Les petites images
Stéphane De Saint Aubain
Les petites images
ÉCRIT
PAR
Stéphane De Saint-Aubain
Table des matières
Pages
Introduction
4
Chapitre 1er
Le cours primaire
10
L'école de la République
10
La pêche de la truite en rivière
27
Les vacances estivales en bord de mer
40
Chapitre 2ème
Le cours élémentaire 1èreannée
71
Le constat d'échec
71
La saison de la chasse
77
Les premières activités sportives
90
L'ordinaire d'un petit village
94
Les grandes vacances et l'escapade dans le Finistère
106
Chapitre 3ème
Le cours élémentaire 1èreannée, 2èmeessai
121
Une nouvelle aspiration
121
Les sentiments et la ferme pédagogique
128
Vacances estivales et questions métaphysiques
134
La kermesse des chasseurs
138
La cueillette des champignons
142
Chapitre 4ème
Le cours élémentaire 2ème année
153
Une rentrée en musique
153
La classe de neige dans le massif du Beaufortain
155
Épilogue
159
Introduction
Dans les années 1980, à l'heure où la culture hip-hop arrivait en France, quand notre belle jeunesse française dansait au rythme des paroles de la chanson « Macumba » de Jean-Pierre Mader, à ce moment précis où le vidéo-clip entrait dans une nouvelle ère révolutionnaire avec le fameux Thriller de notre Roi de la pop, d'une durée exceptionnelle pour l'époque de 14 minutes ; et toujours considéré comme l'un des meilleurs clips de tous les temps.
Pour le plus grand bien de la nation, l'année 1981 voit la peine de mort abolie, à la demande expresse et en première intention de la campagne présidentielle de François Mitterrand, dont la candidature à la présidence sera retenue le 10 mai de la même année.
En 1982, la Direction générale de la Santé reconnaît enfin le virus du SIDA et adopte pour la première fois le sigle pour Syndrome de l'Immunodéficience acquise. Pendant ce temps, les PTT lancent le minitel qui permettra d'accéder instantanément à l'annuaire téléphonique et plus dans certains cas.
Au mois de septembre de l'année 1985, Coluche lançait à l'antenne d'Europe 1 l'idée de sponsoriser une cantine gratuite au profit des plus démunis, avoisinant pour son premier anniversaire les 8,5 millions de repas distribués. La même année, courant juillet, la France apprend le naufrage du Rainbow Warrior dans les eaux de la Nouvelle-Zélande, et cette catastrophe sans précédent allait prendre par la suite une ampleur de crise politique majeure. En parallèle, Mickael Jackson et Lionel Richie écrivent « We are the world » chanson dont les fonds collectés furent destinés à lutter contre la pauvreté en Éthiopie.
Le vingt-six avril 1986, tous les médias relayaient en boucle l'explosion du quatrième réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl, trustant les programmes sur les quelques chaînes disponibles à ce moment à la télévision.
Cette année de 1988, l'affaire des cinq otages au Liban se décantait, et vit le retour de trois d'entre eux. Ils atterrirent à Villacoublay après un long moment de captivité.
1989 voit des manifestations étudiantes chinoises sans précédent à tien an Men. Les étudiants dénonçaient la corruption et exigeaient des réformes. Malheureusement, la répression virulente du pouvoir central aboutit à l'issue tragique que nous connaissons, et mortelle pour certains.
Le 9 novembre de la même année, en Allemagne, le secrétaire du comité central du parti communiste de RDA lut dans une conférence de presse un projet de décision du conseil des ministres, qui consistait à laisser circuler librement les individus vers l'étranger et sans condition, ce que l'on nommera historiquement, la chute du mur de Berlin.
C'est dans cette atmosphère de fin de siècle, qu'interviendront des changements majeurs au sein de toutes les sociétés mondiales, et qu'apparaîtra la nouvelle ère des prémices du tout numérique.
L'école opérait déjà sa mutation à travers ses modes d'enseignements, tout en s'adaptant à l'évolution des nouvelles techniques, et aux mœurs s'y référant. Dans ces années-là, l'école fonctionnait très différemment. Il y avait beaucoup plus de discipline et les enfants respectaient tous sans condition leurs instituteurs par crainte des punitions et autres châtiments sans nom qui, pour la petite histoire, n'étaient pas toujours proportionnels et pas toujours en rapport avec l'origine de la problématique. Lorsque vous arriviez le matin, la nécessité d'être bien en rang par deux sans parler et presque au garde à vous (sans plaisanter, il n'y avait qu'un pas !) était de rigueur et encouragée par le tout puissant corps enseignant. Cette disposition vous octroyait votre laissez-passer pour avoir l'autorisation qui permettait le droit de franchir le pas de la classe. Une fois la première étape validée, les élèves restaient debout, telles de petites figurines décoratives du même acabit. Bien obéissantes, inertes et sages, jusqu'au moment où, au bon vouloir de l'instituteur qui commençait à vous considérer d'un air détaché. L'enseignant déjà installé sur son siège d'appoint levait énergiquement le bras tel un monarque conscient de son effet d'autorité sur vos petites personnes, et le rabaissait tout à fait de la même manière. Vous n'aviez l'autorisation qu'à partir de ce moment, ou devrais-je dire, l'honneur de soulager vos jambes et de prendre votre place respective derrière votre pupitre ; celui qui vous avait été attribué par le Hasard, cet impossible prévisionniste de l'avenir.
Certains professeurs (en ce qui me concerne, ceux qui m'avaient été « attribués » aux cours primaires), psychomaniaques de l'hygiène ; obsédés quant à la propreté de leur environnement premier, passait en revue l'état de vos mains. Eux-mêmes, ces agents pathogènes du système éducatif, ces vecteurs de maladies infantiles jubilaient lorsque la recherche devenait positive. Tout cela dans le seul et l'unique but de vous réprimander, voire dans certains cas de figure, n'ayons pas peur des mots, de vous humilier sur le champ, et ainsi faire de vous l'exemple, le spécimen idéal d'un microbe contagieux qu'il convenait d'éradiquer sans condition et dans l'instant. Aux yeux de tous, vous apparaissiez comme une bête de foire que l'on exhibe bien volontiers à une foule curieuse. Ils faisaient ainsi la démonstration de leur pleine puissance, de l'apanage des pleins droits indissolubles que leur autorisait la fonction. Ces disciples de l'instruction punitive rendaient l'honneur comme il se devait au diplôme de maître qui leur avait été délivré par leur académie d'appartenance. C'était à se demander, en considérant certains agissements d'ailleurs, s'ils ne jouissaient pas dans certains cas précis de la situation, dans la mesure où apparaitraient sur les menottes des apprenants, d'éventuelles saletés et souillures. Ce qui aurait dû être une simple inspection de passage quotidienne se transformait parfois en un véritable examen corporel des pieds à la tête et parfois même jusqu'aux oreilles, c'est pour dire ! Dans cette geôle aux méthodes archaïques, d'un autre temps, non reconnue comme telle pour la bonne et simple raison que ces choses-là étaient entrées dans l'acceptation des mœurs, une sorte de contrat ou pacte social informel s'inscrivant dans la normalité d'une certaine manière. Attention grand dieu, cela ne devait surtout pas heurter la bonne conscience collective. Car après tout, de quoi se plaint-on ? Vous envoyez vos rejetons encore illettrés dans l'école de la République n'est-ce pas ? Cette éducation obligatoire ne vous coûtera pas un sou, l'enseignement vous est gracieusement dispensé et fera, selon le bon vouloir de vos enfants et leur propension naturelle à l'étude, peut-être des êtres d'exception. L'égalité des chances ça vous parle ? Celle qui fera de vos moutards issus du monde modeste auquel vous appartenez et d'ailleurs le seul auquel vous pouvez finalement prétendre ; de beaux exemples d'érudition. Car au fond de vous même vous ne savez que trop bien, quelles sont les difficultés des confrontations quotidiennes nécessaires à votre survie dans cette lutte programmée de tous les instants. Ils deviendront avec votre soutien sans limites, dans lequel, vous aurez projeté une partie de vous-même, et décharger votre frustration refoulée, de beaux exemples d'érudition. Ces beaux modèles d'intégration, que l'on pourra citer en exemple autour de vous, caresseront pour les décennies à venir votre fierté personnelle. Et ces derniers par conscience et reconnaissance de vos sacrifices envers leur petite personne et pour ne pas être catalogué d'ingrat ne manqueront pas indirectement ; sans intention réellement précise de vous remercier. Rassurez-vous tout de même ! Eux par contre ne se reconnaîtront pas en vous, de ce que l'on pourrait qualifier de revers de la médaille. Au possible, ils flatteront un peu votre ego dont vous ne vous rappeliez même plus l'existence. Vous vous êtes oubliés, trop affairés à vous gaver des effets dommageables et collatéraux de cette boulimie incontrôlable, de la surconsommation maladive à outrance, tendant à l'obésité du tout vouloir, des effets Trente Glorieuses. Vous ferez l'éloge de vos progénitures sans aucune retenue, devenues maintenant bien comme il faut aux yeux de cette société, admirable sous tout rapport et en toute proportion gardée de fausses modesties pour ne pas froisser l'orgueil de votre entourage, de vos proches, et de vos connaissances. Vos morveux pubères, ces adultes en devenir, pourront ainsi passer dans l'univers pour des sujets éclairés, susceptibles de rallumer vos lumières qui s'étaient éteintes, étouffées dans les convenances des vies trop ordinaires. Mais dormez sous vos deux oreilles, le politiquement correct, a toujours été égal à lui-même : il veillait toujours sur nous, comme la bonne et tendre mère de la patrie qu'elle se voulait être. Protégeant ses petits rejetons un peu trop exigeants que nous étions, et essayait comme vous le saviez bien, de toujours satisfaire et de répondre aux diverses demandes de chacun, tant que vous ne chahutiez pas trop fort à son goût !
Et vous autres, vous vous y reconnaissez là dedans ? Ça vous parle un peu ? Il s'agit d'une certaine manière de notre identité commune. Était-ce un crime de lèse-majesté que de vouloir mettre en évidence certaines aberrations d'un pan du système éducatif ? N'était-il pas ? Allez, dites-le-moi que j'ai raison, cela me ferait véritablement très plaisir !
Pour avoir le droit de prendre la parole en classe, il était obligatoirement prescrit de lever la main, ou le doigt, peu importe lequel, du moment que vos intentions étaient claires et, le cas échéant, sans cela, si vous répondiez spontanément ou chahutiez, vous preniez le risque de vous voir infliger des lignes d'écriture. Bien souvent, il s'agissait d'une phrase simple à recopier sur une feuille ordinaire, qui retraçait le fruit de la genèse de votre contentieux, écrite autant de fois que l'instituteur le décidait. Un axe d'effort prioritaire était accordé tout particulièrement à la politesse de base. Jusqu'ici, rien à redire, mais là encore si vous ne respectiez pas les simples règles d'usage, gare à vous !
A priori, la discipline s'était légèrement assouplie depuis le début de cette décennie des années 80, de ce que l'on rapportait à ce moment-là, alors imaginons ce qu'elle fut avant nous.
C'est aussi dans ce chamboulement planétaire en devenir, et dans cette atmosphère de rigueur scolaire, qu'un petit garçon répondant au prénom de Malo évoluait comme un enfant ordinaire, loin de se soucier de tout ce tumulte universel, apprenant les rudiments abécédaires au sein de l'école d'un petit village de campagne, en terre bretonne.
Chapitre 1er
Le cours primaire
L'école de la République
— Tu penses le jouer celui-là ?
— Oui, mais je te préviens de suite, il en vaudra six de tes billes tigrées ce calot, plus celui en fer que tu as gagné hier de Pascal ! Au passage, dis donc tu t'es sacrément bien débrouillé sur ce coup-là quand même, tu lui en as raflé combien au total ?
— Allez, en rang les enfants ! Nous allons regagner la classe ! Malo, c'est déjà la deuxième fois que je te reprends ce matin, Karl également, remets-toi correctement dans le rang ! Vous reprendrez vos discussions qui n'intéressent que vous, plus tard !
Madame Kervadec, l'institutrice des cours primaires de l'école publique communale, ne supporte pas le laisser-aller chez ses élèves. Elle n'est pas du genre à enfiler de perles avec un sourire de circonstance, il n'y a que la discipline qui compte avec cette grande bonne femme aux cheveux roux et à la peau parsemée de petites taches de rousseur. Cependant ses beaux yeux bleus aux mille reflets d'Iroise, adoucissent un peu son faciès austère. Il paraît que cette dame-là, c'est une vraie Bigoudène, me confia Papa. C'est un pays de terroir en Bretagne, ses habitants sont très sérieux et porte une mine grave tout au long de l'année, m'avait-il dit.
Ces gens du pays voisin, dont le nom du département signifie « fin de terre » devaient se sentir un peu relégués au fond de nulle part et, toujours selon les dires de papa, prônaient la rusticité à travers leur valeur propre, c'est comme ça ! C'est dans leurs gènes ! Mais de quoi parle-t-on vraiment ici ? Qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire ? Je compte fortement sur mon paternel, pour me l'expliquer un de ces jours, il avance toujours des mots, voire des phrases qui ne possèdent pas beaucoup de sens pour moi.
