Les Héroïques

Anouk Mathieu

Ne sommes nous pas les Héros de nos vies ?

 

Anouk

 

LES HEROÏQUES 

 

 

ROMAN

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 

 

 

 

 

 

À mon ange gardien, qui est sur cette terre.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 


 

L'auteure, vue par MALRIC,

(Scénariste et illustrateur)

 

Dès son plus jeune âge, Anouk possédait déjà une multitude de mots qu'elle glanait çà et là dans ses nombreuses lectures. Cette assoiffée de culture, de voyages et d'histoires humaines ne cessait de cheminer le long des méandres aventureux et captivants des œuvres qui croisaient son chemin ; et les signifiants lexèmes de son esprit affûté s'accumulaient, se disputant avec acharnement la meilleure place dans son cœur. Mais un matin, réveillée dès potron-minet par les douces fragrances de l'anabiose printanière, alors que sa tasse de café fumant lui picotait le bout des doigts et que les abeilles, déjà, s'affairaient au travail dans un bourdonnement chaleureux, il se produisit un événement inattendu. Tous ses mots jusqu'alors enfouis se soulevèrent, se révoltèrent, forçant leur hôte à révéler au monde sa sensibilité profonde, longtemps cachée à l'abri des vents de sable et des paquets de mer.

Alertés bien avant la première réplique par les prémices de l'agitation dialectique des mots d'Anouk, le petit carnet de moleskine et sa plume câline avaient déjà attaqué la face nord de la table de jardin en teck pour arriver à se faufiler à temps entre sa tasse vide négligemment abandonnée avant la deuxième fournée et le petit pot de fleurs des champs confectionné par son chéri pour enivrer son matin de bonheur.

Ainsi naquit la première œuvre d'Anouk dans le tumulte de la fête et la liesse des mots, dans le doux bruissement subtil de la plume sur un carnet offert à l'encre bénie ; une conspiration bien orchestrée pour qu'enfin éclose au regard du monde sa prose. L'histoire ne dit pas si les fleurs du jardin et les abeilles butineuses furent dans la confidence, mais une chose reste certaine, la douce mélopée tendre et nostalgique des mots d'Anouk, étendus sur la trame de papier, laisse longtemps persister sur nos sentiments un goût de miel.

 

 

 

 

 

 

 

 


 

 

 

 


 

C

omme la lumière du ciel était belle ! Un axe parfait pour ce soleil de juillet qui déclinait en fin d'après-midi. Une lumière rose et blanche transperçait les feuilles des grands arbres du cimetière, des oliviers, des cyprès et des arbres de Judée. Moi Cécile, sa petite-fille, j'étais là.

Ils avaient tous soufflé et sué derrière le corbillard qui montait vers la colline où ma grand-mère, Beth, allait être mise en terre. On entendait vaguement les moutons bêler dans le champ voisin, car ils n'étaient pas encore partis pour la transhumance annuelle. Le petit cimetière du village était perché au-dessus de la mer dont on pouvait, de loin, deviner l'humeur. Tout était calme, à part ces quelques chevrotements.

Ils marchaient tous en silence, pas un bruit alentour, si ce n'étaient les quelques reniflements de la cousine Josette qui décidément ne s'y attendait pas. Chaque fois que quelqu'un s'approchait d'elle, elle répétait dans son mouchoir : « Je ne m'y attendais tellement pas ! » Personne ne s'y attendait à vrai dire. La grand-mère n'était pas malade, juste usée à la mesure de ses soixante-dix ans. Josette, qui lui avait monté ses légumes du jardin comme chaque mercredi, l'avait trouvée dans son transat, sous son mûrier, sa capeline de paille sur la tête. À ces pieds Brutus, son petit chien, dormait dans l'herbe, et sur la table basse à côté d'elle étaient posés son verre et sa carafe de citronnade.

Josette était passée par la porte de la cuisine sans prêter une attention particulière à ce décor habituel chez sa cousine Beth. Elles se connaissaient depuis l'enfance, puisque cousines germaines, mais surtout elles n'avaient jamais habité loin l'une de l'autre ce qui leur permit d'être, malgré leurs caractères si opposés, de vraies amies pouvant compter l'une sur l'autre. À la mort de mon grand-père, Josette avait même proposé à Beth de venir habiter chez elle et son mari.

— Maintenant que je suis enfin tranquille, tu ne crois quand même pas que je vais supporter tes pleurnicheries à longueur de journée ! Avait-elle répondu en la serrant dans ses bras.

Josette était réputée pour se plaindre longuement sur à peu près tout, du temps qui n'était jamais le bon, « Il pleut mes géraniums vont attraper la maladie » à « Il fait trop chaud on va manquer d'eau cet été ». Parfois de vraies raisons lui faisaient l'œil larmoyant, comme la perte de son fils dans un accident de Mobylette à l'âge de seize ans, mais de ça, elle ne parlait que très rarement.

Elle avait posé les tomates et les poivrons sur la table, rangé les yaourts au frais et mis le pain dans la panière. Par la fenêtre elle regarda Beth, qui n'avait pas bronché, et se servit un verre d'eau.

— Bon sang, je déteste l'été !

Elle buvait tout en observant le jardin, promenant son œil sur les lauriers roses qu'il aurait fallu tailler, attrapant une feuille d'essuie-tout pour éponger son front et les plis de son cou. Josette était rondouillette et transpirait facilement.

Elle sortit sur le perron et appela Beth :

— Salade de tomates ça te va pour ce soir ?

Brutus releva la tête mais ne quitta pas sa place à côté de sa maîtresse. L'estomac de Josette se serra, et elle marcha doucement vers le mûrier en chuchotant :

Beth ? Beth ?  Debout devant le transat, elle ôta délicatement le chapeau de paille mais elle savait déjà que quelque chose n'allait pas.

Elle trouva ma grand-mère les yeux clos. Elle toucha son visage qui était froid, et remarqua ses lèvres blanches. Elle lui prit la main qui retomba lourdement sur la table basse, renversant verre et carafe. Saisie d'effroi elle hurla et courut à l'intérieur appeler son mari Simon au téléphone. Il ne comprit pas bien ce qu'elle disait tant elle était affolée puis réalisa le désespoir de sa femme et se rendit immédiatement chez Beth, après avoir appelé le docteur Germond, médecin de la famille depuis des années. Ils n'habitaient qu'à cinq kilomètres les uns des autres. Durant ces minutes interminables, Josette retourna auprès de Beth. Le chien n'avait toujours pas bougé. Elle approcha doucement un autre siège et se mit à détailler le visage de la défunte, chassant une mouche posée sur son front, réajustant son tablier de jardinière, passant une mèche de cheveux derrière son oreille. Elle était redevenue étonnamment calme après le choc, veillant sur sa cousine, comme si celle-ci était en convalescence et se réveillerait d'un instant à l'autre.

Le médecin, arrivé en même temps que Simon, constata le décès de mort naturelle, le cœur assurément. Il avait aidé Simon à rentrer Beth dans sa chambre, tandis que Josette nous appelait pour nous aviser de la terrible nouvelle avec un sang-froid et une distance inhabituels. C'est ma mère qui me prévint à la librairie et je posai donc quelques jours de congé pour descendre dans le village voisin, enterrer ma grand-mère.

Quand nous arrivâmes devant le tombeau dans lequel allé être glissé le cercueil, la première chose qui me vint à l'esprit fut qu'elle allait être bien à l'étroit dans ce couloir de ciment gris. Elle qui était un peu claustrophobe n'aurait sûrement pas aimé penser qu'elle passerait le reste de sa vie, maintenant morte, dans un endroit aussi petit. Surtout à côté de son défunt mari, mon grand-père. Idée totalement saugrenue que je ne partageai avec personne, bien entendu.

Il y avait profusion de fleurs, qui, en ce jour d'été, exhalaient un parfum sucré. Des roses aux couleurs tendres, des lys blancs et des marguerites. Ma mère se tenait devant le caveau, élégante comme à son habitude, avec de grosses lunettes noires de star de cinéma italienne. J'ignorais si elle pleurait. J'étais un peu en retrait, observant les gens du village, y compris ceux que je ne connaissais pas et qui à la sortie de la messe étaient venus m'embrasser et me serrer dans leurs bras pour me réconforter. Je devais avoir l'air d'une poupée de chiffon que l'on manipulait, tant ces effusions me laissaient froide et m'agaçaient. Maman m'avait demandéd'être polie, alors je me laissais faire, planquée derrière un visage de marbre, que l'on associerait facilement à de la pudeur et au chagrin.

Le curé proposa un dernier hommage à la défunte en venant toucher le bois du cercueil. Je crois que c'est exactement à ce moment-là que je fus sur le point de pleurer en imaginant devoir me passer des caresses de ma grand-mère. Un détail et le cœur peut s'ouvrir en deux sans que l'on ne puisse plus rien retenir.

La semaine d'avant, j'étais venue chez Beth pour un déjeuner en tête-à-tête. Elle m'avait demandé la veille ce que je souhaitais qu'elle cuisine et j'avais répondu :

« Des vol-au-vent ! » Les bouchées à la reine c'était pour les snobs, chez nous on disait des vol-au-vent et, petite, je m'imaginais que les cercles de pâte feuilletée avaient atterri dans la cuisine de ma grand-mère en passant par la fenêtre ouverte. Entre le Père Noël et les cloches de Pâques, après tout ce n'était pas si impossible !

Elle était en forme, son chignon bas impeccablement tiré, son tablier de cuisine autour d'une jupe étroite jusqu'aux genoux et légèrement fendue à l'arrière et un petit pull en cachemire rose pâle que je lui avais offert. Beth aimait faire plaisir aux gens et leur dire qu'elle les aimait, parce que, m'avait-elle confié un jour :

— Ton grand-père était un constipé du verbe ! C'était très, très ennuyeux !

Il ne savait absolument pas quoi faire des émotions. Impossible pour lui de les ranger dans un ordre logique, impossible de les éprouver, ne parlons pas de les verbaliser ! Pour lui, on perdait son temps. Il m'avait dit : « Je veux t'épouser », ça devait me suffire comme expression pleine et entière, et pour toute la vie, de toute sa sensibilité amoureuse !

Je l'avais très peu connu ce grand père médecin. Il avait son cabinet à quelques mètres de chez lui. Je sais qu'au début de leur vie commune, Beth lui servait de secrétaire, prenait ses rendez-vous et accueillait les patients. Puis à la naissance de ma mère, Gilbert avait conseillé à sa femme de rester à la maison et avait engagé une jeune femme du village. Elle fut sa maîtresse durant le reste de ses jours. Cela ne dérangeait absolument pas ma grand-mère qui put avoir un peu de tranquillité face aux ardeurs sexuelles d'un mari toujours prêt à la trousser, selon ses propres mots.

 — Quant à l'amour physique ma chérie, je n'en connais pas grand-chose tu sais ! M'avait-elle dit un soir devant une tisane, alors qu'elle prenait des nouvelles de ma vie sentimentale.

La confidence spontanée m'avait un peu gênée.

Je savais aussi que ma grand-mère aurait adoré être elle-même médecin. Elle s'était mariée à vingt ans, sa famille jugeant qu'il était temps, avant qu'elle ne coiffe le chapeau des Catherinettes. Elle avait donc dû laisser de côté ses projets d'études, car de toute façon il lui fallait l'autorisation de son père qui était résolument contre. Gilbert était le fils du notaire, et le père de Beth, maire du village. Ils voyaient dans ce mariage une conclusion convenable à l'alliance de deux familles. Le jeune médecin était très romantique au début, m'avait révélé ma grand-mère. Il lui envoyait des fleurs chaque semaine accompagnées d'un poème, tout le temps de leurs fiançailles. Elle s'était donc dit qu'un homme comme lui pourrait compenser ses idéaux déçus, et qu'elle se lancerait dans la vie d'épouse avec beaucoup de bonne volonté. Ce qui l'attirait dans la médecine ce n'était pas seulement l'empathie qu'elle ressentait pour ses semblables. Elle aurait adoré être chirurgien. À défaut, elle se maria un beau jour de printemps, la couronne de fleurs d'oranger sur la tête. Elle n'avait jamais connu d'autre homme, étant une jeune femme sage et la plupart du temps le nez plongé dans ses bouquins. Sa mère ne lui avait jamais parlé de ce qu'était un homme et elle n'en connaissait l'anatomie que sur les planches de dessins de ses livres. Elle nous avait raconté ça lors d'un repas avec ma mère et la cousine Josette. Beth riait facilement de ces événements et n'avait aucun complexe à parler de son intimité. Quand Gilbert était mort d'une crise cardiaque, elle n'avait que quarante ans. Elle pleura ses illusions mais pas son bonheur. Ses parents, dont elle était l'unique enfant, lui avaient déjà légué une petite rente qui lui permit de rester dans cette maison. Avec la revente du cabinet elle se savait à l'abri pour le restant de ses jours. Elle faisait partie de la Croix-Rouge et donnait de son temps pour les autres. Encore jeune, ma mère m'avait dit que grand-mère avait quelques soupirants, mais qu'elle avait définitivement tiré un trait sur la possibilité d'une vie de couple heureuse. Elle les avait donc tous gentiment éconduits, et continua de cultiver ses roses et ses pivoines, entourée de ses livres.

Je sais qu'elle avait aimé Gilbert.

— On ne passe pas vingt ans de sa vie avec un homme sans l'aimer un peu !  M'avait-elle dit. Beth n'avait jamais considéré que Gilbert l'ait trahie. Elle avait accepté son infidélité, sa double vie, parce qu'elle n'avait pas besoin d'un homme pour être heureuse. Paradoxalement, cela l'avait même libérée de la contrainte d'exposer au monde un mariage réussi. Elle s'en fichait tout simplement avec une désinvolture associée à une force qui était respectée de tous, y compris de Josette, elle si fusionnelle avec son Simon. Ma grand-mère était l'inverse d'une bourgeoise, pourtant élevée dans le respect de la place de chacun dans la société, elle avait su s'adapter, et en même temps avait gardé une fraîcheur jamais ternie. Être amère n'était pas dans ton tempérament. Cela lui donnait une liberté de ton qui était étonnante pour une femme de sa génération.

Les gens se dispersaient peu à peu, ayant rendu leur dernier hommage à la morte. Je me rapprochais de ma mère et de Josette et Simon. Il ne resterait bientôt plus que nous quatre, et nous devions nous hâter de retourner à la maison de Beth pour y recevoir les intimes autour d'une collation organisée par ma mère. Je ne voulais pas voir le tombeau scellé par le maçon qui attendait, et priais donc les autres de nous en aller au plus vite, laissant le cimetière silencieux et la tombe de ma grand-mère débordante de fleurs. Pour l'instant, cela me suffisait.

Nous arrivâmes à la maison où quelques personnes garées admiraient le jardin en nous attendant. Ma mère descendit rapidement pour filer dans la cuisine chercher rafraîchissements et feuilletés. Josette et Simon installèrent des chaises de jardin sous le mûrier et des nappes en papier sur une table rectangulaire qui servirait de buffet. Tout était déjà prêt, il fallait juste sortir verres et plateaux. J'entrai pour aider ma mère qui s'affairait. Elle avait retiré ses lunettes et ses yeux étaient bouffis. Mais, dignement, elle sortit avec ses petits fours et passa près de moi sans dire un mot. Au moment où j'attrapais les bouteilles de rosé dans le réfrigérateur, le docteur Germond entra dans la cuisine, c'est lui qui avait repris le cabinet de grand-père,  après avoir été son associé.

— Ça va Cécile ?

— Oui, disons que ça va.

— Tu sais que ta grand-mère est morte tranquillement, dans son sommeil. Le cœur, comme ton grand-père.

— Vous croyez ?

— J'en suis sûr Cécile.

— Je vais récupérer Brutus chez moi, maman n'en veut pas. J'avais envie d'avoir un chien mais je l'imaginais un peu différent d'un fox-terrier ! Tant pis. J'espère qu'il se fera à mon appartement.

— Tu restes combien de temps ?

— Trois ou quatre jours, plus s'il le faut. Je n'arrive pas à savoir si maman aura besoin de ma présence.

— Tu verras. Pour l'instant elle est occupée. Le chagrin est un scénario à rebondissements.

Je souris au docteur Germond qui me débarrassa de mes bouteilles.

— Laisse, je vais les porter, occupe-toi des verres.

C'était curieux cette réunion d'après cimetière. Tout le monde parlait bas dans ce jardin qui avait connu des repas animés avec des amis, tous bons vivants. Aussi bons vivants, que grand-mère était morte. En prononçant ses mots dans ma tête, je réalisais un peu plus ce qu'ils signifiaient. Nous devions être une vingtaine à évoquer Beth, le verre à la main et la bouche discrètement pleine. Simon ne quittait pas Josette d'une semelle, l'entourant de ses bras comme un jeune amoureux. Ils étaient touchants de tendresse. Une voiture se gara devant l'olivier et je reconnus celle de mon père. Il n'était pas au cimetière, mais avait sûrement tenu à être présent maintenant. Il s'entendait très bien avec grand-mère. Quand mes parents s'étaient séparés, je devais avoir une douzaine d'années. Je crois que c'est elle qui avait eu le plus de mal à s'y faire, et je sais qu'il passait la voir de temps à autre. Mon père possédait un bureau d'architecte et travaillait beaucoup. Trop au goût de ma mère qui, elle, ne travaillait pas. Après son divorce elle avait ouvert une boutique de déco et avait pu constater que le commerce demandait aussi beaucoup de travail. Mon père avait financé son installation. Ils étaient restés bons amis à ce qu'il me semblait. Je n'avais pas l'impression d'avoir vraiment souffert de cette séparation, puisque je voyais l'un et l'autre quand je le souhaitais. L'échec de leur couple avait atteint ma mère plus profondément, me semblait-il.

Elle trouvait toujours un moyen de faire appel à mon père pour une raison ou une autre. Au début il s'agissait de moi, qui maintenais un lien avec lui, puis ce fut la boutique, un déménagement, un problème de santé, tout était prétexte à lui laisser une place dans sa vie. Aujourd'hui encore, il répondait présent. Plus démonstratif que ma mère, il me serra dans ses bras en arrivant, chuchotant dans mon cou :

— Je sais que tu as du chagrin, je t'aime.

Non, il ne fallait surtout pas que ces mots-là m'atteignent ou j'allais me désintégrer sur le champ.

— Papa, s'il te plaît…

Il lâcha son étreinte et se dirigea vers ma mère. Il lui prit la main et l'embrassa sur la joue. Elle l'entraîna un peu à l'écart et je les vis discuter à voix basse.

J'entrai dans la maison et allai dans la chambre de Beth. Brutus était couché sur le lit de sa maîtresse. Je m'approchai pour le caresser.

— Toi aussi tu as de la peine, hein ? Je vais t'emmener bientôt chez moi. Tu verras, je m'occuperai bien de toi et tu t'occuperas bien de moi.

Brutus reposa sa truffe sur un coussin et ne me regarda plus. La chambre était imprégnée du parfum de Beth. Je m'assis sur le bord du lit et promenai mon regard sur les murs et les objets. Une pile de livres sur sa table de chevet, des photos sur la coiffeuse, un flacon de parfum Diorella, une grande armoire. J'avais envie d'ouvrir les tiroirs de sa commode, d'inspecter les étagères de l'armoire. Mais je n'en fis rien, préférant humer l'air de la pièce, tranquillement. Ma mère et mon père entrèrent :

— Cécile, les gens s'en vont, tu viens dire au revoir ?

Nous sortîmes donc tous les trois. Les derniers visiteurs partis, Josette et Simon, le docteur Germond et nous trois, nous assîmes à l'intérieur, au salon.

— Vous savez si votre mère avait fait un testament ?

— Telle que je la connais, je ne pense pas !, répondit ma mère.

— Son beau-père était notaire, elle savait l'importance d'un tel acte, rétorqua mon père.

— Peut-être. Il faudra voir dans ses affaires, honnêtement, je n'en sais rien.

— On verra tout ça demain, Josette, tu peux être avec nous ?

— Bien sûr !, répondit-elle avec les larmes aux yeux.

— Très bien.

Puis, nous baissâmes tous la tête en silence. Le docteur Germond prit congé. Josette et Simon également. Nous avions rendez-vous à neuf heures le lendemain matin pour trier les affaires de Beth. Ma mère se leva en me disant que ma chambre était prête. Mon père nous raccompagna, après avoir fermé la maison et ses volets. À cet instant, j'eus l'impression qu'on abandonnait vraiment grand-mère. Un dernier tour de clé dans le cadenas du portail et nous laissions derrière nous, une vie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

À peine rentrées, Cécile fila dans sa chambre. On aurait dit qu'elle m'évitait, moi, Caroline, la fille de Beth et sa mère. Bien sûr elle était triste, mais j'aurais tellement aimé partager un moment avec elle, après cette journée.

Elle devait être en train de téléphoner à ce rat crevé qui lui servait de petit ami, car je l'entendais parler. Je la laissai tranquille et allai m'asseoir sur la terrasse. J'avais arrêté de fumer il y a des années, mais ce soir l'envie fulgurante d'une cigarette refit surface et je n'en avais pas. Je me contentai donc d'une tisane et d'un carré de chocolat, assise sur la balancelle.

Tout à coup, je me souvins que Brutus était resté dans la maison de Beth, enfermé et sans manger. J'appelai vite Josette qui était la plus près, pour qu'elle aille le chercher. Toujours serviable et disponible, elle me rassura d'une voix chevrotante qu'elle y envoyait Simon tout de suite. Bon, ça c'est fait me dis-je en retournant sur la terrasse. Les soirs de juillet sont à peine plus frais que les jours. J'étais mal à l'aise dans cette blouse noire et filai me changer dans ma chambre. Sur le palier de l'étage, où se trouvait également la chambre de Cécile, je perçus comme des sanglots. J'allais ouvrir la porte, mais ma main s'arrêta au-dessus du bouton de porcelaine. Cécile n'aimerait pas que je la trouve en train de pleurer. Mon désir de la consoler dut se contenter d'un baiser que je lui envoyais dans les airs, poursuivant mon chemin sur la pointe des pieds.

Je ne sais pas pourquoi il nous était parfois si difficile de communiquer elle et moi. Elle avait été une enfant gaie, vive et chouchoutée. Ma séparation de son père l'avait-elle très affectée ? Je ne lui en avais jamais vraiment expliqué les raisons, sauf à dire que nous ne nous entendions plus. Bien sûr c'était à moi qu'était revenue la mission de l'informer que papa et maman ne vivraient plus ensemble, et aussi de la rassurer sur notre immense amour pour elle, qui lui ne changerait jamais. Romain avait trop de travail pour le lui annoncer…

Je m'étais dit qu'un jour, quand elle serait plus grande, je lui expliquerais que j'avais trouvé dans notre chambre, roulés en boule sous l'armoire, des sous-vêtements qui n'étaient pas les miens et que c'est exactement pour cette raison que j'avais souhaité divorcer. Je m'étais dit qu'au bon moment je lâcherais la vérité. Romain n'était pas seulement le gentil papa gâteau qui lui achetait tout ce qu'elle désirait y compris un scooter, contre mon avis, pour se rendre au lycée. Ah ! Ce scooter ! Le plus difficile fut de l'annoncer à Josette et je fis promettre à Cécile de ne jamais, vraiment jamais, monter sur l'engin en sa présence.

Et puis je ne sais pas, l'occasion ne se présentait pas, ma rancœur passait, et je ne lui en ai jamais parlé. Je sais qu'au fond, je ne voulais pas non plus blesser Beth, à qui Cécile se confiait et qui, je crois, ignorait ma « trouvaille ». Beth avait toujours adoré Romain. Je m'étais juré que je ne me trouverais jamais dans la même situation que ma mère, qui avait toléré son cocufiage avec bravoure et tant d'impassibilité. Ne surtout pas répéter l'histoire et en faire une tradition familiale. Mais à quoi bon briser l'image de son père ? J'avais souvent remis les révélations à plus tard, puis j'avais tout à fait abandonné l'idée. À quoi bon… Nous étions restés presque amis et il avait toujours été présent malgré tout, pour sa fille et pour moi.

J'avais passionnément aimé Romain et je ne crois pas me tromper en pensant que cela avait été réciproque. Nous nous étions rencontrés étudiants tous les deux aux Beaux-Arts. Je n'avais obtenu aucun diplôme, par manque d'engagement dans mes études et par excès d'hormones amoureuses ! Lui avait passé ses examens tandis que je traînais mes baskets dans les bars, entourée d'une bande d'artistes incompris, à l'avenir,  aussi incertain que fauché. Beth m'avait conseillé de me trouver un boulot. Je trouvais donc un emploi dans une galerie, fière de ma nouvelle indépendance. En fait, je faisais surtout de la présence et m'ennuyais souvent. Je regrette de n'avoir pas profité de ce temps pour continuer d'étudier, pour me construire un avenir. J'étais trop amoureuse et trop idéaliste.

Le fait que Cécile ait abandonné la faculté après trois années de sociologie qui la laissaient sans suite, avait été une source de conflit terrible entre nous. Mais elle n'avait rien voulu entendre et avait trouvé ce job en librairie au rayon sciences humaines. Combien de fois m'avait-elle renvoyé que moi non plus je n'avais pas poursuivi mes études et qu'elle n'avait donc pas trop de leçons à recevoir. Cela me mettait hors de moi. J'avais beau lui expliquer que, justement, j'étais assez bien placée pour la prévenir des conséquences de son choix, elle se fermait comme une huître et claquait la porte pour se réfugier chez Beth, comme à chaque dispute, parfois plusieurs jours.

Nous aurions dû avoir un autre enfant. Être fille unique n'était pas simple pour Cécile. Mais comme pour ma mère, la venue au monde d'un premier enfant avait signé l'arrêt de notre fertilité, et ça, c'était familial. Trop de complications pour l'accouchement, un utérus mal foutu et voilà mes rêves de famille nombreuse qui s'étaient envolés. Beth disait ne pas avoir eu de regrets. Ce n'était pas mon cas. J'aurais adoré avoir deux ou trois bambins. Ce qu'il faut de renoncement dans une vie. J'ai le sentiment d'avoir renoncé à tant de choses ! Ma tête et mon cœur sont si tristes ce soir, il faut que je chasse ces mauvaises pensées.

Maman est morte. C'est un peu comme si je disais « le petit chat est mort », je ne réalise pas encore vraiment. Il y avait du monde pour ses funérailles et beaucoup de fleurs, j'espère qu'elle aurait aimé ! Mais comment le savoir. C'est idiot. Ce dont je suis sûre, c'est que je n'ai plus ni père ni mère et que ma fille unique s'éloigne de moi. Comment peut-on mourir en juillet ? C'est le mois des vacances, des baignades à la mer, des repas tard le soir dans le jardin qui sent le romarin. Le mois des pêches et des tartines de tapenade pour l'apéro.

Maman, papa, êtes-vous toujours quelque part en moi ? Dans mes veines, dans mes gênes ? Il faut que je dorme. Une journée difficile s'annonce demain. Nous allons prendre la mesure de son absence. Vraiment.

 

 

 

 

Moi, Josette, la cousine de Beth, je rentrais enfin chez moi avec mon mari.

— C'était beau, hein Simon ? Le prêtre a été bien, j'ai aimé comme il a parlé d'elle. Il faut dire que Beth avait un cœur d'or et que la Croix-Rouge va perdre une bénévole appréciée de tous, hein Simon ? Mon Dieu il faut que j'arrête de pleurer. Tu vois, je ne m'habitue pas aux coups durs de la vie. À quoi bon être sur terre si c'est pour souffrir sans arrêt ?

— Josette, viens là, viens t'asseoir, arrête de tourner en rond autour de ce canapé. Allons-nous coucher si tu veux.

 

J'étais nerveuse. J'avais des images plein la tête. Celles de l'enterrement, celles de Beth et moi, jeunes, puis plus âgées. Les souvenirs s'animaient dans mon esprit, prenaient vie et parfois un triste rictus passait sur mes lèvres. La mort, je l'avais affrontée, j'en avais bavé de chagrin et d'impuissance. Le temps n'avait rien changé à ma douleur. Un flot indistinct de larmes noyait ce soir mon esprit. Simon était aussi gentil qu'il le pouvait mais il n'arrivait pas à me calmer. Il me tendait la main et je ne sais pas pourquoi j'éclatais de rage et hurlais :

— J'en ai marre de vivre Simon, j'en ai assez de lutter.

— Josette, mais qu'est-ce que tu racontes !

— Foutu Bon Dieu de miséricorde ! Tu parles !

— Josette, veux-tu boire quelque chose ? Il faut te reprendre.

— Me reprendre ? Je ne veux pas me reprendre ! Je veux mourir avec Beth, avec Renaud avec mes parents, avec tous les damnés de la terre !

Je m'affalai dans un des fauteuils du salon et laissai simplement couler les larmes.

— J'arrive, Simon, va te coucher, je te rejoins dans un moment.

— Tu ne veux pas que je reste avec toi ?

— Non, je t'assure, ça va aller, j'ai besoin d'être un peu seule.

 

La solitude réparatrice, je connaissais. Emmurée, l'apaisement viendrait. Je me levai et éteignis toutes les lumières. J'ouvris les volets de la porte-fenêtre du salon ainsi que les baies vitrées et retournai m'asseoir dans le fauteuil. L'air était doux. Brutus récupéré par Simon dormait sur le tapis. Je ne sais pas si Cécile saura s'en occuper. Cette petite à quelque chose d'incertain dans le regard. Sa mère et Beth l'ont toujours trop couvée, ne parlons pas de son père. Ce n'était quand même pas la seule enfant de parents divorcés ! Un fruit sec, voilà ce qu'on dirait.

