Les lumières de la ville
Hélène Mercier
Les lumières de la ville
Elle s'appelle Maria. M-A-R-I-A. Elle est chanteuse dans les cafés. Bientôt, elle montera sur la grande scène et ils comprendront.
Maria. Sa mère dit que ça fait " espanique ". Elle en rirait si elle en avait le cœur. Dans la ville, il y a tellement de Maria que c'est comme si elle n'existait pas.
Elle chante. Sa mère lui disait aussi, autrefois, qu'elle avait un don. Que sa voix faisait frissonner les herbes des hautes plaines. Que les mots qu'elle égrenait sur ses cordes frôlait l'esprit, tout là-haut, de ses pères. Déjà, elle n'y croyait pas.
Maria, des yeux trop noirs, des cheveux trop raides, cette peau brunâtre, ces joues creuses. Cela pourrait faire " espanique ", non ? Mais il y a cette voix, " Tu ne peux la cacher ", clamait sa mère en levant haut les mains au ciel, dans la baraque miteuse, lorsque son père trimait sur la chaîne.
Ils croient qu'on ne peut pas cacher, pas oublier. Comme s'ils avaient encore au-dessus de leur tête la toile moite des tipis et regardaient le chamane se contorsionner fiévreusement dans l'ombre. Comme si leur légendes vivaient encore dans l'esprit de leurs enfants perdus dans les lumières de la ville. Ce sont eux qui oublient leur vie merdique, leur alcool, " eau de vie ", leur ivresse, leur misère, la traîtrise de chaque jour. Elle y pense et cela la rassure autant que ça la désespère.
Elle aimait pourtant les légendes quand elle était petite, avant que les lumières de la ville ne l'appellent. Celle surtout du corbeau qui emporte avec lui les âmes des défunts. Elle ne voyait plus une aile noire sans trembler, courait se réfugier dans les plis de la robe maternelle. Assise à la table de la toute petite cuisine, elle écoutait la voix un peu rauque, un peu aigre, de sa mère lorsqu'elle lui évoquait les histoires du temps jadis, les guerriers, les chasseurs, la magie, la sauvagerie des hommes et des esprits. Elle frémissait, se prenait à rêver alors même que le rêve n'était déjà plus permis. Un monde lui était offert qu'elle n'avait qu'à saisir. Des années de tombeaux ouverts et de plumes colorées. Croyait-elle.
Le corbeau. Elle n'y croit plus.
A l'époque, elle s'appelait Mariee.
Ça sonne français, lui a annoncé Jim quand elle s'est résolue à le lui avouer. Mais Maria, c'est mieux. Ça fait moins ethnique.
Elle a pris le mot en pleine face. Et puis elle a continué à chanter dans les cafés. Elle rêvait mieux, mais elle est trop attachée à sa guitare sèche pour exceller dans les ritournelles des radios FM. Elle voulait des sunlights, des hurlements, la chaleur des stades. Résultat ? Une chambre de bonne partagée avec Jim, ces chants abrupts et doux tout à la fois, noyés de cordes, que les ivrognes n'écoutent pas.
Elle est partie. A quitté ce qu'elle ne considérait plus comme un cocon familial. Même maintenant, étendue le coeur hurlant dans les ordures, elle ne se demande pas si elle a eu raison. Elle le sait. Il le faut. Là dans la Ville où sa peau tannée telle cuir n'est pas regardée comme une tare. Loin du bourg puant où on l'appelait l'étrangère, où se traînaient ses pairs comme des animaux encagés. Ici, personne ne l'insulte. Ni ne lui prête attention. Anonyme.
Sauf Jim. Sa rencontre, sa lumière à elle. Il a cette façon de la regarder, de jeter les yeux sur elle comme une bûche au feu, qui lui donne envie de pleurer. Elle a su qu'elle le suivrait avant même qu'il ne commence à promettre. Il lui disait qu'il la mènerait par la main devant des milliers d'autres yeux. Que les rayons de la gloire baigneraient son visage brun. Bien sûr, elle n'y croit plus, Jim lui n'y a jamais cru ; elle chante dans les cafés et c'est son exode, sa façon d'assumer son ascendance maudite. Elle murmure parfois, susurre, frissonne mais son cœur hurle. Regardez-moi, dit-il, je suis Maria ; laissez-vous séduire…
Lui, elle l'a séduit, le paria, le sac à vin. Il l'a scrutée toute la soirée depuis la salle crasseuse, sa bière dans la main, l'autre sur son entrejambe. Et puis il l'a attrapée dans la coulisse, armé de ses deux larges mains plus si blanches. La rumeur de la salle a étouffé ses plaintes. Il s'est agité sur elle, longtemps. Elle a pensé au corbeau dans la touffeur de l'arrière-salle. Elle a regretté de ne plus croire.
Elle a regardé sa guitare sèche, a pensé aimez-moi, détestez-moi, laissez-moi ; près de la guitare sèche il y avait la bouteille de l'ivrogne, elle a pensé " eau de vie " puis " eau de mort " et a sombré. Quand il a traversé ses jupes, elle ne savait plus qui elle était.
A présent, il dort à côté d'elle, sa bouteille cassée reposant dans sa main. L'entaille à sa gorge est large, trop. Elle dégorge tout l'alcool dont il s'est saoulé dans sa pauvre vie. Il dort les yeux ouverts. Il rêve peut-être des hautes plaines, songe Maria, ou de la squaw qu'il a violée et qui l'a tué.
Elle ne croit plus aux rêves. Pas plus qu'elle ne croit au corbeau colporteur d'âmes. Il est pourtant là, le corbeau, sorti de nulle part, picorant distraitement le globe oculaire de l'homme qu'il va emporter. Sa pupille noire à lui est posée sur Mariée, sur ses jupes déchirées, ses cuisses rouges ; et elle peut y lire toute la réprobation de ses pères.
Alors elle se le répète. Elle s'appelle Maria. Son chant à elle, son exutoire.
Le corbeau. Oh, elle voudrait tant ne pas y croire.
bravo,J'aime beaucoup... merci.
· Il y a plus de 14 ans ·Remi Campana