"LES NOUVEAUX MONSTRES"
Hervé Lénervé
§ 2
Ha ! Les enfants, ces petits anges. Le fruit de tous nos espoirs. L'espérance de jours meilleurs. La quintessence de l'Homme. Le renouveau du genre humain. L'avenir de l'Humanité. Rien que ça, cependant, il faut bien admettre qu'ils le sont pourtant par obligation générationnelle.
Mais avant de devenir tout cela, ce ne sont que des nourrissons, sur lesquels nous parents, nous allons cristalliser tout notre amour, (du moins dans la majorité des cas, appelons cela la normalité culturelle), ne viendront qu'ensuite les projections sur un continuum de nos propres existences à travers le temps, la seule façon de faire la nique à la mort annoncée, cette entropie biologique.
Mais remontons en arrière ;
Dans l'intimité d'une chambre, sous la quiétude des draps… dans une voiture garée sur un parking, sur l'inconfort d'une banquette arrière… dans un ascenseur d'Entreprise délibérément stoppé, debout, dans le stress de la situation… des couples hétérosexuels, (c'est la première condition sine qua none), se débattent dans des ébats sans préservatif (c'est la deuxième condition sine ça l'faitpas), des ébats, disons amoureux, pour la beauté du geste, pour conserver une certaine poésie à l'acte…
Environ neuf mois plus tard, des femmes accouchent d'aliens qu'elles expectorent sous l'effort, après des tortures démesurées, désespérées, démoniaques …
Et après la souffrance, la libération, puis la récompense, voilà enfin, dans un berceau de la maternité, la merveille des merveilles, exposée aux regards admiratifs des parents et des proches. Aucun n'a déjà vu un nourrisson semblable, car celui-ci est unique par sa beauté, ses rondeurs, sa grâce, son charme, sa magnificence, la perle des perles, un joyau et il y en a toujours un dans le lot, plus abruti que la moyenne arithmétique, pour le prétendre même déjà intelligent. Dans les chambres voisines, braillent autant de perles rares que peuvent en contenir les nurseries. Puis viennent les ressemblances, avoir les genoux de la tante canadienne, le nez en trompette du cousin saxophoniste, les yeux de la nièce opticienne, bref et cætera…
Qu'en est-il en fait ? Soyons, une fois n'est pas coutume, objectifs un instant, qu'avons-nous devant nos yeux, sinon qu'un nouveau-né humain plus démuni que le dernier des nouveau-nés animales. Il y a tout à faire sur ce petit, seul le physiologique neuro végétatif fonctionne à peu près et encore, pour le reste il va devoir tout apprendre de son environnement, de son Monde, grâce à des années de patience de ses géniteurs. Le petit humain né immature en totalité, il n'est que dépendance. Cet handicape devient une qualité pour son adaptation à un milieu donné. Il va pouvoir connecter les liaisons synaptiques qui lui seront pertinentes dans son environnement. Par ce câblage minimaliste en comparaison à la totalité des connections possibles, il devient humain. Les cinq ou dix pour cent utilisé, selon l'école de psychologie cognitive interrogée, déterminent la spécificité de l'espèce. Un câblage à cent pour cent n'a pas de sens en soit et ne se conçoit que dans la science-fiction, voir « Lucy ». En étant tout, on ne serait rien.
Par mimétisme, il va apprendre un langage articulé, développer une pensée conceptuelle et avec un peu de chance conserver un esprit critique, qui le prémunira contre les croyances de tous poils et avec encore plus de chance, mais pour une minorité seulement, réfléchir en libre penseur. L'humain nait immature, mais c'est par cette virginité qu'il devient capable de tout, du pire comme du meilleur. Il peut devenir loup (l'animal, pour éviter les confusions), s'il est élevé parmi les loups (les animaux, ils ont décidément une réputation détestable pour être sans cesse identifiés à l'humain) ou un homme (le seul, l'unique, le vrai), pourvu d'être élevé parmi les hommes (ce qui semble, certes, le plus probable, dans la majorité des cas).
Maintenant trêves de considérations générales, pour ne prendre, comme exemple, qu'un échantillon représentatif de notre humanité, mais les moyens étant ce qu'ils sont, il va falloir se contenter d'un échantillon réduit, très réduit même, mais il faut bien simplifier à outrance autrement on y arrivera jamais. Une toute dernière, cependant, pour la route, les enfants deviennent les adultes que la Société politique, économique, culturelle, etc… ((La Société au sens le plus large qu'on puisse lui (par) donner)) en fait, elle ne serait se dédouaner en aucune manière de sa responsabilité initiatique. Tous ces lieux communs énoncés, on va pouvoir enfin commencer, il serait grand temps !
Donc il y a Mathieu, Martine, Joël et Judith. Tous les quatre nés le même jour. Pour faire rapide, les deux M sont issue de familles aisées, les deux J de familles économiquement pauvres. Educations parentales différentes, langage châtié pour les M, vulgarité pour les J. Scolarités différentes ; écoles prestigieuses, style, Henri IV pour les uns, écoles crapuleuses, genre celles de la rue, pour les deux autres. En bref, le clivage caricatural, mais statiquement vérifiable que dessine le milieu social.