Elle ne sourit jamais, envoie balader sa mère comme je n'aurais jamais osé le faire, et prend des airs de princesse lointaine. Je m'en voulais de penser ça ce soir. Je suis trop chamboulée. Il n'y aura bientôt plus de larmes. J'étais tarie jusqu'au fond de ma mélancolie. Je repensai à l'enterrement de Beth, je me dis qu'elle serait bien sur cette petite colline installée sous le pin et que, l'hiver, elle pourrait même entendre rouler les vagues au loin. Je fermai la « boutique » comme Simon appelait la maison, et partis me coucher près de lui qui dormait sur le dos en ronflant un peu.

Délicat jusque dans sa façon de ronfler… Une vague de tendresse pour mon compagnon me fit verser une dernière larme, puis je me déshabillai et me glissai doucement contre l'homme de ma vie, mon compagnon, mon complice.

 

Moi, Simon, je sais que Josette, comme toutes les personnes gentilles et calmes, peut avoir des accès de colère incontrôlables. Je sais de quoi elle est capable. À la mort de notre fils, avant de tomber dans une léthargie totale pendant de longues semaines, elle avait tenté de mettre fin à ces jours. Seul Gilbert, le docteur Germond et moi avions été au courant. Un soir, elle avait avalé un tube entier du somnifère qu'il lui avait prescrit, car elle ne fermait plus l'œil depuis l'accident fatal. Je l'ai trouvée la bave aux lèvres, pelotonnée sur le canapé. Elle a été admise aux urgences avec un lavage d'estomac et elle est ressortie le surlendemain, hagarde. Son mutisme a duré des jours, durant lesquels je l'ai assistée du mieux que je pouvais, oubliant mes propres tortures, l'éloignant de tous, pour mieux la protéger. Et puis un jour elle m'a demandé des nouvelles de Beth et m'a prié de l'emmener la voir. Elles ont passé l'après-midi ensemble, et à son retour, Josette avait repris presque normalement le cours de sa vie.

Mais je ne supporte plus de la voir pleurer. Ça remue en moi quelque chose de sordide. Une sorte d'énervement, une tension dans mes muscles, je pourrais la frapper je crois si je ne me contrôlais pas. J'ai dû tellement de fois prendre sur moi ! Comme si elle était seule à avoir perdu un fils ! Je sais que c'est mal de penser ça mais j'en ai marre moi aussi parfois.

Marre d'être le gentil mari de service, compréhensif, tendre et prévenant ! Beth était une harpie, une femme autoritaire et froide, toujours à juger les autres. Gilbert n'en pouvait plus de payer parce qu'elle aurait voulu faire des études et qu'elle n'avait pas pu. Tu penses ! Elle n'avait qu'à être infirmière si elle aimait la médecine, mais non madame voulait avoir du grade. Il a bien fait de se mettre avec Chantal, tout le monde savait que Beth ne voulait pas qu'il la touche, tout le monde l'aimait le toubib de la ville. Les gens faisaient des kilomètres pour venir à ses consultations.

Il m'a dit un jour que Beth était capable de le mordre quand il s'approchait, c'est pas dingue ça ! Simon enleva son pantalon de toile beige qu'il posa sur la chaise de la chambre en marmonnant. Il s'y reprit à plusieurs fois parce que les plis n'étaient pas tout à fait en face l'un de l'autre. Il enleva ses chaussettes, assis sur le bord du lit, en continuant de penser.

Et l'autre merdeuse là, plantée comme un haricot vert qui ne daigne pas s'asseoir à côté de nous à l'église ! La Cécile elle a toujours fait ce qu'elle a voulu. Tu penses que Josette et moi on ne savait pas qu'elle avait un scooter. La garce, elle se baladait dans le village sans casque et avec un jeune con derrière elle, juste pour frimer. Josette m'avait dit qu'il fallait ne pas dire qu'on savait, parce que ça aurait blessé Caroline et Beth. Me blesser moi ça comptait pas !

Mais qu'est-ce qu'elle fait ? C'est quoi ce cirque avec la fenêtre ? Et ce chien ? Hors de question qu'on garde le chien ! J'en veux pas, d'ailleurs je vais lui remettre un peu de mort-aux-rats comme ce soir, il finira bien par crever la dalle et hop ! Ce sera réglé.

Simon se glissa sous l'unique drap, remonta puis repoussa le couvre-lit et s'endormit dans un soupir.

 

Huit heures du matin en juillet. Josette était dans la cuisine préparant du café et Simon en train de se raser. Ils avaient convenu qu'il déposerait Josette chez Beth et qu'elle lui téléphonerait quand elle voudrait qu'il repasse la chercher. Josette était plus soucieuse que triste ce matin-là, quelque chose la turlupinait, un détail s'était rappelé à elle, au beau milieu de la nuit, un détail que personne ne connaissait et qu'elle voulait que personne n'apprenne.  Simon sifflotait, le café passait, elle s'assit à la table de jardin dehors et attendit comme on attend des ennuis, avec nervosité.

Le chien vint la rejoindre et la regarda longuement. Elle lui rendit son regard sans broncher, avec une sorte de sévérité qui le fit renter dans le salon et se réinstaller sur le tapis. Elle le suivit des yeux et retrouva le fil de ses pensées. Dieu ? Elle avait reçu une éducation religieuse mais n'y croyait pas plus que ça. Il fallait bien trouver un coupable. Simon passa lui donner un baiser sur le front et s'installa en face d'elle. Elle servit le café dans une tasse dans laquelle une fente noirâtre apparaissait.

— Josette, il faut que tu sois forte aujourd'hui.

— Je sais Simon. Il faudrait tailler les lauriers chez Beth.

— Ça peut attendre, commence par voir ce qu'on peut récupérer.

— J'ai déjà la montre en or.

— Oui, mais il faut plus Josette, on n'a pas fait tout ça pour une montre, Gilbert nous l'a promis !

Josette but son café à petites gorgées. Elle y trempa un biscuit qu'elle regarda s'effriter dans le liquide avant même de pouvoir le porter à sa bouche. Elle repoussa la tasse et s'affala contre le dossier de sa chaise. Elle transpirait déjà dans sa robe sans manches et s'essuya le menton avec un mouchoir qu'elle tira de sa poche.

— On y va Simon ?

— J'ai presque fini, il n'est que huit heures et demie.

— Je préférerais arriver avant Caroline et Cécile.

— T'inquiète pas, elles y seront pas à neuf heures, et puis calme toi un peu avant d'y aller, emmène le chien, on sait jamais si elles veulent le prendre tout de suite. Ce clébard me donne des boutons.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline avait peu dormi mais d'un sommeil écrasant, de ceux qui ne laissent aucune trace de rêve et qui vous empêchent de vous réveiller avant deux ou trois cafés. Il était sept heures. Le ciel était d'un bleu vif, la journée promettait d'être chaude. Une légère brise qui se tarirait très vite montait de la mer. Elle profitait de cette fraîcheur pour aller à l'extérieur. Elle avait installé un vrai petit déjeuner pour Cécile. Jus d'orange, pain, confitures, fruits frais et laitages. Elle, se contenta de son café en espérant que sa fille aurait faim. Elle se laissait jusqu'à huit heures pour aller la réveiller et pour profiter égoïstement de ce moment de calme. La journée allait être une épreuve.

Elle appréciait sa vie de femme seule. Elle pouvait traîner comme elle le voulait, manger quand elle le voulait et rentrer ou sortir comme elle le voulait. Sa vie avec Romain n'avait pas été difficile, il n'était jamais là. Mais il y avait quand même une sorte d'obligation à se dire je fais ci ou je vais là, qui lui avait pesé. À la naissance de Cécile, elle avait cru qu'il lèverait un peu le pied. Après tout, ils avaient attendu que son agence d'architecte prenne de l'essor avant d'avoir un enfant, et elle avait imaginé qu'ils partageraient à égalité la venue de Cécile dans leurs vies. Mais elle se levait la nuit, elle préparait les repas, elle pensait au goûter, aux lingettes, aux biberons, elle organisait totalement leur vie de famille.

Finalement, ils étaient dans le schéma banal d'un couple lambda. Au début de leur installation, elle avait également dans l'idée que si elle préparait le petit déjeuner un matin, Romain apprécierait, et se lèverait à son tour pour préparer le sien une autre fois. Elle imaginait que tout serait réparti à parts égales. Ce ne fut pas le cas, et sa déception avait grandi jusqu'à l'animosité, qui avait petit à petit pris toute la place.

Ce sont toujours les femmes qui élèvent les enfants, même si les hommes d'aujourd'hui participent, cela reste une participation, pas un partage à parts égales. Et puis elle ne travaillait pas. Alors qu'avait-elle à revendiquer ? Ses amies qui cumulaient leur job avec leur vie de famille l'enviaient. Seule Beth comprenait sa frustration. Elle prenait souvent Cécile chez elle pour la soulager un peu et lui laisser un peu de temps pour elle. Beth adorait s'occuper de Cécile. Elle l'emmenait partout, au restaurant, au cinéma, aux expos quand il y en avait, au cirque, à la plage. Le lien entre elles s'était construit sur le partage et une entente joyeuse.

Pourquoi repenser à tout ceci juste ce matin ? Elle se leva pour aller se refaire un expresso dans la cuisine et croisa Cécile qui descendait.

— Bonjour ma chérie !

— Bonjour maman.

— J'ai préparé un petit déjeuner dans le jardin, tu veux un café ?

— Je vais plutôt me faire un thé, je prendrai un café après.

Elle retourna à l'extérieur, attendre Cécile, qui arriva, ses cheveux blonds roulés en chignon sur le dessus de sa tête, un débardeur blanc sur sa culotte en dentelle. Elle était belle sa fille ! Elle la trouvait tellement charmante, intelligente !

— Tu as faim ?

— Bof, pas trop, mais c'est tentant tout ça.

Caroline était contente que Cécile apprécie sa table. Elle l'observait avaler un kiwi, se faire une tartine et boire son thé en laissant vagabonder son regard sur les fleurs de la terrasse. Elle attendait qu'elle se réveille un peu mieux pour engager une conversation, elle avait peur qu'elle ne la rabroue. C'est Cécile qui parla la première :

— Maman, qu'est-ce qu'on va faire chez grand-mère ?

— Eh bien… Il faut essayer de voir si dans ses papiers on trouve une quelconque lettre qui indiquerait qu'elle a vu un notaire. Il faut aussi savoir ce que l'on fait de ses vêtements, de ses bijoux… De tout ce qu'il y a dans la maison, la vaisselle, les meubles.

— Pfffff, c'est moche.

— Il y a peut-être des objets, des livres, des photos ou autres que tu voudrais garder. Et puis il y a la cousine Josette, elle aussi a peut-être envie de prendre quelques souvenirs. De toute façon on ne peut pas y échapper. On ne peut pas tout laisser comme ça. Nous sommes sa seule famille, on se doit de préserver ce qui est à elle. Elle avait peut-être envie de nous transmettre certaines choses, et si ce n'est pas elle qui le décide, c'est à nous de le faire à sa place.

Elle avait les larmes aux yeux. Cécile se leva et vint l'entourer de ses bras. Elle fut d'abord surprise et puis tellement émue de son geste. Elles restèrent quelques minutes enlacées, puis Cécile lança :

— Je monte me préparer.

— OK chérie, je vais débarrasser.

Caroline prit encore quelques minutes pour finir sa tasse, rangea, et monta aussi s'habiller.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Josette et Simon arrivèrent les premiers chez Beth. Simon descendit de la voiture pour ouvrir le portail et Josette gara la voiture sous les oliviers. Ils ouvrirent la porte de la maison et les volets et laissèrent les fenêtres ouvertes. Brutus se faufila entre leurs jambes pour aller directement dans la chambre de Beth. Tout était à sa place comme si Beth allait arriver d'un instant à l'autre.

— Tu veux bien attendre qu'elles arrivent, j'ai la trouille toute seule.

— C'était pas la peine d'arriver si tôt ! Et ma poule, les fantômes n'existent pas ! Simon partit d'un grand rire en agitant ses mains devant le visage de Josette qui recula d'un pas.

— Ce que tu es bête !

Ils allèrent s'asseoir dehors. De loin, Simon remarqua que la carafe et le verre renversés sous le mûrier étaient restés là. Comme l'arbre était un peu sur le côté de la maison, personne ne l'avait remarqué.

— Regarde là-bas. Il montrait du menton l'arbre sous lequel se trouvait le transat de Beth.

Josette plissa les yeux.

— Ah oui ! Faut que j'aille ramasser ça avant que quelqu'un ne le trouve.

Elle se dirigea vers l'angle du jardin et appela Simon.

— Viens voir ! Il y a un hérisson crevé dans la carafe ! Heureusement qu'on l'a trouvé avant ! Pauvre bestiole il a dû vouloir boire.

Simon s'approcha.

— Ah ! Ben oui, pour boire il a bu ! Et maintenant il fait dodo comme la cousine Beth !

— Simon !

— Quoi ? Il avait peut-être des problèmes d'insomnie lui aussi !

Simon attrapa le hérisson par une patte et le jeta par-dessus la haie de lauriers. Il attrapa la carafe et le verre et fit de même. Ils les entendirent se briser contre une pierre.

— Et voilà ! Ni vus ni connus !, dit Simon.

Josette gloussait. Elle attrapa la capeline de paille et la mit sur sa tête en se dandinant. À ce moment-là, une voiture entra dans la cour de la maison. Caroline et Cécile arrivaient. Cécile crut reconnaître le chapeau de sa grand-mère sur la tête de la cousine. Le temps qu'elle tourne la tête pour prévenir sa mère, Josette s'était hâtée de la reposer sur le sol. Cécile n'était pas sûre de ce qu'elle avait vu, elle garda pour elle sa vision et elle l'oublia vite. Simon et Josette s'approchèrent des deux femmes. Josette s'avança et prit Caroline dans ses bras :

— Mon Dieu, tu as pu dormir ma chérie ?

— Oui Josette, ça va.

— Je n'ai pas pu fermer l'œil et Simon non plus ! Hein Simon ?

Simon baissa la tête sans rien dire, en guise d'acquiescement. Puis Josette alla serrer Cécile, qui écourta cette embrassade car les joues humides de Josette la dégoûtaient un peu. Simon prit congé et rappela à sa femme de l'appeler au téléphone quand elle voudrait qu'il revienne. Il déposa tendrement un baiser sur son front et repartit.

— Où est Brutus ? demanda Cécile.

— Il est dans la chambre de Beth, il a quand même bien mangé hier soir !

— Je vais le voir.

Elles entrèrent toutes les trois dans la maison. Cécile alla dans la chambre et trouva Brutus sur le lit. Il leva la tête et remua doucement la queue quand il la vit.

— Je vais le prendre avec moi quand on aura fini, lança Cécile.

Caroline n'eut pas le cœur de lui dire qu'elle pouvait attendre d'être rentrée dans son appartement. Elle ne voulait pas contrarier les sentiments filiaux qui s'étaient exprimés si joliment ce matin. Brutus avait l'air mou, il bavait un peu, ce qui était bizarre pour un chien de sa race et il avait le regard légèrement vitreux. Cécile mit cet état sur le compte du chamboulement et se promit de l'emmener chez le vétérinaire en fin de journée.

— On commence par quoi ? dit-elle.

— Je ne sais pas. Réfléchissons. Je me charge du secrétaire, dit Caroline. Je vais voir s'il y a quelque chose qui ressemble à un document du genre testament. Pour les vêtements, je propose qu'on aille chercher des sacs dans la remise et qu'on les donne à la Croix-Rouge, non ? À moins qu'il y ait des choses que tu veuilles récupérer Josette ?

— Non, nous ne faisions pas la même taille !, répondit Josette dans un sourire.

Et puis, c'est une bonne idée, elle aurait sûrement voulu les leur donner.

— Et moi ? Je fais quoi ?, dit Cécile

— Viens m'aider à chercher, répondit Caroline.

Elles se dirigèrent vers la salle, laissant Josette seule, avec Brutus. Elle ouvrit l'armoire avec un sourire transversal. Elle allongea le bras jusqu'à atteindre un petit tiroir caché sous une étagère. Elle le tira et trouva à l'intérieur un flacon de cachets. Elle le mit rapidement dans la poche de sa robe sous son mouchoir. Puis elle se dirigea vers le salon.

— Je ne sais pas par où commencer !, dit-elle d'une voix chevrotante.

— Écoute Josette, il va falloir du temps pour tout trier et ranger et savoir ce que l'on fait de tout ça, de la maison, de tout ! Alors si c'est trop tôt pour toi je comprends. Tu seras utile à un autre moment. Rentre chez toi, appelle Simon.

— Pardon Caroline, mais oui c'est au-dessus de mes forces aujourd'hui. Il faut que je laisse passer un peu de temps, que je m'y fasse, je ne suis pas très forte tu le sais…

— Ne t'inquiète pas. Rentre c'est mieux.

Simon arriva et emmena Josette. Elle leur fit un petit signe de la main en partant.

— Ça doit remuer tellement de choses en elle. Pauvre Josette, conclut Caroline. Elle ouvrit un placard et trouva des pochettes de bureaux empilées.

Chacune avait un intitulé : MAISON, TRAVAUX, BANQUE, PHOTOS, etc. Beth avait donc organisé sa paperasserie. Caroline sortit la pile et les montra à Cécile qui s'était affalée sur le canapé.

— J'ai trouvé, regarde !

— Bon, génial ! On prend tout et on s'en va. On regardera tout ça à la maison.

— Oui, tu as raison, ce sera plus pratique et moins sinistre.

Elles transportèrent le tout en veillant à ne rien mélanger car les chemises en carton étaient bourrées de papiers divers. Le tout fut installé avec précaution et calé avec des boîtes à archives sur les sièges arrière de la voiture.

— Je vais chercher le chien pendant que tu fermes, dit Cécile.

Elle trouva Brutus allongé sur le lit. Elle l'attrapa et le chien se laissa faire sans volonté. Sa gueule était ouverte et il bavait toujours. Cécile le prit dans ses bras et l'emmena à l'extérieur. Elle le coucha sur la terrasse le temps d'aider Caroline à fermer les volets.

— Maman, le chien ne va pas bien, regarde !

— En effet, je ne l'ai jamais vu comme ça. On dirait qu'il ne tient même pas sur ses pattes. On va s'arrêter chez le vétérinaire en repartant.

Cécile prit le chien sur ses genoux et elles partirent vers le village.

— C'est curieux quand même, il n'ouvre pas les yeux !

— On arrive Cécile, ne panique pas.

Elles entrèrent dans la salle d'attente où une dame attendait avec un panier à chat à ses pieds. Caroline s'avança vers la secrétaire :

— Excusez-moi, nous n'avons pas rendez-vous mais c'est le chien de ma mère, qui est décédée. On l'a trouvé comme ça, il n'a pas l'air d'aller bien du tout !

— Asseyez-vous, il y a la dame avant vous. Je vais demander au docteur Vialle s'il peut vous recevoir.

Le vétérinaire en blouse verte, que connaissait bien Caroline, entra dans la salle d'attente quelques minutes plus tard. Il alla tout de suite vers elle après avoir salué la dame au chat. Il regarda Brutus et dit :

— Madame Geoffret, je vous reçois tout de suite après, j'ai une urgence.

Il invita Caroline et Cécile à le suivre et posa Brutus sur la table d'examen. Le chien était pratiquement inerte.

Il écouta son cœur, ouvrit sa gueule et l'examina.

— Il a mangé hier ?

— Je crois que oui, il était chez Josette et Simon.

— Oui ! Elle nous a dit que oui !, répondit Cécile fébrilement.

— Ce chien a quelque chose qui n'est pas passé. Vous allez me le laisser, on va faire quelques examens. Rappelez-moi en fin de matinée. Je ne vous cache pas qu'il est mal en point.

— Mais enfin, il allait très bien ce chien ! Cécile se rendit compte de ce qu'elle disait au moment même où elle termina sa phrase.

— Parfois on va bien, et le lendemain on va moins bien, dit le Docteur Vialle. Allez-y, je fais le nécessaire.

— Merci.

— Toutes mes condoléances, dit-il en les raccompagnant.

Cécile se retourna :

— Il n'est pas encore mort !

— Je voulais dire pour votre grand-mère.

Elles sortirent du cabinet en remerciant au passage la secrétaire et en souriant à la dame au chat qui ne leur rendit pas leur sourire.

Elles montèrent dans la voiture, silencieuses toutes deux. Après Beth, il ne fallait pas que ce chien disparaisse. Ça n'avait rien à voir mais c'était comme ça. Pas tout en même temps. Caroline conduisait et tout à coup lâcha :

— On aurait dû prendre les bijoux de Beth aussi, c'est pas terrible de les laisser là-bas.

— Tu crois ?

— Je crois, oui. Je fais demi-tour.

Elles entrèrent à nouveau dans la maison et récupérèrent une boîte en métal dans laquelle caroline savait que Beth rangeait ses bijoux. Elle ouvrit aussi le tiroir de la coiffeuse et prit une aumônière en satin rose et une autre en velours, noire. Elle ignorait leur contenu mais pensa qu'il devait s'agir aussi de bijoux. Cécile ouvrit le tiroir du chevet et ne trouva rien d'autre qu'un bloc de papier et un crayon gris, puis elle alla ouvrir les tiroirs de la commode. Visiblement il n'y avait que des vêtements. Elles ressortirent, en se dépêchant de tout refermer, comme si elles venaient de commettre un cambriolage. Une fois à l'intérieur de la voiture, c'est un peu ce qu'elles ressentirent toutes deux.

— Je n'aimerais pas qu'on vienne fouiller chez moi après ma mort !, lança Cécile.

Caroline mit le contact et ne renchérit pas.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elles arrivèrent vers midi trente. Caroline aidée de Cécile descendit tout ce qu'elles avaient mis dans la voiture, sous un soleil au zénith. Elles stockèrent le tout dans le bureau de Caroline et allèrent directement se servir à boire, Cécile avait en main les bijoux rapportés, elle les posa sur le comptoir de la cuisine. Elle sortit une bouteille d'eau fraîche du réfrigérateur et deux verres. Cécile but d'un trait et se resservit immédiatement.

— S'il te plaît, sers-moi aussi. Tu veux manger quelque chose ma fille ?

— Pas pour l'instant. Je crois que je vais aller m'allonger un peu. Je suis crevée. Tiens, j'ai posé les bijoux là.

— Attends on va regarder ensemble, non ?

— Si tu veux.

Caroline s'assit sur un des tabourets et ouvrit la boîte. Il y avait de petites bagues sans trop de valeur, l'alliance de Beth et un bracelet en or travaillé dont Caroline ne put ouvrir le fermoir, un autre bracelet sans doute en ivoire, car cela se faisait beaucoup avant, et enfin un sautoir en or rose, ravissant. Dans le pochon en velours noir, caroline trouva un collier de perles fines et dans le rose trois paires de boucles d'oreilles. L'une d'elles, des dormeuses avec un saphir, était un cadeau de Gilbert à sa femme pour la naissance de Caroline. Une autre paire portait deux petits diamants en leur centre et la troisième était une paire de créoles torsadées. Cécile et sa mère étaient silencieuses, recueillies même, en découvrant ces bijoux que Beth ne portait jamais. Ce n'était pas son genre. Elle préférait avoir les mains nues pour jardiner. Elle n'éprouvait aucune fierté à posséder. Caroline fronça un peu les sourcils, puis se mit à pousser d'un doigt chaque bijou.

— Il n'y a pas la montre en or que nous lui avions offerte pour ses soixante ans ! Elle a dû rester dans sa chambre. Et il n'y a pas non plus sa bague de fiançailles.

Elle prenait chaque pièce dans sa main, la retournant pour l'observer, avec un sourire aux lèvres. C'était peut-être parce que Beth les portait rarement que Caroline semblait se souvenir du moment où elle l'avait vue avec un de ces bijoux, chacun d'eux étant rattaché à une circonstance particulière.

— Est-ce qu'il y a quelque chose qui t'intéresse dans tout ça ? Lança Caroline la tête baissée et les yeux mouillés.

— Je ne sais pas… Je peux prendre ce que je veux ?

— Oui, ce qui te fera plaisir. Beth aurait aimé.

— Je veux bien prendre les dormeuses, maman. Je me souviens que Beth les avait aux oreilles pour son anniversaire.

Caroline soupira, comme tirée d'une rêverie, et mit les boucles d'oreilles dans la main de sa fille.

— Prends-les. C'est beau cette transmission. Nous demanderons à Josette si elle souhaite prendre quelque chose aussi, qu'en penses-tu ?

— Je ne sais pas, fais comme tu veux. Je vais m'allonger.

Cécile emporta les boucles d'oreilleset laissa Caroline qui contemplait le collier de perles. Les larmes roulaient, piquaient ses yeux, s'imposaient dans son champ de vision, troublaient son regard. Elle remit le tout dans une seule des deux bourses et partit dans sa chambre en serrant son butin sur sa poitrine. La mère et la fille tirèrent les volets et s'allongèrent les yeux au plafond dans la chaleur d'un mois de juillet endeuillé.

Caroline sentit son chagrin se répandre dans l'air et emplir l'espace. Abandonnée à sa peine, seule, elle le laissait doucement s'ouvrir en elle et la porter ailleurs. Dans les reflets du sourire de Beth, la luminosité de sa bienveillance, et les souvenirs de leur tendre complicité quand Cécile était née. Caroline replongeait dans le rire de sa mère au fond du jardin parce qu'elle jouait avec le chien. Elle revoyait les longues tablées d'amis et l'intérêt qu'elle offrait à chacun quand il s'adressait à elle en toute confidence. Ses yeux bleus qui se plissaient avec ses petites rides autour de ses paupières quand elle ne portait pas son chapeau. Son élégance de vieille femme et sa pudeur quand elle entrait dans l'eau de la mer seulement jusqu'à mi-cuisse entourée de son paréo, ses fameux beignets à la pomme saupoudrés de sucre glace, sa main chaude qui passait sur ses joues d'enfant avant le rituel

« Bonne nuit » du soir. Tant d'images que Caroline aurait souhaité garder comme on garde un album photo que l'on peut feuilleter de temps à autre. Elle savait que tout était dans son cœur même si le temps, petit à petit, estomperait inévitablement les contours de ces moments.

Elle s'endormit les joues et l'oreiller trempés de larmes et de sueur. Elle était au milieu d'un mauvais rêve quand Cécile toqua doucement à sa porte. Elle revoyait Renaud, son cousin, le fils de Josette, qui avait le même âge qu'elle. Il était comme saucissonné dans un drap blanc sur lequel une tache rouge de sang apparaissait au niveau de son ventre. Caroline se leva sur ses coudes.

— Entre chérie. J'étais en train de faire un cauchemar !

— Maman, Vialle a téléphoné, Brutus est mort ! Cécile avait dit la phrase à voix basse et balançait la tête de gauche à droite.

— Non !

— Il paraît qu'il a mangé quelque chose qui l'aurait empoisonné !

— Ça alors !

— Oui, je ne comprends pas !

Elles restèrent un instant silencieuses.

— Beth ! Elle adorait son chien. J'ai l'impression qu'on aurait dû le prendre avec nous hier soir. C'est affreux, on dirait qu'on l'enterre une deuxième fois.

— Écoute Cécile, c'est comme ça, on n'y peut rien maintenant. Il faut qu'on se concentre tu sais, on a encore tant de choses à faire.

— Vialle a dit qu'il l'incinérerait… Je ne comprends pas pourquoi il est mort ! Simon a peut-être laissé traîner quelque chose autour de la maison ? Mais non, le chien n'a pas dû aller se balader ! C'est étrange maman, il y a un truc qui ne va pas.

Cécile était nerveuse, agitée, elle réfléchissait à voix haute face à sa mère qui se réveillait.

— Écoute Cécile, je sais que tu aimais bien ce chien, que tu avais projeté de le prendre mais enfin, honnêtement, je ne vais pas pleurer le chien !

Caroline se leva, s'épongea un peu avec son tee-shirt.

— Je vais prendre une douche et si tu veux après on mange quelque chose. Tu veux aller manger dehors ?

— Je veux bien. Je vais me changer aussi.

Caroline avait coupé court aux interrogations de Cécile, car elle n'avait pas de réponses à lui donner. Elle essayait de minimiser l'événement, mais elle trouvait cela étrange aussi. Tout était un peu mélangé dans son esprit. Elle avait encore en mémoire son rêve, les larmes d'avant son sommeil étaient encore sur ses joues. La douche la rafraîchit. Elle s'y prélassa longuement, les sourcils froncés et la bouche serrée, puis elle retrouva Cécile, prête, dans la cuisine.

— On va manger à la plage ?

— Youpi ! C'est une bonne idée.

Elles prirent leurs lunettes de soleil et leurs sacs de plage et montèrent en voiture.

— Maman, est ce que Josette était un peu… jalouse de Beth ?

— Qu'est-ce que tu veux dire ?

— Je ne sais pas. Beth t'avait toi, Josette n'avait plus son fils. Grand-père était médecin, Simon un simple mécano, leur maison est beaucoup plus modeste, ils n'ont pas d'amis, Josette a un physique assez ingrat et je la sens envieuse de nature.

— Cécile ! Je ne vois pas où tu veux en venir ! Beth et elle étaient très proches !

— Ça n'empêche pas !

— Je crois que tu fais fausse route. Josette et Simon sont d'une gentillesse !

— Quand on est arrivées ce matin, Josette avait le chapeau de Beth sur la tête !

— Ah bon ? Oui, enfin, ça ne veut pas dire grand-chose !

— Tu mettrais le chapeau de Beth sur ta tête toi ? Elle est morte il y a deux jours !

— Bon, écoute, on va déjeuner, se changer un peu les idées, parce que je crois que tu délires complètement là !

