Les Hilotes

Anne Sophie Nédélec

Synopsis : 1793. Le Comité de Salut Public a décidé d’éduquer le Peuple en lui montrant les vices des nobles afin qu’il ne tombe pas, à son tour, dans les mêmes travers. Augustin Caron et Marianne Sennoble sont donc chargés d’organiser des « représentations » où des nobles triés sur le volet « joueront » leur vie en présence d’un public populaire. Mais le théâtre-réalité pourrait bien tourner au jeu de massacre...


Personnages par ordre d’apparition :

Marianne Sennoble, directrice de théâtre

Augustin Caron, Commissaire du peuple

Clarisse Pingeot, gardienne

Baronne Eulalie de Clermont-Verneuil, un peu excentrique, rôle de la grand-tante

Comtesse Henriette de Rochebrune, bigote froide et coincée, rôle de la mère

Baron Léopold de Montclécy, égoïste, ne pense qu’à la chasse, rôle du père

Ange-Edouard Crécy de Valmont, débauché, joueur, rôle du fils

Apolline Bussac de Beaumont, intellectuelle, féministe, rôle de la fille

Jérôme, valet dévoué du Baron de Montclécy

Rose Leclerc, comédienne employée pour jouer la femme de chambre

Colchique, femme du peuple, vulgaire et sale

Réséda, femme du peuple, vulgaire et sale

Charlotte Craquin, femme du peuple, hargneuse et vengeresse

Décor : Un salon XVIIIème avec une corde pour délimiter l’espace du public et des « acteurs », comme dans un musée.

Durée : 1h30

Texte déposé à la SACD


 EXTRAIT

ACTE I

Scène 1

1793.

Un salon XVIIIè avec quelques excès de dorures, de napperons et de rubans. A jardin, une table et des chaises. A cour, un canapé ou des fauteuils. Du tissu, du fil et des aiguilles pour broder. Une corde sépare le salon de l’avant-scène.

Marianne Sennoble arrange des confiseries sur un plat, refait un nœud aux embrases des rideaux…

Augustin Caron entre. Il est nerveux.

 

AUGUSTIN : Ah ! Te voilà, citoyenne ! Augustin Caron.

MARIANNE : Marianne Sennoble, pour te servir, citoyen.

AUGUSTIN : C’est toi que le Comité de Salut Public a chargée du… de la… mise en place de tout cela ?

MARIANNE : Oui, de la mise en scène, c’est exact.

AUGUSTIN, dubitatif : Une femme… hum…

MARIANNE, piquée : Ah, mais j’ai des références, citoyen ! J’ai dirigé un Théâtre à Versailles, qui m’a permis d’obtenir le privilège royal des bals et spectacles de Versailles, Fontainebleau, Saint Cloud, Marly, Compiègne, Rouen, Caen, Orléans, Nantes, Le…

AUGUSTIN : Ça va, ça va… Ce sont des titres dont il faut mieux éviter de se vanter de nos jours !

MARIANNE : Mais citoyen, quoi qu’on pense de l’Ancien Régime, ces titres sont tout de même le signe d’un travail de qualité !

AUGUSTIN, agacé : Je n’en doute pas.

MARIANNE : Et c’est même pour ma connaissance des mœurs de l’Ancien Régime que le Comité de Salut Public m’a choisie.

AUGUSTIN : Certes, certes… Allons, citoyenne, montre-moi ça ! Tu sais que le Comité est pointilleux. Il veut une reconstitution aussi fidèle que possible.

MARIANNE : Ma foi, cela n’a pas été simple d’aménager ce salon. Cet hôtel particulier avait été dépouillé de ses meubles, comme les autres ! Les grandes demeures ont toutes été dévastées ou bien vidées par leurs propriétaires partis en exil. Et le budget qui m’a été alloué est parfaitement ridicule !

AUGUSTIN : Les caisses de l’État sont vides !

MARIANNE : J’ai bien compris. Donc j’ai dû faire quelques aménagements. Le mobilier que j’ai récupéré n’est pas toujours de style. Je l’ai donc agrémenté de coussins et de fanfreluches divers pour obtenir un effet un peu plus saisissant.

AUGUSTIN : C’est d’un laid !

MARIANNE, vexée : Merci ! Mais que veux-tu, citoyen, il faut que tout cela soit un peu théâtral ! Une reconstitution sans fantaisie, c’est d’un ennui ! Il faut « accrocher » l’attention du public.