Toujours était-il que ce matin, le samedi sept mars de l'année mille neuf cent quatre-vingt-six, elle s'égosillait, le regard un peu vague dans l'air frais et sec de ce début de journée ensoleillée. Dans les grands saules à l'extérieur de la cour, posés sur les branches encore humides des perles de rosée du matin, où l'on pouvait constater un début de floraison, les oiseaux chantaient. La nature généreuse nous offrait une vraie symphonie de gazouillements, un véritable hymne interprété par des roitelets huppés et des rossignols, ces nicheurs de jardin. J'entendais résonner dans les rues adjacentes de l'école, le tintement joyeux des cloches de l'église qui retentissaient en bas depuis le cœur du village. J'aimais les comptabiliser comme chaque matin. Elles annonçaient neuf heures, pas une minute de plus, ni une de moins, et pour m'en assurer je consultais toujours au même moment ma montre que Tante Yvette m'avait payée pour mon anniversaire le jour de mes six ans. Je me souviens encore qu'elle m'avait dit qu'avec cette ingénieuse petite invention datant du seizième siècle ; élaborée par un certain Monsieur Henlein, un horloger Allemand, qu'à présent, avec ce compteur omniscient fixé à mon poignet, je n'aurais plus aucune excuse pour ma défense, je ne pourrais plus jamais arriver en retard à l'école. Il est bien vrai que je m'éternisais un peu trop souvent dans le dédale de mes pensées et que par la même occasion je m'égarais dans mes aventures imaginaires sur le chemin qui menait à l'école. Le matin, lorsque je quittais le foyer familial à huit heures et demie, à peine avais-je fini de lacer mes grosses galoches de cuir à la semelle épaisse, que je courais en direction du champ de Constant l'agriculteur, qui est un ami de longue date de Papa. Ces deux- là, ils aimaient beaucoup à se retrouver ensemble. Comme disait Papa, Constant est un homme cultivé, riche de ce qu'il possède, et un vrai paysan de surcroît, l'un des derniers de la race des seigneurs de la terre, en somme un véritable aristocrate du monde agricole. Non, mais ! Et puis quoi encore ? On aura tout entendu ! Je n'arrivais pas à faire les rapprochements avec les subtilités du père. Parfois, il fallait s'attendre à toutes sortes de possibles. Dans ce pré de verdure très long et pas très large, l'herbe y est très verte, l'on s'y enfonce assez aisément, ses vaches, que l'on nomme ici les Bretonnes pie noir, y étaient très bien pour paître. L'air qui sort des naseaux de ces gros animaux blancs avec de petites formes noires éparpillées inégalement sur toute la surface du corps se transformait en une espèce de fumée blanchâtre, qui ne manquait pas de m'amuser pour le coup. Et à chaque fois que je m'en approchais, elles me regardaient toujours bêtement, s'attendant au fait que je me mette subitement à les chasser en leur criantdessus ou en leur courant au derrière. Je craignaisqu'elle me reconnaisse, et se rappellent des vilains tours que je leur jouais en les approchants ; pour les avoir déjà si bien tourmentées à plusieurs reprises. Le vrai problème, dans ce champ, et celui de tous les autres j'imaginais ; et pas des moindres, était d'éviter à tout prix certains obstacles malodorant et visqueux, c'est-à-dire les grosses bouses des tas d'excréments des bovidés. Il y en avait partout sur la surface inégale du terrain de ces substances molles qui ne manquaient pas d'adhérer aux galoches. Et pour noircir le tableau ; à vous voir ainsi couvert d'excrément sous la semelle, dans ces conditions, vous ne manquiez pas d'attirer l'attention sur vous, et fatalement vous deveniez sans attendre l'objet de la risée du jour de vos camarades d'école. Et le périple ne faisait que commencer : passés les abords de la campagne, nous traversions la grande route principale, tout en essayant d'éviter de croiser le chemin de Marcel Pérard, la casquette en coton de chine vissée sur sa boîte à idées, au volant de sa vieille guimbarde orange pétaradante, toute cabossée de l'arrière à l'avant. Il faisait des écarts de conduite, comme si une route ne lui suffisait plus, parce que ce Monsieur n'avait pas la réputation de ne boire que de l'eau de la source du Beau Ménard. Enfin, nous pénétrions dans le bourg. J'étais littéralement envoûté par les effluves de cuisson des pains et des viennoiseries, émanant des fours du boulanger, de l'autre côté de la route. Et que dire de ces regards envieux jetés à travers la vitrine, chargés d'envie de tout avaler sur place ? Sur l'instant, le nom masculin invariable « lèche-vitrines » prenait tout son sens. J'observais avec admiration toutes ces gourmandises, entreposées sur ces présentoirs étagés, dans ce palais des délices. Les croissants au beurre surtout, attiraient sans nul doute l'attention de quiconque voudrait bien s'accorder le temps d'entrer dans cette grande boutique bien agencée et propre, et de humer ces exquises senteurs, quoique parfois il serait certainement plus raisonnable de tourner les talons et de continuer à marcher en direction de votre but premier. En particulier quand vous ne possédiez pas le sou, pour ne pas transformer les désirs du moment en frustration. Pour acquérir ces merveilles de sucrerie que sont les friandises et ce que l'on les nomme par ici un peu plus communément les fameux « Guénos », il fallait donner les petites pièces de couleur jaune et argentée. J'étais toujours pressé, et le premier prêt quand il fallait aller jusqu'au bourg. Lorsque nous nous rendions dans ce palais des gourmandises, certains jours, le week-end tous les quatre, moi, maman, et mes frères, j'appréciais lorsqu'elle nous mettait en situation d'acheteur à vendeur, devant la boulangère, pour que nous mettions en pratique les additions et soustractions des cours de mathématique appris et retenus sous la torture. Avec fierté, celle-ci arborait toujours un grand sourire gracieux, et se laissait bien volontiers prendre au jeu pour satisfaire certains petits jeux éducatifs d'une cliente régulière. De ces simples formules de calculs, j'avais bien intégré mécaniquement depuis un certain temps déjà que les pièces argentées avaient une valeur supérieure aux autres, à l'exception de celle de dix francs. Puis venaient les morceaux de papier d'une valeur nettement plus importante que toutes les autres. Ils étaient tout lisses avec d'illustres hommes et des chiffres représentés dessus. À ce moment précis des échanges commerciaux, en ayant fait le lien pièces ou billets/marchandises, je compris que l'argent avait une valeur d'achat ; qu'il fallait tout mettre en œuvre pour remplir de ferraille et de papier mon petit cochon de porcelaine !
J'étais à ce moment dans le cœur de mon enfance et déjà corrompu par la représentation pécuniaire d'une entreprise marchande. Je mettrais dorénavant tout en œuvre à la moindre occasion pour faire l'acquisition de ces petites richesses. Je m'imaginais à la tête d'une vraie fortune, avec laquelle je pourrais dépenser à volonté, et acheter sans compter tout ce qui serait susceptible de me plaire.
Environ deux cents mètres plus hauts dans la direction du Sud se trouvait le bar-tabac de chez Roussel. Des rumeurs locales disaient que parfois, quand le bar était bondé de clients, une simple allumette craquée dans le moment aurait pu y mettre le feu tellement il y avait de vapeurs d'alcool. « On dit » ce pronom indéfini, connu de tous, mais vu de personne, disait lui aussi qu'il fallait observer les mouches certains jours : elles volaient paraît il sur le dos, moi ça fait belle lurette que je n'y crois plus à ces sornettes. L'estaminet aux stores rayés orange et blanc faisait face à l'église, et devant cet assommoir à poivrots, étaient disposées une dizaine de grosses jardinières pleines de bégonias. Les belles lui tenaient la dragée haute. Dans ce haut lieu de rassemblement d'hommes en perdition du village, j'étais presque sûr d'y trouver mon oncle Pierre, ou tonton Pierrot, comme l'appelait grand-mère, c'est mieux. Il était assis sur une haute et fine chaise de bar avec un barreau à mi-mollet en guise de repose-pied. Dans la moiteur pesante ; accompagné comme à son habitude par un verre de vin rouge posé sur le comptoir en laiton devant lui, et en la présence de devinez qui ? Du dénommé Pérard pour assistant lors du cérémonial levé de coude. Ces deux arsouilles, contribuaient largement à la bonne réputation des vins assemblés et issus des différentes coopératives de la communauté européenne. Ils en étaient, eux et parmi tant d'autres, les creusets de la défonce du troquet, les véritables fers de lance de ces lieux d'ivrognerie, et dans lequel se déroulaient les exploits de tous les excès de boisson. Avant d'accéder à l'estaminet, ma curiosité se dirigeait toujours vers l'entrepôt ouvert aux quatre vents sur le côté, parmi toutes les bouteilles et les fûts de boisson. Sous cet abri sommaire de tôles en galvanisé, était garée une DS noire appartenant à Roger Roussel, le propriétaire des lieux. Il me paraissait être un homme très sympathique au demeurant, assez conciliant, surtout quand il manquait la rallonge pour payer le verre de limonade. Cette voiture m'effrayait un peu, elle me faisait penser à l'autre voiture noire qui transportait les gens endormis de l'église au cimetière. Moi je ne voulais pas dormir, et aussitôt j'oubliais le mauvais moment de cette mauvaise pensée et me faufilait furtivement à travers les tabourets pour rejoindre l'oncle dans l'angle du fond de la salle. Ces lieux étaient totalement enfumés de tabac à pipe, où des voix d'hommes s'élevaient dans un fracas d'enfer de toute part, surtout le dimanche à la sortie de la messe, quand le carillon des cloches tintait à tout-va dans le clocher. À l'entrée sur la droite, de gros portiques mobiles d'acier sur des pieds à roulettes hébergeaient la presse nationale et locale, des cartes postales toutes à l'honneur du pays. Ça sentait bon l'odeur du papier sorti tout récemment de l'imprimerie, avec une mention particulière pour les albums d'images à coller Panini.
Tiens d'ailleurs, parlons-en de ces albums que tonton Pierrot m'avait offerts ce jour-là, succombant à l'insistance de mes répétitifs caprices. Égal à lui-même, dans son humeur joyeuse ; il avait bon cœur le bonhomme, et dieu sait pourtant que sa vie n'était pas très simple à Tonton ! C'est que deux ans plus tôt, il perdit la vue subitement sur un chantier de construction, et par l'effet de circonstance, son emploi de chaudronnier ; qui le priva fatalement de la petite maison qu'il louait au Clos. Si bien que maintenant il habitait dans une vulgaire caravane blanche maculée de crasse à l'intérieur, posée dans l'état, à même le milieu d'un terrain vague. Le seul et unique but dans sa vie insipide était de rallier le débit de boissons où il avalait au quotidien l'équivalent d'une bonne caisse de vin rouge. De la sorte, il devait noyer et enterrer cette vie sans saveur. On le croisait souvent arpentant les quatre kilomètres allé et retour qui le séparaient du vulgaire taudis à son refuge, aidé dans sa progression par la seule canne de marche qu'il possédait. S'aidant tant bien que mal de ses derniers sens encore fonctionnels, l'homme était de toute évidence dans un état général lamentable. Des guenilles poisseuses, maculées de crasse recouvraient son maigre corps, ses cheveux longs bruns et bouclés étaient devenus raides, figés sous une pellicule de graisse accumulée au fil du temps. Et pourtant, ce n'était pas faute de lui avoir proposé de venir vivre à la maison, où il y avait toutes les commodités. L'habitation était bien plus adaptée à son handicap, mais, c'est que le bonhomme avait sa fierté : pour rien au monde, il n'aurait accepté un tel déshonneur avait-il dit à mes parents. Il dilapidait sa maigre fortune dans cet exutoire à l'oubli, c'est-à-dire sa pension d'invalidité mensuelle avec ses compagnons de galère et de misère au bar des songes. L'autre Tonton, Gwénael, son frère ; aimait rappeler une petite anecdote concernant justement son fraternel durant les repas de famille interminables et bien arrosés. Nous l'écoutions quand même, pour ne pas froisser sa fière et égoïste petite personne, dans cette rengaine à toujours vouloir raconter les mêmes histoires déjà entendues cent fois. Comme dans un moment qui se voulait solennel et dans une ritournelle de déjà entendu, il nous faisait le récit complet et détaillé avec cette maudite langue de vipère dont il usait si habilement, prêt à cracher son venin. Il remit sur le tapis cette fameuse anecdote de la fois ou l'apôtre Pierre avait perdu l'équilibre sur le chemin du retour, et avait dévalé la pente dans une roulade extraordinaire et s'était presque noyé dans le lavoir de la Maladrerie. Le pauvre bougre, il serait déjà enterré à quatre mètres sous pieds à c't'heure s'il n'avait pas eu les bons secours des lavandières qui, pour cet événement fortuit, avaient dû quitter précipitamment la banche et s'étaient déchaussées en un éclair, en le ramenant laborieusement sur les abords en granit des bordures. Voyant ainsi la pauvre victime titubante, avec de l'eau déjà plein les poumons, pour sûr qu'il se serait noyé l'arsouille ! Moi, elle ne me faisait pas du tout rire cette histoire. D'ailleurs, elle me faisait souvent pleurer, j'en étais à la fois impuissant et triste pour mon oncle, j'étais malheureusement dans l'acceptation de la situation. Même à cet âge précoce, je ressentais la détresse chez ce personnage déchu, qui avait fait mauvaise fortune bien malgré lui, car à quoi d'autre ce pauvre diable pouvait-il bien se raccrocher dans la situation qui était la sienne ? Enfin, passons sur cet évènement sans intérêt.
