Les méandres du pouvoir

Jacques Penna

Humoristique sur la vie en entreprise


 

 

LES MEANDRES DU POUVOIR

 

De Jacques Penna

 

 

 

« Toute ressemblance avec des personnages réels ne peut être que fortuite » 

 

Professeur Guy Gadebois, Medival authority from Marseille

 

 

 

 

 

En entrant dans son bureau, au dernier étage d'un immeuble haussmannien de la rue Beaubourg, je vis sa face blême et ses cheveux filasse qui dégoulinaient de la surface de son crâne et formaient un enchevêtrement de ronces. Le plus remarquable était ses yeux, petits, noirs et qui vous perçaient le crâne et venaient martyriser votre âme. Ses pupilles et ses iris, fondus en une seule et même tonalité charbonneuse, avaient des éclats sardoniques. L'homme était la réplique même de Nosfératu, cheveux en plus.

Francis Levitt, président du laboratoire homéopathique D., me fit un sourire forcé. Je ne pus m'empêcher de loucher sur ses canines aiguisées.

-Alors comme ça, monsieur Laurent Buisson, vous vous portez candidat pour aller diriger notre succursale américaine ? »

-Oui ! Me contrains-je à répondre.

Les mots sortaient difficilement de ma bouche, comme englués sur la membrane fibreuse de ma langue. Son regard terrible ne me quittait pas d'un iota. Je pensais soudain qu'il cherchait à m'hypnotiser, à me soumettre à sa volonté.

 

L'homme savourait l'ascendance et le malaise qu'il produisait sur autrui. Il avait jadis confié la direction générale du laboratoire à l'un de ses vieux amis, Bernard Du. Leur amitié s'était alors étiolée au fil du temps, comme une marguerite qui perd ses pétales. Le laboratoire, il l'avait acheté au franc symbolique. Il avait aussi racheté les dettes qu'il avait épurées en moins de deux ans. Le marché de l'homéopathie, en ce début des années 70, était en plein développement, promu par une conscience de plus en plus affinée du public au profit les médecines naturelles.

Du jour où Bernard Du s'était vu remettre les attributs de sa fonction, il était devenu du même coup le souffre-douleur de Francis Levitt. Ce dernier se complaisait à lui tendre des pièges, à lui demander des comptes à brûle pourpoint, bref à le harceler, à le provoquer, à lui pourrir la vie.

Levitt était sans pitié, un vrai bourreau sans cœur et sans moralité. Ce qui le faisait jouir, c'était de faire du mal, d'humilier, de mettre plus bas que terre. Lorsqu'il s'agissait d'exprimer son autorité, plus rien n'avait de valeur à ces yeux. Il exerçait son pouvoir sans restrictions aucune. Et son pouvoir, c'était sa drogue. L'homme se droguait en exerçant ses ascendances sur ses salariés, il les dominait sans autre motivation que l'expression sauvage de son omnipotence.

 

Sa ressemblance avec Nosfératu lui avait valu ce surnom. Lorsque nous avions à nous rendre d'un point à l'autre de la société, de peur de le rencontrer, nous empruntions les couloirs avec prudence, sans pour cela aller jusqu'à orner notre cou d'un collier de gousses d'ail. Mais nous faisions en sorte de ne pas croiser son chemin.

 

Après quatre ans à ce régime, Bernard Du avait fini par péter un câble. Lors de la réunion annuelle qui se déroulait traditionnellement à Montrichard, dans le Loir et Cher, il avait convoqué tous les cadres dans sa chambre pour un ultime briefing. En poussant l'huis de sa chambre, je découvrais mes collègues, assis, immobiles et silencieux. Ils faisaient tous une drôle de mine, pot-pourri de craintes, de curiosité et de fou-rire réprimé.

J'allais m'installer à côté de J.C.D., directeur de la succursale parisienne et l'interrogeais.

- Qu'est-ce qu'il y a ?

- Regardes donc ! Répondit-il.

Je tournais le regard dans la direction qu'il m'indiquait. La porte des vécés était grande ouverte et donnait sur un spectacle des plus éthéroclytes et des plus grotesque.

Bernard Du, pantalon sur les chevilles, était assis sur le pot. Son visage crispé trahissait une diarrhée postprandiale, osmotique et sécrétoire en même temps.

Entre deux expulsion gazéiforme, il interrogeait chacun.

-Allo Merguez ? Vous êtes là ?

Merguez, c'était Gerald Merguez, un pharmacien en charge de la production dans la succursale parisienne. Pied-noir et fier de l'être, il portait toujours des chaussures à talonnettes pour accentuer sa taille qui était plutôt petite. Merguez était en effet un avorton bardé d'un ego surdimensionné. C'était aussi un magouilleur de première bourre et il savait noyer le poisson comme aucun autre.

- Mais c'est qu'il se croit au téléphone, ce con-là, murmura Merguez.

- Vous dites Merguez ?

- Rien, je ne dis rien.