Cécile se tut le reste du trajet. Elles déjeunèrent légèrement, discutèrent assez peu et passèrent un moment à se baigner en observant les vacanciers. Mère et fille appréciaient ce moment calme, ni trop proches ni trop lointaines l'une de l'autre. Elles restèrent tard. La plage se vidait, le soleil déclinait et la mer devenait toute plate, comme une photo. Le ciel était presque rose, signe de vent pour le lendemain. Un silence à peine troublé par le rythme des vaguelettes berçait leurs inquiétudes respectives. Cécile pensait à Brutus et à Josette. Caroline à Josette et à Beth. Qu'allait-il advenir de cette maison, des meubles ? Qui l'habiterait maintenant ? Qui s'occuperait des rosiers et des massifs ? Que deviendrait tout ce qui appartenait à Beth ? Ses affaires personnelles, où allaient-elles atterrir ? Caroline n'avait pas envie de fouiner dans la vie de sa mère, mais elle y serait obligée, elle seule pouvait et devait le faire. Quel poids cela représentait pour elle. Caroline craignait quelque chose confusément. Cécile, elle, avait naturellement une exigence de vérité.

— On rentre maman ?

— Oui chérie, allons-y.

— On peut passer chez Josette avant ?

— Tu ne vas pas recommencer ?

— Je veux juste lui dire et voir sa réaction.

— Cécile, tu te fourvoies carrément !

— S'il te plaît maman !

— Bon, allons-y. Ce n'est pas une heure très décente mais allons-y. Tu me casses les oreilles avec ça.

Elles enlevèrent le sable collé à leurs pieds et se rhabillèrent sommairement. Elles arrivèrent chez Josette qui arrosait ses plantes sur sa terrasse.

— Vous rentrez de la plage ? Questionna Josette surprise.

— Oui, on y a déjeuné. Brutus est mort, lança Cécile sans autre introduction. Elle fixait Josette qui s'essuyait le front et les mains avec son mouchoir. Un silence de quelques secondes s'installa.

— Ah bon ?, dit simplement Josette. Vous voulez boire quelque chose, je meurs de soif moi ! On a eu une sacrée journée aujourd'hui. Qu'est-ce qu'il fait chaud cette année !

— Josette, tu n'as rien remarqué hier ?

— Hein ? À quel propos ?

— Brutus, il était comment ?

— Calme !

— Il a mangé ? Le docteur Vialle dit qu'il a dû manger quelque chose qui l'a empoisonné.

Josette ressortit son mouchoir, elle transpirait beaucoup.

— Non, il y avait des croquettes que Simon a récupérées en allant le chercher chez Beth. Peut-être avait-il boulotté quelque chose avant qu'on le récupère.

Simon arriva en Marcel blanc. Il devait être dans le potager. Il enleva son bob maculé de terre et de sueur.

— Le chien il était patraque déjà. Finalement, il est bien là où il est hein ! Il est allé avec sa maîtresse.

Cécile était fermée comme une huître. Caroline sentit un malaise qui grandissait entre tous. Elle prit l'initiative du départ.

— Bon, on y va Cécile ? On voulait juste vous prévenir, on ne vous dérange pas plus. À bientôt, on a récupéré les papiers de Beth à la maison, on vous tient au courant, en fait je ne sais pas de quoi, mais bon, on s'appelle. Bonne soirée !

Josette et Simon restèrent plantés côte à côte, à les regarder s'éloigner et disparaître tout à fait.

— Quelle merdeuse cette gamine !

— C'est toi pour le chien ?

— Disons que je l'ai un peu aidé à rendre son dernier souffle ! Il ne devait pas être bien vaillant, je lui ai juste mis un doigt de mort-aux-rats ! Simon pouffait en s'essuyant les bras avec son bob sale.

— Bon, ben ça c'est fait. Pauvre bestiole, répondit Josette.

Caroline et Cécile ne pouvaient plus faire comme si elles ne savaient rien. Elles n'échangèrent pas sur leur visite et rentrèrent à la maison. Cécile avait prévu d'aller dîner avec son père et demanda à Caroline de lui prêter sa voiture pour la soirée, ce qu'elle fit volontiers. La jeune femme monta se préparer, tandis que Caroline rêvassait sur la terrasse. Elle se disait qu'elle regarderait dans les dossiers qu'elles avaient ramenés ce matin quand Cécile serait partie.

Elle se demandait aussi pourquoi elle trouvait que Josette avait changé. Un rien, une attitude. Elle la trouvait fuyante, détachée. Elle ne comprenait pas l'éloignement de celle qui avait toujours fait partie de sa vie depuis son enfance. Josette avait toujours été tellement gentille, tellement serviable. Elle jacassait beaucoup mais c'était une crème. Simon c'était un peu différent. C'était un homme bourru, pas très bavard, un peu renfrogné même, sauf avec sa femme. Il s'entendait bien avec Gilbert. Le médecin qu'était mon père aimait bien lâcher prise avec Simon, qui lui parlait automobiles et qui faisait des blagues un peu salaces. Jeunes, ils jouaient au football tous les deux dans l'équipe du village, ils se connaissaient depuis le collège.

Quand Simon avait épousé Josette, c'était peu après le mariage de Beth et Gilbert, et ils avaient naturellement continué à se fréquenter encore plus souvent tous les quatre. Renaud et moi n'avions que dix-huit mois de différence et j'étais la plus âgée des deux. Malgré nos parents amis, nous ne nous entendions pas très bien. J'ai le souvenir d'un gamin brutal et menteur qui s'arrangeait toujours pour me faire punir puisque j'étais l'aînée et donc censée être la plus « raisonnable ». Il avait un regard méchant, des yeux enfoncés dans leurs orbites et des sourcils très épais. Son sourire était toujours de travers, surtout quand il avait fait une bêtise qu'il allait me mettre sur le dos, et dont son père s'esclafferait. C'était un adolescent frimeur et bagarreur et nous nous claquions la bise dans le vide sans nous adresser la parole quand nous nous voyions, aux réunions de famille. Je ne m'étais jamais posé la question jusqu'à aujourd'hui, des sentiments que j'éprouvais pour Josette et Simon et du degré d'affection que je leur portais. Certaines personnes font tellement partie du « paysage » de notre vie, que nous ne nous demandons pas si nous les aimons.

Cécile arriva toute pimpante dans une robe d'été légère.

— Prends un gilet, parfois le soir il fait frais !

— Maman !

— Oui, tu es en âge de savoir si tu dois prendre un gilet, OK !

Cécile entoura sa mère de ses bras et lui dit au revoir.

— Tu sens merveilleusement bon ma fille, on en mangerait !

La jeune femme s'éloigna sur les graviers qui crissèrent un peu sous ses sandales et envoya un dernier baiser à sa mère avant de disparaître au coin de la maison. Caroline entendit le moteur de la voiture démarrer.

 

 

 

 

Elle rentra, se servit un verre de vin et alla jeter un œil aux cartons ramenés ce matin. Elle était pieds nus sur le carrelage qui devenait froid et cela lui fit du bien d'être un peu seule dans sa maison. Elle ouvrit une première pochette sur laquelle était marquée en majuscules : MAISON. Il y avait des factures, pour le maçon qui avait refait le muret, pour la société qui révisait la chaudière chaque automne, pour le système d'arrosage changé l'été passé. Caroline ouvrit une pochette BANQUE. Romain lui avait dit qu'il lui faudrait fournir le certificat de décès de Beth pour pouvoir accéder à ses comptes. Il y avait beaucoup de relevés bancaires, classés dans leur ordre chronologique. Beth était vraiment une femme organisée, se dit Caroline, qui elle ne savait jamais où elle rangeait ses papiers, éparpillés dans les tiroirs de la maison. Il faudrait que je prenne exemple, se dit-elle.

Elle regarda un peu machinalement le relevé du mois dernier et constata le débit d'une somme importante. Elle fut étonnée car Beth avait certes de confortables moyens mais assez peu de dépenses, hormis les quelques travaux ou réfections qu'elle faisait faire dans la maison. Elle vivait seule assez modestement, ne sortait pas beaucoup, sauf dans l'association, et ne partait jamais en vacances nulle part. Caroline, intriguée, chercha celui du mois encore précédent. Elle y découvrit un débit encore plus important au début du mois. Elle remonta ainsi jusqu'aux douze mois antérieurs et, chaque fois, elle découvrit un retrait en liquide qui ne se justifiait pas. Beth payait tout en carte bancaire, jugeant cela plus simple et plus pratique. Ce qui lui parut encore plus énorme c'est qu'elle découvrit un montant de quatre mille euros sur le chéquier entamé et rangé dans la pochette. Sur le talon était écrit : Simon et Josette. Caroline dut s'asseoir, les yeux fixés sur le chéquier quelques instants, pour être sûre qu'elle ne rêvait pas. « Qu'est-ce que c'est que cette histoire ? », se questionna-t-elle à voix haute. Beth avait-elle prêté de l'argent aux époux ? Depuis combien de temps ? Qu'en faisaient-ils ? Caroline avait mille questions en tête qui ne trouveraient pas de réponses dans l'instant. Elle passa au peigne fin tous les relevés mensuels de Beth pour constater que cela faisait exactement deux années que des retraits en liquide et quelques chèques à leurs noms avaient été libellés.

Elle entendit la voiture entrer dans la cour et referma immédiatement la pochette cartonnée. Pas question que Cécile soit au courant. Déjà qu'elle devenait nerveuse avec la mort de Brutus. Caroline alla l'accueillir et elles montèrent, bras dessus bras dessous, se coucher.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le lendemain était un dimanche. Caroline se leva tôt et décida de se rendre chez Josette et Simon. Elle attendit une heure raisonnable et partit sans réveiller Cécile.

— Josette ?

— Je suis dans le garage !

— C'est Caro.

— Viens ! On fait du rangement avec Simon !

Caroline avança la tête dans l'entrebâillement d'une lourde porte en bois. Le garage servait de débarras car ils n'y garaient jamais leur voiture. Josette entreposait ses bocaux de légumes d'été, ses confitures et tout un tas de bricoles. Simon était jardinier et bricoleur, tous ses outils étaient parfaitement rangés au mur et sur un établi.

— Comment ça va vous deux ?, s'enquit Caroline en s'avançant pour les embrasser.

— Comme on peut, répondit Josette, le mouchoir à la main.

— Qu'est-ce qui t'amène ma petite ?

— Je voulais vous parler, on peut s'asseoir un instant sur la terrasse ?

— Voui ! Viens, on va sous les arbres, on laisse Simon dans le garage il est en colère, il ne trouve pas sa tondeuse. Josette fit un clin d'œil à Caroline et lui donna un coup de coude en riant.

— Je te fais un café, ou tu préfères une citronnade ? Avec les citrons du jardin hein ! Ma pauvre Beth, elle adorait la citronnade. Elle se moucha.

— Non, rien merci. Viens, je voudrais te poser une question.

Elles s'assirent toutes deux sur un banc de jardin. Caroline décida d'être directe, elle était trop anxieuse pour être diplomate.

— Josette, voilà, c'est un peu délicat, j'ai commencé à trier les papiers de Beth, et je suis tombée sur ses relevés de compte. Il y a des chèques… de grosses sommes qu'elle vous a données. Je suis obligée de t'en parler, tu comprends ? Maintenant ça me regarde un peu quand même.

Josette s'essuya le front, les joues, le double menton et se remoucha un coup. Elle regarda Caroline droit dans les yeux et se mit à gémir. Entre deux reniflements elle soupira :

— Je suis désolée, je suis tellement désolée !

Elle faisait beaucoup de bruit, haletait d'affreuses plaintes, balançait la tête, mais ses yeux étaient absolument secs. Caroline lui prit le bras. Elle sentit la chair flasque et moite et la lâcha immédiatement. Ce coup-ci ça ne marchait pas, Josette le sentit.

— On a eu besoin, Beth nous a aidés.

— Mais enfin, Josette, ça fait deux ans qu'elle vous verse de l'argent tous les mois ?

— Ben c'est elle qui y tenait ! Parce qu'on s'occupait d'elle aussi, Simon lui portait le bois, lui taillait les haies, je lui portais les légumes, enfin on était là quoi !

Josette mit la tête dans son mouchoir. Caroline était stupéfaite, muette. Elle n'en revenait pas. Quatre mille euros par mois pour une cagette de tomates et de poivrons, un cake de temps en temps et la taille des haies !

 

— Josette ! Mais ce n'est pas possible ! Tu te rends compte de la somme que ça représente ?

Je sais que vous l'aidiez, que vous étiez présents, mais enfin ça ne justifie pas tout cet argent ! Je croyais que vous vous rendiez service, que… que vous étiez amis, que… vous comptiez les uns sur les autres, mais enfin, enfin pas que vous étiez en train de la dépouiller !

— La dépouiller ? Dis donc ! Beth elle en faisait ce qu'elle voulait hein de ses sous ! C'est quoi ? C'est parce qu'elle te laisse pas assez que tu te permets de venir me faire la leçon ? Tu t'en occupais toi de ta mère ?

Josette s'était levée. Elle brandissait sa main et son mouchoir devant le visage de Caroline, médusée. Les pores de sa peau étaient dilatés par la chaleur qui lui montait aux joues. Des mèches de cheveux teints dans un noir corbeau lui collaient au front et ses bouclettes sur les tempes ruisselaient. Elle appela Simon en partant d'un pas décidé, traînant des claquettes à talons sur les pas japonais de son jardin.

— Simon !

Caroline se leva à son tour, totalement écœurée, et fila rapidement à sa voiture. Le temps que Simon arrive, elle était déjà partie en trombe. Elle avait le ventre serré, les mains qui tremblaient et ses yeux s'emplissaient de larmes. Elle dut s'arrêter un peu plus bas sur la route, pour reprendre ses esprits avant de continuer à conduire. Elle se gara sur un chemin, sortit de la voiture et eut un haut-le-cœur. Elle se mit à vomir de la bile, le cœur et la tête nauséeux de tristesse et de colère.

— La salope, elle est partie !, dit Simon.

— Oh ! Fallait bien que ça arrive hein ! On ne pouvait pas le cacher bien longtemps encore ! Avec ta manie toi aussi de vouloir tout, et tout de suite ! On pouvait attendre un peu pour Beth ! On aurait eu plus.

— On voit bien que c'est pas toi qui faisais le boulot au jardin !

— Dis ! Oh ! Bon on fait quoi maintenant ?

— Ben c'est le moment de contacter le notaire pour vérifier que le Gilbert a pas raconté de salades !

— On est dimanche.

— Ben on le fera demain ! Moi je retourne au garage, et si elle revient tu viens me chercher.

— D'accord. Je vais trier mes haricots verts pour midi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une fois qu'elle eut un peu repris ses esprits. Caroline fouilla dans son sac pour chercher son téléphone portable. Évidemment, elle appela Romain.

— Romain ? C'est moi, je te dérange ?

— Ben Caro, il est à peine dix heures trente et on est dimanche ! Je sortais faire un tennis avec Jean-Louis.

— Excuse-moi, c'est important, il faudrait que je te parle.

— Tu as l'air bouleversée, ça va ?

— Oui ça va aller, mais je voudrais te parler. Tu peux passer à la maison après ton tennis ?

— J'avais prévu de déjeuner avec JL, mais bon…

— Romain, s'il te plaît.

— Écoute, je ne peux pas annuler le tennis j'ai rendez-vous dans une demi-heure, ça ne se fait pas. Mais j'annulerai le déjeuner, OK ?

— Merci, à tout à l'heure.

Caroline se sentit un peu rassurée. Elle s'arrêta au village acheter un paquet de cigarettes et rentra chez elle. La nausée ne la quittait pas. Cécile dormait toujours. Caroline se refit un café et s'installa sur la terrasse.

Elle ressentait un malaise physique, une boule à l'estomac, des bouffées de chaleur. Elle repassait en boucle les paroles de Josette dans son esprit et ne parvenait pas à croire que c'était elle qui avait prononcé ces horreurs. La gentille Josette, toujours si prompte à rendre service, avec son embonpoint, ses malheurs, ses rires pointus, son gâteau au chocolat de tous les anniversaires, ses petits cadeaux de Noël pour chacun. Caroline fumait et cela n'arrangeait pas son écœurement. Connaît-on vraiment ses proches ? Les circonstances de la vie sont-elles là pour nous éclairer ? Elle attendait Romain avec impatience. Elle entra dans la maison et vit Cécile se faire un thé dans la cuisine.

— Bonjour maman.

— Oh ! Tu es réveillée, bonjour Cécile.

Caroline avait l'air fatigué, ce que lui fit remarquer sa fille

— Ça va maman ? Tu es verte ! Tu ressembles à Shrek, en moins gros !

— Ton père va passer tout à l'heure, il faut qu'on parle.

— Ah bon ! OK ! Je vais peut-être rentrer ce soir maman, à moins que tu veuilles que je reste un peu plus longtemps avec toi ?

— Non, de toute façon, je te tiendrai au courant. Ce n'est pas fini.

— Je vais préparer mes affaires alors. Mais tu refumes ? Maman !

— Oui, c'est provisoire, c'est juste aujourd'hui…

La tendresse était présente dans le reproche de Cécile. Elle sentait bien que sa mère était perturbée, à fleur de peau, et qu'elle avait pleuré. Elle n'avait pas envie de lui faire de la peine, elle aurait aimé rester un peu plus longtemps, mais elle devait retourner travailler.

Elle se dit que, au besoin, elle reviendrait passer le prochain week-end avec elle, et cette idée, la déculpabilisa un peu de la laisser seule avec sa peine. Elle la regarda sortir à nouveau, ouvrir le parasol et se réinstaller devant son café en allumant une cigarette.

Une voiture entra dans la cour, son père arrivait. Elle monta au premier pour les laisser un peu seuls. Elle viendrait l'embrasser plus tard. Romain descendit en short et polo blancs. C'était un bel homme, grand et mince avec un regard doux comme un cocker. Il s'approcha de Caroline.

— Je rêve ou tu t'es remise à fumer ?, dit-il avec un sourire de play-boy sortant du club house.

Elle se leva et lui fit signe de s'asseoir. Elle s'effondra.

— Romain, c'est affreux… Je suis passée chez Josette ce matin et… Je n'arrive pas à y croire…

Elle était confuse, ne savait pas par où commencer.

— Enfin, Caroline, mais qu'est-ce qu'il se passe ? Calme-toi, je ne comprends rien !

Elle lui raconta, le chien mort, sûrement empoisonné, ses recherches d'hier soir, les relevés de banque, les mots de Josette, les menaces, les reproches. Son désarroi ne faisait qu'augmenter à mesure qu'elle racontait, prenant à chaque phrase dite un peu plus conscience de l'absurdité et de la répugnante vérité de ses découvertes. Romain l'écouta attentivement, sa main sur son bras, penché en avant vers elle. Il essuya ses larmes d'un revers de main.

— Caro, je sais, c'est surprenant tout ça !

Il fit une pause et ajouta :

—  Il faut que tu saches que Josette m'a téléphoné pour me demander il y a quelques mois si je pouvais leur prêter de l'argent. Elle disait que c'était urgent mais n'a pas voulu me dire pourquoi. J'ai refusé. Je ne le sentais pas. On ne demande pas dix mille euros à quelqu'un sans lui expliquer ce qu'on va en faire ! Je ne te l'ai jamais dit, mais j'ai toujours pensé qu'ils aimaient beaucoup le fric avec Simon.

 

Et puis, autre chose Caro, ta mère se sentait fatiguée depuis quelques mois. Je ne t'en ai pas parlé non plus parce qu'elle m'a fait jurer de ne rien te dire. Une fois où je suis passé prendre un café, elle était très… somnolente. Je l'ai trouvée très faible, allongée, ce qui n'était pas son genre. Elle m'a avoué que, comme elle n'arrivait pas bien à dormir, Josette lui avait refilé un peu des somnifères que lui avait prescrits Germond depuis des années. Je lui ai demandé pourquoi elle n'avait pas été elle-même voir le toubib et elle m'a répondu que Josette lui avait proposé de lui en fournir pour lui éviter de se déplacer, de se justifier. Bref, elle était son fournisseur ! J'ai fait promettre à Beth de voir un médecin, que ce n'était pas normal. Elle a ri et a promis, mais je crois qu'elle n'a rien fait.

— Mon Dieu, mais c'est pas possible ! Mais ça durait depuis combien de temps ? Bordel ! Mais c'est quoi tous ces putains de secrets ! On peut faire confiance à personne dans cette putain de famille ! Il y en a toujours un qui sait un truc important qui ne le dit pas ! Beth filait du fric, tu savais qu'elle prenait des somnifères, Simon et l'autre folle t'ont demandé de l'argent, mais c'est dingue à la fin ! Il faut que quelqu'un meure pour que tout éclate ? C'est ça ? Pourquoi tu ne m'as rien dit ?

Mais pourquoi ? Beth était ma mère ! Je dois fouiller dans ses affaires et je n'en ai pas envie ! Je ne veux rien savoir maintenant ! Tout est fini, elle est morte ! Morte tu entends !

Caroline pleurait. Elle se pencha au-dessus des pétunias pour vomir et s'effondra sur sa chaise.

— On va aller voir le notaire, Caroline. C'est tout ce qu'il y a à faire. Je t'accompagnerai demain. Si Beth a fait un testament, on ne le saura que comme ça. Je te rappelle que Josette est sa cousine et que je pense que légalement elle a un droit sur l'héritage de Beth, je ne sais pas à quelle hauteur, mais elle a des droits et à mon avis Simon et Josette le savent bien. Ce sont des calculateurs, ils sont vraiment intéressés par l'argent, Caroline, je ne crois pas qu'ils soient les gentils petits vieux qu'on a toujours cru, que tu as toujours voulu croire, et ce que tu me dis de ta conversation de ce matin me le confirme. Je l'ai toujours pensé.

Même quand nous étions ensemble je le pensais. C'est vrai je ne t'en ai jamais parlé, mais son statut de mère qui a perdu un gamin, Josette en a toujours abusé. C'était un grand malheur, OK, mais elle s'est toujours servie de cette excuse pour faire du chantage affectif à Beth. « Toi, qui as la chance d'avoir ta fille, toi qui es si élégante, toi qui as une si jolie petite maison, toi qui as pu t'offrir la piscine… » Et Beth la plaignait beaucoup. Josette est une envieuse, doublée d'une prudente.

Parce qu'elle sait quand même très bien à qui elle doit parler et de quelle manière, pour obtenir ce qu'elle veut. Cela fait trente ans que son fils est mort quand même.

Tellement de gens vivent avec une immense douleur.

Romain était en colère. Il n'admettait pas que Caroline soit si blessée et, maladroitement, il lui confiait ce qu'il avait sur le cœur pour la consoler. Elle accusait le coup. Vraiment. Tout lui paraissait disparaître comme un château de sable balayé par une seule vague. Sa vie familiale n'avait été que du sable qui file entre les doigts.

— Il faut interroger le notaire, poursuivit Romain. C'est tout ce qu'il y a à faire Il n'y a rien dans les affaires de Beth ?

— Je ne sais pas, je n'ai pas encore trié tous ses papiers, figure-toi ! Déjà la surprise d'hier soir ! Je ne suis pas allée plus loin. Je n'en ai même pas envie. Je ne veux plus rien découvrir, Romain. J'ai perdu ma mère, je constate que tout le monde planque quelque chose et de pas très joli. J'ai l'impression d'être la niaise de service, celle qui n'a rien vu, rien compris, l'Artiste comme dirait Josette ! Putain !

Le silence s'installait. Romain s'en voulait. Caroline était vidée, épuisée. Elle n'avait rien mangé et s'aperçut qu'elle n'avait rien proposé non plus à sa fille. Elle se leva et alla l'appeler en bas des escaliers :

— Cécile, chérie, tu veux que je te prépare quelque chose à manger ?

— Non merci maman, attends je descends, j'ai fini.

Cécile arriva, souriante.

— Ouf ! Vous en faites des têtes ! Bonjour papa !

Elle embrassa son père qui lui sourit tristement.

— Il se passe quoi ?

— Romain, si tu veux lui expliquer, moi je vais m'allonger. Je suis fatiguée, vraiment fatiguée.

Caroline effleura la joue de Cécile de la main et monta dans sa chambre. Romain raconta à Cécile leur conversation en essayant d'y mettre quelques formes. Mais la situation était tellement fétide qu'il n'y parvint pas et que Cécile, vive, devançait ses paroles. Quand il eut fini, elle termina simplement par ces mots :

— Je me doutais de quelque chose, le chien, ce n'était pas normal. Maman ne s'en remettra pas.

— Mais oui, elle s'en remettra. On se remet de tout, même du pire. Tout ça c'est de la vase, du bourbier, mais il y a mieux dans la vie, crois-moi chérie. Tout le monde n'est pas aussi tordu. Tout ça va se tasser. Après tout qu'est-ce qu'ils peuvent faire maintenant ? Ils vont crever seuls comme deux cons avec tout le fric qu'ils ont piqué à Beth, la peine qu'ils ont faite à ta mère, à tout le monde, et voilà.

Deux vieux cons qui vont se retrouver comme tout le monde face à leur conscience quand le jour sera venu. Ta mère est plus forte que tu ne crois, ne t'inquiète pas pour elle. Elle est droite dans ses bottes, elle sait ce qu'elle veut et elle va digérer tout ça. Avec un peu de temps…

Tu as ta vie, Cécile, rien n'entamera l'amour que tu as eu pour Beth, même pas ces deux couillons qui la dépouillaient. C'est ça qui est important.

— Mais ils en faisaient quoi de cet argent ?

— Je n'en sais vraiment rien ! Certaines personnes aiment simplement l'argent, ça les protège de leur lâcheté.

— Papa, tu ne veux pas qu'on y aille ?

— Où ça ?

— Les voir ! Leur dire ce qu'on sait, les engueuler, je ne sais pas ! On ne peut quand même pas juste se taire, encaisser sans rien dire !

Romain réfléchissait.

— Papa ! Allons-y ! On doit bien ça à Beth ! Et à maman…

— OK. Ne dis rien à ta mère, monte lui dire au revoir et dis-lui que je te reconduis.

Cécile monta embrasser sa mère qui était allongée.

— Maman, j'y vais. Je t'appelle tout à l'heure quand j'arrive. Papa me ramène. Ne t'inquiète pas.

— Je ne m'inquiète pas chérie, je n'en ai même plus la force. Je vais dormir un peu. Appelle-moi ! Je t'aime !

— Je t'aime aussi maman.

 

 

 

 

 

 

Simon était dans son potager et Josette faisait des mots croisés sur son transat, sous un parasol. Il devait être quatorze heures. Le soleil était haut, et la chaleur pesante. Quand Josette vit arriver la voiture de Romain, elle se redressa et posa calmement son magazine. Elle se leva et attendit qu'il descende de sa voiture, accompagné de Cécile. Les mains en guise de visière, elle les regardait s'avancer dans l'allée, le visage plissé d'un sourire narquois. Ils montèrent les deux marches qui menaient à la terrasse et ce fut Josette qui engagea la conversation la première.

— Après la fille, la petite-fille et le gendre ! Enfin, l'ex-gendre d'ailleurs !

— Bonjour Josette, tu te doutes de pourquoi on est là ?, dit Romain.

— Pas du tout ! Mais bon asseyez-vous si vous voulez.

— On ne va pas rester longtemps. Je voulais juste savoir si vous pouviez vous regarder dans le miroir !, attaqua Romain.

— Mais oui mon coco ! Ce n'est pas moi qui baise une autre femme dans la chambre maritale !

Romain serra le poing. Cécile se tourna vers son père en l'interrogeant du regard, puis s'avança à son tour.

— Josette, on peut s'asseoir un moment et parler sans se dire des horreurs ? On voudrait juste avoir des explications. Ce n'est pas trop demander quand même.

— Asseyez-vous, mais ne m'agressez pas, sinon je sais me défendre !

— Papa, assieds-toi.

Cécile prit la conversation en main. Elle savait qu'elle n'obtiendrait pas toute la vérité de Josette si elle s'y prenait mal et que celle-ci aurait vite fait d'appeler Simon à la rescousse sans lâcher ce qui était important. Ils prirent place autour de la table de jardin.

— Josette, tu donnais des somnifères à Beth depuis combien de temps ?

— Pfffff ! Mais c'est elle qui les a demandés ! La grande Beth ne voulait pas qu'on sache qu'elle avait du mal à dormir et que les petits cachets l'emmenaient dans un monde plus joli ! Moi, j'en ai pris longtemps et puis un jour j'ai dit stop, alors j'en avais déjà un sacré stock et Germond j'avais qu'à lui en demander ! Et puis une amie m'en a donné des plus forts, quand ça n'a plus suffi à Beth.

— Une amie ? Quelle amie ?

— Ben… Chantal ! Tu as entendu parler de Chantal Raybaud, ma cocotte ? Ton grand-père et elle étaient très liés ! Secrétaire médicale ça aide à se fournir ! Et curieusement ça lui plaisait bien de rendre un petit service à Beth !

Josette pouffait en rejetant la tête en arrière tandis que Romain serrait maintenant les deux poings. Sa mâchoire se contractait au rythme des gloussements de Josette qui était sûre d'avoir jeté à la volée une superbe blague. Mais si Cécile connaissait l'histoire sentimentale de son grand-père, elle ne connaissait pas le prénom ni le nom de famille de Chantal. Aussi, elle passa outre l'information et continua, concentrée sur son objectif :

— Tu veux dire que Beth en prenait souvent ?

— De plus en plus oui ! Et de plus en plus forts ! Il y avait des matins, elle ne se levait même pas. Et vous n'avez rien vu pauvres de vous ! Je crois bien qu'elle avait dépassé les doses !

— Il n'y avait rien dans sa chambre, rien dans ses tiroirs, dans sa table de chevet. Rien !

— Il y a un petit tiroir dans son armoire ma poulette, un tiroir planqué sous la deuxième étagère, c'est là que Beth stockait sa drogue !

— Pourquoi tu l'as laissé faire Josette ? Pourquoi tu ne nous as rien dit ?

— Mais parce que Beth ne voulait pas ! Elle ne voulait absolument pas que je vous en parle. Elle ne voulait pas vous inquiéter, et on se débrouillait très bien comme ça toutes les deux. On avait notre petit secret, comme au bon vieux temps !

