Les (més)aventures de Titi, la Tomate Farcie

nat28

Projet Bradbury - Semaine 34

     Titi vivait le plus beau moment de sa vie. Confortablement installée dans une coque de carton duveteux, sa peau lisse brillait sous la lumière éblouissante des néons du supermarché. Titi était le plus ronde et la plus rouge de toutes les tomates de sa cagette, et aujourd'hui, c'était le grand jour : elle allait être mise en rayon ! Titi était sûre d'être très rapidement choisie parmi ses congénères : elle était la plus appétissante du lot, et cela la rendait très fière.

 

            Depuis que son inflorescence avait commencé à se développer, Titi s'était appliquée à extraire un maximum de nutriments de son plant, au détriment de ses sœurs, pour devenir la plus belle des tomates de la serre. Elle avait eu la chance de pousser juste sous un rayon de soleil, sans feuille pour lui faire de l'ombre, nourrie avec du compost de premier choix dans une ferme Bio spécialisée dans la permaculture. Ses semaines de maturations avaient été parmi les plus heureuses de sa vie : Titi se contentait de s'épanouir tranquillement dans la douce chaleur du printemps, sans penser au lendemain. La jeune tomate remarqua bien que le fermier venait la voir plus souvent lorsque sa belle couleur verte commença à changer, mais elle ne s'en inquiéta pas avant de voir partir certaines de ses congénères qui avaient mûri plus vite qu'elle.

 

     Au début, Titi se demanda où pouvaient bien disparaître les autres tomates, ce qui l'avait plongé dans une angoisse terrible, et puis un jour, Gwiniette la Brouette s'était décidée à lui apprendre la vérité : les fruits et légumes de la serre étaient récoltés pour être vendu dès qu'ils arrivaient à maturité. Comme Gwiniette ne s'adressait pas souvent aux plantes, qu'elle considérait comme bien inférieures à elle qui avait passé des années dans la serre, chacune de ses paroles était considérée comme un monument de sagesse par Titi. Dans un premier temps, la jeune tomate n'avait pas été rassurée en entendant parler de « vente », et elle avait posé des questions à tous les habitants de son petit monde. Les autres légumes ne savaient pas de quoi elle parlait, Jojo l'Escargot était trop pressé pour lui répondre, Gwiniette la Brouette trop occupée par les récoltes, Peter le sécateur ne parlait pas la même langue qu'elle, et quand au fermier, Titi était bien trop intimidée pour lui poser la question.

 

     Finalement, Gaspard l'Arrosoir avait pu faire un brin de causette avec la jeune tomate angoissée, un soir qu'il avait été posé près de son plant après l'arrosage de la fin de journée. Il l'avait rassuré en lui expliquant qu'être vendu avait été la plus belle aventure de sa vie. Après avoir passé les premiers jours de sa vie dans une usine sombre et nauséabonde, Gaspard avait fait un grand voyage jusqu'à une jardinerie où il avait passé d'agréables moments en compagnie d'arrosoir venu des quatre coins du monde. Son rayon était tout neuf, il y avait une jolie lumière et de la musique : une fête permanente ! Et puis l'heure de sa vente était venue : le fermier l'avait saisi de ses mains solides, il l'avait tourné en tous sens, et il l'avait ramené chez lui, satisfait de sa trouvaille. Depuis, Gaspard l'Arrosoir coulait des jours heureux dans la serre, au milieu des plantes.

 

     Après cette conversation, Titi la Tomate se mit à rêver du jour où, elle aussi, elle quitterait son plant pour être mise en vente. Elle veillait à bien prendre le soleil et à présenter son meilleur profil lors des inspections du fermier. Vint le jour où il la cueillit : Titi était folle de joie, car, du jour où Gaspard l'avait éclairée sur son avenir, elle avait rêvé de sa nouvelle vie et de toutes les possibilités qui s'offraient à elle. « Une tomate déterminée pourrait conquérir le monde ! » se plaisait-elle penser. Elle n'eut pas le temps de dire adieu aux autres légumes de sa rangée, car, à peine détachée de son plant, elle avait atterri dans un panier en plastique, au milieu d'autres candidats au départ dont la plupart avait une allure pour le moins inhabituelle. Certains étaient allongés et encore verts, d'autres bien rouges et bien ronds mais beaucoup plus petits qu'elle, et il y avait même de gros spécimens boursouflés et violets ! Titi se demandait si elle allait rester longtemps avec ses compagnons de voyage étranges et silencieux, mais très rapidement, elle se retrouva dans une caisse de tomates. « Chouette, des copines ! » pensa-t-elle, avant de sombrer dans un sommeil aussi brusque qu'inattendu. Il faisait si froid… Titi n'avait pas pu résister, ni discuter avec ses nouvelles amies.        