AUGUSTIN, martèle : Pas de dépenses inutiles. Pas d’illusion théâtrale ! C’est la vérité historique qui compte. On veut voir du vrai ! Il s’agit d’enseigner au peuple les tares de la noblesse, pas de le divertir.

MARIANNE : Bien sûr, citoyen. Mais il faut marquer les esprits. Et la vérité nue n’y suffit pas. Il faut l’habiller, l’enrober, mettre un peu de piquant pour frapper le public. C’est par l’introduction de la fiction et de l’art qu’on fera passer le message.

AUGUSTIN : Mais c’est trahir !

MARIANNE : Trahir pour mieux servir, crois-moi ! (Elle enchaine rapidement pour ne pas lui laisser le temps de parler) Et puis j’ai fait installer cette barrière. (Elle montre la corde recouverte de velours rouge) Cela donne un petit côté « muséal » à l’affaire. Et cela évitera que les visiteurs ne cherchent à intervenir dans la vie des personnages. 

AUGUSTIN : Et les acteurs ?

MARIANNE : Plus vrais que nature ! Je ne pouvais pas prendre de comédiens professionnels puisque nous n’avons pas un sou pour les payer. Alors je suis allée dans les prisons et j’ai pris des vrais.

AUGUSTIN : Riche idée ! Le Comité sera content de cette économie… Cependant, cela signifie que tu les sauves de la guillotine.

MARIANNE : Certes… Mais… mais temporairement seulement.

AUGUSTIN : Hum… bon.

MARIANNE : Une seule chose m’inquiète : auront-ils le sens du spectacle ?

AUGUSTIN : Oh, ils se contenteront de vivre !

MARIANNE : Ils vont vite tourner en rond. La vie sans intrigue n’a rien de bien passionnant ! Tandis que si nous leur écrivions un texte…

AUGUSTIN : Inutile, il faut du réalisme. On leur demande de montrer comment vivait une famille noble au quotidien, avec ses vices et son inutilité. Pas de jouer une grande saga !

MARIANNE : Alors fournissons-leur au moins un canevas d’improvisation… Je t’assure, citoyen, qu’un peu de théâtre…

AUGUSTIN : N’insiste pas. Quelle famille as-tu choisi ?

MARIANNE : Eh bien, je n’ai pas pris de famille de sang. J’ai sélectionné mes « acteurs » en fonction de leur caractère. Oui, je voulais qu’ils représentent chacun une tare de la noblesse, bien évidente. Cependant, j’ai pris garde aux âges, de manière à reconstituer une vraie famille, qui vivrait dans ce salon.

AUGUSTIN : Excellente idée.

Scène 2

Les « comédiens » entrent, menés par Clarisse Pingeot, gardienne. Elle a le regard en biais ; on sent que rien ne lui échappe.

Les « comédiens » ont de beaux costumes mais sont enchainés. Clarisse retire leurs chaines. Une fois libérés, ils s’observent les uns les autres et examinent le salon. Il y a :

- la vieille baronne Eulalie de Clermont-Verneuil, une soixantaine d’années, l’œil vif et pétillant de malice,

- la Comtesse Henriette de la Rochebrune, une belle femme d’une quarantaine d’années, nerveuse, hautaine et froide, qui prie, un chapelet à la main.

- Le Baron Léopold de Montclécy, d’une quarantaine ou cinquantaine d’années, qui ressemble à un lion en cage dans ce salon,

- Ange-Edouard Crécy de Valmont, jeune homme particulièrement élégant, un peu pédant, qui inspecte avec attention son costume, remet sa perruque devant le miroir, puis sort un jeu de cartes de sa poche,

- Apolline Busac de Beaumont, une jeune fille un peu raide, qui respire l’intellectualisme, qui examine la bibliothèque d’un œil inquisiteur.

- et Jérôme, le valet en livrée, un homme sans âge, raide et terne

MARIANNE : Voilà. Les principales tares y sont, et particulièrement bien représentées, je trouve. Il y a la violence tyrannique, la bigoterie, la débauche, le féminisme…

AUGUSTIN : Parfait. Je vois tout à fait. Sauf… la vieille, là. Elle a l’air tout à fait sympathique. Il ne faut pas qu’ils aient l’air sympathique.

MARIANNE : Ah, elle ? Je l’ai prise parce que c’est un vrai boute en train. A la prison, elle faisait rire tout le monde ; elle remontait le moral des plus désespérés. Je me suis dit qu’un bon talent comique ne pouvait que relancer l’action et donc l’intérêt des spectateurs.

AUGUSTIN : Hum… Mais il ne faut pas qu’elle donne une image positive de la noblesse.