Elle prit un air inspiré, après avoir essuyé les commissures de ses lèvres avec son mouchoir, se racla un peu la gorge et poursuivit :

— Et puis ma cocotte, je vais te dire autre chose, puisqu'on en est aux confidences, Gilbert, ton grand-père, aimait beaucoup mon Simon ! Et figurez-vous qu'à la mort de Beth, sa maison risque bien de nous revenir. Elle est bien plus confortable que celle-là. Il y a la piscine ! Comme je crains la chaleur, un jour Gilbert avait dit à Simon que si on voulait on pouvait échanger nos maisons, parce que de toute façon il passait sa vie au cabinet. Il s'en fichait totalement de sa maison. Enfin, on en a discuté avec Simon, échanger, ça ne nous convenait pas.

Josette avait pris un air dégoûté pour finir sa phrase.

— Mais enfin, vous saviez très bien que ce n'était pas seulement la maison de Gilbert ! Beth y vivait aussi ! Vous n'auriez quand même pas fait ça ! Et Beth ne vous aurait jamais laissé faire !

Elle s'était approchée de Cécile, qui était pâle comme un linge, pour chuchoter sa dernière phrase.

— Ah ! Ça, les histoires entre Beth et Gilbert, ça ne nous regardait pas.

Puis, elle recula sur sa chaise et prit un air supérieur, comme si elle consentait à livrer la suite :

— Bref, du coup, comme on ne voulait pas de cet échange, Gilbert nous avait dit d'attendre, qu'il ferait un testament et que, à la mort de Beth, on serait ses légataires universels Simon et moi ! Comme ça se serait réglé ! Tu vois, la Beth est restée tranquille chez elle, pas la peine de monter sur des grands chevaux à retardement !

Maintenant qu'elle est plus là, et avec les petits « sous-sous » qu'on a récoltés, les frais de succession plus de problème ! On va bientôt déménager !

Elle applaudissait des deux mains en riant comme une enfant l'aurait fait devant Guignol.

— Tu imagines ? C'est Beth elle-même qui nous offre sa maison ! Sacré Beth, elle était tellement gentille ! On ne peut pas le nier !

Romain et Cécile n'en revenaient pas. Josette était presque calme, sûre d'elle, souriante.

— Tu détestais Beth à ce point ?

— Mais non ! Je ne la détestais pas, il n'y a que la mort que je déteste.

— Mais pourquoi ? Mais qu'est-ce qu'on t'a fait ? Qu'est-ce qu'on t'a tous fait, bon sang ?

Alors, Josette s'enfonça dans son fauteuil, caressa les accoudoirs et regarda un instant par-dessus l'horizon. Peut-être cherchait-elle dans sa mémoire quand elle avait commencé de haïr tout le monde. Sa voix devint un peu cassée, ses yeux noirs étaient fixes. Elle débitait machinalement ses paroles sans plus regarder ni Romain ni Cécile.

— Il n'y a pas eu de guérison, pas de miracle. Il fallait bien trouver un sens à tout ça. Renaud mort à seize ans. Pas de justice dans ce monde. Pas d'espoir. On prend où on trouve, la force de continuer. Ma vie contre la sienne. Prendre comme on m'a pris. Pas de justice. À quoi ça sert la bonté ? À rien. Faire ça me soulageait, un peu. Simon aussi. Il a retrouvé sa petite Josette. Il ne voulait pas perdre les deux. Gilbert il n'aimait pas Beth. On en a profité ! Prendre où on peut. Se consoler. Attendre. Guetter le meilleur moment. On contrôlait tout. On savait ce que personne ne savait.

La douleur s'atténuait et revenait, par moments on était presque bien avec nos projets. Pour Renaud, pour le venger, pour qu'il ne soit pas disparu comme ça, d'une pichenette et que tout le monde continue de vivre.

Elle se tourna vers eux, le visage terreux, elle s'adressa à Romain :

— Pauvre idiot ! Tu as laissé ta femme et ta fille pour une bonne femme que tu n'as jamais revue ! Tu n'as même pas su profiter de ta famille ! Caroline t'a chassé, tu es parti la queue entre les jambes ! Mais elle ne t'a pas lâché quand même, hein ! Au milieu il y avait toi Cécile ! Petite fille trop jolie pour être honnête. Gâtée pourrie par tout le monde.

Mon Renaud on pouvait plus le gâter nous ! Il pouvait plus nous donner de petits-enfants ! On pouvait plus le serrer dans nos bras… Beth t'idolâtrait comme Caroline. Ah ! Les « fifilles » de la famille. Combien de fois elle m'a rebattu les oreilles avec vous ! Le talent de Caroline, l'intelligence de Cécile, la gentillesse de Romain ! Merde ! Vous êtes les pires ! Même pas capables d'être heureux et de profiter de ce que vous avez… D'être vivants ! Faut choisir… Pince-mi et pince-moi. Pince-mi tombe à l'eau. Pince-moi. Je rêve. Le malheur ça donne tous les droits tout d'un coup… J'ai tous les droits.

Vous ne nous aimez pas ! Allez, avouez ! Vous faisiez semblant ! La pauvre Josette, le Simon un peu mal dégrossi, on était la partie pas très jolie à montrer, mais bon, ils sont gentils, un peu cons, mais gentils !  Rêver… on pouvait que rêver. Rendre la monnaie. Faire l'addition.

La terre, la tache rouge sur le linceul de Renaud. Même pas pu le voir. Simon y est allé. La terreur, l'effroi du rien, plus rien, plus jamais, vous ne savez pas ce que c'est.

Josette et Simon avaient succombé au malheur, et à la distorsion des réalités qu'il engendre. Comme le chagrin déforme les traits, gonfle les paupières, alourdit les commissures des lèvres, ride le front. Avec la perte de leur enfant, ils avaient trouvé, dans une complicité malsaine, une cible à leurs délires. Leurs efforts leur donnaient autant un but qu'une justification à ne pas mourir…, avec leur fils.

Josette poussait de petits gémissements de chien battu. Une sorte de lamentation aiguë, dont on ne distinguait plus les mots. Les bras s'étaient croisés, ses mains étaient tremblantes sur ses épaules. Elle réchauffait son corps de toutes ses forces en se balançant d'avant en arrière, la tête baissée. Cécile sentit des larmes emplir ses yeux. La vision était d'une tristesse déchirante. Elle ne savait plus quoi dire. Sa colère était mêlée à la pitié devant cette femme rongée, déchirée, qui avait perdu la raison.

Romain la prit par la main et ils se levèrent pour repartir, laissant Josette qui continuait de se balancer. Tous deux voulaient, à présent, monter dans la voiture et s'en aller. Simon arriva, sa bêche dans la main.

— Qu'est-ce que vous foutez là, bon Dieu ? Il hurlait, et se mit à courir vers eux.

Romain se retourna. À ce moment-là, Simon leva son outil et l'abattit sur la tête de Cécile. Elle tomba comme une pierre, le visage en sang. Romain se précipita pour contrer un deuxième coup qui allait s'écraser à nouveau. Sa main heurta la lame, mais il réussit à renverser Simon en arrière, lequel s'affaissa lourdement sous la force de Romain.

En tombant, Simon se cogna l'arrière du crâne contre une des pierres blanches qui bordaient le chemin. Il ne se releva pas et le sang coulait, abondant, vif, faisant un ruisseau qui descendait vers les jonquilles jaunes vifs, toutes en fleur. Romain se précipita vers Cécile qu'il emporta dans ses bras vers la voiture. Sa joue était couverte de sang et elle était inconsciente. La main de Romain saignait beaucoup aussi. Il démarra la voiture en bafouillant :

— Cécile, ma chérie, mon Dieu, Cécile ! Il eut du mal à tenir le volant mais arriva aux urgences de l'hôpital assez rapidement. Cécile était toujours inconsciente quand les infirmiers l'emmenèrent à l'intérieur sur un brancard.

Josette marcha doucement vers Simon. Elle titubait. Elle se planta devant lui en penchant la tête. Elle était comme hypnotisée par le sang qu'elle voyait couler et par la tache rouge qui grandissait sur la grosse pierre blanche. Elle regardait lentement autour d'elle, ne semblant pas réaliser ce qui se passait réellement. Elle avait devant ses yeux le linceul de Renaud avec cette même tache rouge.

Elle frottait ses mains l'une contre l'autre en gémissant, comme une enfant qui aurait fait une grosse bêtise et attendrait une punition. Elle ne savait pas quoi faire.

Alors elle s'assit par terre, sortit son mouchoir de la poche de sa robe, et le passa sur son visage. Elle détourna la tête lentement de la tache rouge, et se mit à observer, toujours en gémissant, une longue colonie de fourmis qui longeaient les cailloux et qui transportaient des graines. Certaines allaient dans un sens, tandis que les autres se précipitaient dans le sens inverse. De temps à autre, elles semblaient s'arrêter pour se dire quelque chose, puis reprenaient chacune leur chemin. Josette en poussa une du doigt et s'amusa de l'affolement qui s'emparait de l'insecte, tout à coup détourné de sa route initiale. La fourmi tournait sur elle-même, s'arrêtait, repartait d'un côté, puis de l'autre, agitait ses pattes. Josette remarqua que celle-ci avait une partie du corps noir et l'autre rouge. Elle se demanda pourquoi, en penchant un peu son visage de côté et, tout en continuant de la regarder, elle sépara le corps de la bestiole avec son ongle.

Au loin, elle entendit la sirène du camion de la gendarmerie qui se rapprochait. Elle se tourna alors vers Simon, souleva son buste pour l'attirer contre sa poitrine et se mit à le bercer doucement, les yeux dans le vague.

— J'ai tué mon fils !, dit-elle simplement au brigadier Dumont, qui s'approchait d'elle, la main sur son arme de service.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline arriva, livide, aux urgences de l'hôpital du canton. Elle avait reçu un coup de fil de la gendarmerie, car Romain l'avait fait prévenir quand il attendait de voir un interne en chirurgie.

On l'informa au comptoir d'accueil qu'on recousait la main de Romain et qu'on opérait Cécile. Elle n'en sut pas davantage sur leurs états respectifs, et fut priée assez rudement d'attendre qu'on vienne lui donner des nouvelles. Deux gendarmes lui lancèrent froidement que son ex-mari serait emmené en garde à vue pour être interrogé, dès que le médecin aurait fini de le recoudre. Le procureur serait informé du meurtre et une enquête serait forcément ouverte pour ces faits d'homicide.

Elle s'assit alors dans une salle attenante au hall d'entrée, et attendit qu'on veuille bien lui en dire plus, la peur au ventre et l'espoir que ce ne serait pas trop grave, enfin, juste pas trop grave… Romain accusé de meurtre. Cécile entre la vie et la mort. Elle avait le sentiment que sa vie basculait aujourd'hui. Elle savait que rien ne serait plus comme avant, qu'il n'y aurait plus jamais ni confiance ni insouciance. Elle pensa à ces dizaines de gens qui chaque jour enduraient un événement qui les laisserait sans plus de forces que celle de survivre. Elle pensa alors à Josette.

Elle croisa le regard d'une femme d'à peu près le même âge qu'elle, qui attendait sûrement des nouvelles d'un de ses proches. Elles étaient assises toutes deux au fond de ces inconfortables chaises en plastique. La femme avait les cheveux mouillés, les tongs aux pieds, remontant sans doute directement de la plage. Chacune d'elles était happée par sa propre anxiété. Caroline se dirigea vers le distributeur de boissons et peut-être pour se soulager un peu de son angoisse, elle s'adressa à l'autre femme, qu'elle semblait tirer d'un rêve éveillé :

— Voulez-vous un café, je vais m'en chercher un ?

— C'est gentil, je veux bien.

Elles se sourirent tristement, en se disant qu'un peu de chaleur humaine dans cet endroit voué à la douleur et à la maladie leur permettrait de tromper leur attente et de ressentir un peu plus d'espoir. Caroline revint avec deux gobelets.

— Je ne vous ai pas demandé si vous vouliez du sucre, mais j'ai pris la liberté d'en prendre deux, avec. Nous avons besoin d'un peu d'énergie. Elle se força à sourire.

La femme ne releva pas la tête et attrapa le verre en lançant un simple « Merci ».

Elles burent leur café, le regard rivé sur les portes battantes vertes d'où sortirait enfin quelqu'un qui leur annoncerait une bonne nouvelle. À travers les vitres de cette salle d'attente, on voyait les arbres qui entouraient l'hôpital et les voitures garées sur le parking. Il y en avait beaucoup, les insolations et les gastro-entérites estivales envoyaient leur lot de touristes, arrivant parfois pieds nus avec des enfants rouges comme des écrevisses, les bras ballants dans ceux de leurs parents.

La femme prit l'initiative de la conversation.

— Vous attendez des nouvelles de qui ?

— Mon mari, enfin mon ex-mari, et ma fille.

— Accident de voiture ?

— Non, pas exactement. Accident de famille… Enfin c'est compliqué…

— Moi, j'attends des nouvelles de mon fils. Accident de voiture, avec ma voiture que je lui ai prêtée. Voiture pliée, mon fils aussi.

— Vous êtes seule pour endurer ce moment ?

— Oui, son père et moi ne vivons pas ensemble… Il travaille à l'autre bout de la planète. Nous étions ici en vacances tous les deux.

Que dire d'autre ? De toute façon, elles n'en savaient pas plus. Elles baissèrent la tête. Il n'y avait rien à ajouter. Leurs esprits, à cet instant, étaient bien incapables de tenir une aimable conversation. Un jeune médecin en blouse blanche s'approcha. Elles se levèrent ensemble avec fébrilité.

— Madame Magda Filippin ?

La femme s'avança.

— Venez avec moi s'il vous plaît, je vais vous recevoir dans mon bureau.

Caroline se rassit en les regardant s'éloigner. Elle était à présent seule. Cela faisait deux heures qu'elle attendait. Elle avait envie d'une cigarette. Elle avait envie de voir sa fille, elle avait envie de reprendre sa vie d'avant, simplement reprendre sa vie où elle l'avait laissée, avant la mort de Beth.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Romain était allongé sur un lit. C'est lui qu'on autorisa Caroline à voir le premier, Cécile étant en salle de réveil. Le chirurgien qui avait opéré sa fille l'avait tout de même rassurée, en lui disant que les points de suture sur le côté de son crâne seraient vite cachés par la repousse des cheveux et que, heureusement pour elle, la lame ne s'était pas enfoncée très profondément. Caroline s'approcha du lit. Romain était perfusé, un énorme bandage sur le bras gauche.

— Mon Dieu Romain, comment te sens-tu ?

— Ça va aller. Le docteur a fait du bon boulot, paraît-il, mais je ne sens pas mes doigts.

— Peut-être l'anesthésie ?

— Oui, peut-être… j'espère. Il doit passer. Et Cécile ? Tu as pu la voir ?

— Non, pas encore, elle est en salle de réveil. Mais le toubib a dit que ça irait.

— Elle n'est pas défigurée ?

—  Non Romain, d'après ce qu'ils m'ont dit, les cheveux cacheront sa cicatrice. C'est sur le côté de son crâne qu'elle a été touchée. C'est assez… superficiel, paraît-il.

— Mon Dieu Caroline ! Mais quel cauchemar !

Elle s'approcha de lui et lui prit la main. Ils restèrent un moment silencieux. Les larmes roulaient sur le visage de Romain, fragile sur son lit d'hôpital, triste à mourir, pensant qu'il avait entraîné sa fille dans cette folie, dans ce tourbillon, dans ce délire.

— Je vais te laisser te reposer.

Caroline déposa un baiser sur son poignet droit, lui passa la main sur les cheveux, qui étaient encore collés du sang de sa fille et du sien, et sortit. Au même moment elle croisa deux policiers. Ils demandaient à Romain de se lever et de s'habiller. Caroline retourna dans la chambre.

— Vous l'emmenez ? Mais il est blessé vous voyez bien !

— Il va être mis en garde à vue. Un homme est mort madame. Nous avons besoin d'interroger votre ex-mari. Le médecin nous a dit que son état n'était pas incompatible avec un déplacement. Le ton était sec et sans empathie aucune pour Romain qui souffrait. Ils avaient l'air pressés.

Caroline aida Romain à s'habiller. Elle le regarda partir encadré par les deux bonshommes, le cœur soulevé par la colère, mais totalement impuissante.

— Appelle-moi, Romain, lui cria-t-elle avant de quitter la pièce à son tour.

Elle monta au deuxième étage, et put enfin voir Cécile à travers une vitre.

Elle faillit s'évanouir devant la scène. Cécile avait un énorme pansement sur la tête, d'où s'échappaient quelques mèches de ses cheveux blonds, l'autre côté visible de son visage était bleu foncé, un tuyau transparent lui donnait de l'oxygène et ses bras de part et d'autre du drap blanc étaient inertes. Des machines autour d'elle surveillaient son rythme cardiaque, sa respiration, et sur des écrans on voyait des signes en forme de vagues parcourir un trajet répétitif, revenir à leur point de départ. Caroline porta sa main sur ses lèvres et se mit à sangloter, sans pouvoir détacher son regard de la vision qui s'imposait à elle.

Elle détourna finalement les yeux, colla son front contre le mur pour reprendre un peu ses esprits et continua de pleurer. Elle se laissa alors glisser,  réalisant la gravité de la situation et, a posteriori, la perte possible de sa fille. Elle était accroupie contre le mur, dévastée par le chagrin, incapable de se relever, et y resta de longues minutes. Quelqu'un la prit par les épaules et elle sursauta. C'était la femme de la salle d'attente qui la relevait doucement en lui murmurant :

— Ça va aller, elle est vivante, elle est vivante… Venez.

Caroline n'arrêtait pas de pleurer. Magda la ramena dans le hall d'attente. Elle l'entraînait par la main, en lui parlant doucement.

— Ils sont vivants. C'est le plus important. Ne pleurez plus, il va falloir être fortes, les aider. Nous avons de la chance de les avoir, nous devons avoir de la force et du sang-froid. Ils sont jeunes, ils vont se remettre. Tout cela sera derrière eux car ils ont la vie devant eux. La vie ! Je vais vous chercher quelque chose à boire. Elle l'aida à s'asseoir sur une chaise comme on le ferait pour un petit enfant.

Caroline cessa un instant de pleurer. Elle était hagarde. Elle but le verre d'eau que lui tendait Magda qui en profita pour se présenter.

— Je m'appelle Magda, et vous ?

— Caroline, arriva-t-elle à articuler

— Je viens de voir mon fils. Il est au même étage que votre fille. Double fracture de la jambe il va être opéré, mais à part quelques contusions, ça va. Ils sont sous morphine, c'est pour cela qu'ils sont inertes. Je vais rentrer à mon hôtel prendre une douche et me changer. Voulez-vous que je vous dépose chez vous ? Je repasserai vous chercher si vous voulez ?

— Non, je ne peux pas partir, je ne peux pas la laisser. Caroline se remit à pleurer.

Je veux être là quand elle se réveillera !

—  Vous savez, ils lui ont donné des antalgiques puissants. Elle ne se réveillera pas tout de suite.

Magda avait demandé au médecin des nouvelles de Cécile, qui était soignée au même étage que son fils. Elle avait rejoint Caroline spontanément. Celle-ci se laissa convaincre. Elles sortirent toutes les deux. Le jour déclinait. Magda conduisait la voiture de Cécile, dans une ville déserte d'un dimanche de juillet lassée de ses touristes, et arriva à l'hôtel où elle passait ses vacances avec son fils. Elle aida Caroline, toujours livide, à descendre de voiture.

— Si vous voulez, attendez-moi au bar de l'hôtel. Je n'en ai pas pour longtemps. Je vous emmène chez vous, puis nous retournerons à l'hôpital.

Caroline acquiesça. Elle n'était pas en mesure de prendre une quelconque décision, même la plus simple. Elle se posait où on le lui disait, l'image du visage de Cécile ne quittait pas son esprit. La bêche avait non seulement entaillé le côté gauche du crâne mais la violence du coup porté avait fait gonfler l'autre côté du visage.

Le serveur lui demanda si elle voulait boire quelque chose et elle lui fit répéter trois fois sa question, pour lui donner un simple « Non » en guise de réponse. Elle était trop bouleversée, pour être encore polie. Elle regardait sans voir. Elle ne ressentait ni fatigue ni faim ni soif. Elle ne pensait même plus à ce qui s'était passé chez Josette et Simon, elle ne parvenait même pas à l'imaginer. Aucune réflexion, aucune question, aucune pensée autre que celle qui allait vers sa fille. Magda la rejoignit.

— Venez, je vous emmène chez vous ?

— Non, retournons à l'hôpital s'il vous plaît.

Elle avait prononcé sa phrase d'un ton presque implorant.

Elles arrivèrent alors que les visites étaient terminées, mais l'infirmière de garde eut pitié d'elles et les laissa monter. Chacune s'installa auprès de son enfant, recroquevillée sur un mauvais siège, en attendant le moment où, enfin, elles pourraient les entendre parler.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les jours passèrent. Le juge d'instruction ayant évalué le degré de dangerosité de Romain, et les circonstances du drame, il l'autorisa à sortir de détention préventive au bout d'une semaine. Une autopsie avait été pratiquée sur Simon. L'affaire serait renvoyée devant le tribunal correctionnel à la fin de l'enquête toujours en cours. Romain avait évidemment pris un avocat et il savait qu'il risquait au minimum trois années de prison pour homicide involontaire. Il avait tout de même de bonnes nouvelles concernant la mobilité de sa main. De ce côté, il n'y aurait pas de séquelles.

Luis, le fils de Magda, se remettait doucement, il était en attente d'une deuxième opération. Quant à Cécile, elle réclamait un miroir qu'on ne lui donnait pas. L'hématome dégonflait, son visage reprenait une couleur normale, et on lui enlèverait bientôt ses points de suture.

Elle ne voulait pas parler de ce qui s'était passé chez Josette et Simon. Ni au psychologue de l'hôpital ni à sa mère. À Romain, qui passait tous les jours la voir, elle avait demandé de leurs nouvelles et n'avait fait aucun commentaire, émis aucun reproche ou regret. Un policier avait recueilli son témoignage, et avait constaté les dégâts. Elle pouvait être accusée de complicité…

Caroline avait complètement lâché son magasin. L'employée se débrouillait comme elle pouvait, mais l'affaire ne tournait pas bien. Pas assez de stock, pas assez de nouveautés et les clients de la petite ville qui avaient appris ce qui s'était passé par la presse locale boudaient un peu la boutique, ayant certainement peur d'une forme de contamination. Le malheur effraie, et éloigne.

Magda et Caroline se voyaient tous les jours. Elles prenaient un sandwich à la cafétéria pour déjeuner et s'étaient liées d'une amitié de circonstance. Elles portaient chacune plus ou moins une culpabilité ou une responsabilité vis-à-vis de leur progéniture. Caroline se sentait coupable de sa famille complètement déjantée et Magda se sentait responsable d'avoir prêté sa voiture à son fils, qui venait à peine d'avoir son permis. Elles discutaient, se détendaient même un peu, appréciaient la compagnie l'une de l'autre. Cependant, Magda avait remarqué que Caroline était de plus en plus négligée. Elle dormait souvent sur le fauteuil de la chambre de sa fille ou sur le banc de la salle d'attente, recroquevillée sous son imperméable. Elle ne rentrait pas chez elle se changer et se laver. Ses ongles étaient douteux, ses cheveux sales et son teint brouillé par les cigarettes qu'elle fumait dès qu'elle était réveillée. Un jour Magda lui dit tout de go :

— Tu sais Caroline, tu devrais prendre un peu plus soin de toi. Cécile va bien, le mieux possible, elle ne devrait pas te voir aussi, enfin… aussi peu arrangée. Et puis tu devrais d'abord le faire pour toi, pour te respecter !

Caroline posa ses couverts et ses deux mains bien à plat sur la table sur laquelle elles déjeunaient. Son visage était tendu comme une arbalète, prête à décocher sa flèche.

— Le faire pour moi ? Mais je m'en fous complètement ! Je me fous complètement de moi ! Je n'ai jamais rien fait pour moi !

Caroline se déversa soudain, comme une coupe pleine, et enchaîna calmement mais avec verve :

— Tu sais, j'ai eu le temps de penser à ma vie depuis que je suis ici avec Cécile. Toutes ces heures ou elle dort et où je suis près d'elle. Ces nuits d'insomnie à me demander ce qui m'arrive, à appeler ma mère morte à l'aide, à ruminer à quel moment j'aurais dû me rendre compte que quelque chose ne tournait pas rond ! Toute ma vie j'ai fait ce que l'on attendait de moi ! Gentille petite fille unique, gentille maman seule qui a élevé sa fille, gentille épouse compréhensive, gentille ex-femme amicale, gentille patronne conciliante !

J'ai bossé douze heures par jour pour cette boutique dont je n'ai absolument que foutre, j'ai tenu ma maison proprette et coquette, j'ai pris soin de moi ! Ah ça oui ! Coiffeur toutes les semaines, ongles impeccables, fringues bien coupées. J'ai lu les derniers prix littéraires, cultivé mon jardin, reçu ma famille à chaque Noël, été gentille avec tout le monde ! Tout ça pour quoi ?

— Mais pour toi Caroline ! Tout ça pour toi !

— Tu ne comprends pas que j'explose Magda ! Non, j'implose ! Je crie du dedans, jour et nuit ! Il y a la succession de ma mère, sa maison, les flics ! Parce qu'il y a une enquête en cours je te rappelle ! Josette en hôpital psychiatrique, Cécile, je ne sais plus où donner de la tête ! Tiens c'est drôle cette expression donner de la tête ! Je me planque à l'hôpital Magda, je ne fais que me planquer, pour ne rien affronter !

— Écoute Caroline, ta fille va bien. Elle n'a pas besoin que tu passes tes journées ici et tu n'es coupable de rien. Je n'aurais pas dû prêter ma voiture à Luis qui avait son permis depuis un mois, mais c'était NOS vacances et je ne me sens pas coupable, c'était un accident. Pour ta fille c'est pareil ! Tu n'as pas à te sentir coupable de tous les maux de la terre, ni de ce qui est arrivé à Cécile, bon sang ! Réveille-toi un peu ! Romain passe la voir tous les jours et quand il arrive Cécile est heureuse de le voir, elle sourit un peu, il lui parle de l'extérieur, il la pousse à faire des projets. Toi tu la regardes et tu préviens ses moindres désirs, ses oreillers qui penchent, le verre d'eau que tu lui tends avant même qu'elle ne le réclame, les infirmières que tu harcèles, tu lui demandes cinq fois par minute si elle a mal ! C'est épuisant pour elle ! Elle ne veut pas parler. Accepte-le ! Elle veut oublier et passer à autre chose ? Aide-la ! Je suis coincée ici, tant que Luis ne sera pas réopéré, tant pis ! Je fais mon boulot d'illustratrice depuis ma chambre d'hôtel ! Il va rater sa première année d'école de commerce ? Tant pis ! Il fera autre chose de cette année, il voyagera, il ira voir son père à Sydney, il gagnera trois sous quand il pourra et il commencera l'année prochaine ! Sers-toi de ces événements pour arrêter de subir sans arrêt ta vie, Caroline ! Toi seule es maîtresse du jeu !

— Trop facile Magda, c'est trop facile de me dire ça !

Caroline se leva sans la regarder et sortit tranquillement rejoindre la chambre de sa fille. Magda hochait la tête, pensant qu'elle avait peut-être été un peu dure, mais au fond, elle ne voyait pas comment ne pas dire ce qu'elle pensait.

Quand elle passa devant la chambre vitrée de Cécile, elle vit Caroline, assise, caressant la main de sa fille assoupie. Elle alla voir Luis, qui se reposait aussi, et décida de quitter un peu cet hôpital pour faire un tour en ville.

Il y avait un arrêt de bus un peu plus loin. Elle monta dans le premier qui arrivait et, assise la tête contre la fenêtre, elle rêvassa en regardant le paysage. Au terminus, elle demanda au chauffeur à quelle heure repartait le prochain bus et il lui répondit qu'il repartirait dans un quart d'heure. Il avait l'air un peu surpris de cette voyageuse un peu désorientée, mais ne releva pas. Alors Magda descendit du bus, alla boire un café au comptoir, dans le bar en face, et refit le chemin en sens inverse.

Juste une escapade d'une heure qui lui fit du bien. Elle avait eu envie d'être seule, de tanguer dans le véhicule en observant les autres passagers. Une simple récréation, pour se laver de cette odeur qui lui levait le cœur tous les jours quand elle passait les portes de l'établissement médical, pour rejoindre son fils.

Dans le hall, elle croisa Romain dont elle avait fait la connaissance, accompagné d'une petite femme brune. Il lui serra la main et lui présenta son amie Isabelle. Magda la salua. Ils prirent l'ascenseur ensemble pour se rendre à l'étage en échangeant quelques banalités polies. Puis chacun se dirigea vers la chambre de son enfant.

Magda pensa que Caroline n'avait pas besoin de « ça », ou que peut-être cela lui permettrait de réagir enfin. Elle savait l'attachement qu'elle avait pour son ex-mari et elle se dit qu'il valait mieux couper que déchiqueter, et qu'il était temps.

Romain allait entrer dans la chambre de Cécile avec à son bras Isabelle. À peine eurent-ils touché la poignée que Caroline se leva d'un bond le doigt sur la bouche et leur fit signe de sortir. Elle les rejoignit devant la porte qu'elle referma tout doucement. Romain s'avança et jeta un œil dans la chambre :

— Elle dort ?

— Oui, répondit Caroline les bras croisés sur la poitrine, adossée contre la vitre, en gardienne du temple.

— Je te présente mon amie Isabelle.

— Enchantée de vous connaître Caroline.

— Bonjour, répondit Caroline, cinglante.

Isabelle avait dans les mains un magnifique bouquet de fleurs et un sac contenant un cadeau.

— On va attendre un peu qu'elle se réveille. Tu veux prendre un café avec nous à la cafétéria ?

— Non merci.

— Je vais aller nous en chercher deux, dit Isabelle terriblement mal à l'aise. À tout de suite.

Elle s'éloigna dans le couloir.

— C'est qui ?

— Caroline, je ne te dois pas d'explication !