 

     Dans les camions mal réfrigérés qui l'avaient transportée de sa serre natale à l'entrepôt du grossiste, puis vers la grande surface qui allait la commercialiser, Titi se plaisait à raconter son enfance à la campagne à ses compagnons de voyage. Malheureusement, les autres tomates ne semblaient pas s'intéresser à son joyeux babil, et quelques unes lui répondaient même de façon agressive. « Tu ne sais pas ce qui t'attends ! » lui disaient-elles, comme si la vente n'était pas ce qui pouvait arriver de mieux à une belle tomate bien mûre. « Elles sont jalouses, voilà tout » pensait Titi, car rien n'aurait pu entamer son bel enthousiasme.   

 

            Et le jour de sa mise en rayon était enfin venu. Très rapidement, une jeune femme s'était intéressée à Titi la Tomate. Elle l'avait délicatement extraite de sa coque de carton, elle l'avait examinée sous toutes les coutures, et elle l'avait même reniflée ! Cela n'avait pas manqué de surprendre Titi, peu habituée à tant de familiarité. La tomate n'avait pas eu le temps de se poser plus de questions sur les coutumes étranges de la vente. Elle avait était mise dans un sac en plastique avant d'être posée sur le haut d'un panier en osier. Surplombant les autres achats de la jeune femme, Titi la Tomate se sentait comme une reine. « Me voilà enfin à ma place ! » se disait-elle, emplie d'un sentiment de plénitude.

 

            Sa joie fût malheureusement de courte durée. Après avoir était enfermée dans un petit réduit sombre qui sentait l'essence pendant de trop longues minutes, Titi la Tomate débarqua dans un endroit qu'elle n'avait jamais vu avant et que la jeune femme qui l'avait choisie dans le rayon désignait sous le nom de « cuisine ». Très rapidement, son calvaire commença : Titi manqua de se noyer sous un jet d'eau froide agressif, elle fût ensuite rudement séchée au moyen d'un morceau de tissu rugueux, puis posée sans ménagement sur une surface en bois, avant d'être tout bonnement décapitée, sans autre forme de procès.

 

     « Que m'arrive-t-il ? » se demandait la pauvre tomate mutilée, tandis qu'elle sentait les doigts de la jeune femme arracher ses pépins sans ménagement. Jamais Gaspard l'Arrosoir n'avait évoqué ce genre de torture ! Quelques minutes plus tard, Titi, épuisée, crût que ce cauchemar était terminé. Elle avait tort. Une mixture étrange vint remplacer ses pépins à jamais perdus, un mélange de viande et d'aromates qui dégoûtait la pauvre tomate au plus haut point. Sa tête fût remise, de travers, et Titi quitta la douceur relative de la planche en bois pour atterrir dans un plat en verre froid. D'autres tomates, dans le même état qu'elle, l'entouraient, muettes de stupéfaction. Des centaines de petits bâtonnets blancs et durs furent ensuite versés autour de Titi, ainsi qu'un liquide vert et gras dont l'odeur lui rappelait celle des oliviers qui poussaient prêts de la serre. « Comment ai-je pu être assez bête pour souhaiter quitter mon plant ? » se lamentait silencieusement Titi la Tomate, dont les mésaventures n'étaient pas finies.

 

     Car le récipient dans lequel avait été déposée notre pauvre Titi fût placé dans l'endroit le plus chaud et le plus désagréable que la jeune tomate ait jamais connu. Cette dernière s'imagina qu'elle était en enfer : la température était insupportable et elle ne pouvait pas s'échapper. Elle sentait sa belle peau bien lisse se flétrir et elle voyait sa jolie couleur rouge tourner au marron foncé. Tous ses efforts pour devenir la plus belle tomate de la serre étaient réduits à néant ! « Que cela s'arrête ! Je n'en peux plus ! » se lamentait Titi qui ne pensait même plus à ses congénères qui, à quelques centimètres d'elle, subissait le même sort. Après un temps de cuisson qui lui sembla infini, Titi la Tomate retrouva la fraîcheur de la cuisine et une spatule en métal la sortit du plat en verre pour la poser sur une assiette en céramique.

 

     Une dernière épreuve, la plus cruelle, l'attendait. Elle allait être mangée.

     Ce ne furent pas les dents de la fourchette ou la morsure du couteau qui furent les plus douloureux pour Titi la Tomate. Non, ce fût de réaliser que tous ses rêves ne se réaliseraient jamais. La désillusion lui brisa le cœur : elle ne serait jamais la Reine des Tomates. Elle allait finir écrasée sous les assauts de petits os muent par une mâchoire décidée et implacable.

 

     « Chéri, j'adore tes tomates farcies ! » Ce furent les derniers mots qu'entendit Titi.  

 

           

 

Signaler ce texte