MARIANNE : Oh, ne t’en fais pas : elle a tout de même bien ancré en elle les réflexes de sa classe ! Tu verras comment elle parle aux domestiques si par malheur son chocolat est trop chaud ou trop froid !

AUGUSTIN : Son chocolat ! Mais nous n’allons pas leur fournir de chocolat. C’est une boisson beaucoup trop couteuse !

MARIANNE : Ecoute, citoyen, on ne peut pas lancer de grande production sans moyens. Il faudrait savoir ce que tu veux ! Moi, on me commande une reconstitution historique en costumes, où l’on montre la vie quotidienne des aristos, et tu voudrais qu’ils ne mangent pas !

AUGUSTIN : Ils auront leurs repas à la prison, comme les autres !

MARIANNE : Ah ! Ils auront de l’allure tes acteurs, à ce régime-là !

Ils continuent leur discussion en sourdine. Pendant ce temps, les « acteurs » s’interrogent sur leur sort.

Apolline : Vous savez ce qu’ils attendent de nous ?

EULALIE : Pas la moindre idée, mon enfant.

LÉOPOLD : À tout prendre, nous sommes toujours mieux ici qu’en prison, n’est-ce pas ? Baron Léopold de Montclécy, pour vous servir, mesdames.

EULALIE : Baronne Eulalie de Clermont-Verneuil.

APOLLINE : Marquise Apolline Bussac de Beaumont.

ANGE, s’approche du petit groupe et montre la corde de velours rouge : Savez-vous ce que signifie cette « barrière » ?

EULALIE : Je l’ignore…

APOLLINE : Ils ont dit que je ferai la fille…

EULALIE : Et moi la vieille tante.

APOLLINE : Mais la fille de quoi, de qui, pourquoi… ? Je l’ignore.

HENRIETTE, levant les yeux de ses mains jointes : Pour ma part, il est hors de question qu’on me marie avec ce butor ! (Elle montre le Baron)

LÉOPOLD : Ma chère, vous ferez ce qu’on vous demandera. Croyez que ce n’est pas de gaité de cœur que j’aurai pour épouse une bigote comme vous. Je n’ai pas perdu la mienne pour en retrouver une pire !

La Comtesse replonge le nez dans ses mains jointes, serrant son chapelet de colère.

ANGE, au Baron : Une petite partie ? (Il sort le jeu de cartes de sa poche)

LÉOPOLD : Où avez-vous déniché cela ?

ANGE : Dans ma poche. Cela doit faire partie du… jeu !

LÉOPOLD : Désolé, je ne joue pas. (Il souffle fort) Moi, je chasse ! Et je commence sérieusement à étouffer, ici !

EULALIE : Moi, je veux bien. Je raffole des cartes !

APOLLINE, jouant la comédie et pouffant en même temps de se « regarder » jouer : Ma « tante », vous n’y songez pas ! Vous n’allez tout de même pas vous abaisser à…

EULALIE : Ma chère, je vous adore, mais vous n’êtes pas réellement ma nièce. Vous n’avez rien à me commander.

APOLLINE : Ecoutez, nous sommes des femmes. Nous devons nous montrer à la hauteur de notre rang. Toutes ces viles passions sont indignes de nous ! (Elle s’enflamme peu à peu) Nous devons montrer que nous sommes supérieures à l’homme, que nous savons demeurer la tête froide en toutes circonstances et que la passion du jeu ne nous atteint pas…

EULALIE : La passion, la passion… Comme vous y allez ! Simplement, je ne vois pas pourquoi je devrais me refuser ce petit plaisir !

HENRIETTE : Mais parce que la situation est critique ! Qui sait ce qui va advenir de nous ?

EULALIE : Ecoutez, mon enfant, le couperet de la guillotine est toujours au-dessus de nos têtes, mais il s’est un peu éloigné, alors…

ANGE : Notre « tante » n’a pas tort, ma chère…

AUGUSTIN : Vous aviez raison, ils sont bien ; ils sont même très bien ! Ça démarre fort ! Le peuple sera content, et le Comité plus encore. (À Ange :) En revanche, jeune homme, vous serez prié de ne plus appeler la citoyenne Rochebr…

HENRIETTE, glapit : Comtesse Henriette de Rochebrune, je vous prie !

MARIANNE : Elle ne veut pas en démordre. Malgré la menace de la guillotine, elle a toujours tenu tête à ses geôliers en ce qui concerne son titre. Elle s’y accroche comme au seul vestige de son passé !