Un soir après l'école, invariablement installé devant le zinc qui lui servait d'étai accessoirement, il m'avait offert l'album d'images des Cités d'Or, dans son élan de générosité, ce qui était sa marque de fabrique, et j'aime à le répéter. Car c'était un homme au grand cœur, et foncièrement bon, d'une grande munificence naturelle, dont certains malintentionnés, confondant gentillesse et faiblesse, abusaient bien volontiers de sa personne. Et par ce qu'il faisait pour moi, aussi démuni qu'il l'était, sans le savoir, pour m'avoir donné sans retour, il avait scellé pour toujours l'amour que je lui vouais, à mon Tonton. Ce « collector » de vignettes à coller faisait un véritable tabac dans ces moments-là. Rappelez-vous cette histoire des trois enfants nommés Estéban, Tao, et Zia. Ces trois personnages évoluaient à l'époque des Incas parcourant tout le continent de l'Amérique du Sud dans une quête énigmatique à la recherche des cités d'or. Et l'apothéose ! L'album du mondial de football de Mexico, et avec chaque imagier, deux ou trois pochettes d'images. Pour moi, une nouvelle aventure se profilait. Mon objectif premier, bien avant l'école bien entendu, chaque jour suivant, j'étais à la quête des images manquantes. Pour ce faire, je me rendais au rendez-vous quotidien après la classe. La halte devenait obligatoire chez Roger, ce qui m'avait permis d'enrichir très rapidement ma collection d'images et, s'il vous plaît, avec parfois la générosité participative des acolytes de Pierrot. Ils s'en amusaient bien de me voir trépigner sur place, lorsque l'oncle ne me prêtait pas attention. Parfois, j'avais le droit au verre de limonade, gracieusement offert par la maison, et plus précisément par les bonnes attentions de l'ami Roger, tantôt accompagné de « Citror » et de grenadine, tantôt aromatisé à la menthe glaciale.
Mais il y avait encore une adresse incontournable des initiés de la pétarade. Pour cela un seul commerce digne de ce nom : « chez Annette le Béance ». Une vraie petite caverne, un antre des curiosités, où rien ne manquait à trouver. Ce véritable capharnaüm des objets insolites et divers était accessoirement une quincaillerie, et principalement un débit de boissons. À l'époque, je m'y rendais dans l'intention d'acheter le paquet de pétards au format médium, à environ cinquante centimes de franc. Certains articles de farces et attrapes en tout genre étaient fortement appréciés des gamins, histoire d'amuser un peu la galerie à l'école. Ce qui, je dois bien l'admettre, au passage était mon domaine de prédilection et dans lequel d'ailleurs j'excellais magistralement à l'heure de la récréation. En revanche, j'appréhendais toujours d'entrer dans cette galerie de l'étrange, où étonnamment le temps n'avait aucune emprise, comme si les aiguilles étaient restées figées sur un cadran imaginaire, une sensation étrange que je n'avais jamais vraiment ressentie jusqu'ici. Je m'assurais toujours au préalable de ne pas me faire trop remarquer par le mari d'Annette, un homme très colérique, avec un œil de verre, au regard très sombre et à l'attitude pas toujours très avenante. Il me considérait gravement, de sa très grande taille, mais je m'assurais surtout qu'il ne soit pas d'une humeur trop massacrante ce jour-là. Il prononçait toujours la même phrase à mon égard :
— Qu'est-ce que tu veux aujourd'hui petit mouflet ? Inutile de vous dire que cela me glaçait le sang. Je répondais avec le cœur battant la chamade et en un temps éclair, et en moins de temps qu'il ne faut pour poser l'appoint sur le comptoir, mettre la marchandise dans la poche latérale de mon pantalon, et je détalais aussi sec. Ce n'était pas le moment de s'éterniser en sa présence. Combien de fois dans ce moment gênant, n'avais-je pas eu l'impression d'être un petit microbe dérangeant ? Et c'est qu'il était bien bâti ce bougre-là. Il n'aurait pas mis longtemps à vous assommer si l'envie lui en avait pris. Il était souvent accompagné du père Séran Dour, un ancien officier et militaire de carrière, qui avait participé avec l'autre à une multitude de batailles durant les guerres d'Algérie et d'Indochine ; toujours vêtu de la même redingote surannée noire d'un autre temps, les cheveux en bataille, avec une mèche rebelle perchée sur le haut de son crâne. Il avait de grands yeux bleus qui semblaient vouloir sortir de leur cavité orbitale, ce qui lui conférait assez étrangement une tête de chouette hulotte. Mais malgré les apparences, celui-là non plus n'était pas toujours commode ; cela dépendait de son degré d'avinage. Avec sa canne en bois d'ébène, qu'il disait avoir fait fabriquer sur mesure à sa demande, lors d'un séjour en Guyane dans le cadre militaire, cet officier de l'arme de la cavalerie vous mettait en garde avec son morceau de bois. Prenant pour mise en garde l'attitude et le positionnement d'un escrimeur, comme si sur l'instant son code d'honneur lui imposait de tirer l'épée et de défier dans un duel singulier un homme qui lui aurait causé offense ou tort.
Dans le bourg, les rumeurs allaient bon train. On en causait souvent de ces deux-là, et pas toujours qu'en bien d'ailleurs ! Un jour où j'accompagnais Maman chez Gabarret, le boucher charcutier de la bourgade, je m'amusai par le simple fait de l'entendre me dire, à chaque fois en arrivant sur le trottoir d'en face la boutique :
— Ah le bougre celui-là ! Ce n'est pas encore aujourd'hui qu'il va baisser ses prix ! Il va finir par me prendre toute la laine que j'ai sur le dos l'oiseau rare ! Pour sûr qu'il peut bien en avoir une belle maison sur la côte, crois-moi !
Et moi, je lui répondais :
— Oui Maman, c'est sûr, tu as raison ! Même si je n'y comprenais rien à ces affaires comptables d'adultes. Elle ne manquait jamais de saluer Monsieur Gabarret, car ma chère mère était plutôt du genre, effacée et discrète, mais très courtoise. Ce fameux jour dont je vous parle, il n'y avait que le boucher et nous. Voici ce que j'entendis de mes propres oreilles :
— Vous rendez-vous compte si ce n'est pas triste ! Le Béance et le père Sérandour sont encore sortis dans le bourg tard dans la nuit ! Il paraît que le militaire criait sur l'autre comme sur un de ses soldats ! Figurez-vous que l'autre imbécile exécutait les ordres au pied de la lettre sans rechigner, comme un vulgaire troufion qu'il était sur ce coup-là ! Ils avaient l'air malin ! Et ce n'est pas tout ! C'est qu'ils auraient dans le même temps vandalisé la tombe de feu Balay l'ancien maire, après la fermeture du troquet ce samedi !
— Les saligauds ! dit le boucher. Ils lui en veulent même encore après sa mort ! Je te mettrais tous ces zigs-là au frais moi, et sans sommation ! Ils sont quand même bien dérangés ! Il y a tout de même quelque chose là dessous ! Vous ne croyez pas ? Remarquez, ça peut se comprendre, y paraît que le père Séran Dour a été surpris à plusieurs reprises dans la rue des écoles, très tard dans la nuit à marcher au pas cadencé. Et selon les dires d'une honnête femme, de surcroît Madame Le Bars, l'amie proche de sa femme, qui elle est à l'habitude si discrète, que l'on n'entend jamais habituellement, lui aurait confié qu'il avait perdu la boule depuis un moment déjà, et cela aurait empiré, depuis qu'il fréquente l'autre animal à l'œil vissé dans le crâne !
— Et qu'est-ce que vous en pensez, vous Madame Le Pen ?
Madame Le Pen, une grosse bonne femme à lunettes à large monture, un peu comme celle de Jean-Paul Sartre, hésitait entre deux morceaux de terrine. Elle était entrée dans le magasin quelques minutes après nous, et profitait tout ouïe de la conversation. Elle n'était pas étrangère elle non plus au cancan local.
— Ce que j'en pense me dites vous ? Eh bien que du mauvais mon ami, ah, ça oui, pour penser, je pense ! Mais il ne faudrait quand même pas perdre de vue que notre feu Balay, lui non plus n'y avait pas été avec le dos de la cuillère cette fois-là ! Rappelez-vous de l'affaire qui nous intéresse, accompagné de Monsieur le garde champêtre, à une heure du matin, quand ils étaient venus cueillir les deux nigauds braillards à la demande des autres bourgeois, qui chantaient des chansons paillardes en pleine nuit devant chez le père Le Béance ! Ils avaient réveillé tout le centre ces deux idiots. Sérandour têtu comme vous savez, refusait d'obtempérer et s'était montré un peu hostile. Le garde champêtre dans sa qualité de fonctionnaire ne s'était pas gêné lui non plus pour lui mettre son poing à travers le nez, et l'avait sans retenue invectivée de tous les noms d'oiseaux de son répertoire, et cela même dans l'exercice de ses fonctions ! L'affaire avait fait grand bruit à la mairie, mais Monsieur le Maire de l'époque, n'avait pas bougé le petit doigt à l'égard de son administré, bien au contraire ! L'autre avait bien essayé de protester en disant que la défense avait été disproportionnée à l'attaque, mais sans réaction de sa part, malgré les revendications de l'agressé, la plainte n'avait pas abouti en l'état !
Pour le coup, maman s'était mise à rire de bon cœur sur ces mots fort crus sortant tambour battant de la bouche du commerçant et de la grosse commère à lunettes. Le boucher lui non plus n'avait pas la réputation d'être un saint paraît-il. En tout état de cause, il avait lui aussi la langue bien pendue et l'oreille à l'écoute de tout évènement particulier susceptible d'éveiller la curiosité et d'émoustiller les oreilles de ses clients. Depuis ce jour, dans mon esprit, je pensais que les commerçants et les vendeurs en tout genre, pouvaient aussi bien vendre des salades et toute autre chose, et pourquoi pas aussi des ragots tant que nous y étions.
Hormis leur apparence, je les aimais bien quand même, moi, ces deux margoulins décalés ! J'étais, et je l'avoue bien volontiers, intrigué par ces deux personnages pittoresques. Ils sortaient de l'ordinaire, comme de rustres aventuriers abusant un peu trop de la bouteille. Certes, cependant ils pimentaient la vie bien morne des habitants d'un petit village campagnard, de par leur contribution à faire jaser les bons parleurs qui colportaient ensuite les nouvelles aux bourgades voisines tel le vent du noroit. Tout cela serait à inscrire et à répertorier pour les années à venir, au rang des évènements de la banalité.
Le cartable à dos, lourd de ce qu'il contenait pour nos petites jambes, nous gravissions les trois marches du perron en pierres de taille horizontales, nous les élèves de la classe du cours primaire et nous pénétrions dans les baraquements de fortune, légèrement surélevés sur des pilotis. À l'approche de celles-ci, je ressentais immédiatement la fraîcheur bienfaisante de ces lieux, de cette sorte de petit entrepôt d'appoint, divisée en deux salles de classe distinctes, symétriques structurellement de part en part. J'aimais cette odeur si particulière ancrée dans ces salles de classe, désertées l'espace d'une nuit par ces petits garnements bruyants et joyeux, tels de petits singes apprenant. Est-ce la lasure imprégnée dans le plancher formé par un parquet ciré de bois de chêne, avec cette sève encore collante que je distinguais à vue d'œil sur les nœuds ? Les résidus de bâtons de craie encore visibles et mal effacés, laissaient apparaître ce qu'avaient été les leçons de la veille, par des monticules encore accrochés en tas sur certaines portions du tableau noir et par endroits, éclaté par la pression exercée sur le petit bâtonnet coloré, par la force de la main de son auteure ? L'odeur d'amande de la colle Cléopâtre avec sa spatule, dont la mémoire olfactive et gustative enfantine (certains inconscients en ingéraient) imprimera viscéralement toute une vie, pour s'en être un peu mis dans la bouche. Ou bien n'était-ce pas le plus simplement du monde un mélange savant et subtil de tout ce que l'on pouvait y trouver ? Qu'importe, j'aime ces effluves qui me transportent encore dans ces temps immémoriaux et qui émerveillent mes sens par leur simple singularité si particulière, et par tous les souvenirs qui y sont liés.
