Les Lignes de Véronique

Calame Scribe

Une vie dans une main

Véronique est malade. Ça l'énerve beaucoup. Elle n'est jamais malade ! L'impossibilité de faire quoi que ce soit lui est par principe intolérable, mais, là elle est bien obligée d'admettre qu'à part ne rien faire, elle n'est capable d'aucune autre action.

L'esprit un peu ralenti par les médicaments qu'elle doit prendre, elle rêvasse dans son lit. Ses yeux se posent sur sa main, inactive sur le drap. Véronique regarde ce morceau d'elle-même, comme s'il était étranger à son corps. Avec attention, mais de manière impersonnelle, elle observe cette main un peu déformée, mais belle encore. Quelques éphélides disséminées ont taché la peau, sans pour autant en détériorer l'aspect, elles semblent simplement être là pour justifier l'âge et marquer la respectabilité. Les articulations ont forci au fil des années mais on devine que les doigts étaient longs et agiles : « des mains de violoniste » disait l'Oncle, « des mains de pianiste » disait le Grand-Père, chacun prêchant pour l'instrument pratiqué ! Véronique sourit à cette évocation de sa prime enfance.

Une alliance à l'annulaire gauche, une bague ancienne à l'annulaire droit, des ongles soignés recouverts de vernis incolore et un bracelet discret qui flotte autour du poignet, complètent le tableau que la femme contemple.

Avec un léger soupir, Véronique frotte ses deux mains l'une contre l'autre, faisant naître une chaleur agréable au creux de ses paumes. La chaleur, c'est la vie, l'énergie qu'il est bon de faire circuler pour se sentir exister. Les mains retombent inertes sur le rabat brodé du drap. Abandonnées elles livrent maintenant au regard leur faces cachées, leurs côtés mystérieux.

S'il est vrai que nous tenons, en grande partie, notre destin entre nos mains, ces rides et plis plus ou moins profonds qui s'entrecroisent formeraient-ils la toile d'araignée qui tisse notre histoire ? Cette question a, de loin en loin, traversé l'esprit de Véronique, mais son esprit cartésien et sa volonté d'activité incessante ne l'avaient jamais autorisé à y songer réellement.

C'est peut-être le moment aujourd'hui : puisqu'il n'est pas possible d'œuvrer concrètement, autant musarder utilement dans des pensées irrationnelles et, il faut bien le dire, futiles dans l'esprit d'une femme comme Véronique.

Tout de même, ce ne peut pas être ces petits plis au creux de notre main qui dirigent et racontent notre vie ! Songeuse, Véronique regarde les lignes de sa main.

Son œil, spontanément, interroge sa ligne de vie. La maladie qui l'handicape aujourd'hui, bénigne et saisonnière, sera vite oubliée, mais l'âge est là et, parfois, l'idée de quitter ce monde traverse tout naturellement son esprit. Si elle redoute la souffrance et surtout la déchéance physique ou psychique, elle ne craint pas sa propre mort, aboutissement de toute vie ; en revanche, l'idée de perdre l'un de ses proches l'angoisse. La mort doit frapper dans l'ordre et Véronique ressent une injustice profonde lorsqu'un ami, une connaissance ou un parent plus jeune, plus alerte qu'elle, part et la devance vers ce néant qu'elle n'arrive pas à imaginer. 

Sa ligne de vie dessine une longue courbe parfaite, un demi-cercle allant de la naissance du pouce à la base du poignet.

Un léger frisson parcourt l'échine de Véronique. Non, ce n'est pas la fièvre ni le froid. Elle revoit sa mère, penchée au-dessus du berceau de sa fille, il y a soixante ans. La nouvelle grand-mère retourne doucement la main du nourrisson et son sourire se fige un bref instant. Interrogation de la jeune accouchée. Rien, rien. Et puis, vingt ans après, c'est l'accident de ce bébé devenue jeune fille. Véronique revoit l'hélicoptère qui emporte sa fille, la salle de réanimation où des blouses blanches s'affairent autour de la forme allongée, les regards inquiets du personnel soignant.

Devant le désarroi de Véronique et de son mari, la Grand-Mère rassure : « J'ai vu dès le premier jour, au creux de la main toute fripée de ta fille nouveau-née, que sa ligne de vie était brisée, un tout petit blanc bien marqué, suivi d'un léger pointillé, et j'ai su qu'une maladie ou un accident mettrait sa vie en péril, mais, rassure-toi, sa ligne de vie repart bien nette après cette interruption. » Deux jours d'incertitude sur la survie même de sa fille, douze jours de coma qui ont semblé douze siècles, le réveil enfin et les suites tumultueuses du traumatisme crânien. Douloureuse période dont personne ne ressort indemne, ni les parents, ni les frères et sœurs, ni l'accidentée elle-même. Le visage de Véronique est tendu, vieilli, attristé à ce souvenir. Pourtant, Grand-Mère avait raison, la jeune fille s'est rétablie après de longs mois de convalescence et est devenue une femme épanouie, maman de beaux enfants.