AUGUSTIN : Très bien, c’est très bien pour notre affaire ; bel exemple de l’aristocratie passéiste imbue de ses privilèges ! (Il reprend, appuyant volontairement sur les mots :) La ci-devant Henriette de Rochebrune représente votre mère, vous l’appellerez dorénavant… Comment dit-on, chez vous ? Mère, Ma Mère, Madame… ?

ANGE : Désolé, citoyen, je n’en sais rien. J’ai perdu la mienne à l’âge de deux ans. J’appelais ma belle-mère « Madame ».

AUGUSTIN : Va pour « Madame ». Vous avez l’habitude et cela aura plus de classe.

ANGE, à Henriette, lui faisant un galant baisemains : Bonjour, Madame. Quel plaisir de vous avoir pour mère ! Vous êtes charmante ; on a tout de suite envie de se jeter à vos pieds…

Il se met à genoux et se serre contre elle comme un petit enfant. Elle pousse un cri mais n’ose le repousser.

AUGUSTIN : N’en faites pas trop, jeune homme…

MARIANNE, à l’oreille d’Augustin : Si les « représentations » se poursuivaient la nuit, nul doute qu’il les mettrait toutes dans son lit !

AUGUSTIN : Même la vieille ?

MARIANNE : Même la vieille. Il est très fort ! Très, très fort… (Elle pousse un gros soupir)

AUGUSTIN : Ma parole. Il… Tu… Citoyenne… Tu as fait les frais de…

MARIANNE : Non, citoyen, que vas-tu croire !? Mais j’avoue qu’en deux phrases, il m’avait presque… (Elle a un gros soupir puis se reprend :) Enfin ! C’est pour cette caractéristique  que je l’ai choisi. Malgré sa jeunesse, sa réputation de libertin n’est plus à faire. Il paraît même qu’il serait disciple du marquis de Sade…

Henriette pousse un cri d’effroi et rejette violemment Ange.

ANGE : Vous avez tort, Madame, je porte bien mon nom…

APOLLINE, agressive et pincée : Et comment vous appelez-vous ? On peut savoir ?

ANGE : Ange-Édouard. Oubliez le reste du titre, de nos jours, cela n’a plus beaucoup d’importance… Vous voyez, chère… sœur, je suis un ange. Aucune femme n’a jamais pu prétendre le contraire. Je les ai toutes laissées avec des regrets, jamais avec de la haine.

Clarisse, qui est sortie pour ranger les chaines, revient avec Rose, une très jolie jeune fille.

MARIANNE : Ah ! Ma petite Rose !

AUGUSTIN : Jolie fille !

ROSE : Marianne ! (Elles s’embrassent) Comment me trouves-tu ? Je suis comme il faut ?

Marianne : Parfaite ! Tu es à croquer ! (À Augustin :) Rose Leclerc ; elle jouera la femme de chambre.

AUGUSTIN : Bien, très bien. Le peuple doit être mis en valeur, respirer la beauté et la fraicheur au milieu de ce ramassis de dégénérés !

MARIANNE : C’est une comédienne. La seule du lot. Une petite débutante de ma troupe qui accepte de jouer gratuitement. Elle espère que le rôle lui permettra de se faire remarquer et de décrocher un contrat alléchant.

AUGUSTIN : Ah…

MARIANNE : Eh oui, citoyen ! C’est comme ça dans notre métier ! Avant d’arriver à se faire payer, il faut accepter de travailler dur pour rien !

AUGUSTIN : Tant mieux, tant mieux. Ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre.

Ange s’approche de Rose et la salue.

ANGE : Mademoiselle, ravi de vous rencontrer. Ange-Édouard, pour vous servir, mais vous pouvez m’appeler Ange… ou Ed, à votre convenance.

Rose, sous le charme : Ange… ?

Ils discutent dans leur coin.

AUGUSTIN : Et l’homme en livrée, je suppose qu’il s’agit du valet.

MARIANNE : Tout à fait. Alors lui, je n’ai pas eu à le chercher, il s’est présenté de lui-même. Il s’appelle Jérôme. Il était au service du Baron de Montclécy…

AUGUSTIN : Connais pas.

MARIANNE : Léopold de Montclécy. Lui, là. (Elle le montre) Le type un peu odieux qui brasse beaucoup d’air mais qui n’a jamais rien fait de ses dix doigts. Jérôme l’avait suivi dans son exil. Ils ont été arrêtés à Calais. Je ne devrais pas vous le dire parce que ce n’est pas une attitude très patriote, mais il a prétendu que son emploi lui manquerait et il a suivi son maître en prison.