— Oh que si ! Tu viens voir ma fille sur son lit de souffrance à l'hôpital, alors oui, tu me dois une explication ! Crois-tu que ce soit le moment de lui présenter une de tes maîtresses !

— Caroline, Isabelle et moi nous connaissons depuis plus d'un an ! Et nous sommes mariés depuis une semaine, Cécile est déjà au courant. Je viens lui présenter officiellement Isabelle.

— Mariés ? Mais…, mais pourquoi ?

Romain se mit à rire, puis prit son temps pour parler doucement à Caroline, comptant sur son intelligence.

— Mais parce qu'on s'aime ! L'accident, enfin les événements ont précipité les choses. Nous nous sommes dit qu'il fallait vivre et ne plus… réfléchir !  Parce que tout est tellement fugace, tout peut basculer du jour au lendemain, et que nous étions sûrs de vouloir vivre ensemble. Enfin si je reste en liberté !

Caroline avait le souffle coupé. Romain trouvait le moyen de plaisanter !

— Elle est réveillée ! Je t'en prie Caroline, tu sais que nous sommes amis tous les deux et Isabelle ne souhaite pas être ton ennemie. Laisse-nous un peu avec Cécile, j'ai besoin de la voir seul avec Isabelle. Un petit moment ?

— Bien sûr.

Isabelle arriva avec deux cafés. Ils entrèrent dans la chambre tandis que Caroline s'éloignait titubante dans le couloir du deuxième étage de l'hôpital Louis-Pasteur de Grenaille-les-Bains, en traînant par terre par une lanière son sac à main.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline prit sa voiture et rentra chez elle. La boîte aux lettres débordait de courrier qu'elle emporta dans la maison et qu'elle posa en vrac sans même y jeter un œil. Elle lança son imper sur un fauteuil et alla chercher une bouteille de vin et un verre dans le placard de la cuisine. Elle se servit et alla s'asseoir au salon après avoir remonté les stores extérieurs du rez-de-chaussée.

Le silence était poisseux tout comme l'atmosphère de la pièce qui n'avait pas été ouverte depuis des jours. Une épaisse couche de poussière recouvrait la table basse sur laquelle elle posa sa bouteille. Assise sur le canapé, la tête renversée en arrière, elle sanglotait. Sa tête était vide, son corps épuisé et son cœur en feu. Elle fit le tour de la pièce du regard et tomba sur les boîtes d'archives ramenées de chez Beth. Tout avait commencé là. Elle détourna les yeux vers le jardin. L'herbe avait d'abord poussé partout puis séché, recouvrant les pétunias, les soucis et les campanules violettes. Les capucines se tordaient autour des lauriers dont les fleurs recroquevillées jonchaient les allées qu'elle avait si bien entretenues. L'été était passé par-là fendillant la terre et flétrissant les plantations, qui n'avaient pas été arrosées depuis longtemps.

Elle se sentait comme ce jardin, tarie. Elle but plusieurs verres de vin, les yeux fixés sur la table basse et la bouteille qui se vidait, jusqu'à ce que le soleil aille se coucher derrière la haie de thuyas. Puis elle s'allongea et s'endormit quelques heures sur le canapé. À son réveil, la nuit était tombée. Sa bouche était pâteuse, son bras gauche endolori. Elle monta à l'étage et se jeta sur son lit tout habillée, pour dormir à nouveau, jusque tard le lendemain.

Trois jours passèrent durant lesquels elle ne fit que dormir. Elle se réveillait un moment, filait aux toilettes et se recouchait. Trois jours durant lesquels elle ne pensa plus à rien. Le quatrième jour, tôt le matin, elle descendit se faire un thé dans la cuisine. La boisson chaude la désaltéra et remplit son estomac qui se tordait. Elle attrapa un gilet sur le portemanteau de l'entrée et alla s'asseoir sur les marches de la cuisine, la tasse à la main.

Septembre arrivait. Déjà plus d'un mois que les événements avaient eu lieu. Caroline retrouvait un peu la notion du temps. Elle avait beaucoup maigri et sa jupe vrillait sur sa taille. De ses sandales ouvertes, elle vit s'échapper des ongles de pieds longs et sales qui dépassaient. Elle mit la main dans ses cheveux et ses doigts devinrent poisseux. Elle sentait mauvais. La sueur accumulée sur son chemisier dégageait une odeur âcre qu'elle ne pouvait pas ignorer.

Elle était comme ce jardin en désolation, négligée et fanée. Pourtant, au fond d'elle, il ne lui déplaisait pas de se laisser aller ainsi. Elle goûtait au vertige qui l'entraînait de plus en plus bas. Elle se laissait glisser sans opposer la moindre résistance et elle se sentait presque plus libre de n'avoir plus à lutter contre rien, ni personne. Ni même contre elle-même. C'était une sensation agréable de lâcher totalement prise, comme si elle nageait et se laissait lentement emporter par les vagues, balançant comme une légère embarcation au gré des courants, s'enfonçant sous les ondes. Elle débrancha la prise du téléphone et coupa son portable. La tristesse et l'abandon laisseraient désormais son cœur sec, même si elle ne l'avait pas vraiment décidé.

Cécile avait quitté l'hôpital. Elle comprenait que sa mère devait être épuisée, et comme son père le lui avait conseillé, elle vint vivre un moment chez lui et Isabelle. Il n'était pas question de retourner travailler à la librairie où on ne lui laisserait pas accueillir la clientèle avec le crâne boursouflé et à moitié rasé. Elle était en arrêt maladie et comptait bien le prolonger le temps qu'il lui faudrait pour reprendre une apparence normale, et surtout savoir ce qu'elle voulait faire maintenant de sa vie. Des changements s'annonçaient. Son petit ami n'avait pris aucune nouvelle d'elle et, comme disait sa mère, il ne la méritait pas. Histoire terminée sans grand fracas. Son père s'était occupé de donner un préavis pour l'appartement qu'elle occupait, elle était donc totalement libre. Amochée, mais libre.

Romain et Isabelle habitaient un grand appartement dans le centre-ville, avec deux grandes terrasses qui faisaient le tour et donnaient sur la mer. Romain attendait son procès, rassuré par son avocat. Puisqu'il n'avait aucun antécédent, il pouvait même être remis en liberté avec sursis à l'issue de celui-ci.

Cécile se sentait heureuse d'avoir enfin quitté cet hôpital. Elle n'en pouvait plus des examens, des soins, des médecins et de l'attente interminable. Au mois d'août, les chefs de service sont en vacances, le personnel aussi, il faut des jours pour avoir une réponse à une simple question, personne ne prend aucune décision en l'absence de responsables.

Elle avait vaguement vu son visage dans les fenêtres, mais pour la première fois, elle pourrait se détailler dans un miroir. C'est la première chose à laquelle elle pensa la porte d'entrée passée, et elle demanda à son père où était la salle de bains. Romain jeta un œil vers Isabelle, qui lui sourit et il lui indiqua qu'il y en avait une attenante à la chambre qu'ils lui avaient réservée. Une douche. Voilà aussi ce qu'elle souhaitait. Elle avait le sentiment de puer cette odeur de désinfectant propre aux hôpitaux.

— Je vais m'installer, leur dit-elle.

— D'accord chérie, on va prendre un verre sur la terrasse, rejoins-nous quand tu veux.

Cécile frémissait. Elle se rendit dans la chambre, et regarda un instant par la baie vitrée. Le soleil montait sur le paysage, éclairant une ligne d'horizon dégagée. Elle alla doucement vers la salle de bains et observa son image dans le miroir, les mains appuyées sur le lavabo. Il va falloir que je me coupe les cheveux, fut sa première pensée. En effet, sa chevelure longue et blonde n'était plus qu'un lointain souvenir. Il avait fallu raser la moitié de son crâne, sur lequel une cicatrice enflée prenait source derrière son oreille et continuait jusqu'au sommet de sa tête. Les points de suture avaient tiré sa peau et elle constata, en se regardant, un léger décalage dans ses expressions, comme si elle avait subi un lifting mais d'un seul côté. Elle se dit qu'elle ressemblait un peu à un tableau de Picasso. Un peu de dérision contre la peur.

On lui avait précisé que, dans quelque temps, l'élasticité de sa peau aidant, il n'y aurait plus aucune séquelle esthétique, et qu'il fallait être patiente.

Elle ramena ses cheveux sur le côté abîmé, pour cacher la trace des fils, et se dit qu'elle opterait pour une raie dans ses cheveux. Isabelle connaissait une coiffeuse qui viendrait cet après-midi à domicile et l'aiderait à camoufler tout ça.

Elle recula d'un pas et observa sa silhouette dans la glace. Évidemment, elle avait perdu du poids. Elle se sentait affaiblie, n'ayant pas bougé depuis ces dernières semaines. Le tee-shirt neuf que Romain lui avait apporté flottait autour de ses côtes. Son père entra et l'entoura de ses bras.

Ils se regardèrent ensemble face au miroir en se souriant. Il ne dit rien. Cécile se laissa bercer, doucement enlacée.

— Tu as des nouvelles de maman ?

— Non chérie. Je crois qu'elle a besoin d'être un peu seule. Elle ne répond pas au téléphone. Je lui ai laissé un message pour lui dire que tu sortais et que tu étais ici. Ne t'inquiète pas, elle va t'appeler bientôt.

— Je ne m'inquiète pas.

— Tu viens boire quelque chose avec nous ?

— Je vais me faire couler un bain. Ne m'attendez pas.

— Comme tu veux. Prends ton temps. J'ai des coups de fils à passer et Isabelle va partir travailler. Je reste à la maison un moment avec toi et il faudra que j'aille travailler aussi.

— Pas de problème. Je peux très bien rester seule. Ça va maintenant papa.

Romain l'embrassa et sortit de la pièce, la laissant seule face à cette nouvelle « elle-même » qu'elle devait apprendre à aimer. Elle se sentait changée, à l'intérieur aussi. Elle entra dans un bain chaud qu'elle parfuma avec une huile essentielle. Elle y resta un moment plongeant son visage qui se détendait peu à peu. Elle se lava les cheveux avec précaution et retrouva le bonheur de se sentir fraîche. Elle finit sa toilette en enduisant son corps d'une huile précieuse sur sa peau devenue rugueuse. Elle sécha ses cheveux avec soin et les enroula dans une serviette. Elle enfila son tee-shirt, un pantalon ample et un sweat-shirt, et s'allongea sur le lit qui sentait les draps propres. Elle poussa un soupir de contentement et s'endormit, tranquillement.

La sonnerie de son téléphone la réveilla. C'était Magda.

— Bonjour Cécile ! Alors ce retour ?

— Oh !  Si tu savais comme j'apprécie ! Je me sens renaître !

— Bravo !

— Comment va Luis ? As-tu trouvé une voiture pour rejoindre Paris ?

— Oui ça y est. J'ai acheté une belle occasion. Ton père m'a aidé parce que moi je n'y connais rien en bagnoles ! Luis va bien. Plâtré jusqu'à la hanche mais bon, on pourra bientôt repartir. Le voyage va être long mais je pourrais aménager l'arrière en baissant les sièges, ou alors il fera le voyage en ambulance de son côté. Ça va. Il a le moral, c'est le principal. As-tu des nouvelles de Caroline ?

— Non. Je ne l'ai pas vue ni eue au téléphone depuis quatre jours. Mais je suppose qu'elle me savait entre de bonnes mains ! Elle était très fatiguée, tu as dû le remarquer.

— Oui. J'avais remarqué. Elle a été là tout le temps, nuit et jour, tu le sais ?

— Oui, je sais.

— Je t'embrasse ma belle ! À bientôt. Je passerai vous voir, ton père m'a invitée.

— Bises Magda. Embrasse Luis pour moi.

Le téléphone raccroché, Cécile s'étira et visita l'appartement. Son père lui avait laissé un mot sur la table : « Je suis au bureau, appelle si besoin. À ce soir. Je t'aime. » Elle prit un jus de fruits, alla s'asseoir et feuilleta un magazine. Elle se sentait presque en vacances.

Josette avait été admise à l'hôpital psychiatrique de la ville d'à côté. Elle avait suivi les gendarmes sans opposer aucune résistance, leur demandant simplement où ils allaient mettre son « fils » maintenant qu'il était mort. Le médecin de garde l'examina puis lui parla longuement. Tout de suite après, et toujours en présence du psychiatre, elle fut auditionnée par un policier. Elle décrivit ce qui s'était passé avec beaucoup de détails. Elle avait l'air d'une personne parfaitement sensée, répondant aux questions qu'on lui posait sans aucune difficulté. Elle indiqua la bagarre avec Simon précisant que c'était celui-ci qui avait attaqué le premier, voulant la défendre. La seule chose qui déviait de temps à autre de son récit était la même question : « Qu'allez-vous faire du corps de mon fils ? » À cela, le médecin lui répondit qu'il ne fallait pas qu'elle s'inquiète qu'il serait emmené dans un reposoir. Elle acquiesçait, semblait se satisfaire de la réponse, puis la reposait avec le même égarement dans les yeux. Elle précisa que la mort de sa cousine Beth n'était pas sa faute et que si celle-ci avait pris trop de médicaments, elle, n'y était pour rien. Elle confia même au policier que Romain avait bien fait d'appeler la gendarmerie, surtout parce qu'elle n'aurait jamais pu déplacer le corps de son fils toute seule.

— J'ai terminé, au moins pour aujourd'hui, précisa le policier.

Il serra la main de Josette qui se leva de sa chaise. Elle lui sourit chaleureusement en retour.

— Heureusement que vous êtes là !

— Venez madame, on va vous montrer votre chambre.

— Ah bon ? Je reste ici ?

— Oui, un petit moment. Vous avez subi un choc, on va vous faire quelques examens demain. Vous vous reposerez un peu de votre journée.

Le médecin appela un infirmier qui vint chercher Josette. C'était un colosse dont les bras gonflés débordaient de sa blouse blanche. Il l'entraîna néanmoins avec beaucoup de douceur vers la porte de sortie.

— Au revoir docteur ! Et merci pour tout !

— Nous allons nous revoir madame, je passerai vous voir demain matin.

Josette traversa une salle où des patients traînaient. Certains regardaient la télé, d'autres ne faisaient rien assis sur une chaise, certains peignaient autour d'une grande table. Quand elle arriva, un homme se mit à gémir. D'abord doucement, puis de plus en plus fort à mesure qu'elle avançait dans la pièce. Une aide-soignante dut se lever pour le prendre par le bras et le déplacer.

— Un peu bruyant cet hôtel !, dit-elle en souriant au colosse, qui se demanda un instant si elle plaisantait ou si elle était sérieuse. Il ne releva pas et continua jusqu'à sa chambre.

— Qu'est-ce qu'on aura pour dîner ? Je meurs de faim ! Quand je pense que j'ai des haricots verts tout frais préparés de ce matin dans ma cuisine. Vous aimez les haricots verts ?

 

Je trouve Isabelle sympa. C'est le genre de femme brune que papa adore. Elle aurait envie qu'on soit copines, c'est évident. Moi ça m'allait bien le célibat de papa, mais c'est pas mal qu'il refasse sa vie. Ils ont l'air bien ensemble. Je ne lui ai même pas demandé ce qu'elle faisait comme boulot. Elle a peut-être des enfants ? Oui, bon, va falloir que je m'intéresse un peu plus à elle quand même. Elle n'a pas l'air de vouloir jouer à la maman avec moi. Tant mieux.

L'appartement est superbe ! Grand, spacieux, moderne. Un peu trop épuré même, manque un tableau ou deux, ou un tapis. Vue sur la mer, quel pied ! Décidément, ça me gratte cette cicatrice. Plus personne ne voudra faire l'amour avec moi tellement je suis laide et maigre. Quoique s'il n'y avait que les gens beaux qui faisaient l'amour, ils ne seraient pas nombreux. J'attends la coiffeuse, elle va peut-être me remettre un peu d'ordre dans tout ça. Je vais lui demander de me faire un carré court, avec une raie sur le côté. C'est une bonne idée. Je pourrai mettre un bandeau et on ne verra presque plus rien. Je pourrais aller faire trois courses en bas après, histoire de leur faire la cuisine. Ils ont été sympas quand même. Papa m'a dit qu'il y avait une enquête en cours et qu'il faudrait que je témoigne à nouveau au procès. Le flic qui est venu me voir à l'hôpital avait l'air de dire que ce serait une formalité et que papa ne serait pas inquiété plus que ça. Je me demande ce que fait maman, pas de nouvelles et son téléphone est visiblement coupé. Il paraît qu'il existe un fonds de dédommagement pour les victimes d'agressions. Ceci dit, je m'en fiche. Je crois que j'ai envie d'aller à Paris. Peut-être reprendre des études, je ne sais pas. Je vais me requinquer un peu et j'irai chez Magda. Sauf, qu'elle va avoir du boulot à s'occuper de Luis. Mais pas s'il part chez son père à Sydney. S'il part, je vais habiter chez Magda. Ah ! Voilà la coiffeuse.

Cécile se laissa faire. Quand la jeune femme eut fini elle lui tendit un miroir et elle découvrit sa nouvelle coupe avec satisfaction. Bien sûr ce n'était pas parfait mais ça irait, elle avait le sentiment d'avoir à peu près retrouvé une apparence convenable. Elle pensa à sa mère à qui il lui tardait de prouver que tout allait bien maintenant avec cette nouvelle allure.

La coiffeuse partie, Cécile alla dans sa chambre et ouvrit le placard dans lequel son père avait déposé sa valise, celle qu'elle avait préparée ce fameux jour pour rentrer chez elle, après l'enterrement de Beth. La vue de celle-ci la mit d'abord mal à l'aise. Elle ressentait une sorte d'angoisse latente qui serrait sa poitrine. Elle reliait l'objet aux événements survenus et dont elle n'avait pas reparlé depuis ce fameux dimanche.

Un mal de tête montait et sa respiration se fit courte. Elle ne voulait pas céder à la panique et approcha sa main pour défaire la fermeture Éclair qui entourait la valise qui était à ses pieds. Ses doigts tremblaient, elle n'arrivait pas à poursuivre le mouvement. Elle dut s'écarter, soudain prise d'un vertige. La valise était là, inerte, à ses pieds, mais Cécile la voyait bouger, tourner sur elle-même, se soulever et retomber lourdement comme si elle était vivante, menaçante. Une peur panique s'empara d'elle et elle se mit à hurler sans pouvoir bouger un membre. Du sang coulait de la valise. Il y en avait partout, sur ses chaussures qui trempaient dedans, sur ses mains qu'elle regardait en hurlant. Le ruisseau rouge grossissait, envahissait toute la pièce. Elle toucha sa bouche et deux dents se retrouvèrent dans sa main. Elle se replia sur le lit et ne put plus sortir un son. Le lit était un bateau qui flottait sur des vagues rouges, sa tête lui faisait affreusement mal, elle passa sa langue sur ses gencives et sentit des trous. Elle perdit connaissance.

Elle se réveilla quelques minutes plus tard, toujours avec ce mal de tête qui la torturait jusqu'au fond des orbites.

Elle referma le placard d'un coup de pied et se traîna, vacillante, dans la salle de bains pour voir si elle y trouverait de l'aspirine. Rien. Rien non plus dans la cuisine, dans les tiroirs. Dans le miroir, elle avait toutes ses dents. La sueur dégoulinait de ses tempes.

Cet appartement était aussi vide que si l'on venait d'y aménager. Alors elle sortit sur le balcon prendre un peu l'air, la main sur son front. Sa vue était trouble. Elle n'arrivait pas à fixer la mer en face. Elle s'avança contre le garde-corps qu'elle sentit sur son ventre et fut prise d'un vertige intense. Elle se laissa glisser contre la paroi de verre et rampa jusqu'au fauteuil un peu plus loin. Elle sentait le sang battre dans ses tempes. Elle porta la main à sa tête et vit du sang sur ses doigts. Sa cicatrice saignait un peu. Elle s'affala, eut envie de vomir. Elle essaya de respirer calmement, de souffler, fermer les yeux était pire que les avoir ouverts. Elle plissait les paupières en essayant de fixer un point.

Romain entra tout joyeux et la trouva en nage sur le balcon. Il se précipita :

— Mon Dieu ! Chérie tu ne te sens pas bien ? Tu es pâle comme un lavabo.

— Non, ça ne va pas papa. Je ne vois pas bien et j'ai affreusement mal au crâne.

— Ta cicatrice ?

— Non, j'ai mal à l'intérieur de la tête. Il n'y a rien dans la maison pour me soulager, du genre aspirine ?

— Non. On vient juste de s'installer tu sais. Attends, je vais descendre en acheter.

— Aide-moi à rentrer au salon s'il te plaît. J'ai peur de tomber.

— Tu veux que j'appelle un médecin ?

— Non, non, ça va aller. J'ai juste besoin de faire passer ce mal de tête. J'ai toujours mes dents ?

— Mais oui chérie !

Romain était très inquiet. Il aida Cécile à rentrer et à s'asseoir sur le canapé.

— Ça va papa. Va me chercher quelque chose je t'en supplie, je vais exploser.

— Ils ne t'ont rien donné avant ta sortie de l'hôpital ?

— Non. Tout allait bien. Je n'ai jamais eu mal comme ça. S'il te plaît papa !

Romain la laissa et fila à la pharmacie la plus proche. En revenant, il croisa Isabelle qui attendait l'ascenseur.

— Ne t'inquiète pas, lui conseilla-t-elle. Elle n'est sortie que ce matin ! Il faut qu'elle reprenne ses marques. Les toubibs ont dit que tout allait bien. La dernière IRM était parfaite. Physiquement, elle est remise.

Ils entrèrent tous les deux au salon. Romain apporta un verre d'eau à Cécile et Isabelle s'installa près d'elle en la complimentant sur sa coiffure. Ils attendirent un moment que la crise passe, ce qui fut le cas au bout d'un quart d'heure. Cécile avait l'air épuisée. Elle ne leur parla pas de l'épisode de la valise et leur dit simplement :

— Quand je pense que j'avais prévu de vous faire la cuisine !

— Oh ! Ma choupette !

Romain lui caressait le front comme il l'aurait fait si elle avait eu dix ans. Puis il se leva et alla préparer le dîner avec Isabelle, laissant sa fille devant la télévision.

— Ta fille a besoin de parler de ce qui vous est arrivé, Romain. Si elle n'en parle pas, elle va s'empoisonner elle-même avec ce qu'elle a vécu.

— J'en ai conscience, mais on a essayé, elle n'est pas prête, Isabelle. On a tous essayé. Les psys de l'hôpital ont dit que c'est elle qui choisirait le moment, que c'est comme ça qu'elle avancerait, à son rythme.

— Il y aurait de quoi devenir dingue ! Elle aurait pu mourir ! Et elle ne sait même pas pourquoi en fait. Elle a tout appris sur sa famille, sur sa grand-mère, sur toi, en même temps ! Simon l'a agressée alors qu'elle le connaît depuis son enfance. Elle est forcément choquée, bouleversée, tous ses repères ont volé en éclats, Romain ! Tu devrais lui parler, essayer de la convaincre. Vous êtes tous les deux dans le déni total !

— Isabelle, je fais de mon mieux. Elle est avec moi, je m'en occupe

— Romain, elle n'a plus dix ans ! Elle n'a pas simplement besoin que tu lui tiennes la main parce qu'elle a peur du noir !

— Elle est rentrée ce matin ! Laisse-la respirer un peu, le temps qu'elle reprenne un peu d'air !

— Promets-moi que tu lui parleras bientôt.

— Oui, je te le promets.

— Fais-le Romain.

Isabelle sortit de la cuisine et lança un :

— Je vais me changer, je reviens.

Elle enfila des vêtements confortables et s'affaira à mettre la table. Cécile voulut l'aider.

— Non, reste assise Cécile ! Je n'en ai pas pour longtemps, repose-toi.

Romain arriva avec une salade verte, une bouteille d'eau minérale et du saumon fumé en tranches.

— C'est tout ce qu'il y a au menu !

— Ça ira très bien !, répondirent les deux femmes en même temps.

Ils s'attablèrent tous les trois et Cécile en profita pour mieux faire connaissance avec Isabelle et lui poser quelques questions. Elle apprit qu'elle était rédactrice en chef du supplément week-end du journal local, qu'elle était divorcée, deux grands enfants qui vivaient ailleurs et qu'elle avait rencontré Romain chez des amis. Elle sut aussi qu'elle avait beaucoup voyagé avec son ex-mari.

Les présentations étaient faites. Cécile indiqua en fin de repas à son père que plus rien ne lui allait dans sa valise et lui demanda s'il voulait bien s'en débarrasser.

— Vraiment ? Tu ne veux rien récupérer ? Tes affaires de toilette ?

— Non papa. Je vais même te demander une faveur : est-ce que tu pourrais la descendre tout de suite aux poubelles ?

— Cécile ! Ça peut attendre demain quand même !

Cécile avait les larmes aux yeux. Elle le regardait fixement.

— Papa je t'en prie, va la jeter !

— Bon, j'y vais. Tu me donnes le temps de finir mon déca ?, dit-il avec une pointe d'ironie dans le ton.

Cécile ne répondit pas et baissa la tête. Romain regardait Isabelle qui ne releva pas, mais lui fit signe d'y aller. Il se leva, embrassa Cécile sur la main et alla jeter la valise. La soirée se poursuivit devant la télévision, puis tout le monde alla se coucher.

— Papa, je n'ai même plus une petite culotte à me mettre… On ira faire trois courses si tu veux bien, en attendant que j'y aille toute seule ? Pour l'instant j'ai un peu peur de prendre le bus.

— Ne t'inquiète pas. Je rentrerai plus tôt demain. On fera ça.

— Merci papa.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline errait depuis une semaine dans sa maison. Elle avait vidé sa cave du vin qui s'y trouvait et grignoté tout ce qu'elle avait trouvé dans les placards. Plus de cigarettes non plus. Elle décida de descendre en ville se ravitailler. Cette idée ne lui plaisait pas mais elle ne voyait pas comment faire autrement. Elle pensait traverser la grande rue et aller à la station-service à la sortie. Elle ne voulait surtout pas prendre le risque de croiser quelqu'un qu'elle connaissait.

Elle enfila son imper et alla à sa voiture. Sa tête tournait un peu mais elle aimait cette sensation. Il n'était que sept heures du matin, et elle ne croisa pas beaucoup d'autres voitures. Elle roulait doucement, essayant de se concentrer correctement sur sa conduite.

Elle passa devant sa boutique et vit sur le rideau de fer un papier scotché sur lequel était écrit : « Fermé pour congés annuels ». Parfait ! Le comptable de la société avait dû prendre une décision. De toute façon, elle s'en fichait éperdument. Elle n'avait pas l'intention de remettre un pied dans son magasin et encore moins de jeter un œil à son courrier. Tant qu'elle pouvait retirer un peu d'argent, tout allait bien, et quand elle aurait vidé son compte, elle aviserait. Caroline vivait dans l'instant présent, satisfaisant ses besoins vitaux de quelques verres et de paquets de gâteaux. Le reste du temps, elle cuvait et dormait. Sa vision de la réalité n'avait plus rien de commun avec personne de son entourage. Elle pensait qu'elle avait raté sa vie. Elle se disait que l'aventure qu'elle avait eue et dont Romain n'avait jamais rien su était comme une punition éternelle. Qu'elle avait chassé son mari du haut de son sens moral qui ne valait pas deux sous, puisqu'elle-même avait été infidèle. Mais ça, même Beth l'avait ignoré. Elle se disait qu'on ne prend pas des airs de reine offusquée pour avouer ensuite qu'on est aussi à mettre dans le même sac. Sa tristesse d'alors avait été teintée de confusion. Elle avait eu tort de demander le divorce, si elle avait été blessée, elle aimait Romain, et son orgueil avait anéanti tout espoir d'explication.

Elle n'avait pas appelé sa fille depuis au moins une quinzaine de jours et curieusement cela ne lui manquait pas.

Elle se gara devant le magasin de la station-service et descendit. Elle lança un bonjour au type derrière la caisse, qui leva la tête avec un œil noir. Elle avait l'apparence d'une clocharde et il n'aimait pas ça. Caroline attrapa un panier et s'employa à choisir ce qu'elle voulait. Le type se leva et vint derrière elle, se plantant là, certainement pour voir si elle n'avait pas l'intention de dérober quelque chose et de le planquer sous son imper sale et froissé. Elle ne fit aucun commentaire sur son manège, jusqu'à ce qu'il lui lance :

— Dépêche-toi de t'approvisionner !

Alors elle se retourna, planta ses yeux dans les siens et lui lança un billet de cinquante euros au visage. Il lui arracha son panier des mains, l'attrapa par la manche et la jeta dehors.

— Mon billet ! Rendez-moi mon billet sale con !

— Ce sera toujours ça en moins que tu boiras !

— Rendez-le-moi espèce de connard !

Elle se jeta sur lui avec une force décuplée par la colère et saisit sa chemise. Il la repoussa avec violence et elle se retrouva par terre. Sa jupe était remontée et il regardait sa culotte en souriant. Il lui lança à son tour le billet à la figure et la menaça d'un doigt en l'air :

— Si tu reviens par ici, je te casse la tête, t'as compris ? Sale pute !

Caroline monta dans sa voiture, humiliée et tremblante. Elle mit le contact et démarra en trombe. Elle roulait en pleurant et gémissant de toutes ses forces. Elle hurlait littéralement dans l'habitacle de sa voiture. Elle avait pris la direction opposée de sa maison et se retrouva sur une route de campagne qui longeait un lac. Elle se gara. Elle leva les yeux vers le rétroviseur et vit dans celui-ci une femme qu'elle ne reconnut pas. Le blanc de ses yeux était rouge et ses iris vitreux, noyés par l'alcool qu'elle avait ingurgité ses derniers jours. Ses cheveux sales formaient des sortes de touffes d'une couleur terreuse qui se terminaient en épis desséchés. Dans son cou, elle vit des marques de crasse dans les plis. Elle regarda ses mains dont les ongles mal coupés et abîmés abritaient une trace noire au-dessous. Le bout des manches de son chemisier qui dépassaient de son imper était gris et tâché. Son slip était un peu mouillé. Elle en avait vu assez. Elle passa une main sur son visage, se regarda une dernière fois en face et sortit de la voiture.