 

Un matin, la femme de Bernard Du avait dû appeler les pompiers, car ce dernier faisait une crise aiguë d paranoïa. Il l'avait prise pour Levitt et avait tenté de la larder de coup de couteau. Tout ceci s'était terminé en psychiatrie fermée à l'hôpital Sainte-Anne, où Duduche, c'était le surnom qu'on lui avait donné, avait fini son délire.

 

Pour mieux assoir son hégémonie, Francis Levitt s'attribua le poste de Bernard Du, au grand dam du docteur Marcel Toto. directeur médical du laboratoire qui détestait les juifs. Toujours pomponné, peigné, parfumé, Toto me faisait penser à ces prostituées de luxe dans leurs falbalas. Il avait des manières de grandes folles, sauf qu'il cachait profondément son homosexualité dans les bras de ses très nombreuses maîtresses. Il arrivait en tapinois dans son bureau, ayant emprunté l'escalier de service afin de ne pas faire de rencontres inopportunes. Dix minutes plus tard, une de ses dames rappliquait sur ses talons. Il fermait alors la porte à clé, décrochait le téléphone de son combiné, puis passait aux choses sérieuses. Gerald Merguez, qui occupait le bureau mitoyen en prenait plein les oreilles.

- Ca y est, c'est le père Toto qui baise ! Grommelait-il en plaquant son œil dans un trou du mur. Le trou, il l'avait percé lui-même pour pouvoir jouir du son et de l'image synchronisée.

Loa mousmée ressortait une demi-heure plus tard, le chignon ébouriffé, puis une autre arrivait dans la demi-heure suivante.

- Il doit souffrir de priapisme ! M'avait un jour dit Merguez, avec l'air sérieux de potard qui regrette de ne pas avoir fait médecine et qui se défend d'être un épicier.

Les jours de spectacles, Toto n'était présent dans son bureau que le jeudi, le jeudi donc, Merguez faisait venir Jean-Paul Normand dans son bureau, afin de ne pas être le seul spectateur des fantasmagories classées X du docteur Toto.

- On dirait qu'il la ramone bien ! Remarquait Merguez

- Toto, ce n'est pas un braquemard, c'est un goupillon qu'il a dans le slip ! Rétorquait Normand.

Ces deux-là s'entendaient comme larron en foire, ils fréquentaient assidument certaines dames publiques qui faisaient le pied de grue rue Blondel, à quelques encablures du laboratoire. Ceci les rendait plus intimes. Normand était le fils de Paul Normand, directeur des ventes lorsque le laboratoire avait été créée, dans le début des années 1930. Bien qu'à la retraite, l'homme était encore présent dans l'établissement. Duduche avait permis cette singularité, il lui avait même attribué un bureau. Paul Normand était censé gérer les cadeaux fait par le laboratoire à ses meilleurs prescripteurs. Mais, durant les longues journées à ne rien faire, le vieux goutait la marchandise, car il s'agissait e grande partie de bouteille de whisky. Le soir, totalement pompette, il regagnait son 15ème arrondissement, allant cahotant, un, deux, trois, hoplà..

 

L'homme buvait beaucoup, mais l'homme n'avait plus de palais.

J'en eu la confirmation le jour d'un symposium que le laboratoire avait organisé à la Grande Romaine, un établissement qui recevait des groupes et qui était situé au fin fond de la Seine et Marne.

Durant le repas et avant qu'il n'arrive, les tables étant nominalement attribué, j'avais gentiment versé le contenu d'un produit shampoing-douche, mis à notre disposition par l'hôtel, dans le pichet de vin du vieux briscard. Puis je m'étais installé à ma table, à gauche de J.C.D.

Paul Normand s'était installé et avait été rejoint par deux membres de la succursale belge du laboratoire. Normand avait tenu à faire goûter le vin aux deux autres. L'un avait fait une grimace épouvantable et s'était forcé d'avaler l'ignoble breuvage, l'autre avait discrètement recraché la mixture dans son verre. Et durant tout le repas, ils avaient prétexté qu'ils ne buvaient pas de vin.

Paul Normand s'était donc entonné le pichet à lui seul. Les effets ne s'étaient pas fait attendre et c'est pris d'une incroyable diarrhée qu'il avait quitté la table en courant.

J'avais en cela accompli une mission sacrée, mettre le vieux hors d'état de babiller ; c'est à dire l'empêcher de participer aux conférences. Car lorsqu'il prenait la parole en public, l'écouter était plus pénible que d'entendre braire un âne.

On avait déjà eu droit à une présentation de Anne-Claire Ballard, la pharmacienne responsable du laboratoire, qui nous avait rabattu les oreilles avec ses lots de quarante rats. Elle parlait bien sûr d'une expérience conduite par le service scientifique. Mais comme elle avait un accent indéfinissable, le lot de quarante rats s'était transformé au passage de ses lèvres à de l'eau de Carpentras.

- Tiens, jamais goûté à cette eau-là ! Fis-je remarquer  J.C.D.

Le soir, Paul Normand fis une rapide apparition, puis alla se coucher. Il avait fait les trois-huit sur le pot et en était ressorti épuisé.

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