couche. Elle s'allonge, simule le sommeil. Elle évalue la situation entre ses paupières. L'étoffe glisse sur ses hanches.


Un autre Amour virevolte. Voltige, piqué, virage sur l'aile, looping, vol sur le dos. Rase-mottes.

Il se pose près de Psyché, primesautier.





Un plat de service rond en laiton doré, fait par un artisan du souk de Marrakech. Abîmé, fendu sur le bord.



Le soir, C s'installe confortablement sur la banquette, devant la télévision. Elle allonge ses jambes sur la banquette, un coussin derrière les reins. Elle s'endort, menton sur la poitrine. Puis elle se réveille à la fin du film et lance à M : "regarde : ça n'a ni queue ni tête !".



C a toujours eu des lapins, puis un lapin dans le clapier, contre l'abri en béton pour les outils de jardinage. Il mange les fanes des carottes, les épluchures. Le moment venu, un voisin vient le tuer et C le mange. Puis le clapier est occupé par un nouveau locataire temporaire, jeune.

M emmène le gros lapin de chou -blanc avec des taches marron et orangées- dans la cuisine et tend une ficelle devant son museau. Le lapin la coupe d'un coup de dent. Il tronçonne à la demande : un segment, deux, dix. Si on retient trop longtemps le lapin dans la cuisine, il urine. Son urine jaune aux reflets verts sent l'herbe coupée.


Un voisin entretient le jardin. Il donne des légumes à C, garde le reste. Le long des allées droites poussent des tulipes, iris, œillets d'Inde.



Au bout du jardin, un champ puis la route nationale rectiligne, qui longe l'interminable mur de l'atelier des chemins de fer.

Vendredi soir, deux motards, DS noire. Le général de Gaulle se rend dans sa propriété de la Boisserie, à Colombey-les-Deux-

Églises (Haute-Marne).

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