AUGUSTIN : Hum, hum… Comme représentant du peuple, on fait mieux…

MARIANNE : Je me suis dit qu’il représentait bien l’asservissement du peuple. Tu verras citoyen, il accepte les situations les plus humiliantes. Le peuple sera tellement choqué que cela relancera sa haine du noble et son désir de se libérer de l’oppression !

AUGUSTIN : Si tu le dis, citoyenne.

MARIANNE, se tournant vers Clarisse : Citoyenne Clarisse Pingeot, approche. Je te présente le citoyen Caron. C’est lui qui s’occupe de tous les aspects de production de la reconstitution.

AUGUSTIN : Bonjour, citoyenne. Je compte sur toi pour avoir un œil sur tout ce petit monde. À toi de me rapporter tous les faits et gestes hors de propos. À présent, nous allons ouvrir les portes au public.

MARIANNE : Un mot aux acteurs, peut-être… ?

AUGUSTIN : Je te laisse t’en charger, citoyenne Sennoble.  

Marianne : Citoyen, citoyennes…

HENRIETTE, glapit : Comtesse…

ANGE : Ma chère, les temps ont changé, vous devriez vous abstenir si vous tenez à votre tête…

HENRIETTE : Je préfère me faire trancher la tête haute plutôt que conserver le front bas !

EULALIE : Mettez de l’eau dans votre vin, cela vaut mieux pour nous tous.

CLARISSE, beugle : Oh ! On vous a dit d’écouter !

MARIANNE : Merci, Clarisse. Citoyens, citoyennes…

APOLLINE : La bienséance voudrait que l’on citât les femmes en premier.

CLARISSE : Tu vas te taire !!

MARIANNE, ravie : Merveilleux ! Aussi inattentifs que des acteurs ! Je crois que ce sont des bons ! Bien. Le Comité de Salut Public a décidé de lancer un programme d’éducation du peuple. Et vous avez été choisis pour réaliser cet objectif. Tous les jours, vous serez amenés dans ce salon pour y jouer… votre vie. Rose et Jérôme seront vos domestiques…

LES ACTEURS, agréablement surpris : Aaah !

MARIANNE : Uniquement le temps des visites !

LES ACTEURS, déçus : Oooh…

MARIANNE : Le peuple a besoin de connaître vos vices pour ne pas risquer d’y tomber lui-même.

ANGE, cynique : Il peut aussi trouver dans cette mascarade un encouragement pour continuer l’élimination des « nuisibles »…

MARIANNE : Je me refuse à rentrer dans ces considérations. Je suis dans le spectacle, moi. Je fais ce qu’on me demande de faire, avec le plus de talent artistique possible.

ANGE : Belle promotion, si je ne m’abuse ?

MARIANNE : Cela ne te regarde pas, citoyen !

APOLLINE : En somme, nous voilà devenus des Hilotes.

AUGUSTIN : Des quoi ?

APOLLINE : Des Hilotes. Oh, votre idée n’est pas neuve : les Spartiates faisaient la même chose dans la Grèce Antique. Les Hilotes étaient un peuple réduit à la condition d’esclaves. Lors de banquets rituels, les Spartiates leur faisaient boire de force du vin pur pour qu’ils s’enivrent et se laissent aller à toutes sortes d’infamies, afin que les jeunes spartiates, en les voyant, prennent le vice en dégoût.

EULALIE, choquée et ravie à la fois : Quelle histoire ! J’en suis toute retournée !

Augustin, vexé : Nous c’est différent : nous sommes des gens modernes ! Et puis, inutile de vous faire boire pour montrer vos vices : ils sont visibles sans artifice !

LÉOPOLD : Dommage… J’aurais bien bu un coup.

ANGE : Moi aussi.

A ce moment, Léopold s’approche de Rose, et lui met une main au derrière. Elle se retourne et lui flanque une gifle.

ROSE, confuse : Oh, Marianne ! Je suis désolée, je n’aurais peut-être pas dû…

MARIANNE : Bien sûr que si ! Ce n’est pas parce que tu joues les femmes de chambres que tu dois tolérer…

AUGUSTIN : Citoyen ! Sache que cette jeune fille est intouchable ! Elle est Le Peuple !

LÉOPOLD : Mais enfin, c’est incroyable ! J’ai toujours troussé toutes mes femmes de chambre entre deux portes !

AUGUSTIN : Les temps ont changé, citoyen !

LÉOPOLD : Il faudrait savoir ! Je croyais que vous visiez la reconstitution !