Elle avança vers la berge du lac. Il faisait frais, un vent léger mais piquant agitait des roseaux emplumés. On entendait des oiseaux au loin. Très peu de voitures circulaient, il était trop tôt. Elle entreprit de s'avancer un peu plus. À ses pieds une eau vaseuse clapotait doucement. Une rainette coassait et quelques têtards glissaient entre la végétation. Elle enleva ses tennis et avança encore. Elle se retrouva à mi-cuisse dans une eau froide et trouble. Elle avait encore envie d'avancer, d'avancer jusqu'au cou, de se baigner dans le paysage, de se laisser aller dans l'eau jusqu'à ce que flotte autour d'elle son imper beige crasseux.

Elle regardait le ciel clair où quelques nuages rosés s'étiraient au-dessus des montagnes. Le soleil montait dans son dos. Elle sentait la boue sous ses pieds, une boue dans laquelle elle enfonçait ses orteils ne sachant pas exactement quelles étaient les aspérités qu'ils rencontraient. Elle aimait cette confiance qui s'installait en elle et la calmait. La nature la prenait sous son aile, l'apaisait. Elle avança encore. Un frisson sillonna son corps de haut en bas. Elle avait froid. Elle plongea la tête la première dans l'eau glacée.

 

 

 

 

 

 

 

 

— Je ne comprends pas docteur ! Pourquoi devrais-je rester ici ? J'ai une maison moi !

— Madame Michaud, pensez-vous pouvoir vivre seule chez vous ?

— Mais évidemment ! Ici, vous me bourrez de médicaments, ça gueule toute la nuit, je ne peux pas dormir ! D'accord, il y a eu un accident, mais je ne suis pas responsable moi ! Ce n'est pas moi qui ai foutu un coup de bêcheà la petite ! Je veux rentrer chez moi !

— On verra madame Michaud. Pour l'instant vous êtes mieux ici.

— Mais pas du tout ! Je serai mieux chez moi je vous dis !

— Madame Michaud, il faut être raisonnable.

— Pfffff ! C'est vous qui êtes fatigué docteur ! Vous avez vu votre tête !

 

Cécile était réveillée. Elle s'étira longuement, alla relever le store et admira la vue. Elle se rendit dans la cuisine où elle trouva à nouveau un petit mot de son père :

« Sommes au boulot ! Je t'appelle pour te dire à quelle heure je rentre pour ton shopping. Bisous, Papa. PS : tu as cent euros dans le tiroir si tu veux sortir et le double des clés dans l'entrée. »

Elle mit la bouilloire en route et alla chercher son téléphone portable dans sa chambre. Elle composa le numéro de sa mère tout en préparant son thé. Une voix indiquait que la messagerie était saturée. Cécile trouva cela un peu étrange. Elle but son thé à petites gorgées, songeant à mettre peut-être un peu le nez dehors.

Des jours et des jours qu'elle n'avait pas vu autre chose que des murs. Elle ne se sentait pas d'une élégance absolue dans le jogging qu'Isabelle lui avait prêté, mais bon ce n'était pas grave. Elle passerait pour une fille sportive. Elle repensa un peu à l'épisode de la valise mais se dit que ce n'était pas grave non plus, puisqu'elle allait bien aujourd'hui. Elle finit de siroter son thé et se fit un expresso juste après comme à son habitude. Elle le but devant la télévision et regarda un documentaire sur un zoo avec intérêt. Elle se dit qu'elle aimerait bien travailler au grand air et s'occuper d'animaux.

Cécile voulait se reconstruire et se cherchait un autre avenir. Tout oublier. Vraiment, elle le voulait.

Elle alla dans la chambre de Romain et Isabelle pour essayer de trouver un peu de maquillage dans leur salle de bains. Le lit était fait, la table de nuit d'Isabelle était recouverte de livres et de papiers dactylographiés divers. Nul doute qu'elle travaillait au lit ! Un peu curieuse, Cécile ouvrit le grand placard et y découvrit d'un côté les vêtements de son père et de l'autre ceux d'Isabelle. Son œil fut attiré par une boîte en métal, rangée sur une étagère en hauteur, et qui ressemblait à celle que sa mère et elle avaient trouvée chez Beth quand elles avaient récupéré ses bijoux. Elle referma le placard et alla dans la salle de bains où elle trouva un peu de poudre, du rimmel et un gloss. Elle se maquilla soigneusement et se coiffa avec la brosse de son père. Son crâne tirait un peu. Elle attrapa un foulard qui traînait sur le porte-serviettes et cacha soigneusement le côté meurtri de sa tête.

C'était pas mal. Elle pourrait se présenter au monde sans avoir honte. Elle sortit et s'habilla dans sa chambre. Elle était prête mais hésitait. Elle sentait l'anxiété qui montait. Elle s'accorda un autre café, très sucré. Elle réfléchissait, essayait de prévoir comment elle s'y prendrait pour mettre un pied hors de son cocon, anticipait les situations aussi anodines qu'improbables, se convainquait que tout irait bien et que si ça n'allait pas elle rentrerait tout simplement.

Son image dans la glace du corridor la rassura, elle prit une grande inspiration et descendit par l'ascenseur, ayant emprunté au passage les lunettes de soleil d'Isabelle posées sur la console. Elle se retrouva à l'extérieur. Elle connaissait mal le quartier mais elle alla voir à l'arrêt de bus où l'emmènerait le prochain. Le numéro trente-trois allait en ville. Elle l'attendit donc avec d'autres passagers. Elle ne sentait pas spécialement de regard sur elle, elle attendait juste le bus comme les autres personnes, ce qui la soulagea définitivement et lui donna une énergie nouvelle. C'est drôle comme tout le monde pouvait aujourd'hui la réconforter, pensa-t-elle.

Elle monta et s'assit au fond du véhicule en tâchant de reconnaître un peu les endroits qu'il traversait. Elle repensa à la boîte en métal et aux dormeuses de Beth dont elle avait hérité et qui heureusement n'étaient pas dans sa valise mais qui étaient restées chez sa mère. Elle avait faim et après être descendue du bus, elle entra dans une boulangerie pour s'offrir un pain au chocolat. Il flottait dans l'air une bonne odeur de gâteaux. Elle le dégusta en terrasse, face au soleil qui montait, annonçant une superbe journée d'été indien.

Elle se rendit ensuite dans un supermarché pour s'acheter quelques sous-vêtements. Elle flâna dans les rayons, opta pour un pull en maille de mi-saison et un jean tout simple. Elle avait juste de quoi payer ses achats en fouillant dans le fond de son sac à main et compléter les cent euros. En sortant du magasin, elle croisa le regard d'une petite fille qui tenait la main de sa maman et qui la regardait avec intensité. Cécile lui rendit son regard, accompagné d'un sourire. La petite fille lui sourit à son tour. Tout allait bien. Elle se vit dans la vitrine du magasin et constata que son allure était correcte, elle passait inaperçue et cela la rassura encore. Ces premiers pas étaient encourageants et cela lui mit du baume au cœur. Elle pouvait à présent tenter d'oublier ces dernières semaines. Elle avait conscience qu'elles resteraient marquées à jamais dans sa chair, tout comme cette cicatrice qui ne disparaîtrait pas, mais elle avait l'espoir que, petit à petit, elles feraient simplement partie de son histoire, qu'elles resteraient à leur place, dans le passé.

Elle appela son père pour lui dire qu'elle était en ville, et ils se donnèrent rendez-vous pour déjeuner ensemble. Cécile continua à se promener tout le reste de la matinée, entra dans le jardin public et s'assit sur un banc face au soleil. Des enfants jouaient, les mamans papotaient sur les bancs et les surveillaient du regard. Un vieux monsieur lisait le journal. Le décor était banal et apaisant. Son esprit vagabondait.

Elle essaya à nouveau d'appeler sa mère, mais le répondeur lui fit la même réponse : messagerie saturée. Alors elle descendit la grande rue commerçante et alla devant le magasin de Caroline. Elle lut que la boutique était fermée pour congés. Cécile commençait à s'inquiéter un peu et se promit d'en parler avec son père à midi. Elle flâna encore un moment et se dirigea vers une brasserie dans laquelle elle devait le retrouver. Elle était contente de se fondre dans la masse des badauds. Elle s'installa à l'extérieur et attendit. Romain et Isabelle arrivèrent peu après. Ils s'embrassèrent chaleureusement et Romain annonça tout guilleret :

— Je suis tellement content que tu sois sortie !

— J'ai pris le bus comme une grande !

— C'est bien ! Tu as fait des achats ?

— Oui de première nécessité, mais ne te réjouis pas trop, j'ai encore des choses à acheter !

Romain la prit par le coup et l'embrassa sur la joue en riant.

— Tu comptes faire chauffer ma carte bancaire, c'est ça !

Ils plaisantèrent un moment, puis commandèrent. Isabelle prit l'initiative d'aborder un sujet délicat :

— Cécile, je crois qu'il faudrait que tu parles à un psy de ce qui t'est arrivé. Je connais quelqu'un en ville qui peut t'aider.

— Je vais bien. Merci.

Romain renchérit :

— Tu sais, Isabelle a peut-être raison ? On ne sort pas indemne d'une expérience comme celle-ci. Il y a forcément des traces…

— Oui, des traces j'en ai, tu veux les voir ?

Cécile avait répondu dans l'agressivité de la spontanéité. Elle se renfrogna. Elle n'avait pas l'intention de continuer cette discussion et assura à son père et à sa belle-mère qu'elle se sentait bien, qu'elle avait juste besoin d'un peu de temps et qu'on la laisse tranquille, qu'aujourd'hui était un autre jour. Mais Isabelle ne lâchait rien :

— Cécile, il va falloir que ton père et moi te parlions.

— Zut maintenant !

— C'est autre chose, qui te concerne, mais qui n'est pas directement lié à ces dernières semaines.

— Isabelle, c'est peut-être un peu tôt ?

— Il n'est jamais trop tôt pour la vérité Romain !

— Cécile, je vais me présenter plus précisément. Il y a quelque chose que nous devons te dire.

Heureusement, ils étaient installés dans un angle de la place piétonne et les tables autour d'eux étaient vides. Cécile se tourna vers Isabelle avec un air de chien battu. Elle ne tenait pas à cette discussion. Mais Isabelle était décidée.

— Je n'ai pas connu mon père, Cécile. Ma mère m'a élevée seule. Elle a espéré toute sa vie que l'homme qu'elle aimait et qui était marié vienne enfin à elle. J'ai pu savoir qui était mon père quand elle est tombée malade et qu'elle se savait perdue. J'ai grandi avec les non-dits et je sais les dégâts qu'ils peuvent faire. Ma mère était la maîtresse de ton grand-père, elle s'appelait Chantal Raybaud.

Romain baissa la tête. Il craignait l'effet des révélations d'Isabelle au milieu de cette brasserie et de la première sortie de Cécile. Il savait l'importance que la vérité avait pour celle-ci et il savait aussi que ce moment devait arriver. Cécile regardait droit devant elle, cherchant à connecter les informations dans son cerveau et à comprendre ce que les uns avaient à voir avec les autres. Isabelle lui laissa le temps d'interpréter les révélations qu'elle entendait.

— Mais alors, tu es la demi-sœur de ma mère ?

— Oui.

— Papa ? Tu t'es marié avec la demi-sœur de maman ?

— Oui. Le destin, le hasard. Nous nous sommes unis en toute intimité. Je comptais te parler de ça, mais je voulais attendre un peu, ne pas tout te dire en même temps. Mais Isabelle n'est pas très patiente.

— Et maman ? Elle est au courant ?

— Non Cécile, elle ignore le lien de parenté qu'elle a avec Isabelle.

— Et Beth ? Elle le savait ?

— Je ne sais pas, Cécile. Ses rapports avec Gilbert étaient complexes.

— Cécile, je ne veux pas te déstabiliser encore plus, mais je suis quelqu'un de franc et j'estime que plus on attend pour dire les choses, plus elles sont difficiles à dire. Crois-moi, j'en ai fait l'expérience.

Le serveur arriva pour porter les trois salades composées qu'ils avaient commandées. Chacun recula un peu pour lui faire de la place et regarda distraitement les divers ingrédients sans dire un mot. Isabelle rajouta, en se penchant vers sa belle-fille :

— Il n'y a pas de drame, Cécile ! Ton père et moi nous aimons, ce qui est le passé est le passé et tu dois songer au présent et surtout au futur, et je sais que c'est ce que tu veux. Je crois qu'il est important de connaître notre histoire et celle de ceux qui nous sont proches. Je crois profondément que les secrets sont néfastes à tous et nous alourdissent. Je veux être honnête avec toi. Tu n'es plus une enfant, j'ai confiance en toi et je souhaite que tu aies confiance en moi. Il me paraît plus sain de te dire les choses. Ton père voulait prendre du temps, moi je pense que tu es à même d'entendre tout ça. Encore une fois, je connais quelqu'un qui peut te soutenir et t'aider à gérer tout ce qui t'arrive.

Cécile triturait ses aliments avec sa fourchette. Elle ne regardait pas Isabelle. Elle sentait qu'elle reprenait des forces ce matin et voilà qu'une autre nouvelle lui tombait dessus. Romain l'attrapa par le coup, mais elle se dégagea. Un silence épais s'installait, chacun jetant un œil aux autres, n'osant rajouter un mot. Il y avait un malaise palpable entre eux.

— La vache ! Mais ça en fait des histoires dans cette famille !

— Tu sais Cécile, toutes les familles portent leur lot de secrets, de petits arrangements avec les réalités, de sentiments cachés, rétorqua Isabelle.

Je crois que l'on ne peut pas se construire si on n'accepte pas ce qui fait une partie de nous-mêmes, malgré que l'on ne l'ait pas choisi. Le passé ne sert qu'à vouloir aller de l'avant, ce ne doit pas être quelque chose de vague. Chacun fait ses choix dans la vie, et tu n'es responsable que des tiens. De ceux que tu feras. J'aime ton père. Je suis heureuse avec lui. Ta mère est ma demi-sœur, ce n'est peut-être pas une catastrophe internationale !

— Elle va encore souffrir !

— Si elle le choisit, oui.

— Ce n'est pas aussi simple.

— Mais oui ça peut l'être Cécile ! Il suffit de le vouloir. Ta mère et ton père ont un lien indélébile qui est toi, leur enfant. Je n'ai pas à m'opposer à ça. Mais elle doit comprendre que ton père et moi nous aimons et qu'il n'y a rien contre elle dans notre union. Tu dois le comprendre aussi.

Tout ceci est surprenant, inattendu, je te l'accorde, mais c'est la vie ! Nous devons tous nous adapter à des situations nouvelles, adapter notre comportement, revoir nos certitudes. Parfois, nous n'avons pas le choix.

Je vais te faire une confidence Cécile, j'en ai d'abord beaucoup voulu à ma mère de ne pas m'avouer qui était mon père. L'adolescence fut une période difficile entre elle et moi. Aujourd'hui, je suis moi, avec mes manques, mes doutes, mes blessures. Je ne refuse pas de les toucher du doigt, je les soigne, encore. Mais j'ai atteint une sorte de sagesse. Je ne lutte pas contre mes démons, je les apprivoise, je les accepte, et las de ne trouver aucune prise, ils s'en vont d'eux-mêmes.

— On ne peut pas ne rien ressentir !

— Mais c'est tout le contraire, Cécile ! C'est accepter de ressentir, et ne pas se leurrer sur soi-même. Être ce que l'on est, avec confiance et humilité. Je suis un peu ta tante tout en étant ta belle-mère ! Ce n'est pas beau ça !

— Pitié, ne faites pas d'enfant !

Romain et Isabelle se mirent à rire.

— Aucun risque ma chérie, on a passé l'âge et on a déjà tous les deux ce qu'il faut !, répondit Romain.

L'atmosphère se détendait un peu. Ils attaquèrent leur salade au moment où le serveur venait débarrasser. Ils s'excusèrent en chœur d'être un peu longs.

— C'était quand même un sacré coco le grand-père !

— Tu sais, il a assumé ses responsabilités, du moins financièrement. Maman m'a dit qu'il l'avait toujours prise en charge quand il était vivant. Heureusement elle travaillait, et quand il a eu son attaque, elle a pu continuer de m'élever sans trop de difficultés.

— Avant, les gens ne se mariaient pas forcément que par amour, renchérit Romain. Beth et Gilbert avaient surtout obéi à leurs parents. L'alliance des deux familles leur était apparue socialement correcte, et à cette époque, les enfants n'avaient pas trop leur mot à dire sur leur avenir.

Ils finirent de déjeuner et Romain ramena Cécile à l'appartement. Dans la voiture, elle lui confia qu'elle était inquiète de ne pas avoir de nouvelles de sa mère. Romain ne savait que répondre. Il essaya de la rassurer. Elle descendit devant l'immeuble et il lui promit de ne pas rentrer trop tard.

— Ça va aller ma fille ?

— Oui ! Ne t'inquiète pas, je vais bien. J'ai envie de vivre, papa !

Tout était dit dans cette seule phrase.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

— Madame Michaud, vous souvenez-vous de la mort de votre fils ?

— Oui, je m'en souviens.

— C'était quand ?

— Il y a quelques jours, je ne sais plus la date exactement mais je me souviens du linceul blanc, blanc avec une tache rouge.

— Et celle de votre mari ?

— Je ne suis pas mariée.

— Vous ne vous en souvenez pas ?

— Si au début, mais il cognait un peu fort parfois.

— Votre mari ?

— Oui, enfin cet homme si gentil, parfois, il cognait… il me semble.

Beth seule le savait. Elle me disait de partir. Mais où serais-je allée ? Et puis des fois, il buvait trop, c'est surtout pour ça. Enfin ! Maintenant c'est fini. Liquidé, en quelque sorte !

— Vous vous souvenez du prénom de votre mari ?

— Pfiou ! Heu ! Non !

— Simon, c'était Simon son prénom.

— Ah !

— Ça ne vous dit rien ?

— Absolument rien. De toute façon il est mort ?

— Oui madame Michaud.

— Eh ben, paix à son âme ! On déjeune à quelle heure ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Depuis qu'elle était petite fille, Josette savait qu'elle avait un « physique ingrat » comme on dit, et sa mère le lui avait souvent répété, avec un sourire désolé. Elle avait bien compris que tout était plus facile quand on est jolie, alors elle avait voulu compenser la banalité de son physique par une extrême gentillesse. Elle avait vite constaté qu'être gentille lui attirait facilement les bonnes grâces de tous. Au fur et à mesure, depuis l'enfance, elle s'était totalement approprié ce trait de caractère. Au fond, peut-être même l'était-elle vraiment.

Avec Beth, elles avaient presque été élevées ensemble. Beth, jolie comme un cœur, Josette vilaine. Beth élégante, cultivée, vive et rieuse. Josette, balourde, lente et naïve. Pourtant leur affection était sincère et réciproque. Beth riait de Josette mais lui trouvait un cœur d'or et Josette admirait Beth. Quand elles étaient jeunes, elles allaient souvent se promener ensemble. C'est d'abord Beth que l'on remarquait mais Josette savait aussi, à la longue, se faire aimer.

Quand Simon demanda Josette en mariage, ils se connaissaient à peine. Tout au plus avaient-ils été une fois au cinéma ensemble. Simon était un copain de Gilbert et ils étaient sportifs tous les deux. Les jeunes filles étaient allées les voir jouer un match de foot et, Beth ne sortant jamais sans sa cousine, Josette et Simon s'étaient rencontrés à cette occasion. Beth avait un peu poussé Josette à épouser Simon, sentant qu'une telle occasion ne se représenterait peut-être pas. Le jour du mariage, Josette avait l'air heureux, comme tout au long de la vie qu'elle avait partagée avec son mari.

Au début de leur union, Simon était plutôt gentil avec elle. Lui aussi avait trouvé « une occasion » de se marier, car il était assez peu attiré par les femmes en général, et très peu enclin à leur faire la cour. Quand Josette avait accepté sa demande après seulement une séance de cinéma, il s'était dit que ça valait le coup de ne pas trop faire le difficile. Il était travailleur et leur petite vie leur conviendrait. Puis, l'enfant était né. Un garçon, la fierté de Simon, une petite revanche sur Beth pour Josette. Un garçon, mieux qu'une fille, mieux que Caroline. Voilà ce qu'avait pensé Josette. Elle était folle de son fils, le laissant grandir sans jamais rien lui interdire ni le « contrarier » comme elle disait, car l'enfant avait été, très tôt, colérique. Bébé, il avait beaucoup pleuré à la tombée du jour, comme beaucoup de nouveau-nés, et Simon prit assez vite l'habitude de rentrer tard chez lui.

Il supportait mal les hurlements de son fils et accusait Josette de ne pas savoir s'y prendre. C'est à cette période qu'il passa au bistrot le soir, retrouver les copains avant de rentrer, y traînant de plus en plus tard, y buvant de plus en plus. Alors quelques gifles se mirent à tomber. Josette pensait au fond d'elle qu'elle ne savait effectivement pas s'y prendre, et acceptait les coups, de plus en plus durs, de plus en plus souvent.

En grandissant, l'enfant se montrait très instable. Plus Josette était gentille avec lui, plus il était insupportable. Son père, quant à lui, ne s'en occupait pas et laissait sa femme gérer l'hypersensibilité de son fils. À seize ans, il était devenu incontrôlable. Josette se faisait régulièrement bousculer et les gifles pleuvaient. Beth avait remarqué des bleus et avait vivement conseillé à Josette de quitter Simon. Elle avait même demandé à Gilbert d'intervenir. Mais Josette ne voulait pas quitter son mari. C'était trop tard. Elle ne voyait pas ce qu'elle deviendrait sans lui, sans parler de la honte. C'est aussi pour cela que Beth était toujours resté près d'elle, affectueusement, elle essayait de soulager un peu le quotidien de Josette. En public, Simon était évidemment irréprochable, à l'inverse de ce qu'il était en privé. Et puis il y eut ce fameux jour. Renaud était allé chercher son père au bar et c'est sur le chemin que l'accident avait eu lieu, avec cette Mobylette que Simon lui avait offerte pour ses seize ans.

Simon avait alors promis à Josette qu'il ne la battrait plus jamais. Ce grand malheur avait signé la fin des coups et le début de leur entente, malsaine et calculatrice, bâtie sur le désarroi et l'indicible. Peut-être y eut-il, alors, un peu d'amour entre eux.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline se redressa et prit une grande inspiration. Elle était gelée, trempée, elle grelottait. Elle s'extirpa de la vase et courut à sa voiture. Elle ouvrit le coffre se déshabilla et s'enroula dans un plaid qu'elle trouva à l'arrière. Nue sous une simple couverture, elle mit le contact et démarra. De retour chez elle, elle jeta ses vêtements dans un sac-poubelle, elle prit une douche brûlante et se lava. Elle s'habilla dans sa chambre, enfin, elle essaya de trouver quelque chose qui lui allait à peu près. Elle flottait littéralement dans tous ses vêtements. Elle se coiffa, attrapa sa carte bleue et repartit en voiture. Elle entra dans un salon de coiffure et demanda qu'on lui coupe les cheveux le plus court possible.

— Mon Dieu ! Vous avez abusé de l'eau de mer cet été ! Ils sont affreusement secs ! Je vous fais un soin ?

— Oui, allez-y, faites ce que vous pouvez.

La coupe lui allait bien. Elle voyait un visage émacié dans le grand miroir, un visage triste, mais qui avait retrouvé un peu de douceur.

Elle fit quelques courses à l'hypermarché, mais pas de vin. Elle acheta une ceinture pour retenir son pantalon à sa taille. Toutes celles qu'elles avaient essayées chez elle étaient trop grandes. Elle enleva la ficelle. Elle mit de l'essence, s'acheta des cigarettes et prit la direction de la maison de Beth.

Les rosiers grimpants étaient secs et avaient envahi la tonnelle. On ne distinguait plus les ronciers des plantations. Elle sortit une clé de son sac et ouvrit la porte après avoir balayé du pied un tas de feuilles mortes poussées là par le vent de septembre. Quand elle entra dans la maison tout était à sa place. L'électricité et l'eau avaient été coupées par Romain et une odeur fade de poussière et d'humidité flottait dans l'air. Elle ouvrit les volets et les fenêtres, puis se dirigea vers le bureau de Beth.

Un petit bureau en bois qui avait toujours été dans le salon, l'endroit le plus lumineux de la maison. Beth y écrivait et y lisait. Elle l'avait placé face à une baie vitrée qui donnait sur le jardin, car elle pouvait ainsi observer la courbe du soleil sur ses fleurs et les allées et venues des oiseaux. Caroline sourit à l'évocation mentale de ce souvenir, doux et rassurant. Elle s'assit machinalement au bureau et trouva un cadre posé sur le côté. C'était une citation de Jacques Prévert qui disait : « Il faudrait essayer d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple. »

C'était aussi du Beth tout craché. Caroline monta à l'étage. Dans la chambre, rien n'avait bougé. Elle ouvrit également volets et fenêtres. Elle resta un moment dans ce lieu intime. Les souvenirs se rappelaient à elle. Elle se sentit enveloppée par un souffle chaud malgré la fenêtre grande ouverte. Un oiseau se mit à chanter, Caroline lui sourit. Elle ouvrit la table de chevet et y retrouva le bloc de papier et le crayon. Elle était assise sur le bord du lit. La première feuille était vierge mais en feuilletant machinalement le papier, elle tomba sur une lettre, ou le brouillon d'une lettre qu'elle se mit à lire :

 

 

 

 «  Chère Caroline, ma chère fille,

J'ai tant de choses à te dire et j'ai pensé que l'écrire serait plus facile. Mais non, ce n'est pas plus facile, mais c'est maintenant nécessaire. Caroline chérie, ton père et moi t'avons profondément désirée et aimée…

 

Lundi 13 septembre

Compte rendu de réunion de l'équipe du docteur Michel Grasset

Patiente : Josette Michaud, 73 ans

Traitement :

 2 Diphtanol 250 mg/matin midi et soir

2 Géoflex 250 mg le matin

La patiente n'a aucun antécédent psychiatrique. Médecin de famille contacté docteur Germond. Son état clinique est bon. Pas d'agressivité (elle n'est pas dangereuse ni pour les autres ni pour elle-même). Pas de pathologie délirante. Pas de latence, réagit aux stimuli, motricité coordonnée, pas de trace dépressive. Tendance obsessionnelle suite à traumatisme (perte de son fils). Repères spatio-temporels corrects. La patiente peut être accompagnée en hospitalisation à domicile. Mise en place d'un suivi social et thérapeutique proposé à l'unanimité. Sortie prévue le mercredi 23 septembre.

 

Fin de compte rendu

 

— Madame Michaud, vous sortirez mercredi.

— Ah ! Ben, pas trop tôt !

— Une infirmière viendra chaque jour vérifier que vous prenez bien vos médicaments, et aussi que tout va bien. Une assistante sociale passera tout à l'heure vous voir, pour vous expliquer comment ça se passera avec l'assistante de vie.

— Rhoooo ! Je vais être soignée aux petits oignons ! Je vous remercie, docteur. Je ne vais pas vous regretter ! Vous devriez mettre la climatisation dans l'établissement, dans notre pays il fait chaud de mai à septembre, ce ne serait pas du luxe !

— Nous allons y songer madame Michaud.

— Je vous revois docteur, avant mercredi ?

— Oui, bien sûr, comme tous les matins.

— Bon très bien. Je vous laisse, je vais mettre une raclée au rami à Mathilde, l'aide-soignante !

— Au revoir madame Michaud.

— Au revoir docteur !

 

 

 

 

 

Cécile, je me souviens d'un trente et un décembre. Ton père et moi étions sortis voir un ballet de danse classique et nous allions ensuite boire une coupe de champagne chez des amis pour fêter le nouvel an. Dans cette ville décorée, illuminée et joyeuse où nous circulions, notre voiture s'est arrêtée à un feu rouge et j'ai remarqué une jeune femme assise sous un porche, seule, recroquevillée. Elle ne tendait pas la main aux passants, elle était juste là, assise, le corps calé contre la porte de l'immeuble, elle avait sûrement froid. J'étais à sa hauteur et je l'ai observée par la fenêtre de la voiture, bien au chaud dans ma berline. Qui était-elle ? Que faisait-elle là toute seule ? Qu'attendait-elle ? Avait-elle fui, l'avait-on jetée dehors ? Des flocons de neige comme des confettis auguraient d'une soirée festive et tombaient sur le pare-brise. L'espace d'un instant, j'ai songé aller la voir, lui demander si elle avait besoin de quelque chose, lui proposer même de l'emmener chez nous. J'avais sincèrement envie de l'aider. J'espérais attraper son regard. Mais elle ne regardait pas les gens autour d'elle se presser sur les trottoirs en riant, elle ne regardait même pas devant elle, elle baissait la tête. Elle avait honte. La honte est là quand on ne peut même plus regarder personne dans les yeux.

Ton père a redémarré et j'ai gardé longtemps l'image de cette jeune fille. Et puis je me suis vue emmitouflée dans mon écharpe en cachemire, à côté de l'homme que j'aimais, allant boire une bouteille dont le prix aurait certainement permis à cette fille de se payer une chambre d'hôtel. Et je n'ai rien fait. Nous avons redémarré, j'ai souri à ton père, j'avais seulement le ventre un peu serré. Nous avons tous nos bons sentiments et nos petites lâchetés.

C'est à la fois très naïf et très prétentieux de penser qu'on a besoin de personne pour s'en sortir. Je n'ai coulé que quelques jours, Cécile. Mais j'ai connu, comme elle, l'humiliation d'être ce que j'étais devenue aux yeux du monde.

— Maman ?

— Oui Cécile ?