Nous voici, maintenant, à l'âge de l'adolescence, (déjà pour certains parents! ou à peine pour d'autres).
Mathieu et Martine se rencontrent au hasard des rencontres, ils ne fréquentent, tous deux, que des jeunes de leur monde, échanges par des formules élaborées et spirituelles par la possession d'un vocabulaire riche, apte à rendre compte de concepts abstraits et de sentiments subtils. Ils se courtisent immédiatement, par le jeu de la séduction.
Joël et Judith se rencontrent au hasard des rencontres, ils ne zonent que dans leur cartier, langage de banlieue, fait d'affrontements par l'absence de moyens pour exprimer ses ressentis, leurs parents diront d'eux « on a tout fait pour leur donner une bonne éducation, mais la cité nous les a pris ». Ils se kiffent immédiatement
Ha, l'Amour ! Une autre énigme. Pourquoi Lui ? Pourquoi Elle ?
Réponse de la littérature : « parce que c'était Lui, (Elle), parce que c'était Moi. L'âme sœur… bon admettons, mais cela n'explique en rien le processus.
Réponse de la métapsychologie freudienne : parce que dans leur Inconscient réciproque, ils se trouvent confrontés, dans le réel, à une image, qui correspond au plus proche de la représentation idéalisée de « l'Autre-soi-même ». Objet investi d'une énergie assez puissante pour traverser la Censure, cette frontière active entre le Ca et le Moi, pour se présenter, le bougre, à la conscience, en donnant ce sentiment de coup de foudre (c'est Elle, c'est Lui, avec quelques concessions évidemment, autrement l'amour passionnel partagé serait plus rare qu'un cheval à un sou) … là ça parle davantage, mais qui « croit » encore à la psychanalyse ?
Donc nos deux couples d'amoureux vivent une expérience différente dans leurs milieux réciproques, il y a peu de chances ou de risques, encore une fois selon les préférences, pour qu'ils se rencontrent. Maintenant dans la fiction tout reste possible et rencontre, il y a, par le hasard de la vie ou par les contingences d'évènements fortuits, ce qui veut dire la même chose d'ailleurs. Le fait est que, ironie de l'espace-temps, la même nuit à la même heure, la même pharmacie, est visitée par nos protagonistes en quête d'expédients chimiques. La confrontation… passée le temps de la surprise, se transforme en collaboration active dans le même élan du besoin. Le cambriolage est productif, des psychotropes facilement transformables en ecstasy ou en produits plus musclés.
- Mathieu ! Chuchote Martine, du tranxène, je prends ?
- Of course, my kitten ! J'en ferai du tranxène deux le matin.
Les deux M rigolent, les deux J les regardent sans comprendre, mais chacun repart avec sa cueillette et pour fêter cette réussite, ils finissent ensemble la soirée dans un café parisien. La faune et la foule les phagocytent, ça rentre, ça sort, ça se bouscule, ça n'arrête pas. Il faut crier pour se faire entendre, ce n'est pas bien grave, on ne dit rien d'essentiel, seulement du bruit, de la bière et de la musique. Et après beaucoup de verres plus tard, nos quatre jeunes sont fin saouls et décident, pour terminer en beauté la nuit, d'aller se fixer dans le grand loft de notre couple fortuné, déserté par des parents top occupés, trop débordés, trop absents. On monte en se serrant dans le cabriolet de luxe, on rigole d'un rien, on gueule contre tout, un piéton qui peine à traverser, un autre à qui on trouve une dégaine de bouffon et on se marre encore, très fort, trop fort. Puis Mathieu le plus vieux qui conduit sans permis, soit dit en roulant, pas encore l'âge de l'avoir pour excuse, ouvre la boite à gant et exhibe, pour la frime, un revolver tout chromé qui ébloui dans les feux de la nuit comme le saint Graal dans sa quête dérisoire. On le passe de main en main, on fait tourner le barillet chargé, on aime le cliquetis métallique de cette belle machine mécanique. Il est lourd dans les mains des filles, bras maigres tendus, il pèse son poids de puissance. On joue à se faire peur, tout cela va mal finir, jeu d'armes, jeu de larmes.
Puis, celui-là ! Regarde ! Il a vraiment une trop sale gueule, on va lui faire un peu peur, comme ça pour voir, ça compte pour du beurre. Il est maghrébin d'ailleurs, il n'y est pour rien, c'est de naissance, ses parents devaient l'être aussi, puis on s'en fout, on n'est même pas raciste. Effectivement, il a peur, même très peur le musulman, il évoque le soutient du Prophète, il pleure, il prie, il supplie même, mais rien n'y fait, il n'émeut ni les jeunes ni son Dieu. Mais tout cela est vraiment trop facile, on ne va quand même pas le shooter là sur la chaussée, des voitures ralentissent pour regarder, des piéton pressent le pas pour ne rien voir, en fait tout le monde s'en fout, on ne pense qu'à sa gueule, on ne pense qu'à se mettre à l'abri, on rationalise, on fuit, cela ne nous regarde pas, c'est un jeu de jeunes, un jeu de dupes, ils s'amusent, il faut bien que jeunesse se passe.