Mon objectif du jour, bien avant les matières dispensées par notre grue savante, ce qui allait de soi bien entendu, était d'étoffer ma vieille boîte en fer-blanc avec inscrit dessus, « PASTILLE VICHY ÉTAT » en lettres capitales bleues ; et collée par-dessus les inscriptions de la marque, et sur le côté, l'image que je possédais en double de mon joueur préféré de l'équipe de France de football, qui l'été prochain participerait au mondial de cette année mille neuf cent quatre-vingt-six. Dedans, j'y mettais toutes les nouvelles billes de couleur dite œil de chat, car dans ce registre il en existait une multitude de sortes, en verre ou en terre cuite. Chaque matin de cette année de classe, en regagnant ma place respective, impossible d'échapper à cette apparition divine. Dès la première minute de présence, je posais mon regard sur la source de toutes mes préoccupations, qu'elles allaient être longues toutes ces heures de classe ! Depuis le premier jour de ce début d'année scolaire, elles m'apparaissaient toujours de la même manière, posées là devant moi, nonchalantes à l'excès, semblant ignorer ma personne, et l'espace autour, sur les devants de la scène ; plein front sous les feux de la rampe, sans aucune pudicité.
Elles étaient emprisonnées dans cette grosse boîte transparente en plastique de la taille d'un gros bocal de verre de conservation, qui avait dû accueillir autrefois des bonbons en forme de fraise des bois à la couleur violette. Elle était refermée par l'emploi d'un bouchon de liège de la taille de son orifice, depuis déjà certainement un certain nombre d'années. Elle s'était faite l'amie intime des bons élèves, qui pouvaient bénéficier librement de ses services en toute gratuité en guise de récompense pour les résultats et travaux brillamment fournis. Cette espèce de grosse bonbonne remplie à ce moment-là au trois quarts de billes, d'où jaillissaient au cœur de la masse des filaments aux reflets de toutes les couleurs emprisonnés dans le verre, me brûlait littéralement les yeux. Le but escompté de la présence de ce trésor, était d'inciter les élèves à devenir méritants à la récompense, bien-la tant s'en faut en ce qui me concernait, j'utiliserais des moyens détournés pour m'en procurer quelques-unes de ces petites perles de lumière ressemblant à des yeux de félins. Je n'étais pas le seul amateur aux aguets, bien au contraire : mes autres camarades convoitaient d'ores et déjà leur part respective du butin. Beaucoup pensaient tout bas ce que je leur disais tout haut. La nature de son contenu devenait insupportable à observer, en plus de nous brûler les lorgnettes, elle nous consumait viscéralement et dangereusement de l'intérieur. Dans mon for intérieur, elle me faisait penser à l'un des numéros phares d'un cirque, très appréciés, à la vue de l'image d'un funambule exécutant son numéro de cirque en la présence obsédante d'une assistance criarde et nombreuse, hypnotisée par la concentration, évoluant dans l'espace sur un fil quasi invisible à l'œil nu, réalisant une traversée périlleuse et imaginaire entre deux points distants d'une longueur indéfiniment accessible. Il évoluait ainsi avec le risque majeur d'une chute non programmée dans le vide et sans filet de sécurité pour amortir la longue descente dans le vide de l'équilibriste. Cet incident spectaculaire créerait la panique générale, obligeant tout ce petit monde à quitter sa place respective et à prendre la fuite subitement. Voici l'image de l'effet que produisait sur moi l'objet tant convoité, de par l'inaccessibilité du moment à pouvoir juste simplement une seule dans le creux de ma main ; où la frontière de l'imaginaire avec le monde réel était si mince.
— « Malo, Malo, il serait peut-être temps de se réveiller maintenant ! Tiens d'ailleurs cela tombe bien, j'allais justement te demander de bien vouloir réciter le poème de Jacques Prévert devant tes camarades. Dépêche-toi veux-tu ? »
L'électrochoc du son de sa voix aiguë me déchirait les entrailles, et ne tarda pas à me tirer promptement de ma torpeur. Il fallait bien se faire une raison, j'étais constamment obligé de couper court à mes échappées solitaires, mais cela n'était que partie remise jusqu'au prochain rappel à l'ordre. Depuis un certain temps déjà, chaque soir de la semaine, je restais dans la classe en punition. L'institutrice déplorait l'état de rangement du casier de mon pupitre en bois dans lequel nous rangions nos manuels scolaires et nos cahiers d'exercices. Pour l'occasion elle se faisait un devoir de montrer l'étendue du désastre à ma mère en n'omettant pas de commenter la scène apocalyptique d'un désordre sur un ton totalement ubuesque. De quel droit pouvait-elle de cette manière accéder à ma grotte, ce capharnaüm de manuels scolaires et des cahiers rangés impeccablement dans ma logique propre ? Contenant mes prototypes de maquettes d'avions en papier, que je me donnais du mal à mettre en forme pendant les leçons de mathématiques ; mes planeurs d'un jour cachés et à l'abri des regards accusateurs. Comme un ingénieur de l'aéronautique, je modifiais la conception jour après jour de mes créations, pour qu'il puisse devenir l'objet non identifié planant le plus longtemps possible dans la cour de récréation.
— Vous voyez dans quel état est le pupitre de Malo. Regardez comme il prend soin de ses affaires !
Je m'évertuais à tirer une mine de gravité, feignant de mettre en évidence un visage triste, dépité pour les circonstances, mais rien n'y faisait : elle me connaissait par cœur cette mégère, elle me regardait fixement, s'attendant à une éventuelle esquisse de larme sur mon visage fermé. Je ne lui ferais jamais ce plaisir, croyez-moi, elle pourrait bien se déchaîner sur ma personne, ce ne serait qu'une pure perte de temps. Dans ces moments là pour être un tant soit peu honnête avec vous, l'aspect en pleine mutation de son visage m'apeurait : il se transformait sur le coup de la colère, il devenait tout sec et rêche, et chaque faisceau musculaire des fibres musculaires de sa face devenait visible.
Et comme si cela n'était pas suffisant, elle me grondait devant Maman, à propos de mes résultats décevants, et de mon désintérêt pour les leçons en général, et avec toujours le même argumentaire :
— Vous savez, Madame Maître, comment se comporte Malo. Il n'est pas bête votre fils vous savez, mais mon Dieu, il n'en fait qu'à sa tête le bougre, plus têtu qu'une mule, il ne veut faire que ce qui lui plaît !
La pêche de la truite en rivière
À cette époque de l'année, ou Dame Nature prend un soin indéfiniment délicat à éveiller les sens de ses petits protégés endormis tout l'hiver, une autre source d'intérêt occupait mes mercredis après-midi, et le samedi la journée entière. Adieu les leçons, à moi la liberté, ma campagne en effervescence, mes belles rivières aux eaux limpides, mes truites qui sentent bon le limon visqueux ; dégoulinant sur la peau blanche des vertébrés aquatiques avec branchies, et leurs beaux flancs de teintes dégradées, tapissées de petits points verts, rouges, noirs et bleus. C'était l'assurance certaine, d'échapper à l'autorité et à la surveillance des adultes. L'occasion rêvée de continuer à s'émerveiller de toutes les curiosités champêtres rencontrées au détour d'imprévisibles rencontres que le destin se chargerait de placer sur le chemin de ma destinée, tout est là ! Je n'en demandais pas plus, et j'aimais ces situations inconnues, qui me dépassaient un peu parfois par le caractère mystérieux des êtres et des choses que l'on pouvait y rencontrer. Et sans parler des curiosités, en attente de découverte, qu'une future expédition mettrait à jour.
Mais je vous rassure tout de suite, ne vous y trompez pas ! J'éluciderais cette part de mystère en temps et en heure, lorsque j'aurais lu la grande encyclopédie des histoires naturelles d'environ deux mille pages à Papy. Cet ouvrage scientifique se trouvait bien au chaud dans la bibliothèque familiale au deuxième rang entre « Les mémoires de la chasse à courre » à sa gauche et « L'art de la vivisection » à sa droite. En voilà un vrai défi intéressant tout à fait à ma portée ! Et de surcroît passionnant pour moi qui n'aimais que très singulièrement l'école.
Quelque chose me dit que vous vous en doutiez, c'est bien de cela qu'il s'agit, je ne vous apprends rien n'est-ce pas ?
Je ne veux pas grandir, hors de question de s'astreindre aux tâches quotidiennes des grands, je m'évertuerais quoi qu'il en coûte à faire ce que je veux, un point c'est tout, carpe diem.
— Maman, dis-moi où se trouve la griffe du jardin, et par la même occasion, pourrais-tu s'il te plaît me mettre de côté un de tes petits pots de confiture vides ?
— Bien sûr, mais je compte sur toi pour ne pas marcher sur les autres légumes du jardin ! Je te demanderais de passer sur les côtés, et quand tu auras fini, n'oublie pas de secouer tes bottes hors du garage, entendu ?
— Oui Maman, je t'ai bien entendue ! Tu peux compter sur moi !
Du haut du mur de la maison, par la fenêtre grande ouverte sur le jardin, tout en suçant ses bonbons préférés à la crème de beurre salé au caramel, Mémère observait attentivement la scène du dehors ; son petit-fils à la recherche des vers. Elle scrutait avec une certaine curiosité mes faits et gestes, je crois bien qu'il s'agissait après réflexion, de son passe-temps favori d'ailleurs, et tout ce spectacle à ciel ouvert durerait tout au long de ces beaux jours d'un début de saison printanier.
— Tiens, aujourd'hui tu n'emprisonnes pas les abeilles dans tes pots de verres ?
— Euh, non pourquoi tu dis ça ?
Bon d'accord, il faut vous l'avouer, certains jours, durant mes nombreux temps libres de ces vacances à rallonge, je chassais les abeilles comme d'autres chassent les papillons. Le mode opératoire mis en œuvre était toujours le même. Il consistait à observer la magnifique haie ornementale à papa, composée de quatre arbustes persistants, avec autant de couleurs. Elle présentait d'autres avantages : celui de freiner les effets du vent capricieux de la région, et croyez-moi ce n'est pas rien ! Elle nous protégeait aussi accessoirement des regards indiscrets, préservant notre intimité lors de nos jeux dans le jardin, et des séances d'expositions de bronzage des bains de soleil de Maman. Lorsque les hyménoptères se mettaient en tête de butiner les belles fleurs roses, à la recherche du pollen qui leur servirait à confectionner le miel dans les alvéoles de la ruche. Une fois dans la ligne de mire, j'en repérais un suicidaire, bien isolé du groupe, puis j'approchais en catimini avec le pot dans une main et le couvercle dans l'autre, et je n'avais plus qu'à refermer ce piège impitoyable sur la victime potentielle. Et bien évidemment, lorsque ce jeu commencerait à m'ennuyer, je lui redonnerais sa liberté. Dans le registre des insectes, les fourmis n'avaient pas cette chance, elles, surtout les rouges, celles qui piquent, pour réparation et par pure vengeance du traumatisme subi à la suite d'une mauvaise expérience. J'en avais été la malheureuse victime un jour en jouant. Je créais les fortifications d'un château pour mes petits personnages plastifiés, dans le terrain vague derrière la maison. En voulant soulever une grosse pierre, j'eus la mauvaise surprise de tomber nez à nez sur une fourmilière, qui avait commencé à envahir toute la surface de mes mains. Je me débattais et criai comme un diable. D'ailleurs, tout ce raffut avait alerté les voisins qui sortirent expressément de chez eux pour se rapprocher de la source de ces braillements insensés, de manière à en déterminer la cause. Dès lors, je changeai brusquement de « gibier de chasse », pour avoir repéré inopinément les allers et venues suspects de ces petits soldats rouges, colonisateurs hostiles, et potentiellement esclavagistes. Depuis cette mésaventure, je n'avais aucune compassion pour ces bestioles qui annexaient délibérément les parterres de fleurs à Papa. Sans aucune pitié ! Je courais instinctivement dans la cuisine chauffer de l'eau bien bouillante à souhait ; et sans qu'elles prennent réellement conscience des mauvais présages à venir, je les ébouillantais sans scrupule, en y versant le contenu destructeur. Je faisais ainsi honneur à ma réputation d'exterminateur que m'avait décernée Mémère et mettais un terme à mon œuvre sadique en détruisant les galeries. J'avais juste un seul regret, celui de néantiser à tout jamais le travail remarquable qu'elles réalisaient si merveilleusement bien. Chez ces insectes, la colonie a une organisation sociale ; elles évoluent entre elles, et sont en pleine interaction. Nous pouvons parler ici d'intelligence collective complexe ; elles possèdent un comportement que l'on retrouve chez les termites. Celui-ci est fédérateur et consiste à rassembler le plus grand nombre d'individus dans un même groupe afin de créer une colonie fonctionnelle.
À la vue de mes agissements, Maman me traitait également de tortionnaire sadique à chaque fois qu'elle me surprenait à martyriser ces pauvres bestioles. Et Mémère surenchérissait en disant que Dieu ne m'accepterait pas dans son paradis pour toutes les exactions que j'avais commises.
— Papa, Papa, dis-moi ?
— Je sais très bien ce que tu vas me demander. Dis-moi si je me trompe ! Je pense qu'il faille que je perce le couvercle de petits trous du pot à confiture, est-ce cela ?
— Oui, tout à fait !
Il est bien vrai que Papa connaissait mes habitudes par cœur. Il était gentil, et toujours très attentionné pour moi. Évidemment, lorsque je me conduisais bien et était obéissant, cela vas de soi. Parce qu'en règle générale, dans le cas contraire, il revêtait son masque austère d'homme sérieux, et n'hésitait pas si les conditions l'exigeaient à hausser le ton. Pas de compromis possible à ce moment-là ; il fallait filer droit sans demander son reste et surtout ne pas faire l'erreur de se retourner.
