Les oubliés

kiwi

L'histoire d'une vieille femme, sur une route, en pleine nuit, en train de surveiller l'obscurité. Mais pour quelle raison ?

Elle était là, sur le bord de la route, une lampe tempête à la main.

J'avais d'abord cru à une hallucination due à la fatigue. J'avais passé la journée à arrêter les gens dans la rue, leur demander leur attestation de sortie, leur faire la morale… Et même à verbaliser ceux qui levaient les yeux au ciel ou qui me jetaient leur mépris à la figure. « Ça va, hein, c'est qu'un petit virus… »

Les rues s'étaient vidées, mais il restait toujours quelqu'un pour faire le malin.

Je clignais des yeux. La femme était toujours là, dans la lumière de mes phares, debout, face à la nuit.

 Je me rangeais sur le bas-côté et sortis.

-          Madame ?

C'était une vieille femme. Elle portait un long manteau vert kaki, qui laissait dépasser une jupe jaune et des bottes en caoutchouc. Elle tenait à hauteur de visage, dans sa main droite, une lampe tempête et semblait regarder quelque chose au loin.

-          Madame ?

Elle se tourna lentement vers moi. Ses yeux étaient clairs, son visage ridé inquiet.

-          Qu'est-ce que vous faîtes, Madame ?

Elle sembla hésiter.

-        Je…Je prenais l'air, bredouilla-t-elle, en tentant un sourire sur lequel se projetaient de grandes ombres.

-          En pleine nuit ?

-         Je n'arrivais pas à dormir. J'ai une attestation, vous savez.

Elle fouilla dans ses poches avec sa seule main de libre, en sortit un papier plié en six qu'elle brandit devant moi.

-          Vous savez quelle heure il est, Madame ? je la grondai, en prenant ma voix grave. Il faut rentrer, maintenant.

Elle eut une grimace.

-          Je ne peux pas, souffla-t-elle.

-          Pardon ?

-          Je ne peux pas.

Je restais un moment interdite.

-     Comment ça, vous ne pouvez pas ? Vous avez perdu quelqu'un ?

-          Non, non…

-          Mais qu'est-ce que vous faîtes alors, bon sang ?

Elle me fixa quelques secondes. La lumière de la lampe tempête scintillait dans ses grands yeux noirs.

-          Je surveille.

-          Mais vous surveillez quoi ? Il fait nuit !

-          Justement.

Une petite brise lui balaya les cheveux.

-          C'est le moment qu'ils préfèrent, elle ajouta à voix basse.

-          Ils ?

Elle affichait un air grave à présent.

-       Tout le monde les a oubliés, Madame l'agent. Mais pas moi. Non, pas moi.

Elle jeta un long regard circulaire à l'obscurité. Puis, me fixa à nouveau.

-      De qui vous parlez ? je l'interrogeai, en fronçant les sourcils.

-          Mais d'eux ! elle s'exclama. Ils sont toujours là, Madame l'agent. Je le sais – elle se tapa le bout du nez – et je le sens.

-         Mais de quoi… Qu'est-ce que vous êtes en train de me raconter ?! je m'impatientai.

Elle me jeta un regard étrange, comme amusé.

-         Vous aussi, elle lâcha après quelques secondes. Vous aussi, vous ne vous souvenez plus. Les humains, on a vraiment la mémoire courte… Mais, comme tout le monde, vous les avez sentis quand vous étiez petite. Vous avez demandé à vos parents d'allumer une veilleuse. Ou de rester près de vous, pour surveiller.

Elle secoua la tête.

-           On ne les sent plus quand on est adultes. Enfin…Moins. On croit qu'on est en sécurité. Ce n'est plus un souci pour nous. Nos ancêtres, eux, ils les ont connus. Ils marchaient vite, très vite, la nuit, pour rentrer chez eux. Ils faisaient le signe de la croix quand ils les entendaient quelque chose dans le noir. Et puis, on a commencé à installer des lampadaires. Les voitures sont arrivées, et d'un coup, on était en sécurité quand on se déplaçait. On s'est alors mis à rentrer n'importe quand : en pleine journée, en pleine nuit… quelle était la différence ? On était à l'abri. On avait des phares. Il y avait toujours quelqu'un dehors, toujours de la lumière… Ils ne pouvaient plus venir. Ils se contentaient de…rester dans les coins sombres. Mais ils ne sont pas morts, non. Ils attendaient.

Elle plissa les yeux, sondant l'obscurité.

-        Mais maintenant, hein ? Maintenant qu'il y a le couvre-feu à cause de ce satané virus. Maintenant que les gens se dépêchent de rentrer chez eux, car ils ont peur. Oui, on a toujours la lumière. Mais on n'a plus personne pour veiller. La nuit, il n'y a plus personne sur nos routes, plus personne sur nos chemins. ILS ne s'en rendent pas encore compte. Mais un jour… Ils sauront. Et alors…

Un grincement l'interrompit. Nos deux têtes se tournèrent aussitôt vers d'où provenait le bruit. On resta ainsi, quelques secondes. Le souffle rare.

La nuit finit par retomber. Les oiseaux se remirent à chanter. Une chouette à hululer.

-       Si ça se trouve, ils sont déjà, elle souffla, et l'angoisse s'imprima sur son visage.

-          MAMAN !

Une silhouette plus claire arrivait vers nous en courant, éclairée par la maigre torche d'un portable. C'était un homme, âgé d'une quarantaine d'années. Ses traits étaient tirés, son regard affolé et furieux à la fois.

-        Maman, qu'est-ce que tu fous là ?! On t'a cherché partout !

-        Il fallait…Il fallait que je surveille, haleta la vieille femme.

L'homme la regarda un moment. La fatigue semblait lui tomber des yeux. Il se gratta le front, sembla inspirer profondément.

-       Il faut rentrer, maintenant, maman, il fit d'une voix plus douce, en lui prenant le bras.

Il se tourna vers moi.

-       Excusez-nous, Madame l'agent. Ma mère ne va plus très bien. Et puis, maintenant, avec cette histoire de virus… C'est une situation un peu angoissante pour elle, vous savez. Ça réveille des choses. J'espère qu'elle ne vous a pas trop embêté ?

Je secouai vivement la tête.

-          Non non, aucun souci.

-          Très bien. Allez, maman, viens, on rentre.

-          Mais…

-          Il faut rentrer maintenant. Merci Madame l'agent. Bonne nuit à vous.

La vieille femme fit quelques pas avec son fils. Puis, soudain, se retourna vers moi.

-    Ne les laissez pas revenir, elle m'ordonna, les yeux écarquillés. Il faut que quelqu'un surveille. Ils ne doivent pas comprendre qu'on n'est plus là ! Ils ne doivent pas revenir !

Je regardai son fils. Il me regarda. Soupira. Et reprit le bras de sa mère.

-          Allez, il faut qu'on rentre maintenant…

Ils se fondèrent lentement dans la nuit. Bientôt, je me retrouvais seule, au milieu de la route. Le vent glissa des collines. Un courant d'air me caressa la tête, comme une main glacée. Quelque chose craqua dans l'obscurité. Au loin, une bête hurla. Je rentrai dans la voiture, mis le contact et démarrai aussitôt.

  • Une vieille femme égarée dans la nuit avec une lampe tempête à scruter l'obscurité ? On s'en fout! Par contre une jeune femme nue dans la nuit... etc. Là c'est autre chose. :o))

    · Il y a environ 4 ans ·
    Photo rv livre

    Hervé Lénervé

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