Véronique est lasse, sa tête repose sur l'oreiller et ses yeux se ferment sur des images d'antan. Elle regarde néanmoins un instant sa ligne de tête : celle-ci n'est pas très marquée, peut-être bien en rapport avec les choix pour lesquels elle a opté à l'âge adulte. Elle s'imagine plus jeune, remonte le cours du temps. Elle termine de brillantes études et un avenir professionnel se dessine plein de promesses pour elle. La voilà à la tête d'une équipe de plusieurs ingénieurs, elle dirige, donnant ordres et conseils, passe ses soirées à étudier les multiples dossiers dont elle a la charge. Son couple en pâtit, son mari la quitte, le divorce qui s'en suit n'est pour elle qu'une ennuyeuse formalité qui lui fait perdre un temps précieux. Les enfants sont casés à droite à gauche, pension, grands-parents, amis. La vie se poursuit dans un tumulte d'allées et venues, de petites bêtises et de gros problèmes. L'aînée de ses enfants fuit cette ambiance et va travailler à l'étranger, la seconde part avec un copain élever des moutons dans le Larzac, classique pour certains enfants déboussolés à une certaine époque du siècle dernier. Quant au troisième, il faudra souvent aller le rechercher au commissariat à la suite de quelques délits bénins.

Véronique sursaute dans son lit. Quel cauchemar ! Quoi, la vision qu'elle vient d'avoir en rêve serait l'image de la vie qu'elle aurait vécu si sa ligne de tête avait été creusée, rectiligne, traversant de part en part toute la paume de sa main ? Véronique remercie le ciel d'avoir évité cette voie et préféré une vie consacrée à soixante-dix pour cent, voire plus, à sa famille : mari, enfants et ascendants. Elle ne regrette pas de ne pas s'être réalisée dans sa profession, pratiquée à temps partiel et uniquement par besoin d'une certaine aisance financière. Le sourire des enfants rentrant de leurs cours la trouvant à la maison était pour elle le salaire le plus royal qui puisse exister. 

Elle sait qu'elle a eu beaucoup de chance d'avoir pu être ainsi très présente au sein de son foyer. Elle est bien consciente que, désormais, deux salaires complets sont nécessaires pour faire vivre confortablement une petite famille. Elle repense à son cauchemar : un petit regret quand même, elle aurait bien aimé se rendre dans le Larzac au moment de l'agnelage pour aider sa seconde fille… Véronique sourit à cette idée.

Véronique remarque que cette philosophie de vie qu'elle a sciemment choisie s'accorde tout à fait avec le dessin de sa ligne de chance, ligne du destin comme l'appellent également certains spécialistes. Celle-ci commence à la base du pouce, faisant un V avec la ligne de vie, puis elle traverse les deux autres lignes de la main, tête et cœur, en un tracé sans hésitation, sans heurts et sans malheurs. Oui, Véronique a voulu cette existence sans gloire apparente mais si enrichissante pour elle et tellement stabilisante pour les siens. Si Véronique constate que le hasard ne fait pas toujours bien les choses pour elle, elle sait que sa véritable chance réside au plus profond de sa vie de femme et de mère, un véritable trésor qu'elle garde dans son âme.

Il reste une ligne sur laquelle Véronique ne s'est pas encore penchée. Une anecdote familiale lui revient en mémoire. Elle est gamine et sa mère lui parle de son enfance et de son adolescente, une période troublée où tout peut basculer d'un moment à l'autre : un amour naissant juste avant-guerre qui se renforce au cours des années que dure ce conflit mondial, finalement brisé juste avant la fin des hostilités. Son fiancé est mort, là-bas, loin de sa Provence natale, la jeune fiancée n'oubliera jamais son premier amour dont il restera une trace : la ligne de cœur de sa maman est double. Si les parents de Véronique se sont toujours aimés tendrement jusqu'à leur mort, le jeune soldat est resté toujours présent au creux de la paume et dans le cœur de sa mère.

Dans la main de Véronique, la plus creusée, la plus nette, celle qu'elle suit souvent du doigt avec émotion est bien sa ligne de cœur. Longue et harmonieuse, elle est à l'image de son unique amour. Rencontré lorsqu'elle était pré-adolescente comme on dirait maintenant, l'homme de sa vie a d'abord été un second grand frère pour elle avant de devenir son mari, son soutien, le père de ses enfants. Quelques nuages, pour renforcer un attachement qui se distend au fil des années, beaucoup de beaux moments partagés, des épreuves aussi : comment ne pas en traverser quand on vit côte à côte pendant plus d'un demi-siècle. Et toujours une attention mutuelle au quotidien et une complémentarité qui s'est forgée au fur et à mesure.

 

Véronique, attendrie, tourne la tête vers la porte qui s'entrouvre doucement : son mari vient voir si elle dort ou si elle a besoin de quelque chose. Qu'il est bon de se laisser dorloter de temps en temps. Véronique tend ses deux mains vers son homme qui les prend et les serre en les embrassant.

 

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