Illico, presto, direction le paradis végétal, les longues bottes en caoutchouc bleu Moby Dick chaussées au pied ; armé de la fourche à griffes, un peu comme ce cliché de celui d'un révolutionnaire franchissant une haute barricade, agitant son arme de fortune sommaire à la main, le regard furieux, presque transcendé par la nature de l'évènement lors d'une révolution paysanne. Moi, mes revendications étaient tout autres, elles n'étaient pas du même ordre. Enfin, cessons de jouer sur le champ sémantique et prenons la direction du tas de fumier au fond du jardin. Je retournais énergiquement tout ce tas d'ordures ménagères composé de toutes sortes de déchets alimentaires en décomposition, vraiment peu ragoûtant pour nous autres. Ce passage obligé me rebutait un peu, je crois !, mais dans la vie parfois, il me semblait que pour atteindre certains buts, il y avait certaines besognes qui devenaient incontournables à réaliser. Peu importe !, allons de l'avant, et capturons ces vers contorsionnistes sans pattes et sans cervelle, qui serviraient d'appâts et de garde-manger bien vivants et croquants à souhait quelques heures plus tard à l'hôtel de la source à ces merveilleux poissons. Dès le pot de verre rempli à environ la moitié de sa contenance, et ayant en première intention tapissé le fond d'un tiers de sa hauteur par ces petits invertébrés grouillants en tous sens et emmêlés les uns aux autres, tel un gros sac de nœuds vivant, l'affaire était réglée.
Mais à présent, il était temps de rejoindre la Renault « 4L », dont le moteur vrombissait d'impatience, et s'empressait par son bruit très caractéristique de me rappeler à l'ordre, en m'avertissant du départ imminent à destination de la zone de pêche. À partir de cet instant, pas de temps à perdre ! Nous étions en tout début d'après-midi, le ciel était clair, sur fond de tons bleu azur, laissant libre court aux rayons célestes. Ceux-ci mêmes qui remettent du baume au cœur dans la vie des êtres sensibles, sans le moindre obstacle nuageux ; les conditions idéales étaient désormais réunies et annonçaient déjà le présage futur d'une bonne pêche. La musette en bandoulière à dos avec tous les accessoires nécessaires à la capture des précieux poissons bien rangés à l'intérieur, la canne à pêche dans la main gauche, et en avant. Un dernier inventaire de rigueur se voulait obligatoire dans ce cas précis, parce que s'il manquait un seul élément, il serait impossible de monter une ligne digne de ce nom, et c'était parti pour une merveilleuse journée de traque de la truite. Sur le chemin qui mène à la rivière, à environ deux kilomètres d'ici, une halte nécessaire et éclair s'imposait devant chez mon ami Jérôme qui grimpait à son tour dans la voiture familiale. À peine la portière refermée, elle redémarrait sans attendre. En très bons copains complices que nous étions, pas besoin de parler, un simple regard lancé de côté suffisait à annoncer nos intentions. Nous nous mettions énergiquement à rebondir sur la banquette en cuir rehaussée par des ressorts qui faisaient un bruit incroyable, comme de la ferraille que l'on maltraitait sans ménagement, et s'en suivaient des crises de rires allant parfois jusqu'aux larmes, peut-être même à la limite de l'hystérie, ce qui au passage avait le don d'agacer Maman au plus haut point. Mais bon, il fallait bien s'occuper d'une manière ou d'une autre, et quelle rigolade, je vous le dis !
Ce garçon, il était incroyable ! Un vrai magicien ! C'est le seul enfant que je connaissais qui attrapait les truites à la main ; véridique ! Pour y arriver, il sondait le dessous des grosses roches présentes dans le fond de la rivière, dans la crique, où se jetait en permanence une cascade d'eau douce au lieu-dit « Le Moulin à fouler ». Ce super héros, qui dans la vraie vie n'était pas toujours à la fête, affichait un indice de masse corporelle relativement élevé ; à la limite de l'obésité morbide. Il était devenu malgré lui le souffre-douleur des petites terreurs de son école, et la victime idéalement trop parfaite pour un vrai défouloir à bête curieuse frustrée. Sa morphologie non normative lui avait valu beaucoup de brimades et lui en vaudront certainement d'autres encore à l'avenir. Si jeune et déjà dans la lutte que lui imposait son image. Comment voulez-vous qu'un gamin à cet âge puisse s'épanouir correctement ? Le centre de ses préoccupations aurait dû être tout autre, car malheureux, oui, il l'était, passant son temps à faire en sorte de ne pas tomber sur ses détracteurs. Cette maudite dictature des archétypes n'est qu'un effet de mode passager, illusoire au même titre que le reflet de l'intolérance ambiante à accepter la différence de l'autre à travers soi. Il fut une époque, où l'embonpoint témoignait d'une bonne position sociale, et assez paradoxalement d'une bonne composition physique.
Vous rendez-vous compte seulement ? Cela vous viendrait-il à l'esprit d'avancer de tels arguments à notre époque ? Seriez-vous prêt au mépris des nouvelles connaissances scientifiques en matière de dangerosité du surpoids, de vous laisser aller à vos envies ?
Revenons-en au fait. Il n'hésitait pas une seconde à se mouiller tout entier, s'insérant progressivement dans la fraîcheur et dans la profondeur non négligeable de ce sauna naturel bouillonnant, au liquide limpide très aéré. Même que l'été mon poteau à moi, il se déshabillait des pieds à la tête, et s'y baignait avec la même aisance qu'un poisson dans l'eau. Cela me mettait toujours assez mal à l'aise de le voir nu dans son simple appareil comme cela, à mes côtés, moi qui étais assez pudique de nature. Je pense que lui, intrépide comme il l'était, ne se posait probablement pas la question de savoir ce que son attitude pouvait provoquer chez moi ou à la vue d'une tierce personne. Ben oui quoi !, il est comme ça le Jérôme ! C'est mon acolyte de la rivière, un point c'est tout.
Maman, qui n'a jamais le temps de prendre le sien, cette bonne femme hyperactive, ne s'accorde pas beaucoup de temps personnel. En plus de son travail relativement physique, chaque jour, elle tenait la maison dans un état de propreté irréprochable. Elle appréciait beaucoup de se rendre au lavoir de vous savez où, accompagnée des autres lavandières qu'elle appréciait beaucoup. Elle nous déposait toujours en haut de la côte qui menait à la clairière par un chemin de traverse bordé latéralement dans toute sa longueur de vieux chênes séculaires et de noisetiers dans lesquels, nous ne manquions pas de ramasser les fruits sur le chemin du retour, car l'accès n'était pas possible avec l'automobile.
À partir de ce moment, il restait environ un kilomètre à parcourir à pied pour arriver au vieux moulin, témoin d'un autre temps, en parfaite osmose avec son environnement proche. Dans ce cadre bucolique, de ce bel écrin de verdure, des animaux domestiques circulaient librement en toute quiétude dans l'aire naturelle, délimitée par une simple clôture électrique, le seul obstacle entre nous et la rivière attenante, qu'il nous fallait enjamber sans la toucher, pour ne pas avoir à subir des petites décharges électriques désagréables.
Lors de nos sauvages expéditions, durant les prémices de la saison printanière, la difficulté de progresser sur les rives nous valurent bien quelques déboires. Mon corps frêle subissait des agressions extérieures, se traduisant par de sévères écorchures bien visibles attribuées aux différentes herbes hautes, notamment ces maudites ronces, que l'on rencontrait en grand nombre et impénétrables de par l'ampleur de la propagation des branches expansives. Ces barbelés naturels vous transperçaient sans difficulté le tissu des pantalons, laissant sur leur passage leurs épines acérées, plantées dans nos chairs immédiatement endolories. Et que dire des satanées orties urticantes ! Elles aussi prenaient un malin plaisir à nous effleurer bien volontiers les parties des membres non recouvertes. Le résultat était sans appel : il s'en suivait d'intenses démangeaisons qui coloraient instantanément nos téguments si fragiles, nous rappelant au passage l'expansion constante des droits immuables de mère Nature et témoignait aussi de l'hostilité implacable de ces lieux naturels. En particulier lorsque l'entretien des rivières n'avait pas encore été réalisé dès l'ouverture par les sociétés de pêche départementales.
Qu'il était doux de ne rien faire, et comme il était agréable de s'asseoir au bord de l'eau et de contempler de sa hauteur d'homme la vie de ce microcosme animal et végétal. Pas un bruit, juste les doucereuses caresses effleurant mon visage de la brise qui se prélassaient dans l'air environnant. L'animation extraordinaire de l'infiniment petit sous toutes ses formes ; ces va-et-vient incessants des insectes qui brassaient l'air de leurs battements d'ailes. Ceux-là, je les respectais pour ce qu'ils étaient, des éléments vivants, figurants indispensables à la création de mon tableau champêtre. Mais parlons plutôt des hôtesses royales de nos rivières, ces reines fuyantes et discrètes, ces petites ombres furtives toutes grises, qui se déplaçaient hâtivement dans ces cours d'eau aux mille reflets scintillants, qu'un pas trop lourd ou une parole trop haute, suffisait à effrayer.
Dans le grand manuel des histoires naturelles, j'y ai lu que la Salmo Trutta Fario pour sa forme de rivière était un poisson de la famille des salmonidés, d'une longueur allant de vingt-cinq centimètres à un mètre chez l'adulte. Personnellement, j'aurais été curieux d'en voir une de ce gabarit, pouvant peser pour les plus gros spécimens de dix à quinze kilos ; mon œil oui ! Ça, c'est du domaine du fantasme collectif ! Elle possédait un corps élancé fusiforme, adapté à la nage rapide et grandissait essentiellement dans les rivières communes. Ce que je trouvais parfois assez impressionnant, c'était leur mâchoire en forme de bec, armée de nombreuses petites dents saillantes. Sa Majesté se nourrissait essentiellement d'insectes aquatiques, de mollusques, de petits crustacés, de vers et d'autres poissons tout riquiqui. Quelle fine bouche celle-là !, et de plus, ses envies évoluaient au fil des saisons, une vraie capricieuse la Madame de ces eaux.
Certains jours pourtant, elle ne montrait que très rarement le bout de sa gueule, la coquine ! Elle savait se faire désirer à qui avait la patience de l'attendre ; ce qui entre nous lui valait bien cette part grandissante de mystère que l'on lui attribuait. Le jour de l'ouverture notamment, les anciens disaient à l'unanimité, qu'elle se montrait un peu plus indécise aux esches que vous lui proposiez, que cela était sûrement lié au fait que la température de l'eau était relativement fraîche dans ces débuts de saison. Le chat, pseudonyme d'un personnage emblématique et original du village, marginal et poète dans ses heures de lucidité, faisait partie intégrante de mon univers. Beaucoup prétendaient que ce vieil homme nippé de « pillots » pour vêtement dans le patois local ; insolites et hors du temps, aux cheveux longs blancs et épais, avec une barbe du même ressort ; avait perdu la raison et avait vendu une part de son âme à des démons. Plusieurs témoins de confiance, et dans le lot justement, la mère de Jérôme, l'avaient surpris à utiliser la magie noire. On disait qu'il faisait tourner des billes de chêne dans la paume de sa main, et invoquait des gros chiens noirs pour barrer la route des passants infortunés dans le Bois Hamon. Toutes ces croyances locales étaient l'œuvre maléfique d'un mauvais esprit qui avait pris possession du bonhomme. Dit comme ça c'était un peu effrayant tout de même, mais Papy m'avait mis en garde sur les légendes locales. Lui n'y croyait pas un instant à ces inepties montées de toutes pièces par la naïveté ambiante des gens d'ici.
Peu importe si ce drôle était de connivence avec le domaine du surnaturel ! C'était un pêcheur hors pair qu'il m'arrivait de croiser sur les chemins tortueux des berges. Il apparaissait sans crier gare, assez fréquemment comme un homme tout droit sortit du néant que l'on n'attendait pas, pareil à un pâle feu-follet fugace visible sur les rives des cours d'eau des nombreux kilomètres de longueur que comptait la commune. Bien souvent, cet être surnaturel à qui l'on attribuait toutes les histoires les plus fantasmagoriques dignes héritières du folklore rural, s'endormait en fin de journée dans le fond d'un arbre creux, d'une forme surprenante et atypique, de la largeur d'un homme de bonne constitution à la Mare du gué, près du petit pont. Ce personnage hors des conventions sociales des hommes du pays bas-breton roupillait de cette manière-là les après-midi des grands temps, au cœur de cet arbre mort, en plein milieu de ce coin de verdure devant la rive opposée où une rangée un peu désordonnée de saules pleureurs formaient une haie d'honneur au rythme des courants et projetaient les ombres de leurs longues branches mollassonnes au-dessus de frêles fougères.