AUGUSTIN, s’enflammant : Rose représente le Peuple, pur et exploité…

LÉOPOLD : Alors, justement, je peux l’exploiter !

AUGUSTIN, s’apprêtant à lui mettre son poing dans la figure : Citoyen ! La guillotine est au-dessus de ta tête…

ANGE : Allons, calmons-nous. (À Léopold :) Monsieur, ces manières sont indignes de vous. (À Rose, charmeur :) Pardonnez-le, mademoiselle.

MARIANNE : À présent, nous allons faire entrer le peuple qui attend derrière ces portes. Tachez d’être bons !

EULALIE, paniquée : Mais je ne connais pas mon texte ! D’ailleurs, je n’ai aucune mémoire ; je n’arriverai jamais à retenir la moindre réplique !

HENRIETTE : Il est hors de question que je m’abaisse au rang d’actrice !

ANGE, à nouveau futile : Ma foi, voilà qui promet d’être amusant !

MARIANNE : Pas de texte, simplement de l’improvisation à partir de canevas que vous connaissez fort bien : prenez les petits événements de votre vie quotidienne ! Vous étiez bien partis avec les cartes !

LÉOPOLD, pâlissant : Mais enfin… J’étouffe, moi, ici ! Alors vous imaginez avec la foule !

MARIANNE : Tranquillise-toi, citoyen Montclécy, les spectateurs resteront derrière cette barrière. Nous sommes au musée et vous êtes… les « œuvres d’art ».

APOLLINE : Des « œuvres d’art », oui, cela me plait assez…

LÉOPOLD : Oh, mon Dieu, je me sens très mal…

JÉRÔME, se précipitant : Monsieur ! (Aux autres :) Monsieur le Baron a besoin de grand air. Il devenait fou à la prison des Carmes !

LÉOPOLD : Jérôme, mon petit Jérôme… Je vais mourir…

JÉRÔME : Mais non, Monsieur, mais non…

LÉOPOLD : Mais si, Jérôme, mais si…

ROSE, qui a rempli un verre à la carafe : Tenez, monsieur, buvez un peu.

LÉOPOLD : Pouah ! De l’eau !

MARIANNE : Oui, mais il faudra dire que c’est de l’eau de rose. Je ne sais pas si ça se boit, mais ça fait mieux.

JÉRÔME : Votre reconstitution manque de réalisme. Monsieur le Baron ne buvait que du vin !

AUGUSTIN : Nos moyens sont limités. Je vous rappelle que la nation est en danger ; nous sommes en guerre contre l’Angleterre, l’Autriche, la Prusse, la Russie, l’Espagne, le Piémont, la Sardaigne - oui, rien que ça ! - la Vendée se soulève, et nous sommes submergés par les difficultés économiques à Paris ! Nous faisons avec les moyens que nous avons.

HENRIETTE : Cela se voit. Tout cela est d’un laid ! Pas un meuble de style. Et ces fanfreluches de pacotille ! Jamais on aurait vu cela chez moi !

MARIANNE : Dites donc !

AUGUSTIN : Je te l’avais dit…

MARIANNE : Si c’est de cette manière que tu encourages les travailleurs, citoyen !

AUGUSTIN : Ne prends pas la mouche ! Cependant… tout ce rose…

MARIANNE : Nous verrons ce qu’en dira le peuple.

Pendant ce temps, Léopold s’est un peu remis de ses émotions.

EULALIE : C’est assez gai ! Mais ce que je préfère, ce sont les friandises, ces petites bulles de plaisir doux et sucré qui fondent sous la langue... (Elle s’apprête à en manger)

AUGUSTIN : Arrêtez, malheureuse ! Il faut qu’elles tiennent toute la semaine !

APOLLINE : Mais elles seront immangeables !

MARIANNE : C’est de la décoration ! Seuls quelques gâteaux sont vrais, au cas vous en ayez besoin si une de vos répliques le nécessite ; pour plus de réalisme… les autres sont en plâtre peint et vernis.

HENRIETTE, à Augustin et Marianne : Ne croyez-vous pas que vous en faites un peu trop ? Il n’y a jamais eu de friandises à disposition, ni d’eau de rose chez moi !

APOLLINE : C’est que vous étiez ruinée, ma chère, avouez-le. L’austérité n’a jamais fait partie de notre classe, mais bien l’opulence et l’ostentation ! Toute ma vie j’ai mangé de la brioche au petit déjeuner, du faisan au déjeuner, des petits fours au goûter et du homard au dîner !