— Pourquoi n'avoir rien dit ? Pourquoi être restée si seule ?

— Je pense que je ne voyais pas d'autre chose à faire, tout simplement. Que je n'avais pas le courage, plus de forces, même pour appeler au secours.

Cécile et Caroline étaient assises sur le canapé du salon devant un thé. La pluie était fine et ininterrompue depuis ce matin. Personne n'avait envie de quitter l'été, mais on sentait bien que le temps changeait et qu'il fallait s'y résoudre. Elles regardaient toutes les deux par la baie vitrée striée de gouttes d'eau.

— Il y a des moments dans la vie où on vieillit plus vite que d'autres et pourtant le temps ne passe pas plus vite. Que vas-tu faire maintenant Cécile ?

— Je ne sais pas encore. Je vis un peu au jour le jour. L'appartement de papa est agréable, je m'entends bien avec Isabelle. J'attends d'avoir un peu d'inspiration. J'ai déjà des idées.

Caroline sourit.

— Tu sais, il m'est arrivé d'avoir des sortes de « visions » assez terribles quand je suis sortie de l'hôpital. J'ai appris que c'était la morphine et le sevrage, par le docteur Germond à qui j'ai téléphoné. J'ai eu peur de devenir folle, tu sais. À propos de folle, tu sais comment va Josette ?

Caroline se mit à rire franchement. L'humour avait toujours été une sorte de passerelle entre elle et Cécile.

— Je sais, toujours par notre bon vieux docteur Germond, qu'elle est rentrée chez elle avec un suivi social et médical. Elle va plutôt bien. Elle se la coule douce, entourée d'infirmières, d'une auxiliaire de vie et de médecins. Germond m'a dit qu'elle ne parlait jamais de Simon. C'est comme s'il n'avait jamais existé. Par contre elle réclame d'aller voir son fils au cimetière tous les jours. Elle ne conduit plus. C'est l'assistante de vie qui l'y emmène. D'après le psychiatre, son cerveau ne pouvait pas affronter un autre deuil et il a simplement zappé celui de son mari. Question de survie. Tu as envie d'aller la voir ?

— Pourquoi tu me demandes ça ?!!

— Parce que je crois que je vais le faire, j'y réfléchis. Josette a toujours été là, j'y suis sentimentalement attachée, je m'en rends compte et je l'accepte. Elle est dingue OK, mais je crois qu'elle ne voulait pas de mal à Beth. J'ai pitié d'elle aussi.

— Tu sais comment elle nous a reçus et parlé à papa et moi ce fameux dimanche !

— Je sais.

— Et tu passerais outre ?

— Si Simon ne s'en était pas mêlé… Lui, c'est un dingue méchant. Enfin, c'était. Elle, je crois que c'est une dingue malheureuse.

— Eh ben ! Tu es prête à rentrer dans les ordres !

— J'y réfléchis aussi.

— Quoi ?

— Je te dis, j'y réfléchis. J'ai prévu d'aller en retraite au couvent de Beauchamps quelque temps. J'ai besoin de penser, de m'éloigner. De me lever sans colère, sans pression et sans quotidien. J'ai besoin d'une vie simple, de dormir tôt, d'avoir des gens bienveillants autour de moi. J'ai besoin de vivre dans la nature, de lire, d'écouter le silence, peut-être de prier. J'ai besoin de trouver un sens à ma vie, à tout. J'ai besoin de m'éloigner de la « merditude » des choses ! Je voudrais surtout essayer de guérir de mon « besoin d'amour », si on peut en guérir un jour…

Cécile n'était pas que surprise, elle éprouvait de la tristesse. Elle baissa le regard car ses yeux luisaient de larmes. Elle ne voulait pas les montrer à sa mère, mais Caroline sentait son désarroi.

— Il n'y a pas de quoi être triste, ma fille ! Je vais juste prendre un peu de recul ! Je ne renonce pas à vivre, mais je veux vivre différemment.

— Maman ! Mais tu te vois en robe grise et sandales de touriste allemand, les cheveux sous le voile !

— Pourquoi pas ! Je me suis vue en talons hauts et maquillage et je n'en étais pas plus heureuse !

— Et l'amour maman ? Tu renoncerais à l'amour ?

— Peut-être est-il plus grand, différent, moins douloureux. Peut-être ai-je besoin de ne plus aimer un homme.

Cécile se blottit dans les bras de sa mère qui l'embrassa et la cajola. Elles restèrent ainsi dans la tiédeur de leur tendresse retrouvée, jusqu'à ce que la nuit tombe.

Caroline proposa un bol de soupe. Cécile acquiesça et elles allèrent dans la cuisine.

— Maman, j'ai laissé les dormeuses de Beth chez toi.

— Elles doivent être dans ta chambre, je n'ai touché à rien.

Cécile se leva et alla les chercher. Elle se présenta avec les boucles d'oreilles.

— Elles sont belles ! Elles te vont bien !

Caroline regardait sa fille, si jolie, et qu'elle aimait par-dessus tout.

— Cécile, je suis allée chez Beth hier. J'ai trouvé une lettre qui m'était adressée mais qu'elle n'a pas eu le temps de me remettre. Je pense que tu peux la lire.

Caroline tira de la poche de son gilet beige quelques feuilles de papier pliées et les tendit à Cécile.

«  Chère Caroline, ma chère fille,

J'ai tant de choses à te dire et j'ai pensé que l'écrire serait plus facile. Mais non, ce n'est pas plus facile, mais c'est maintenant nécessaire. Caroline chérie, ton père et moi t'avons profondément désirée et aimée. Bien sûr notre vie de couple n'a pas été exemplaire à bien des égards, mais qui peut juger ? Ton père est parti trop tôt pour t'accompagner dans la vie, et je ne peux te dire ce qu'il aurait pu ou dû te dire.

Je vais partir moi-même, car ainsi va la vie, et je ne peux pas le faire sans t'avoir livré un secret. Vous aurez tous chez le notaire, maître Renaud, la possibilité de relire certains de ces mots, puisque je les y ai solennellement déposés. Mais, toi ma fille, ma fille chérie, cette lettre t'est adressée en particulier. Je suis fatiguée. Je me sens à la fois lourde et libérée. Libérée d'un poids parce que je vais te le confier. Ne m'en veux pas.

Oui, ton père a aimé une autre femme. Comment me suis-je « arrangée » de tout cela ? Je me le demande encore. Je crois tout simplement qu'à un moment j'ai fait une rature sur ma vie d'amoureuse. Oh ! Ne crois pas que cela ait été facile. J'ai quand même un peu lutté et puis j'ai fait mes choix. Et j'ai eu une belle vie tu sais ! Je l'ai remplie avec toi, mes amis, mes lectures, ma famille, mes activités de bénévole et mes fleurs. Je n'ai simplement pas eu tout l'amour que je souhaitais !  Mais ton père a tout de même été un compagnon généreux, drôle, intelligent et parfois même attendrissant. Qui peut savoir de quoi est réellement faite une vie à deux ? Qui peut donc s'ériger en exemple ? Je sais que tu as toujours voulu éviter d'être comme tu penses que je l'ai été, une sorte de cocue volontaire ! Aurais-tu gâché quelque chose pour tenter de me réparer ? As-tu voulu éviter à tout prix une situation que tu croyais semblable ? Aurais-je dû te parler plus tôt ? Je ne sais pas.

Cette autre femme aimée dans la vie de ton père, je ne l'ai jamais rencontrée. Aujourd'hui je la plains, car je crois qu'elle a beaucoup plus souffert que moi. Question de caractère aussi, sans doute. Car Gilbert était aussi un infidèle chronique ! Et je crois qu'il y a eu beaucoup d'autres femmes dans sa vie…

Ton père avait une amante régulière, et ça tu le sais. Ce que tu ignores, c'est qu'il a eu un enfant avec cette femme, une fille, et qu'elle est donc ta demi-sœur. Je sais c'est brutal, mais je ne sais vraiment pas comment tourner autour de cette révélation sans te la livrer tout de go. Elle s'appelle Isabelle Raybaud. Elle a pratiquement le même âge que toi !

Je crois volontiers que ton père aimait cette femme et qu'il m'aimait aussi, à sa manière. Si j'ai été blessée par la révélation qu'il m'a faite, j'aurais voulu être plus audacieuse et peut-être faire sa connaissance. Pas pour moi, mais pour toi. Je n'ai pas eu le courage de le faire. Je sais que c'est le moment que tu l'apprennes, car je sens que j'arrive au bout de ma vie. Je n'ai pas su te l'avouer avant, peut-être ai-je eu tort. Je ne sais plus. Je suis fatiguée.

Il y a une autre révélation que je dois te faire car, comble d'ironie, ton ex-mari, Romain, est amoureux d'elle. Il est venu m'en parler en toute confidence, s'en remettant à moi, pour que je te le dise. Romain est un garçon charmant, je l'ai toujours beaucoup apprécié, mais tu sais qu'il n'est pas très courageux ! Toutefois, grâce ou à cause de lui, je n'ai plus pu faire autrement que de te livrer cette vérité. Oui, me revient donc cette responsabilité, qui je le sais va te surprendre et te faire mal. Comment fait-on le moins de mal possible à ceux qu'on aime tant ? Je me suis tue depuis plus d'un an, reculant ce moment.

Il y a notre cousine Josette. Prends soin d'elle, ma fille. Sa vie n'a pas toujours été facile. Finalement, j'ai été aussi lâche que Gilbert et que Romain. Qu'ajouter d'autre ? J'espère que tu es heureuse, ma fille, c'est tout ce qui compte et qui comptera toujours pour moi. Je suis désolée… »

Je t'embrasse, comme je t'aime.

Cécile resta un moment à relire ces phrases. Caroline s'affairait. Elle faisait chauffer la soupe qu'elle tournait dans une casserole avec une cuillère en bois, elle sortit deux bols et des verres du placard. Elle ouvrait et refermait le réfrigérateur, coupait du pain. Elle se tourna vers sa fille avec un air à la fois grave et affligé :

— Tu es au courant ?

— Papa et Isabelle me l'ont appris récemment, oui.

Mère et fille burent leur soupe silencieusement et Cécile resta dormir chez sa mère.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Quelques jours plus tard, Isabelle accompagnée de Romain, et Cécile qui elle était venue seule, se retrouvèrent chez le notaire. Josette n'avait pas été jugée apte à se déplacer. Depuis qu'elle était rentrée chez elle, les médicaments aidant, elle s'éteignait petit à petit. Elle si volubile ne parlait plus et restait la plupart du temps assise dans son fauteuil, dans son salon. Parfois, elle soliloquait, se grondait, mais ses paroles étaient incompréhensibles. Elle ne demandait même plus à aller voir son fils au cimetière. Elle mangeait de bon appétit et n'avait aucun problème de santé. Seule sa tête n'était plus exactement sur ses épaules. Caroline était passée la voir. À son arrivée, Josette n'avait montré aucun signe particulier d'émotion, mais l'avait reconnue.

Après avoir échangé quelques mots, elle s'était simplement assoupie en ronflant. L'auxiliaire de vie avait prévenu Caroline qu'il lui arrivait souvent de s'endormir de manière impromptue à cause de son traitement, puis elle était allée faire la vaisselle dans la cuisine, laissant Caroline attendre que Josette veuille bien se réveiller.

Ses cheveux étaient à présent tout blancs car elle ne faisait plus sa teinture noir corbeau. Seules quelques-unes de ses mèches avaient gardé un semblant de couleur. Ses lèvres entrouvertes laissaient échapper de petits gémissements de temps à autre, ou des sortes de gargouillis.

Elle paraissait énorme dans sa robe violette qui remontait sur ses cuisses, et ses grosses jambes étaient gainées de mi-bas transparents qui s'arrêtaient aux genoux. Des poches de son gilet en laine dépassaient des mouchoirs qui formaient une grosse boule sur les côtés. À son poignet, Caroline remarqua la montre de Beth. Elle hésita un instant à la lui reprendre, puis se dit que ni elle ni Cécile n'en voudraient. La cousine Josette pouvait, elle aussi, garder un objet de Beth. Un objet dont elle ignorait la valeur, l'histoire, mais qu'elle aimait assez pour le porter, avec autant d'insouciance, à son poignet.

La maison était en ordre, bien tenue et cela rassura Caroline. Josette allait sans doute finir sa vie seule, sans se rendre compte de rien, sans remords et sans personne pour la pleurer.

Caroline se leva, alla dans la cuisine prévenir la jeune femme qu'elle s'en allait et que Josette dormait toujours. Elle eut un dernier regard pour la maison et les souvenirs qu'elle y avait, et s'en alla.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le notaire avait convoqué solennellement les deux femmes. Il lut le testament que Beth avait rédigé et dans lequel elle précisait qu'à la demande de son mari et en son âme et conscience, elle léguait la moitié de leur maison à chacune des deux filles que Gilbert avait eues. Elle précisait que ses affaires personnelles et ses bijoux revenaient dans leur totalité à sa fille ainsi que ses comptes bancaires. Elle tenait à ce que sa montre en or revienne à Josette.

Isabelle regardait de temps à autre Caroline, qui était restée totalement impassible durant tout le cérémonial. Aucun signe de surprise ou de déception ne pouvait se lire sur son visage. Quand ce fut fini, elle se leva, serra la main du notaire, signa et récupéra quelques documents. Elle n'eut pas un regard, pas un geste pour Isabelle qui se leva à son tour.

Devant l'étude, Isabelle hâta le pas pour la rejoindre avant qu'elle ne monte dans sa voiture. Elle ne s'était pas non plus arrêtée pour dire bonjour à Romain.

— Attendez Caroline, je voudrais vous parler !

Caroline se retourna :

— Je n'ai rien à vous dire.

Isabelle ne s'attendait pas à cette réponse. Elle était surprise et ne savait plus comment établir le contact. Du coup, elle alla droit au but :

— Mais… nous sommes demi-sœurs !

— Et après ? Vous pouvez vous préparer, je ne veux pas de la maison de mes parents. Faites-moi une offre, elle est à vous.

— Attendez Caroline, ça peut se passer autrement, je ne suis pas votre adversaire !

— Non. Ni mon amie, ni ma sœur. Vous n'êtes absolument rien pour moi, et je veux que ça continue. Je n'ai rien contre vous, je n'ai rien pour non plus.

Sur ces paroles, elle lui tourna le dos, coupant court à tout dialogue, elle monta dans sa voiture et démarra. Romain s'approcha d'Isabelle.

— C'est incroyable ! Figure-toi que j'hérite de la moitié de la maison des parents de Caroline et qu'elle ne me dit pas un mot !

— Ah bon ? Tu hérites ?

— Ben oui. Beth a fait un testament dans ce sens à la demande de Gilbert, enfin de mon père.

— Quelle drôle de famille quand même.

— Caroline me vendra sa part au prix que je voudrais. C'est tout ce qu'elle a bien voulu me dire.

— Qu'est-ce que tu veux faire ?

— Je n'en sais foutre rien ! Qu'en penses-tu ?

— Je pense que Cécile aimerait garder cette maison. Et puis tes enfants et leurs enfants auraient un pied à terre pour venir te voir.

— Mais comment va réagir Cécile ! Aura-t-elle envie de partager ? Elle ne connaît même pas Charles et Lila !

— Elle apprendra à les connaître !

— Il faut y réfléchir. Tu dois en parler avec ta fille aussi.

Le vent d'octobre soulevait les stores extérieurs de l'étude du notaire. Le ciel se couvrait de nuages qui filaient à toute vitesse dans le ciel.

— Tu veux bien conduire s'il te plaît Romain ?

— Oui, bien sûr.

Ils partirent tous deux travailler. Isabelle avait un goût amer dans la bouche. Elle n'avait pas envisagé la froideur de Caroline. Elle pensait qu'elle serait en colère ou peut-être anéantie mais pas aussi indifférente. Isabelle avait pensé qu'elles pourraient peut-être se parler, se découvrir, et qui sait peut-être s'apprécier. C'était, maintenant qu'elle y repensait, un peu naïf de sa part. Comment hériter de ce passé et ignorer qu'il serait une entrave. Comment épouser l'ex-mari de Caroline et attendre d'elle qu'elle ne soit ni blessée ni réticente à ouvrir sa vie. Dans son enthousiasme coutumier, Isabelle avait omis le poids du chagrin qu'elle-même n'éprouvait pas et qui conditionnait tout rapprochement. Peut-être plus tard, pensa-t-elle, incapable du moindre renoncement, portée par un incorrigible optimisme, qui la rendait parfois presque puérile.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Magda et Cécile se retrouvèrent en ville, pour boire un café. Elles se prirent joyeusement et tendrement les mains en s'asseyant sur la banquette en velours rouge de la brasserie, heureuses de se revoir. Une longue conversation téléphonique échangée la veille avait appris à Magda les dernières nouvelles de la famille : les projets de retraite de Caroline après sa descente aux enfers, l'héritage de Beth, Gilbert le grand-père qui était le père de la femme de Romain, la lettre de Beth à Caroline, même les nouvelles de la pauvre Josette.

— Et toi ? Comment vas-tu Cécile ? Au milieu de cet imbroglio !

— Figure-toi que ça va plutôt bien ! Je reprends du poil de la bête. Je les laisse se débrouiller. Je leur ai dit de faire comme ils voudraient pour la maison, que je ne m'en mêlerais pas. Je n'ai pas envie d'avoir une quelconque influence sur le choix d'Isabelle. Si elle la garde, tant mieux, si elle la vend tant mieux aussi. Maman est sûre de ne pas en vouloir, alors le reste ne m'intéresse pas.

— Tes cheveux ont bien repoussé !

— Oui ! Tu as vu ! Je suis contente, ça va assez vite finalement, et la cicatrice s'aplatit. Et Luis ?

— Il va bien. Il remonte à Paris en ambulance. Ce sera plus confortable. Il a pas mal de rééducation à faire. Il a envie d'aller chez son père dès qu'il n'aura plus son plâtre. Je crois que c'est une bonne chose. Ils vont passer du temps ensemble et Luis ne s'ennuiera pas. Franck est éleveur.

— Ah oui ? Super !

— Oui ! Il élève des bergers australiens ! Une race extraordinaire de chiens ! Il pourra lui donner un coup de main et voir un peu autre chose. Finalement, je crois que cette petite année sabbatique, un peu forcée, sera bienvenue. Il était un peu immature pour se lancer dans les études tout de suite. Je crois qu'il sera mieux préparé dans un an, enfin, je l'espère !

— Magda, je voulais te demander si je pouvais loger chez toi à Paris, quelque temps. J'ai envie de changer un peu d'horizon, de rencontrer des gens nouveaux, de sortir un peu de mon périmètre de sécurité.

Magda réfléchit un instant et répondit le plus gentiment possible à Cécile.

— Franchement, j'ai besoin de remettre un peu en route ma vie ma chérie. J'ai bossé de ma chambre d'hôtel, j'ai laissé passer pas mal d'opportunités, mon appartement doit être un vrai cauchemar ! Laisse-moi le temps de me réinstaller, et je t'accueillerai plus tard avec plaisir.

Cécile rentra un peu la tête dans les épaules.

— Oui, je comprends.

— Tu es déçue ?

— Non, ce n'est pas ça, mais je ne voudrais pas rester trop longtemps chez mon père et Isabelle.

— Mais va chez ta mère !

— Oui, c'est vrai, je peux peut-être squatter un peu chez elle !

— C'est l'affaire de quelques mois Cécile, ensuite tu viendras.

Cécile, à vrai dire, était quand même un peu chagrinée. Elle avait projeté de partir en voiture avec Magda. Ses plans contrariés, elle ne savait pas trop comment elle allait occuper son temps dans les semaines à venir et elle ne voulait pas être seule.

Elles burent leur bière en discutant de tout et de rien et se quittèrent en se promettant de se téléphoner souvent pour se donner des nouvelles.

— Embrasse ta mère pour moi et dis-lui de me téléphoner !, lança Magda en remontant le boulevard.

Cécile se retrouva à la porte du bistrot, ne sachant pas très bien où elle avait envie d'aller. Elle avait comme un poids sur la poitrine. Elle constatait que tout le monde reprenait son chemin ou entamait une nouvelle route, et elle, se sentait sur le carreau.

Elle n'avait pas prévu le refus de Magda, mais elle le comprenait. Pourtant, elle avait l'impression de devoir faire un autre deuil. Le deuil d'un projet. Qu'allait-elle faire ? Où allait-elle vivre ? Elle n'avait plus de chez elle, pas de travail, pas d'amis. Elle se sentait vraiment seule et désemparée.

Elle alla à l'arrêt de bus pour rentrer chez son père, les bras ballants et le cœur vide. Il ne lui restait pas grand-chose sur son compte en banque. Bien sûr son père pourvoyait à ses besoins, mais cette situation ne la satisferait pas longtemps. Elle n'en avait plus ni l'envie, ni l'habitude.

Elle prit place dans le bus, s'accrocha à une poignée, ballottée par les coups de freins brusques du conducteur, regardant sans voir les autres passagers assis. Le temps était gris, la nuit ne tarderait pas à tomber. Les gens semblaient pressés de rentrer chez eux, marchant vite sur les trottoirs. Certains retrouveraient ceux qu'ils aimaient, d'autres seraient seuls comme elle, tous seraient fatigués par leur journée de travail, les devoirs des enfants, le dîner à préparer. Ils regarderaient la télé en famille ou iraient au cinéma. Ils répondraient au téléphone, liraient ou se coucheraient tôt. Ils s'endormiraient comme des plombs ou feraient l'amour, ou se rencontreraient dans des bars. Ils feraient des projets pour Noël, pesteraient contre les impôts, le prix du gaz ou la femme de ménage qui n'avait pas repassé les chemises. Il y aurait des disputes, des baisers, des sourires, des règlements de comptes, des conflits larvés, des regrets. La « merditude » des choses comme dirait sa mère.

Elle se souvenait de son adolescence, le temps où elle se sentait libre, où le monde lui appartenait, où tout était à faire et rien encore défait. Elle n'avait gardé aucun contact avec ses amis de l'époque, ni avec ses copains de fac, encore moins avec ses collègues de la librairie qui n'avaient jamais été que des collègues. Cécile se sentait aujourd'hui sur le quai, à regarder passer les trains. Elle descendit du bus, tapa le code de l'immeuble et rentra chez son père. Elle alla directement dans sa chambre et se pelotonna sur son lit, une couverture tirée sur elle. Le sommeil serait un refuge, une manière de laisser passer ce temps mélancolique et vain. Elle se cala bien au chaud, laissa glisser les larmes sur son visage, et attendit que ça passe, résignée.

Romain entra sur la pointe des pieds et la réveilla une heure plus tard. Il était debout dans l'encadrement de la porte et l'appelait :

— Cécile ? Chérie tu ne dormiras pas cette nuit si tu dors trop maintenant.

Cécile releva la tête.

— Quelle heure est-il ?

— Vingt heures trente. Tu dors depuis longtemps ?

— Non, une heure environ.

— Viens, on va commander des pizzas, Isabelle a du travail, elle est en bouclage pour son magazine. Nous ne sommes que tous les deux. Tu veux faire un restau ?

— Non, pizzas ça me va. Tu t'en occupes ? J'arrive.

Le nuage avait filé. Quelques gouttes étaient tombées mais rien de méchant. Pas même une grosse averse. La vie devait reprendre son cours. Il fallait choisir une destination, Cécile l'avait compris.

— Le procès va avoir lieu, Cécile. Tu vas devoir témoigner.

— Je sais papa.

— Il va donc falloir que tu reparles de ce qui est arrivé ce dimanche. L'avocat t'a prévenue. Il va y avoir des questions et tu devras donner des détails.

— Ça ira papa, c'est dans six mois !

— Tu ne veux vraiment pas te faire aider ?

— Bouh ! Mais arrêtez avec cette expression « me faire aider » ! C'est pénible à la fin. Je n'ai pas besoin d'aide, je n'ai à convaincre personne, je n'ai qu'à dire des faits. Je n'ai pas envie de passer le réveillon là-dessus. Je vais bien ! J'ai besoin d'un boulot et surtout j'ai envie d'être tout entière à ma vie, ou plutôt que ma vie m'appartienne tout entière ! Je ne veux plus y être sans y être vraiment, alors je cherche, je me questionne, je veux essayer autre chose. Mais, arrêtez de me traiter comme une enfant qu'il faut materner ! Merde à la fin !

— Dis donc, tu baisses d'un ton Cécile ! Je suis ton père hein !

— Papa, je te remercie de m'accueillir chez toi, de me nourrir, de pourvoir à mes besoins en attendant que je décolle, mais s'il te plaît arrête de me traiter comme une infirme ! Je vais aller vivre un peu chez maman, j'ai besoin de me retrouver seule je crois.

— Cécile ! Tu sais que tu peux rester autant que tu veux ici !

— Je sais papa. J'ai envie d'aller à Paris, je crois. Je voudrais faire une formation, reprendre mes études. Je ne sais pas encore bien quoi.

— Prends ton temps.

— Voilà ! Ça recommence ! N'importe quel parent dirait à sa fille : « Dépêche-toi un peu de te bouger le derrière ! »

— Bon… À quoi ta pizza ?

Romain avait compris le message. Ils dînèrent devant un film, protégés par un plaid qu'ils se disputèrent toute la soirée, tirant chacun de leur côté au détriment des genoux de l'autre. Mais cette fois, c'était pour rire.

 

La mère supérieure accueillit Caroline avec gentillesse et lui montra sa chambre. Elles avaient déjà conversé ensemble des formalités de la vie qu'aurait Caroline dans le couvent, mais elle ne l'avait pas encore présentée aux autres religieuses. Elle lui laissa le temps de s'installer et la pria de la rejoindre ensuite dans son bureau de l'autre côté du bâtiment.

Caroline n'avait porté que quelques affaires pour se changer et beaucoup de livres. Elle en avait récupéré quelques-uns chez Beth lors de sa dernière visite. La pièce était claire, un lit à une seule place était placé en son centre, et contre le mur un petit bureau en bois avec une chaise. Au-dessus du lit, un crucifix. Les draps étaient propres et déposés sur le lit en fer avec une couverture de laine marron. Pas d'oreiller. Attenant à la chambre, un petit renfoncement avec une bassine et un broc en émail, sans miroir. La fenêtre donnait sur un côté du cloître et les vitres de celle-ci étaient opaques afin que l'on ne puisse, en se promenant, voir à l'intérieur de la pièce. Les religieuses, elles, logeaient dans une autre aile du couvent. À cet endroit étaient réservées quelques cellules pour des femmes de passage. Il n'y avait que Caroline en ce moment.

Elle avait aussi apporté ses pastels, son aquarelle et des feuilles de dessin. Des années qu'elle n'avait pas touché à un crayon, mais l'envie de s'y remettre l'avait traversée. Alors, au cas où, son sommaire matériel serait là. Elle étala le tout sur le bureau. Elle déposa ses quelques affaires de toilette près de la bassine, rangea ses vêtements dans une minuscule penderie contre le mur, et sortit.

Elle hésita un instant, ne sachant plus très bien la direction qu'il fallait qu'elle prenne pour rejoindre le bureau où l'attendait mère Delphine. Il faisait beau et une lumière un peu irréelle colorait les colonnes jaunes réunies par les arcs du cloître. Deux grands marronniers d'Inde trônaient au centre d'un jardin à la française, où étaient impeccablement taillées diverses variétés d'églantiers. Un gazon parfaitement tondu entourait une fontaine chuchotant une eau qui était la seule à bruisser alentour. Caroline leva les yeux espérant trouver une des sœurs pour la renseigner mais personne n'apparut.

Le silence qui régnait n'était pas austère, mais rassurant. Elle s'assit sur un des bancs en pierre qui entouraient le patio et attendit tranquillement de savoir où elle devait se rendre. Elle ferma les yeux et écouta d'abord sa respiration, puis la sérénité autour d'elle se déplaça vers son être tout entier. Le visage tourné vers un rayon du soleil matinal, elle ne goûtait qu'au bonheur d'être loin du monde, protégée, aérienne, en paix.

C'était ce qu'elle étaitsouhaitait et elle le trouvait dès les premiers instants.

Une main se posa sur son épaule. Mère Delphine était venue la chercher :

— Venez mon enfant.

Caroline la suivit comme on suit un guide, en toute confiance et sans un mot. La religieuse lui réexpliqua les règles de vie de leur communauté. Caroline mettrait la main à la pâte. Les religieuses cultivaient la terre et élevaient quelques chèvres. Elles confectionnaient des confitures et des gâteaux qu'elles vendaient sur place. Enfin, vendre n'était pas le mot. Dans une pièce à l'entrée du cloître, elles disposaient ces bocaux et paquets et laissaient une petite urne à la discrétion des visiteurs.

Au bout de quelques jours, Caroline se mit à dessiner au pastel de petites cartes postales représentant le couvent, le jardin ou des scènes de la vie de celui-ci. Elles furent également mises à la disposition des promeneurs qui étaient les bienvenus. Les autres sœurs l'avaient accueillie comme une autre des leurs, en silence et en souriant. Caroline se sentait à sa place au milieu d'elles, elle savait toutefois que ce serait provisoire. Rien ne lui manquait mais sa foi chrétienne n'allait pas jusqu'à offrir sa vie à Dieu.

Cécile passa la voir un dimanche matin et, à la demande de Caroline, elle assista à la messe. Bien qu'elle ne comprenne ni le sens ni la langue, le chœur chanté des sœurs toucha profondément Cécile. Comme le lui avait conseillé Caroline, elle se laissa simplement porter par les voix cristallines et pures des sopranos et sopranos légers qui résonnaient dans la chapelle. Les murs étaient réchauffés de leurs souffles aussi purs que puissants. On aurait presque pu voir les notes s'élever dans les airs, pour y décrire des volutes et des arabesques. Ce n'étaient pas des plaintes mais de douces mélopées, parfois reprises en un chœur coloré et vibrant. L'espace s'imprégnait du rayonnement de leurs voix, s'insinuait dans l'âme, y déposant une lumière que l'on pouvait appeler divine. Elle était pourtant bien humaine, pensa Cécile à la sortie de la messe, tout en gardant pour elle cette pensée. Elle quitta sa mère avec un sentiment nouveau, une forme de certitude et d'espoir qui la guiderait pour le reste de sa vie. Si l'on était capable de tant partager avec d'autres, si des êtres humains étaient capables de s'élever dans cette amplitude, elle trouverait le moyen d'être de ceux-là.