Cet homme déconcertant, c'est le moins que l'on puisse dire, était passé maître en la matière dans l'art de traquer le poisson. Instinctivement, il avait étudié l'aspect comportemental des espèces animales sur le terrain, dans l'environnement sauvage avec lequel il semblait ne faire qu'un. À différentes reprises, j'avais été au-delà de mes appréhensions et de la crainte qu'il m'inspirait dans les débuts de nos rencontres. Par-delà le hasard d'un échange fortuit au gré du fil de l'eau, dans lequel il m'avait dévoilé ses belles prises du jour, entassées comme cela dans le fond d'un vulgaire sac en plastique de chez Euromarché. Par la suite, Il m'avait apporté de nombreux conseils en rapport avec son expérience de la pêche. Ces escapades agrestes se soldaient généralement par la bredouille, n'étant pas moi-même un pêcheur très aguerri à la pratique. Avec Jérôme, lui, la question ne se posait même plus avec sa méthode non conventionnelle, le charme des fins stratagèmes n'opérait plus dans la dimension logique d'une pêche dite classique à la canne en fibre de carbone. Le vieux sorcier me prit sous son aile, car il me trouvait à l'évidence assez sympathique et très passionné par notre passion commune. Il me donna une multitude de nouvelles petites combines pour adapter les esches qu'il fallait utiliser avec ruse, au fur et à mesure de l'avancée dans la saison, et surtout en fonction des gouts évolutifs de nos gourmets. Il élaborait lui-même ses leurres avec une infinie patience et m'expliqua la fabrication dans toutes les étapes d'une reproduction intégrale d'une mouche de mai. La nymphe représente le résultat du développement intermédiaire entre la larve et l'imago, elle est appelée plus ordinairement la pupe chez la mouche. Quelle fine gaule cet alchimiste ! Techniquement, la difficulté d'approche était majorée, mais imparable en termes de résultat, ce fut une vraie révolution dans ma pratique.
Le lundi, la reprise de la classe me laissait toujours un goût amer et de trop peu, avec cette logique obsédante annoncée du décompte du temps qui passe des jours qui me séparaient de ma prochaine sortie en rivière. Ce début de semaine était aussi la certitude de devoir me confronter à l'autorité scolaire représentée en l'inflexible personne de Madame Kéravec, quelle avanie ! Je décidais donc de m'attaquer à cette tour de plastique insaisissable et de risquer des représailles en retour avec les peines incompressibles qui vont avec. J'avais toujours gardé en mémoire l'adage préféré de la maîtresse dans un coin de ma tête « qui ose gagne qui perd paye ». Je commis mon premier larcin cette fois-là, je crois, et en toute discrétion, de ce qui devait être probablement et sans aucune prétention de ma part, le casse de l'année. Tout était fin prêt pour mener le raid durant la récréation de quinze heures, après avoir bataillé ferme pour remporter la mise d'une partie de billes que je perdis de justesse, et rendis ainsi pour l'occasion les honneurs si bien justement, au dit adage. Je prétextais la fausse excuse de devoir aller aux toilettes de toute urgence, et chaque jour suivant, avec toujours un nouvel argument convaincant, je réitérais l'opération, inventant à chaque fois un nouveau scénario à peu près plausible. Je frappais comme un cambrioleur chevronné, instantanément, rapide comme la foudre, en subtilisant les candidates les plus exposées aux yeux d'un chapardeur devenu aguerri par l'expérience. Cela devenait addictif par nature, l'occasion était trop belle. De plus, rien ne pouvait laisser présager dans ce cas de figure qu'il y avait une éventuelle opération de brigandage en cours, quelle qu'elle soit. Ce fut une entreprise de sape au long court, car tous les autres mômes, la maîtresse comprise s'habituait à voir la même quantité de billes chaque jour. Mon plan semblait parfaitement bien rôder ; à présent, ma grosse boîte comptait environ une centaine de billes.
Les vacances estivales en bord de mer
Malgré mon attitude désinvolte, et tous les rappels à l'ordre possibles, mes résultats restaient à peu près satisfaisants pour l'instant. Je me contentais de vivre sur mes acquis, ce qui allait s'avérer être un peu plus difficile au cours des acquisitions rudimentaires dans le programme à venir. J'étais déjà un condamné en devenir, voué à la délibération sans appel d'une terrible sentence de la part du prochain instituteur. Sans y mettre réellement de bonne volonté, et restant toujours égal à moi-même, j'obtins le privilège d'intégrer les cours élémentaires, ce qui me destinait maintenant à virevolter à ma guise dans la cour des grands, dans tous les sens du terme. L'accès à la grande cour et au préau me semblaient déjà être de très bonnes perspectives d'évolution pour l'acquisition de nouveaux terrains de jeux. Mais de cela nous en reparlerons à la rentrée des classes, pour l'heure, place aux vacances.
La saison estivale, nous promettait toujours de belles journées ensoleillées, mes parents se préparaient avec enthousiasme à la grande migration vers le bord de mer, entre Erquy et Pléneuf val André où nous possédions un grand terrain aménagé à quelques centaines de mètres du littoral. Une fois l'an, toute la famille se réunissait l'espace de quelques semaines pour se ressourcer. Principe immuable et héréditairement programmé par Mémère et Papy qui ne rateraient pas, eux non plus, pour rien au monde la grande réunion familiale.
— Papy, as-tu bien vérifié l'attelage de la caravane et le câblage électrique ? Crie Mémère dans la lourdeur de cette journée chaude de juillet. Le donneur d'ordre était déjà installé a son poste de conduite, adjurant comme à son habitude en ce qui concerne toutes les petites vérifications au départ par le petit haillon latéral ouvert par le côté de la deux chevaux prête à suivre la Renault quatre « L », à bord de laquelle Papa et Maman commençaient tranquillement à prendre le départ.
— Qu'est-ce que tu t'imagines, tu me prends pour un novice ou quoi ? Tu sais bien que rien ne m'échappe à moi ! Voyons, comme si tu ne me connaissais toujours pas ! ; répondit Papy ; que la fournaise faisait maintenant suer à grosse goutte.
— Pour cela, qu'il s'agisse de te connaitre, il n'y a pas de mal, et c'est bien la le problème !
Allez mauvaise troupe, prenez place et en route pour la grande aventure, et que ça saute ! dit le vieil homme en regagnant le siège du côté passager. Dès que tout ce petit monde fut installé, en l'occurrence mes deux petits frères et moi, le convoi exceptionnel resserra la distance entre les deux véhicules, et c'était parti pour une bonne demi-heure de route. En regardant dans le rétroviseur gauche, je surprenais toujours Mémère sourire aux réponses si évasives de Papy, qui avait déjà la tête à l'organisation de la bonne future implantation de toute la smala. Dans cet immense terrain clôturé et aménagé d'environ trois hectares, ce qui représentait une surface non négligeable, Papy et Mémère y avait planté toutes sortes d'arbres fruitiers, dont les fruits naturels, qui avaient eu les soins attentionnés du vieux, faisaient le régal des papilles gourmandes des petits comme des grands à la saison des récoltes. C'était toujours un vrai plaisir d'obtenir les fruits de son travail. Je savais ce que ces durs labeurs avaient couté à mes aïeux, rien que la tâche la moins pénible de la cueillette représentait déjà des heures et des heures d'investissement personnel. Le résultat avait été très satisfaisant cette année-là, c'est ce que l'on aurait pu considérer à ce moment-là être un très bon retour sur investissement. Trois cabanes de pêcheur alignées les unes aux autres, reliées entre elles par de petites ouvertures à l'intérieur, nous abritaient et nous tenaient lieu d'habitation ; agencées et opérationnelles pour assurer le minimum requis de la vie en collectivité. Nous ne possédions pas l'eau courante, qu'il nous fallait acheminer par le remplissage quotidien de gros bidons d'une capacité de dix litres, dont tonton Gwénael avait fait l'acquisition à son travail et spécialement destinés pour l'alimentation en eau de la villégiature d'été. Nous nous ravitaillions à la source municipale de la bourgade voisine. Papa avait investi également dans un générateur pour fournir l'électricité, servant principalement à chauffer l'eau, et à cuire les aliments, mais alors !, bonjour le barouf d'enfer, et les odeurs de carburant qui s'en dégageaient, une vraie puanteur ! Bien heureusement, le reste du temps, en soirée, des lampions avec des bougies insérées à l'intérieur éclairaient plus sainement l'espace. J'aimais beaucoup le moment du dîner à la lueur des chandelles, spécifiquement lors des jeux des ombres chinoises, auxquels participait l'ensemble de la tribu, ce qui animait les longues soirées d'été et avait le mérite de nous occuper jusqu'à des heures avancées de la nuit. N'exagérons rien, le confort était quand même relativement sommaire, pas spartiate non plus, mais nous faisions quand même face à une certaine rusticité de vie, et ce côté original était bien loin de me déplaire. Mes parents, mes oncles et tantes, passaient des journées entières à cultiver l'immense jardinière, dont les légumes frais composaient les assiettes des principaux repas. Chaque matin, en regagnant la tablée de la Sainte Famille au moment du petit déjeuner dans l'herbe fraîche humidifiée par les perles de rosée qui mouillaient la voûte plantaire des frêles petits pieds nus à peine sortit des duvets ; les craquelins traditionnels beurrés à la vas vite nous faisaient bonne mine et finissait engloutis d'un trait. Ce biscuit aérien et craquant, d'origine purement bretonne, était souvent accompagné d'un morceau de brioche garni de confiture maison et subissait sans ménagement le même traitement. Une fois le bol de chocolat bien au chaud dans nos petits estomacs, nous prenions le départ à environ dix heures pour la baignade. Parcourant d'une traite les huit cents mètres de distance qui nous séparait de la plage, entassés comme des sardines dans la « deushpette » des ancêtres, dans un rituel impérissable que nous n'aurions manqué pour rien au monde. Quelle scène extraordinaire ! Imaginez huit marmots de sexe masculin ; torses nus en maillot de bain, la serviette de plage enroulée autour du cou ; assis et blottis les uns sur les autres, littéralement encastrés dans cette petite voiture, et de surcroît survoltés. À la seconde où les portes de l'auto s'ouvraient, sa lourde charge incommodante et bruyante se libérait, ce qui devait être un soulagement immense pour les suspensions du véhicule à Mémère et pour elle-même parfois, soyons réalistes, la pauvre ! Enfin peut-être, quand j'y repense avec un peu plus de recul, ça l'amusait plutôt qu'autre chose. Elle n'opposait aucune objection par rapport à ça. Une fois les sandales déposées et rangées, comme l'ordre l'exige à l'arrière de notre vieille guimbarde préférée, nous avancions simultanément, puis nous nous mettions tous au même niveau sur une ligne imaginaire, dans l'attitude des coureurs du 100 mètres attendant le signal du pistolet. L'un d'entre nous se désignait bien volontairement pour faire le décompte qui nous séparait du moment où le ruban de la ligne de départ serait sectionné par une main imaginaire. Une fois le top départ annoncé par la détonation du dispositif ; porté par la clameur de la foule peu nombreuse en la personne de mamie, chacun prenait son élan et courait sans retenue, dans une course frénétique, droit devant en direction du sable, dans le but d'obtenir l'honneur d'y déposer le premier sa serviette de bain. Cette petite anse naturelle, était relativement bien dégagée, assez exiguë tout de même, mais suffisamment large autour de laquelle deux colossaux massifs de granit rose snobaient les inconnus de passage du haut de leurs imposantes statures et comprimaient le si peu de place restante de leur masse expansive. Les bons comptes font les bons amis, et cela prenait tout son sens ici dans cette petite crique dessinée par les caprices de la mer, où le peu d'espace ne pouvait pas contenir à lui seul tous les draps de bain de nos jeunes baigneurs. Dans cet abri côtier sur mesure ; connu de tous les habitués de ces lieux, que l'on affectionnait particulièrement, car protégé des rochers dans un renfoncement, avait la propriété de ne pas être trop exposé au vent de nord qui glaçait de ses petites rafales soutenues et sournoises, les petits corps nus encore bien mouillés qui émergeaient de l'eau froide. Car inutile de préciser davantage que la manche n'a pas la réputation d'avoir une eau à température ambiante, ne vous en déplaise. Dans le meilleur des cas, quand la marée était haute, la transition avec le dehors n'était qu'un court moment de torture. En revanche quand elle était au bas, bonjour la galère pour rejoindre l'emplacement des serviettes ! Étant moi-même un peu enrobé, il n'était pas rare qu'il ne me reste en règle générale que les moins bonnes places pour y être arrivé le dernier avec beaucoup de difficulté et d'avoir peiné à supporter à l'effort ma légère surcharge pondérale. Cela dit !, pour un souci d'honnêteté, victime d'une sélection naturelle sans pitié, j'étais systématiquement relégué et quasiment à chaque fois à l'endroit indésirable où personne ne voulait se retrouver les fesses reposant sur les coquillages. À la merci des coquilles vides, cassées et acérées, celles qui vous piquaient le derrière à la moindre occasion, les vilaines !, pour peu que vous bougiez dans un sens comme dans l'autre !