ROSE, émerveillée : De la brioche tous les jours ! Et du faisan…

CLARISSE : C’est pour cela qu’on fait la Révolution ! Pour y avoir droit nous aussi !

AUGUSTIN : Vive la Révolution !

MARIANNE : Vous avez compris vos « liens de parenté », je pense. Tachez d’être crédibles… Tenez-vous prêts, nous allons ouvrir les portes.

EULALIE : Ah mon Dieu ! J’ai une de ces peurs !

MARIANNE : Rien de grave, c’est le trac.

Scène 3

Clarisse ouvre les portes. Colchique et Réséda entrent, méfiantes. Elles sont laides, vulgaires et mal fagotées. Charlotte suit, méfiante elle aussi. On imagine une foule.

RÉSÉDA : C’est là le pestacle, t’es sûre ? On dirait un musée.

COLCHIQUE : Ouais, c’est ça : un musée vivant où c’est quand même le pestacle.

RÉSÉDA : Ils sont tout figés comme des statues.

CHARLOTTE : Mort aux artistos !

RÉSÉDA : Y donnent à manger ? Parce que si y donnent pas à manger et qu’en plus y s’passe rien…

COLCHIQUE : Non, mais attends… C’est le premier jour, y sont pas encore rodés.

RÉSÉDA : Rodés, rodés, qu’es tu veux dire ?

COLCHIQUE : Ben, j’sais pas, y zont pas l’habitude. Faut qui s’mettent en train, quoi !

Pendant ce temps, les « acteurs », mal à l’aise, prennent des poses. Clarisse s’est assise dans un coin, comme une gardienne de musée. Marianne et Augustin observent la scène du public.

COLCHIQUE : Ah… Moi, d’t’façon, j’viens pour voir leurs robes. E’ sont trop belles… ça c’est un truc que la Révolution aurait pu garder…

CHARLOTTE : Dis donc, citoyenne, tu sais c’que ça coûte, des toilettes comme celle-ci ?

COLCHIQUE : Ben n’empêche que c’est beau !

CHARLOTTE : Gare à toi, citoyenne ! C’est pas patriote, ce genre de propos.

Réséda hausse les épaules.

RÉSÉDA : Moi, c’est plutôt les acteurs qui m’intéressent. Les bonshommes, j’veux dire… (Montrant Ange) Lui, là, il est pas mal…

Ange est flatté.

COLCHIQUE : Ouais… Mais c’est un aristo quand même. Y fait un peu efféminé avec sa perruque et son maquillage. J’préfère les bonshommes plus virils.

Ange se renfrogne.

RÉSÉDA : Ben alors y’a l’aut’, là. L’a aussi la perruque et l’maquillage blanc, mais y paraît plus costaud…

LÉOPOLD, se rengorgeant : C’est ça, la classe !

ANGE : Faites le malin ! Vous avez vu leur allure ?

Léopold fait la grimace.

Un temps.

COLCHIQUE : Bon, y s’passe rien, là.

RÉSÉDA : Si c’est ça leur reconstitution, j’préfère retourner d’vant la guillotine. Au moins, y’a d’l’action !

Une rumeur mécontente monte du public.

AUGUSTIN, souffle aux acteurs : Mais faites quelque chose, bon sang !

CHARLOTTE : Allez les aristos ! Montrez-nous comment vous traitez vos domestiques, qu’on soit tous édifiés ! J’en connais des choses, moi, là-dessus, mais c’est pas le cas de tout le monde ici. J’aimerais bien qu’ils soient au courant ceux qu’ont des scrupules à les guillotiner !

COLCHIQUE : Ouais, on veut voir comment ça s’passe cheu vous !

RÉSÉDA : Comment qu’vous vous faites la cour, comment qu’vous vous trompez, comment qu’vous bai…

COLCHIQUE : Ça va, Réséda, y vont pas nous emmener dans leur lit !

RÉSÉDA : Ça, c’est ben dommage !

Les acteurs sont complètement décontenancés.

MARIANNE : Qu’est-ce que je disais : sans texte, c’est déjà risqué, mais sans thème d’improvisation, on va droit dans le mur !

AUGUSTIN : Ce n’est pas un spectacle : c’est une reconstitution ! Pas de fiction ; ils doivent être plus vrais que nature. (Aux acteurs :) Ça va durer longtemps cette mascarade ?! Allez ! Bougez-vous, sinon je vous envoie directement à la guillotine !

Les comédiens se regardent, paniqués.

Rose, aux acteurs : Hum… Eh bien ? Quelque chose à boire, m'ssieurs dames ? (Elle se tourne discrètement vers Marianne :) C’est bien, comme ça ?