Caroline préparait sa sortie. Non pas qu'elle se sente enfermée, c'était plutôt le contraire, sa retraite lui avait beaucoup appris sur elle-même et lui avait même donné un élan nouveau. Elle avait simplement envie de réintégrer le monde, forte de nouveaux désirs à accomplir. Elle pensait garder le local de sa boutique, mais avait très envie d'y installer une galerie. Elle savait que dans la région existaient des artistes intéressants et novateurs et elle projetait de les accompagner. Après tout, elle avait déjà une expérience dans le domaine et elle n'avait cessé de s'intéresser aux arts plastiques durant ces dernières années. Peut-être la fabrication de ses petites aquarelles et pastels lui avait-elle aussi permis de renouer avec d'autres ambitions, plus proches de ses centres d'intérêt. La mère supérieure, avec qui il lui arrivait parfois de converser au jardin, lui confia un jour :

— Les êtres humains sont comme les fleurs de ces églantiers, Cécile, il leur faut trouver la meilleure terre, le meilleur ensoleillement, il leur faut lutter contre ce qui les empêche de grandir, alors et seulement si tout cela est réuni, ils pourront pousser et s'épanouir pour offrir leur plus belle floraison. Et que ferions-nous sur terre si ce n'est être là pour offrir le meilleur de nous-mêmes ? C'est notre devoir et notre quête. Certains mettent plus de temps que d'autres.

— Je n'ai plus de colère en moi. Je sens que je suis prête ma mère.

— C'est merveilleux ! Dieu a été votre berger et votre père bienveillant, et vous avez fait, en notre compagnie, le chemin qui mène à lui.

Bien sûr, Caroline savait que la foi indéfectible de mère Delphine ne pourrait interpréter autrement son départ, mais elle comprit l'essence de son discours, et la remercia chaleureusement de l'avoir accueillie ainsi que toutes ces sœurs si simples et humbles. Elle refit ses bagages, offrit à mère Delphine un visage apaisé avant de repartir, émue, et libre.

Sa maison était redevenue à ses yeux un possible havre de paix. Elle s'y réinstalla tranquillement, remit un peu d'ordre et de fraîcheur, et retrouva la sérénité de la solitude.

Elle reçut le dimanche suivant la visite impromptue d'Isabelle, qui se présenta seule, alors qu'elle buvait un thé assise sur les marches de sa cuisine, comme à son habitude.

— Bonjour Caroline.

— Bonjour Isabelle.

— Je voudrais vraiment que nous parlions Caroline, et je sais que vous ne m'auriez pas répondu si j'avais passé un coup de fil avant.

Isabelle avait l'air aussi décidé qu'implorant. Caroline lui sourit en la regardant.

— Vous ne ressemblez pas à mon père !

Isabelle avait l'air interrogateur, un peu troublée par la réflexion, mais elle lui sourit à son tour.

— Non, il paraît que je tiens tout de ma mère. Vous voulez bien m'offrir un thé ?

Caroline baissa la tête sur sa tasse qu'elle caressait de la main. Isabelle était dans l'attente de sa réponse, un peu gauche, debout devant elle.

— D'accord, si vous voulez bien vous asseoir sur une marche de cuisine pour le siroter !

Isabelle, s'avança en souriant franchement. Elle lui tendit la main :

— Enchantée, je suis Isabelle Raybaud, votre demi-sœur ! Je n'ai eu connaissance de votre existence que depuis quelques années, mais j'ai quand même une petite longueur d'avance sur vous, pour le choc !

Le trait d'humour ne semblait pas ouvrir une quelconque brèche dans le visage impassible de Caroline, qui se leva lentement en continuant de l'observer, et qui serra la main tendue.

— Asseyez-vous, je vais faire chauffer de l'eau et rajouter du thé dans la théière. Allez, je vous autorise même à vous asseoir au salon.

Elle lui ouvrit la porte-fenêtre et l'invita à entrer. Isabelle s'assit sur le canapé et attendit. Caroline ne mit pas longtemps à revenir. Elle la servit, et s'installa sur le fauteuil en face.

— Il faut que nous parlions de la maison de Beth et Gilbert. Entre autres choses. Je sais que le sujet est épineux mais je ne peux pas ne pas l'aborder avec vous, Caroline. Je n'ai jamais vécu dans cette maison, je n'y ai aucun souvenir, Gilbert est une entité qui a un visage sur une vieille photographie et rien de plus.

— Isabelle, je vais vous parler franchement. J'ai réfléchi et je souhaiterais récupérer tout ce qui est dans la maison, toutes les affaires de Beth, les meubles, la vaisselle, tout ce qui appartenait à mes parents. La maison en elle-même ne m'intéresse pas. Si vous en voulez, gardez-là. Si vous n'en voulez pas, vendons-la.

— Nous venons juste d'acheter un appartement avec Romain, nous nous y installons à peine. Je suis d'accord pour vendre.

Voulez-vous que je m'en occupe ?

— Avec grand plaisir, j'ai d'autres choses à faire en ce moment, et je vous fais confiance pour ce qui est de la négociation. Je ne changerai pas d'avis. Mettons-la en vente en agence.

— Très bien, si nous sommes d'accord alors.

Caroline enchaîna :

— Autre chose Isabelle. Je voudrais que ce soit clair entre nous. Vous êtes légalement ma demi-sœur, bien que j'abhorre ce terme. Demi a quelque chose qui dépasse ma conception d'une fratrie. Mais ce n'est pas le sujet.

Vous ne représentez absolument rien à mes yeux, Isabelle. Et je veux que cela reste ainsi. Nous sommes deux étrangères, mêlées à une histoire que nous n'avons pas choisie. La découverte que nous avons faite l'une après l'autre, et je vous le concède avec une longueur d'avance sur moi, ne nous engage en rien.

Je n'ai pas manqué d'une sœur, je n'ai pas manqué de vous et j'entends que cela reste en l'état. Je ne me lancerai pas dans un pitoyable cinéma de retrouvailles et de mièvreries. Spontanément, intuitivement même, je ne vous aime pas. Pour des raisons que je n'ai pas à vous expliquer et dont je ne me sens pas coupable.

Isabelle était surprise par la brutalité des propos bien qu'elle ne puisse faire autrement que d'acquiescer. Elle n'avait pu s'empêcher de trouver Caroline sympathique, et même de l'admirer un peu. Elle se l'avouait, elle aurait aimé trouver en elle, une amie, peut-être. Mais la porte était définitivement fermée, même si elle ne comprenait toujours pas pourquoi.

— J'entends bien Caroline. Il n'y a donc aucune chance pour que nous fassions mieux connaissance ?

— Absolument aucune, Isabelle.

— Très bien. Merci pour le thé. Je vous tiens au courant pour la maison. Pensez-vous que l'on puisse la faire visiter avec ce qu'il y a à l'intérieur ?

— J'ai commandé un camion de déménagement. Lundi soir, tout sera vide.

— Alors au revoir Caroline

— Au revoir. Je ne vous raccompagne pas, vous connaissez le chemin ?

Caroline se leva et lui tendit la main. Ce geste finit de glacer Isabelle et de rompre définitivement tout espoir de rapprochement. Elle s'en alla en pensant que Caroline était une femme étrange. Isabelle avait nourri de secrets espoirs, l'envie de créer quelque intimité avec Caroline, et elle était blessée par ce refus systématique auquel elle s'était violemment heurtée, par deux fois. Isabelle savait ce que représentaient ces espoirs, ils étaient une manière de réparer un peu son enfance solitaire.

Elle avait aussi envisagé que ce serait plus facile. Des larmes lui brouillaient les yeux. Elle avait le sentiment d'être rejetée, comme elle avait déjà été rejetée par ce père qui ne lui avait même pas donné son nom.

Les blessures, même si elles ont été analysées, rangées dans un coin, restent des blessures qui peuvent être ravivées à tout moment. Elle se réfugia vite chez elle, avec une tristesse au cœur qu'elle détestait et contre laquelle elle avait déjà souvent eu à lutter. Romain l'accueillit sans un mot, la prit dans ses bras, sachant très bien qu'elle revenait de chez son ex-femme et que, à son visage défait, elle était très dépitée de sa visite. Il lui caressa les cheveux tendrement, la serra plus fortement. Il l'embrassa dans le cou, et sur les épaules, lui murmura qu'il l'aimait. Il l'emporta dans leur chambre et l'allongea sur le lit. Ils firent l'amour lentement. Isabelle pleurait, tout en sentant que ses larmes s'échangeaient contre le plaisir d'être avec l'homme qui l'aimait.

La vente serait réglée le plus rapidement possible et elle recentrerait à présent son énergie à se résigner. Romain, son travail, ses amis seraient là pour l'aider, elle s'en convaincrait.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Comme au premier jour de notre vie, où nous devons quitter le ventre maternel pour vivre, chacun de nous doit affronter une séparation ou renoncer à quelque chose pour continuer de vivre. Beth a dû renoncer à son mari, Josette a vécu le deuil de son fils, Caroline a laissé partir Romain, Isabelle a renoncé à une sœur, je suis privée de mon innocence… Certains se lamenteront, d'autres pas. Certains utiliseront un événement comme une étape, d'autres y resteront cloués. L'énergie créatrice pourra être révélée ou interrompue, mais nous avons toujours le choix. Nous sommes les maîtres de nos destins et chaque histoire de vie est si différente ! À peine le temps de comprendre, que nous devons rendre l'âme. Rendre ce qui nous a été donné et ce pour en faire le meilleur usage possible. Si nous restons dans la passivité et la soumission, pestant continuellement contre les circonstances, les autres, nous pouvons y laisser notre part de bonheur. Seule notre détermination à être heureux fera la différence. C'est aussi pour cela que nous devons être tolérants et généreux avec nos semblables. Chacun d'entre nous doit héberger en son cœur assez d'amour pour pardonner, pour comprendre et aussi pour éloigner définitivement ce qui l'entrave. Sans véritable volonté, nous n'y arrivons pas. Soyons indulgents avec nous-mêmes, accordons-nous des pauses, des lâchetés même parfois, des chutes, mais relevons-nous et avançons. « Essayons d'être heureux, ne serait-ce que pour donner l'exemple. »

Cécile avait écrit ses lignes. Elle avait récupéré le bureau de Beth et le cadre dans lequel était entourée cette citation de Prévert chère à sa grand-mère et qu'elle adoptait aussi. Aujourd'hui elle en comprenait tout le sens et l'ironie. Elle s'était mise à écrire, un peu par désœuvrement car les journées étaient longues à ne rien faire. Puis elle y avait trouvé un plaisir et un intérêt qu'elle n'avait pas envisagés. Son père lui avait ramené un ordinateur portable de son bureau, et elle se surprenait à trouver dans la discipline qu'impliquait l'écriture une contrainte volontiers acceptée. Elle ne savait pas ce qu'elle voulait réellement faire de ces pages noircies, mais se dessinait petit à petit l'idée qu'elle construisait une histoire, un récit, peut-être un roman. Elle avait une facilité à mettre en mot ses pensées et beaucoup d'émotions engrangées depuis ces derniers mois.

Un monde s'était ouvert à elle aussi. Un monde impénétrable parfois comme une énigme, loin de l'éducation douce qu'elle avait reçue, loin des valeurs qu'on lui avait inculquées. Un monde fait de misères, et aussi de surprises. Cécile grandissait. Vingt-deux ans, une longue cicatrice, une conscience aiguisée par les soubresauts de la vie, mais une appétence nouvelle. Comme le jour où elle avait écouté le chœur des religieuses, elle sentait qu'il lui fallait aiguillier son train et qu'elle voulait se destiner au meilleur. Elle se mit à chercher des ateliers d'écriture sur internet et trouva son bonheur sur un site récent et complet. On lui proposait des techniques qu'elle mettait immédiatement à profit. Écrire était devenu une gageure autant qu'un plaisir. Ni ses parents ni Isabelle n'avaient accès à son travail, car elle parlait maintenant de travail.

Il y avait en elle une sorte d'explosion intérieure quand elle écrivait, quelque chose qui gonflait en elle et voulait absolument naître. Elle lisait énormément aussi, ce qu'écrivaient les autres la passionnait. D'autres apprentis comme elle, des auteurs contemporains, mais aussi elle se remit à lire les auteurs classiques avec une délectation que la maturité lui faisait apprécier.

Maupassant lui semblait rasoir au lycée, elle l'adorait aujourd'hui. Elle prenait le bus un mercredi sur deux pour se rendre à la librairie où elle s'approvisionnait. Son père, heureux de la voir aussi énergique, lui laissait acheter tout ce qu'elle voulait. Bien sûr, il pensait qu'il aurait été plus simple qu'elle veuille devenir géomètre, ou même danseuse orientale, mais il l'encourageait.

En quelques mois, ses cheveux avaient totalement caché les stigmates de « l'accident » comme elle l'appelait, et non plus « l'agression ». Elle avait abandonné les foulards cache-misère sur la tête. Un aircontagieux et déterminé soufflait dans l'appartement quand elle parlait de ses lectures et de ce qu'elle y avait rencontré. C'était une nouvelle Cécile qui était en train d'éclore.

Noël arrivait et vint le temps de la pause après l'action. Elle avait des fichiers d'écriture partout dans son ordinateur, il fallait réunir, compulser, traiter toutes ces données. Il lui fallait le temps d'ordonner ce bouillonnement. Elle avait besoin de rester assise sans rien faire, à regarder la mer se soulever, pour imaginer ce qu'elle allait faire de ses écrits, y repenser encore et encore. Elle était un peu inquiète aussi. C'était le temps des écharpes en laine, des angines et des journées courtes et sans lumière. Des jours où elle devrait opter pour aller chez sa mère ou rester avec son père et Isabelle pour les fêtes.

Elle se décida à appeler Magda pour lui demander si elle pouvait venir chez elle. Affectueuse et sincère Magda, qui naturellement accepta. Elle la recevrait dans la chambre de Luis, parti à Sydney. Alors, Cécile se prépara pour venir à Paris. Elle avait une inscription en poche pour un stage d'écriture scénaristique de six mois qui démarrait en janvier. Cela lui faisait une parfaite excuse pour filer loin de la petite ville et du réveillon de Noël, et surtout de devoir choisir de le passer chez papa ou maman ! Elle le passerait en compagnie de sa marraine, seule aussi à cette période. Le vingt et un décembre elle prendrait le train, le cœur gonflé et l'esprit paisible.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline alla chez Beth ce même dimanche dans l'après-midi, après la visite inopinée d'Isabelle. Il fallait bien trier ce qu'elle voulait emporter, et elle se retrouva seule à assumer cette tâche. Une deuxième visite, le lendemain, lui permettrait d'indiquer aux déménageurs ce qu'elle ne gardait pas et qu'elle donnerait ou jetterait. C'était un jour de décembre, un moment difficile dont elle avait reculé le plus possible l'accomplissement. Mais puisque c'était décidé, et que la maison serait vendue, il fallait donc s'y mettre. Caroline savait qu'elle choisirait avec soin ce qu'elle garderait, et ce sans trop d'hésitation. Elle avait déjà anticipé ce moment, elle s'y était mentalement déjà préparée. Mais, est-on jamais assez bien préparé à vider la maison de sa mère ?

En arrivant, elle ouvrit tous les volets pour laisser un peu entrer la lumière. Tout lui semblait n'être que désolation. Elle fit le tour de la maison. Elle commença par l'entrée où était accroché au portemanteau le chapeau de paille de Beth, ses sabots de jardinière placés dessous. Puis elle se dirigea vers le salon et la salle à manger autrefois si animés. Deux plantes totalement sèches s'étaient délestées de leur feuillage qui formait une poussière moisissant par terre. Le canapé et les deux fauteuils vieillots et un peu défoncés, dont Caroline se débarrasserait. Les casseroles et faitouts de Beth étaient accrochés au-dessus de la cuisinière. Dans la chambre de Beth, le lit n'était pas défait et quelques poils de Brutus traînaient encore sur les coussins. Dans la salle de bains, le peignoir accroché au portemanteau…

La « merditude » de toutes ces petites choses qui font une vie, qui donnent une âme à une maison. Aujourd'hui, Caroline les trouvait si importantes, si essentielles, si touchantes.

Elle s'employa à mettre de petites étiquettes pour les déménageurs, qui se chargeraient de ranger dans des cartons. L'argenterie, la vaisselle, dont le service de table du mariage de Beth, le trousseau. Le flacon de Diorella, elle le glissa dans la poche de son manteau qu'elle n'arrivait pas à quitter tant elle était transie. Beth s'était éteinte un jour de juillet, elle partait définitivement ce jour glacé de décembre. Par chance, tout ce qui faisait partie du bureau de Beth était déjà chez Caroline, il faudrait trier, y compris les photos. Elle voyait la grande armoire de la chambre. Quand elle était enfant, elle était persuadée que des choses mystérieuses étaient sûrement cachées à l'intérieur. Aujourd'hui il n'y avait que les jupes et les chemisiers de Beth qui pendaient au bout des cintres, et son gilet favori bleu marine.

Caroline donnerait les vêtements à la Croix-Rouge et elle emporterait l'armoire de ses souvenirs et la transformerait en vaisselier. La coiffeuse ferait aussi partie du voyage, elle l'installerait dans la chambre de Cécile dans laquelle il y avait encore de la place. Elle serait contente de la voir trôner à cet endroit, le flacon de Diorella dans un des tiroirs. Caroline alla dans le jardin. Elle mit des étiquettes sur toutes les plantes qu'elle pensait pouvoir prendre et ranimer. Elle s'arrêta un instant devant le plumbago blanc que Beth adorait. Il était moche et fané mais en le déterrant et en le taillant, il repartirait au printemps prochain.

Caroline y passa l'après-midi et quand la nuit tomba elle avait fini. Elle dut se résoudre à refermer la lourde porte en verre et fer forgé. Elle allait partir, quand elle se souvint du chapeau de paille accroché à la patère. Elle retourna sur ses pas, jeta un dernier coup d'œil et emporta le chapeau.

Sur le chemin du retour, pétrie d'émotions qui oscillaient entre le soulagement d'avoir enfin accompli son devoir et le chagrin de refermer irrémédiablement la page du livre, Caroline se sentit vidée. Mais la perspective d'avoir chez elle un peu de Beth la rassura. Elle se retourna et sourit au chapeau, posé avec délicatesse, sur la banquette arrière.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Caroline ouvrit sa galerie en juin de l'année suivante. La vente de la maison de Beth lui avait rapporté un petit pécule, qu'elle utilisa en partie pour transformer le local commercial qu'elle avait déjà, et idéalement placé en centre-ville. Elle avait fait appel à une société pour détruire un mur et repeindre entièrement le lieu. La devanture avait été agrandie pour laisser place à deux grandes vitrines qui laissaient entrer la lumière. Les travaux avaient duré trois mois, durant lesquels elle en avait profité pour sillonner toutes les expos en cours dans la région et au-delà.

Elle avait rencontré un photographe du nom d'Antoine Pinchon, qui avait séduit son œil autant que son esprit. Il travaillait uniquement sur du noir et blanc et ses photos de « street art » étaient d'une sensibilité et d'une humanité qui avaient touché Caroline. Il n'était pas encore très connu mais possédait une jolie réputation dans le milieu photographique. Elle s'était aussi débrouillée pour obtenir des rendez-vous avec des politiques élus du département et intéressés par la culture. Ainsi, sa galerie avait pu bénéficier de quelques subventions bienvenues. Elle s'était démenée comme un beau diable, déployant une opiniâtreté et une hardiesse qu'elle ne se connaissait pas.

Tout était prêt pour l'inauguration. La journée était douce, et les immenses tirages photo accrochés.

Bien sûr, Cécile et Magda étaient descendues de Paris pour l'occasion. Quand elles arrivèrent, Caroline bondit de joie. Cela faisait plusieurs mois qu'elle n'avait pas vu sa fille. Cécile avait changé, elle avait l'air heureux et Magda était toujours aussi rayonnante. Elle les accueillit à la porte.

— Maman !

— Ma chérie, qu'est-ce que je suis contente de te voir !

— C'est magnifique maman ! Tu as fait un super-boulot !

— Tu trouves ?

— Superbe !

— Magda, quelle joie de te voir ici !

— Ma chérie ! Génial ! Et ton idée, et sa réalisation !

— J'espère qu'il y aura du monde ! J'ai envoyé deux cents cartons d'invitation !

— En tout cas tu es superbe !

— Et toi Magda, comment vas-tu ?

— Bien, très bien, je travaille beaucoup tu le sais, mais ça va, j'aime ce que je fais.

— L'absence de Luis ne te pèse pas trop ?

— C'est-à-dire que j'ai une fille de rechange avec Cécile ! Bien que je ne la voie pas très souvent à la maison ces derniers temps ! Luis va bien, il est totalement remis et s'entend super-bien avec son père. Tutti va bene !

Caroline avait un visage ouvert et souriant. Elle était d'une élégance simple et portait les bijoux de Beth aux oreilles et au poignet.

— Entrez, vous êtes les premières, je vais vous présenter Antoine.

Elles s'avancèrent et admirèrent le travail effectué. Le lieu était spacieux et très bien éclairé. Un homme un peu barbu se tenait dans le fond, près d'un magnifique buffet. Caroline se dirigea vers lui et l'emmena par le bras auprès de Cécile et Magda.

— Je vous présente Antoine Pinchon.

— Enchantée !, répondirent-elles en chœur, en serrant chaleureusement sa main

C'était un homme brun, avec des yeux noirs et un regard perçant et velouté à la fois. L'intelligence se lisait dans son regard de fauve aux aguets. Il ne souriait pas. Peut-être était-il un peu tendu par son exposition. Caroline mit sa main sur son bras :

— Tout va très bien se passer, Antoine !

Il se dérida un peu et l'embrassa sur la joue. Puis il s'éloigna pour vaquer un peu dans la galerie.

— Pas très bavard l'artiste !, lança Magda en riant.

— Non ! Pas très. Mais jetez un œil à l'expo, vous en saurez plus sur lui !

Magda s'éloigna et laissa Caroline et Cécile un moment seules.

— Alors ma fille ?

— Je suis si heureuse d'être là maman !

Elles se prirent dans les bras longuement. Elles étaient très émues. C'était une émotion joyeuse, tendre et intense. Cécile avait beaucoup de choses à raconter, mais pour l'instant la priorité était l'exposition, et elle gardait tout cela pour plus tard. Elle resterait trois jours chez sa mère. Son stage de techniques à l'écriture scénaristique s'était extrêmement bien passé. Elle mettait la touche finale à un scénario de long-métrage qui avait déjà séduit un jeune réalisateur qu'elle avait rencontré. Paris avait livré à Cécile une myriade de possibilités de rencontres et de découvertes, et elle s'était épanouie comme une fleur trouvant le soleil.

— Tu as invité papa et Isabelle ?

— J'ai invité ton père évidemment. Je suppose qu'il ne viendra pas seul ! Attends chérie, je reviens, profite de l'expo.

Caroline sortit accueillir un homme en salopette blanche sur le pas de la porte. C'était un artisan qui venait poser l'enseigne de la galerie, prête juste pour l'inauguration. Il discuta avec la « patronne » qui lui opposa un visage un peu sévère, car il était un peu en retard. Il tourna les talons pour aller chercher son matériel au pas de course.

Il installa son panneau rouge et blanc au-dessus de la porte d'entrée en faisant un bruit de tous les diables. Cela rendit nerveux Caroline et Antoine. Magda, qui s'approchait, surprit les regards échangés entre eux et poussa un peu du coude Cécile qui arrivait.

— Ces deux-là ne sont pas que collègues de travail !

— Non, tu crois ?

— Oh ! Oui !

Caroline leur fit signe de la suivre pour aller vérifier la besogne de l'artisan descendu de son échelle.

Sur l'enseigne était écrit : « J'AI TANT DE CHOSES À TE DIRE ».

Tous avaient le nez en l'air et restaient silencieux.

Ce n'était pas banal comme choix !

— Je trouve ça super, Caroline !

— Oui ?

— Oui, vraiment !

— J'adore ! Renchérit Cécile.

Caroline avait l'air satisfaite. Les invités commençaient à arriver, elle retourna à l'intérieur à son poste d'hôtesse de la soirée. Romain arriva avec à son bras Isabelle. Cécile se précipita vers eux.

— Génial que vous soyez venus !

— On n'allait pas rater la reconversion de ta mère, le champagne et les petits fours !

De plus, le maire sera là et j'ai un chantier en cours avec lui. L'occasion de mêler affaires et plaisir. Isabelle doit faire le reportage sur l'ouverture de la galerie.

— Oui, c'est moi qui ai demandé à le faire !

— Tu as toujours un peu l'espoir de nouer quelque relation avec maman, hein ?

— Je n'abandonne jamais ! Rétorqua Isabelle en lui faisant un clin d'œil.

Ils entrèrent tous ensemble. La galerie se remplissait de tous les notables de la ville mais pas seulement. Il y régnait un joyeux brouhaha. Les gens semblaient surpris et aussi ravis. Chacun se baladait un verre à la main, discutant, admirant les photos avec un air satisfait.

Au fond de la galerie, il y avait Josette en fauteuil roulant, accompagnée de son auxiliaire de vie. La pauvre vieille dame avait doublé de volume et ne pouvait plus marcher. Elles avaient toutes les deux un verre à la main, trinquaient, et Josette se gavait de petits fours en opinant de la tête dès que quelqu'un tentait de s'approcher du buffet. Caroline se dirigea vers elles avec Cécile.

— Mais c'est notre Josette !, s'ébahit Cécile en la voyant.

— Oui, je l'ai invitée !, répondit Caroline.

Elle est vieille, elle perd complètement la boule et ne sort presque jamais. Je ne me résous pas à l'abandonner complètement.

— C'est ton stage chez les bonnes sœurs, ça !

— Je l'emmène de temps en temps en voiture se balader le long du lac. Elle m'appelle Beth !

— Complètement tamponnée depuis longtemps la Josette !

— Je te laisse ma puce, j'ai encore des gens à voir.

Cécile s'approcha.

— Alors Josette, comment ça va ?

Josette avalait un canapé au saumon. Elle déglutit et sourit de toutes ses dents avec un rouge à lèvres orangé qui bavait légèrement autour de ses lèvres. À ses oreilles, d'horribles créoles en plastique vert fluorescent.

— Bonjour mademoiselle !

— C'est votre petite-cousine Cécile, Josette, lui précisa l'auxiliaire de vie.

— Je n'ai que de grandes cousines moi, madame ! Les petites cousines, je n'en ai plus.

Elle fit signe à Cécile de s'approcher et lui parla à l'oreille :

— Il y en a une qui a pris un coup de pelle sur la tête !

Cécile observa, d'un œil bienveillant, l'aisance de sa mère au milieu des invités et la main d'Antoine posée sur son dos quand elle s'approcha de lui…

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le procès de Romain eut lieu en septembre de la même année. Il écopa de deux ans de prison avec sursis. L'affaire fut relativement vite réglée, l'autopsie ayant déjà corroboré les versions de Cécile, de Romain et celle de Josette. Avec l'enquête, un témoin inattendu était venu se greffer à l'affaire. C'était le voisin de Josette et Simon, qui avait entendu des cris et avait observé la scène de derrière sa haie. C'est lui qui avait appelé la gendarmerie.

Cécile avait interrompu son tournage en Hongrie et était descendue de Paris avec son amoureux de réalisateur pour témoigner au procès. Ce fut l'occasion de présenter officiellement Tibor à sa famille. Ils s'étaient installés ensemble et projetaient de se marier au cours de l'été suivant. Cécile et lui mettaient la touche finale au film qu'ils avaient créé ensemble. Un long-métrage qui serait confidentiellement distribué, mais qui augurait d'un début de carrière prometteur, pour l'un comme pour l'autre.

Magda continua de vivre seule et de travailler comme illustratrice dans divers supports. Elle conçut pour Caroline des cartes de visite et le programme d'une année d'exposition. Son fils, Luis, était toujours à Sydney, il devait rentrer cet été pour se préparer à intégrer une école de commerce internationale.

La maison de Beth avait été vendue à des amis d'Isabelle, qui la réserveraient pour leurs vacances. Caroline évitait soigneusement de passer devant le portail de la bâtisse et changeait de route si elle le pouvait.

Josette continua de vivre tranquillement chez elle, dans sa maison, assistée d'une équipe sociale et médicale. Elle perdait complètement la tête mais se montrait très heureuse des visites que Caroline lui faisait de temps en temps. Elle continuait de l'appeler Beth.

Quant à Caroline, elle vivait seule elle aussi, et se déplaçait souvent pour visiter des expositions et rencontrer des artistes. Sa galerie avait une réputation qui dépassait les limites de sa petite ville. On lui avait proposé d'entrer en politique et l'idée commençait à la séduire. Elle avait fait un don à la communauté des religieuses qui l'avait accueillie et passait parfois converser avec la mère Delphine. Antoine et elle étaient restés amis et il la conseillait souvent sur ses choix artistiques pour la galerie.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Existe-t-il des anges gardiens ? Chacun de nous en a-t-il un dédié ou se partagent-ils une même famille ? Ceux qui ne sont plus sur terre nous surveillent-ils de là-haut ? Nous protègent-ils de leurs ailes blanches ?

Quelque âme innocente a-t-elle, un jour, pu apercevoir l'un d'eux sur le toit d'un immeuble ou sentir ces êtres compatissants penchés sur son épaule ?*

Et Beth, où qu'elle soit, sourit-elle tendrement à sa famille ?

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

En référence au film de Wim Wenders : Les Ailes du désir.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

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