Nous nous munissions toujours de l'almanach des marées, ce petit calepin ingénieux à mettre à la portée de toutes les mains. Cela avait un double intérêt : d'une part il organisait les activités du jour, à travers les baignades et la pêche des petits crabes verts et des poissons-chats dans les grandes mares, abritées des gros cailloux, que nous appelions plus communément les « gobies ». Et de l'autre par la « vraie » pêche, en soirée, à la tombée de la nuit, dont je vous expliquerai les rudiments un peu plus loin, parce que je fais toujours ce que je veux, na !… Comme cela nous ne perdions jamais de vue, en effet, l'heure à laquelle le moment était le plus propice, lors des grandes marées pour aller plonger des hauteurs des rochers de la Plage des Vallées, où chacun exhibait ses meilleurs pirouettes et plongeons. Nous adorions en effet à amuser la galerie du bord de mer ; tous ces gens simplement de passage, qui se trouvaient là, dans des circonstances inconnues de leur propre volonté. Ou, peut-être venaient-ils tout simplement prendre l'air frais et humer l'air marin revigorant, chargé d'iode, et si bénéfique paraît-il ? Quand mon tour venait, je pouvais distinguer les badauds qui s'attroupaient en nombre sur le sable, pour observer ce curieux petit manège. Ils semblaient ravis du spectacle que nous leur proposions. Parfois, pour diversifier les plaisirs, à travers les intrépides petits hommes que nous étions, nous décidions de mener des expéditions marines à fleur d'eau des rochers pour y observer la flore et la faune marine. Au-dessous, la vie y était aussi foisonnante qu'au-dessus, et pour mener à bien cette belle aventure en immersion, chacun de nous était équipé d'un masque et d'un tuba, achetés quelques heures plus tôt dans notre petite caverne de bric-à-brac préféré dans le bourg de Pléneuf. L'établissement simple de sa devanture avait pignon sur rue et était tenu par une grand-mère qui avait déjà traversé les trois quarts d'un siècle. De mémoire, je ne me souviens pas avoir vu de clients à l'intérieur de sa boutique. À mon avis, cette vieille dame devait s'ennuyer ferme dans son échoppe, au regard de la faible fréquentation des touristes, qui préféraient celles où l'on vendait plutôt des spécialités alimentaires régionales. Elle nous offrait bien volontiers quelques bonbons, qu'elle sortait de sous le comptoir, lors des achats d'articles en tout genre, à moi, mes frères et aux cousins. Dans ce magasin d'abord assez insolite par le fait qu'il n'était pas vraiment visible de l'extérieur, il fallait tomber nez à nez dessus pour vous rendre compte qu'il s'agissait véritablement d'une enseigne commerciale. Le plus amusant, c'est qu'en entrant vous n'étiez plus vraiment très sûr d'être dans un commerce, mais à l'inverse dans une maison de particulier. À l'intérieur, hormis les articles et le mobilier, la décoration était dans l'esprit régional et agrémenté de ce qu'on était en mesure de retrouver dans un habitat ordinaire. Dans tous les cas, il était très bien fourni en marchandise et matériel de pêche en mer. Les accessoires de plongée en plastique étaient indispensables pour pouvoir respirer normalement, et légèrement en dessous du niveau de l'eau. L'inconvénient de ce dispositif, c'était que la hauteur de certaines vagues, qui avaient la fâcheuse tendance de passer par-dessus le tube, vous obligeant à avaler malgré vous une bonne tasse d'eau salée, ce qui gâchait immanquablement la féérie du moment, d'ordinaire si agréable.
Lors des grandes marées de juillet et d'août, à la tombée de la nuit, l'appel irrésistible du large nous menait par le nez, lorsque l'on humait l'air salin aux senteurs chargées d'iode. Tels des missionnaires parés dans l'organisation d'un périple extraordinaire, nous nous préparions à l'avance à un événement d'une importance exceptionnelle, qui aurait le mérite de nous occuper une bonne partie de la soirée. Pour ce faire, la discipline était de mise et de rigueur au sein de la troupe. Un inventaire là aussi très scrupuleux du matériel de pêche devait avoir été réalisé avec minutie avant le départ, pour que ce moment unique en son genre devienne un vrai plaisir partagé et non pas un désenchantement. Quand la caravane constituée de tout un petit monde équipé des différents matériels arrivait enfin à destination sur le port, un phénomène ennuyeux avait particulièrement la fâcheuse tendance à m'irriter : il ne fallait pas être trop pressé de vouloir sortir de l'auto, le temps nécessaire pour que nous trouvions un emplacement disponible pour chacune d'elles. Cela variait en fonction du temps plus ou moins long que prendrait la manœuvre, sur le parking bondé par les grosses cylindrées des estivants. Ceux-ci, venus pour la plupart de bien loin dans l'intention de gonfler les terrasses des restaurants environnants pour déguster les spécialités de terroir ; s'offraient une marche vivifiante sur les bords du littoral à l'issue du souper maritime, en guise d'exercice d'aide à la digestion, et s'attardaient bien volontiers dans la douceur du déclin du jour. Dans ces conditions d'attente plus ou moins longue qui dépendait de la rare disponibilité des emplacements de parcage, il était indispensable de garder son sang-froid, de manière à calmer les esprits un peu trop impatients. Pour accéder sans encombre au site de pêche via un petit sentier exigu et parsemé d'embûches, la progression de nuit devait se faire avec l'aide précieuse des lampes de poche. Cette manœuvre nécessaire demandait environ un bon quart d'heure de marche, car malheureusement, il n'y avait qu'un seul moyen d'accès.
Quand les conditions étaient réunies, la mer au plein, l'eau à une température convenable, le ballet majestueux et les cris stridents des mouettes perçaient l'air doux de la nuit. Ces grandes silhouettes rieuses plongeaient sans retenue dans les paquets de mer massifs et inégaux que formait aussi la muse, composée en nombre et essentiellement d'éperlans ; petits poissons marins de petite taille, appréciés en friture pour leur goût inimitable. Ce petit osmeriforme n'excédait pas les quinze centimètres pour les plus gros spécimens, et se pêchait uniquement au carrelet. La traque infernale débutait alors instantanément avec grand fracas sous nos yeux admiratifs et toujours impressionnés par la précision des frappes chirurgicales des multiples attaques coordonnées. Il s'en suivait alors une chasse organisée par les maquereaux et les chinchards, évoluant en banc, menant leurs attaques précises et chirurgicales avec une efficacité de traque de tous les diables, où la petite poissonnaille s'éparpillait sans ménagement, dans toutes les directions possibles. Dans un élan salutaire, elle virait dans sa progression un coup à gauche, puis à droite dans une alternance inouïe. Ce remue-ménage était le signal que ces prédateurs rentraient en pleine action. Les sujets les plus imposants devaient mesurer facilement une trentaine de centimètres environ. Nos beaux poissons effilés aux rayures vertes, bleues, voire jaune clair, pour lesquels nous nous étions déplacés avec tant d'acharnement et de volonté, étaient attendus comme le messie. Ils faisaient aussi leur apparition dans ce surprenant spectacle, grandement intéressés par ce potentiel garde-manger en mouvement. Ils semblaient ne plus nager, mais bien véritablement voler au-dessus de ces eaux bouillonnantes et frétillantes. Pour l'heure venait le moment du déploiement des batteries de cannes à pêche en rang serré sur le rivage. Sans attendre, dans la foulée, nous montions simultanément les lignes de pêche en toute hâte pour ne pas avoir à manquer le rendez-vous qui se voulait assez imprévisible ; et surtout mesurable dans un temps imparti relativement court. Nous armions nos gaules d'une ligne dotée de simples artifices de conception artisanale, composée d'hameçons montés avec des plumes d'oiseaux de ferme de divers coloris sur du fil d'un calibre d'environ trente centième. Elles étaient parfois accompagnées de petits grains phosphorescents, qui donnaient aux leurres une meilleure visibilité, munie des appeaux aux nombres de cinq, que l'on appelle dans le milieu la « mitraillette », rattachés au fil du moulinet par un émerillon qui se chargeait de la liaison de l'ensemble. À son extrémité, celui-ci était lesté par des plombs de différents poids et formes en fonction de la longueur de la canne et de la distance de projection souhaitée. Tout le montage était réalisé à même le rocher. Il ne restait plus qu'à propulser le dispositif comme dans un système de balancier, en effectuant en parallèle, un déhanchement énergique. L'efficacité de ce véritable et redoutable piège dévastateur était prouvée et brevetée par l'ensemble de la communauté des pêcheurs à la ligne ; sa réputation n'était plus à démontrer, bien au contraire. De plus, aucune technicité n'était réellement requise, ce qui en faisait avant tout un jeu plaisant. Vous n'aviez plus qu'à projeter votre installation le plus loin possible vers le front de mer où avait lieu l'extraordinaire agitation. Il vous fallait également mouliner avec force et vigueur la poignée manivelle de celui-ci pour ramener la ligne ; avec un peu de chance garnie de maquereaux et chinchards, qui avaient mordu aveuglément vos leurres artificiels dans la confusion et la panique. À savoir aussi que ces bestioles se comportent comme des carnassiers et sont plutôt disposées le plus naturellement du monde à être piquées par le bout du bec. Nous réitérions la manœuvre jusqu'à la désertion totale des derniers suicidaires, ou peut-être des affamés retardataires, avec l'acharnement que provoquait l'émulation collective à même le rocher. Chacun gesticulait en tout sens avec la ferme intention de vider la mer de ses locataires à nageoires ; ce qui aurait pu être considéré par les curieux comme des individus possédés sur le moment. Cette pêche traditionnelle du bord de mer avait lieu quand certaines conditions étaient réunies et qui se nommait dans le langage marin la morte-eau, elle se donnait dans l'intervalle d'une bonne demi-heure. Quand avaient lieu ces phénomènes, le poisson se faisait bien plus conséquent. Par définition, la morte-eau correspondait à des marées d'intensité inférieure à la moyenne, par opposition aux eaux vives. Période durant laquelle, le marnage était minimal ; la mer s'étirait moins loin, elle ne laissait pas les récifs se découvrir, par le fait de la faiblesse de l'intensité des courants, ce qui faisait que les poissons étaient plus appréhensifs et chassaient dans une moindre mesure. Mais en opposition à cette généralité, c'est vrai qu'il n'était pas non plus si rare que l'on puisse y batailler durement deux heures durant, lorsque les grands coefficients de marée pointaient du nez. Parfois lorsque les prises nombreuses résistaient, avec la conscience qu'une mort certaine les y attendait en bout de course ; elles redoublaient de détermination à ne pas laisser le destin décidé seul d'une issue tragique. L'épuisement pour seule intentionnalité m'était destiné, engendré par l'intensif combat qui avait sans aucune mesure eu raison de mes bonnes volontés. Je m'en souviens encore, quelle endurance physique fallait-il posséder pour avoir l'honneur d'être considéré et félicité par Papa, qui lui observait du coin de l'œil la manière avec laquelle je faisais face à l'adversité. Mais cependant, le dénouement de cet affrontement inégal et sans relâche avait été en faveur des antagonistes. Il est vrai qu'à ce compte-là, mon amour propre en prenait un sérieux coup, mais je n'avais pas dit mon dernier mot, seule la force physique me faisait défaut ; soit, ainsi en était-il ! En revanche en aucune manière et en aucun cas elle n'avait entamé la finalité de mes objectifs. C'était égal, pragmatique dans mes décisions, je portais mon regard sur le port aussi loin que je pouvais distinguer les réverbères au-delà de gigantesque masse de rocher couverte de bitume sur certaines de ses portions. J'y voyais comme des traits fins plantés à la verticale, où sous l'éclairage, d'étranges petites masses noires, probablement d'autres pêchaillons d'eaux douces semblant être en mouvement s'agitant autour d'eux-mêmes et en tous sens. Pas question de rester les bras croisés à pleurer sur mon sort sur ce front de mer, dans un combat qui était déjà perdu d'avance, et pour lequel j'étais persuadé de rentrer bredouille par la force des évènements, qui me dépassaient bien largement. Dans ces moments de défaite, il n'était pas question non plus de devenir la risée de mes cousins qui ne manqueraient pas plus tard d'ironiser sur ma déconvenue. Les connaissant trop bien pour avoir grandi ensemble, ils ne manqueraient pas par cette forme d'humiliation, de venir volontairement toucher une corde sensible de ma personnalité. Oui, indirectement, sans nous en rendre compte, nous étions toujours dans une certaine forme de compétition, par ce besoin de se démarquer les uns des autres, et peut-être cherchions- nous à nous positionner et à acquérir chacun sa propre place au sein du groupe ? Fallait-il que certains d'entre nous se démarquent pour satisfaire son sentiment d'orgueil, dans cette vanité que nous connaissions chez certains enfants ?