Finalement, la bande ne lâche rien, on emmène le type dans le loft pour voir. Allez ! On l'attache, il faut bien en faire quelque chose, pardi ! Puis, pour y réfléchir davantage, encore un peu d'alcool, mais plus de bière, ça fait pisser, les cognacs hors d'âge du paternel, ses whiskies pure malt tourbés à souhait et un petit joint pour accompagner le tout qui passe lui aussi de main en main comme un relai. Le joint tourne d'un côté le révolver de l'autre, gentil manège puérile, jolie ronde bonne enfant. On a le sentiment d'exister… on Existe, Bordel ! (une fois)
Lequel des quatre a commencé à se servir du pauvre gars comme cendrier ? Une des filles assurément, les filles sont toujours plus soignées et jeter des mégots sur des tapis en soie luxueux, ce n'est pas très respectueux. C'est incroyable la souffrance que peut provoquer une simple brulure de cigarette, on n'a pas idée. Enfin si ! Le martyre lui, il en a bien une, de petite idée, trop précise même, pour la ressentir dans ses chairs et ses fibres nerveuses. Il hurle…il crie… il gémit… il se pisse dessus… il est marrant, c'est un comique ce bouffon, il est trop rigolo.
Cette fois, dans cette escalade du sadisme, dans cette descente aux enfers, c'est un des garçons qui lui arrache les ongles avec une pince, c'est normal, les garçons sont plus portés sur le bricolage que les filles et puisqu'on parle outils, une perceuse traîne là, laissée ici par des ouvriers négligents ou inconscients qui aménagent un grand dressing, elle ne demande qu'à être utile, ce serait dommage de ne pas s'en servir, ce serait gâcher. Les jambes d'abord, il faut bien commencer par un bout, c'est dingue comme c'est fragile la peau, les muscles, ça ne résiste pas beaucoup, beaucoup moins qu'une planche de bois massif. Des trous propres de dix millimètres un peu partout. Dans l'euphorie collective, c'est collectivement, tous sexes confondus cette fois, qu'ils décident, pour ajouter un peu d'érotisme au tableau, de lui introduire un manche à balai dans l'anus. Pour une fois que l'on possède une victime autant l'avilir jusqu'au bout en le sodomisant jusqu'à la garde et il faut bien l'avouer, même si ce n'est pas tellement recommandable, mais elle a une meilleur tenue la fleur du Maghreb avec ce tuteur interne. La chose a arrêté de gémir. Elle saigne seulement, c'est tout ce qu'elle arrive encore à faire. L'homme est épuisé. Il ne comprend plus rien, déjà qu'il ne comprenait pas grand-chose au sens de la vie avant, alors là, il est franchement largué. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Mais pourquoi moi, mon Dieu ?
Réponse du Prophète : « Pour rien, mon gars ! » Cool, mais c'est quand même dur d'admettre que l'on va mourir pour rien, surtout quand on ne vivait déjà que pour pas grand-chose.
Puis arrive le temps où, on ne se pose plus de questions, on admet c'est tout, c'est comme cela et pas autrement. La volonté des Dieux est impénétrable aux mortels, même à ceux qui sont pénétrés. On est au temps où seul demeure la douleur… que la souffrance cesse… que tout s'arrête… la mort s'entrevoit comme une délivrance. On l'espère, on la réclame, on en a le droit, on la mérite, Bordel ! (deux fois)
Il est là, mais il n'y est plus déjà. Malheureusement, sa torture ne fait que commencer, car un organisme solide ne cède pas si facilement et comble de malchance pour notre bonhomme, il est d'une forte constitution, doublée d'une bonne santé, un cumulard, il va encore tenir trois heures.
Interrogés, nos quatre adolescents ne trouveront aucune explication à leurs actes, ni les instruits, ni les incultes, ils sont passés à la barbarie la plus abjecte sans raison, sans motif, gratuitement, un acte désintéressé en quelque sorte, ce sont les plus beaux, juste pour toucher à l'intouchable, la noirceur de l'âme, celle des hommes puisqu'eux seuls en sont pourvus, parait-il.
Que pourront bien plaider leurs avocats pour, sinon les excuser, du moins ne serait-ce que les défendre, puisque c'est leur job. Il est des jours où ils doivent se demander pourquoi ne pas avoir choisi une autre profession, tient chirurgien, c'aurait été bien, boulanger encore mieux, oisif parfait.
L'enfant ne devient pas ce que l'on en fait, l'enfant ne devient que ce qu'il fait, Bordel ! (trois fois)