Sentant venir de l’action, le public se calme un peu.

MARIANNE, souffle : Pas mal, mais méfie-toi, un peu populaire, ton accent…

Les « acteurs », visiblement stressés, font non de la tête.

CHARLOTTE : V’la bien les aristos ! On leur propose queque chose et sont jamais contents de rien.

La rumeur mécontente reprend, puis elle se calmera chaque fois que les « acteurs » parleront.

Ange : Ah si, Rose, je prendrais bien de votre fameuse eau de… rose ! (Il lui envoie un sourire ravageur)

Rose : Pour vous servir, Monsieur.

RÉSÉDA : Y’avait un jeu de mots, là ?

COLCHIQUE : P’têt ben. Y parait que c’était à la mode chez lez’aristos.

ANGE, à Rose : Appelez-moi : Ange. (Bas et lui embrassant discrètement la main :) Dommage que vous soyez intouchable…

EULALIE, d’une petite voix rendue suraiguë par l’angoisse : Moi, aussi, je vous prie.

RÉSÉDA : Et là, y’a un jeu de mots aussi ?

COLCHIQUE : Ben... non. Enfin j’crois pas.

RÉSÉDA : Pas facile la langue aristo…

COLCHIQUE : Ouais, en fait, y faudrait un traducteur. Ce serait moins fatiguant !

CHARLOTTE : Pff ! C’est un genre qu’ils se donnent, comme d’habitude !

ANGE, bas, aux autres acteurs : C’est un peu mou ! Faites un effort ! Je vous rappelle que les prisons sont pleines de gens comme nous et qu’ils peuvent changer d’acteurs sur un claquement de doigts si nous sommes mauvais !

HENRIETTE, bas également : Mais je ne demande pas mieux que de retourner en prison, moi, monsieur ! Quelle humiliation ! Si mon pauvre mari me voyait !

APOLLINE : Ange a raison. (Montrant Léopold) Et rappelez-vous que votre mari, c’est lui, à présent !

HENRIETTE, gémissant : Ah, mon Dieu, je préfèrerais mourir…

APOLLINE : Eh bien, allez-y, dites-le leur ! Il y en a des centaines qui seront ravies de prendre votre place !

RÉSÉDA : Qu’es qu’y disent ?

COLCHIQUE : Plus fort ! On n’entend rien !

Eulalie s’empare d’un canevas et se met à broder. Apolline s’approche d’elle.

RÉSÉDA : Qu’es qu’elle fait l’aut’, là ?

COLCHIQUE : Qui ça ?

RÉSÉDA : Ben la vieille ?

COLCHIQUE : Chais pas…

CHARLOTTE : De la broderie. Le peuple arrive à peine à s’habiller, et eux, ils font de la broderie !

RÉSÉDA : C’est beau.

CHARLOTTE : Mais ça sert à rien. Elle ferait mieux de tricoter des chaussettes pour nos pauv’ soldats !

COLCHIQUE : Ouais, mais si personne ne fait des choses inutiles mais belles, not’monde y restera bien laid !

RÉSÉDA : Moi, ça va m’faire plaisir de v’nir ici rien qu’pasque c’est beau !

CHARLOTTE : Comment voulez-vous faire la Révolution avec des raisonnements pareils !

RÉSÉDA : Ben quoi, citoyenne ! Faut pas s’boucher les yeux : tout l’monde rêve de viv’ comme eux !

COLCHIQUE : T’en fais pas qu’les gars du Comité d‘Salut Public, y vont s’empresser d’les copier maintenant qu’y z’ont l’pouvoir !

AUGUSTIN : Mais pas du tout, pas du tout !  C’est tout l’inverse…

MARIANNE : Tu vois, citoyen : elle ne fonctionne pas ta reconstitution. Il faut mettre du spectacle, si tu veux influencer l’opinion publique ! C’est par le plaisir que tu toucheras les masses, pas par l’ennui !

AUGUSTIN, exaspéré : Bon, ça suffit pour aujourd’hui.

Il fait un signe à Clarisse.

CLARISSE : Citoyens, citoyennes, vous connaitrez la suite demain. Nous allons fermer les portes. Veuillez regagner la sortie, je vous prie.

COLCHIQUE ET RÉSÉDA : Oh non !

COLCHIQUE : Pas maintenant !

RÉSÉDA : Justement quand ça dev’nait intéressant !

CLARISSE : Revenez demain ! C’est gratuit.

Elles sortent en râlant.

Noir.

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