Je m'exfiltrais à pas de velours du champ de bataille des causes perdues sans un bruit, et remboîtais aussitôt la canne dans son étui ; la ligne toujours montée et opérationnelle et, en moins de temps qu'il n'eût fallu pour le dire, je filais à l'anglaise, tout droit sans dire mot. Je faisais chemin inverse, dans les mêmes dispositions qu'à l'aller pour regagner le port, où d'autres pêcheurs pratiquaient patiemment la technique dite de la « dandine ». Cet autre mode de pêche accessible dès plus jeunes aux plus âgés avait l'avantage d'être beaucoup moins éreintant que la pêche dynamique, et tout aussi efficace d'ailleurs. Pour ce faire, je m'asseyais sur le bord du ponton, sur lequel toutes sortes d'algues avaient séché la journée, ramenée par-dessus la digue par les grosses déferlantes qui venaient se fracasser sur la grosse digue imposante et bétonnée. Cette technique est parfaitement adaptée aux débutants. Elle consiste à faire immerger et émerger la ligne par l'effet d'un même mouvement continu et répétitif à cadence égale, tel un métronome. Les appâts artificiels en vue de tromper nos vertébrés aquatiques reproduisaient à la perfection la nage des petits poissons. Ainsi, ils se laissaient prendre le plus naturellement du monde par la magie de l'illusion, et il ne vous restait plus qu'à remonter la ligne immergée en tenant la canne à bras ferme. Contrairement à l'autre technique qui nécessitait un travail bien plus important dans la durée, et pour laquelle il fallait ramener la ligne très rapidement, au risque de perdre quelques individus pendant la bataille, ces prises étant réputées très combatives lorsqu'elles étaient piquées au bout du bas de ligne. Il était nécessaire de mouliner sur des distances de vingt à trente mètres. Paradoxalement, il n'était pas rare que je remplisse la musette au maximum de sa capacité qui, je l'avoue bien volontiers, m'avait valu quelques éloges pas forcément inattendus de la part des uns et des autres, ce qui flattait mon ego au point que je ne manquerais pas de raconter mes exploits surréalistes à la rentrée à mes copains de classe. Je jubilais à chaque fois ; je narrais mes hauts faits d'armes devant un audit conquis, de la même manière que les aèdes grecs relataient les leurs au sein des théâtres à ciel ouvert. Telles d'antiques histoires extraordinaires de la mythologie hellénistique similaire aux fameuses épopées d'Ulysse le roi d'Ithaque. Mi-homme mi dieu, grand stratège de la guerre de Troie ; et que dire de ses péripéties incroyables à travers l'Iliade, que Papy en homme de lettres averti m'avait fortement conseillé de lire, ce que je fis plein de bonne volonté durant les vacances estivales de cette année-là, curieux de savoir comment ça vivait vraiment un vrai demi-dieu ?
Malgré l'heure tardive de cette fin de journée, il restait encore l'étape la moins captivante, celle de cette corvée nécessaire peu ragoûtante et malodorante de la vidange viscérale des poissons, à laquelle j'essayais de me soustraire rapidement par tous les moyens. Dans la pratique, cette tâche ingrate était réalisée exclusivement par les adultes, qui n'éprouvaient visiblement aucun dégoût à exécuter cette basse besogne de tripier. Le modus operandi se pratiquait avec l'emploi d'un couteau tranchant bien aiguisé, et consistait par un geste précis et bref à ouvrir le ventre tout mou de la bestiole, de part en part, jusqu'à l'apparition sordide des tripailles dégoulinantes et sanguinolentes. Elles étaient extirpées manuellement, et rejetées en l'état à la mer. Ces entrailles faisaient le régal et le repas de providence de certains oiseaux opportunistes, des charognards de toute plume intéressés par d'éventuels restes ; qui s'attardaient eux aussi bien volontiers pour se nourrir de cette victuaille facile et bienvenue.
Les jours suivants, la diversité des plats n'était pas très fantasque, poissons, et toujours poissons grillés à tous les menus et à toutes les sauces avec, bien entendu, les légumes du jardin fraîchement récoltés du jour, ces idoles avaient le mérite de venir garnir et décorer l'ensemble des assiettes. En même temps, je comprenais assez aisément l'intérêt général quant à ces végétaux pour leurs indéniables propriétés gustatives et bienfaisantes. Ces primeurs fraichement cuisinées étaient nécessairement l'objet de toutes les attentions, et tellement choyé par nos jardiniers, ingénieurs-agronomes d'une saison, qu'il fallut parfois bien faire semblant d'apprécier ces petites merveilles peu appétissantes ; citons en exemple les fameux épinards, quitte à nous amener à en faire une indigestion.
L'ensemble de la communauté avait opté d'un accord commun, pour le regroupement des enfants dans une grande tente orange, équipée d'un auvent à la demande expresse des petits monstres bien enjoués. Tout au début du séjour, pour notre défense et argumentaire, nous prétextions d'avoir le besoin d'un peu d'indépendance pour jouer et ne pas déranger intempestivement les adultes, alors que la réalité était tout autre : il s'agissait surtout et avant tout d'exercer librement nos insidieuses filouteries à l'abri des regards de nos juges.
Chaque mercredi matin, le ventre vide, à jeun depuis la veille au soir, sous la houlette de Papa et de Tonton Gwénael en guise de chefs de file, nous descendions à la file indienne au village voisin ; perchés sur nos vélos équipés de sacoches pour nous ravitailler en vivres alimentaires dans la seule et unique grande surface du secteur. Les trois quarts de l'étape, qui en tout et pour tout devait avoisiner les douze kilomètres en comptant l'aller et le retour, se faisaient en pleine et rase campagne. Au passage, ce périple était aussi un véritable réveil musculaire pour nos petits muscles totalement hypotoniques, encore soumis au bienfaisant sommeil et à l'éveil des sens. Nous étions toujours émerveillés par la beauté des différentes vues qui s'offraient gracieusement à nos yeux encore embrumés de ces débuts de matinée, où d'épaisses fumées blanches, telles des songes fugaces s'échappaient du sol lié à la condensation. Des petites perles de rosée ruisselaient délicatement sur les herbes des prés et des prairies environnantes, ces graminées parfumées, diffusaient et propulsaient dans l'atmosphère des molécules odorantes dans la fraîcheur de ce début de matinée, comme si, d'une certaine manière, elles vous saluaient sur votre passage. Elles scintillaient de mille feux par la réflexion des premiers rayons du soleil dont la luminosité caressait tout en douceur le bout des tiges, dans un souci de discrétion pour ne pas perturber le réveil du règne végétal. Nous pédalions à notre rythme, traversant les petits chemins côtiers bordés sur chacun de leurs deux flancs, par les plaines stériles des landes et bruyères, elles-mêmes entourées par de belles sapinières en bordure de littoral. Au fur et à mesure de notre progression sur le sentier côtier, mon regard était émerveillé par tant de diversité de paysage. Dans les champs de blé, les épis étaient devenus tous blonds sans exception, phénomène lié à l'exposition prolongée des effets de l'ensoleillement tout au long du jour. Cette sensation de légèreté nous donnait du baume au cœur. Je me sentais libre, j'avais foi en l'avenir. Nous avions toujours en ligne de mire les beaux flots bleus de la mer, et les écumes blanches telles de petits moutons, visibles au centre de ce tumulte lointain extraordinaire, relégués à l'arrière-plan de cette carte postale, par les immenses falaises des rochers environnants. Il n'était pas rare à cette saison de l'année par ces temps plaisants d'observer des implantations sauvages de campements improvisés sur les terres et terrains vagues, vierges de toute habitation et de culture. Un jour, nous avions rencontré sur les bords d'un chemin, des campeurs d'un jour ; épris d'un peu de dépaysement certainement. Ils déjeunaient sur l'herbe en pleine harmonie avec les éléments, les corps encore à demi emmitouflés dans un duvet. Nous arrivions toujours à bon port, et sans encombre, pareils à une organisation quasi militaire, mais toujours dans un bon esprit. Nous démarrions la course aux emplettes par une petite réunion organisationnelle très structurée : chacun de nous était missionné par Papa ou Tonton, pour aller chercher dans les rayons concernés un article défini et désigné par la sainte liste, qui se voulait exhaustive. Sous forme d'un jeu chronométré, le produit était annoncé à voix haute, et parfaitement audible par l'ensemble. Chacun se voyait attribuer une mission qu'il fallait honorer dans un minimum de temps. Ensuite, les achats étaient rangés selon leur fragilité, et dans un ordre bien précis pour éviter la casse des produits sensibles. Nous étions récompensés de nos efforts et avions le droit à un peu de réconfort mérité : sur le chemin du retour, nous posions les vélos lourdement chargés, à même la barricade en bois du PMU, qui se trouvait du côté ombragé à cette heure de la journée, et nous nous attablions en terrasse, pour commander un véritable petit déjeuner digne de ce nom. Chaque plateau faisait l'objet d'une attention particulière et d'un soin particulier ; se trouvant toujours dans une disposition égale à chaque halte des mercredis des grandes vacances. Les cafés et les chocolats chauds étaient servis dans les petits bols « Chucky » nom de la marque du chocolat en poudre ; le fond extérieur du bol reposait sur une petite sous-tasse à motif floral avec à sa gauche des petits pains frais et leurs micropains de beurre, à sa droite un croissant tout chaud, accompagné d'un grand et fin verre de jus d'orange fraîchement pressé avec précaution par Alain, le propriétaire du commerce, et coéquipier de jeunesse de Tonton, au club de Football local. Pour finir la description, les couverts étaient posés délicatement sur une petite serviette de couleur orange, et s'il vous plaît dans le même ordre et le même sens au-dessus de la sous-tasse.
Comme beaucoup de petites enseignes multi services du bord de mer, le magasin disposait d'un petit coin dédié à la presse, et avec l'argent de poche hebdomadaire distribué gracieusement par les parents, chacun achetait son livre chez le marchand de journaux. En ce qui me concerne, j'optais toujours pour le Super Picsou, magazine mensuel, dans lequel je pouvais suivre les aventures rocambolesques des célèbres personnages de Disney. Le vieux canard avare et sa joyeuse troupe avaient surtout le mérite d'occuper les journées de mauvais temps et, bien au chaud sous la tente, je suivais les péripéties de ces petits animaux savants qui me divertissaient. Mes frères et mes cousins, quant à eux, avaient des préférences très éclectiques en matière de choix, par exemple pour ces magazines « les Wapitis », essentiellement orientés sur les connaissances des animaux de la nature, les « J'aime lire » à la couverture rouge ; plein d'histoires illustrées, les « Pif gadget », cette revue qui offrait comme le titre l'indique des gadgets insolites, et qui se présentait sous la forme de séries BD. Mais en règle générale, lorsque chacun de nous avait fini de feuilleter son bien, il les échangeait avec les autres quand même bien volontiers.
Mais à mes yeux, le personnage central des vacances estivales de cette année là, restait sans aucun doute, la splendide Caroline, la fille des voisins proches. Le premier jour de l'apparition de cette créature divinement belle restera gravé pour un bon moment dans les mémoires de nous autres, ses nouveaux prétendants. Elle possédait un adorable petit minois, doté de beaux traits fins, ce qui lui conférait un faciès très enviable. Ses longs cheveux blonds ondulés ne manquaient pas de mettre en valeur ses grands yeux bleus lagon en forme d'amande qui étaient mis en évidence par le teint mat de sa peau tannée par le soleil. Ses belles et jolies mirettes expressives, surlignées et rehaussées par de gracieux sourcils épais de forme circonflexe, finissaient d'illuminer son portrait, et ne manquaient pas d'attirer l'attention sur cette merveille flavescente d'une dizaine d'années.
Les autres courtisans et moi-même nous plièrent chaque jour passant à tous les désirs et les caprices de la belle pour obtenir la plus infime de ses faveurs. Malgré les efforts de chacun pour attirer son attention, le préféré d'entre nous fut Hubert, l'élu de son cœur, sans élément de comparaison possible, et dont le seul critère de sélection reposait sur la seule beauté physionomique de sa personne. Personnellement en ce qui me concerne ce signe distinctif de choix ne s'avérait pas vraiment être mon point fort, car je possédais, il est vrai, sur le moment, un physique ingrat, sans attributs de charme attrayants à mettre en valeur. Et par ce procédé d'élimination impitoyable de la norme, cela m'avait valu d'être mis au placard d'entrée de jeu et sans aucune concession de sa part.
De toute évidence, au retour des vacances, j'entamerais une procédure à mes parents : je leur reprocherais de ne pas y avoir mis l'ingrédient qui me faisait tant défaut dans l'éprouvette de la conception. Nom d'une pipe !, un joli petit lot pareil, dans les bras d'Hubert, le vrai canon de beauté de ces jeunes demoiselles, ce solide gaillard, qui possédait malgré son jeune âge des prédispositions athlétiques précoces, avait l'apanage d'un apollon et n'en était pas à sa première conquête. D'ailleurs son tableau de chasse en aurait fait pâlir plus d'un. En contrepartie de ne pas être un bellâtre à qui l'on accorde de l'importance, et certes, de ce côté-là à l'avance, sur ce terrain j'étais battu à plates coutures, la persévérance était sans prétention de ma part l'un de mes atouts innés. Je ne doutais aucunement de ma capacité à faire un retour fracassant sur le devant de la scène. Je possédais un certain charme quand même, à travers le poids et le pouvoir des mots, que je savais manier assez aisément pour mon âge. J'utilisais ; et cela vous me l'accorderez bien volontiers aussi de l'art de la rhétorique, dont le maître mot est l'éloquence, et plus spécifiquement dans une première mesure, de celui de la maïeutique au sens littéral du terme ; déjà à l'époque, de ce procédé qui consistait à faire accoucher les mots sur un bout de papier, aussi ordinaires fussent-ils.
— « Je vous en prie, s'il vous plaît, je vous en conjure, accordez-moi un peu du bénéfice du doute quand même ! »
Fin stratège d'un jour, ou opportuniste désespéré, j'établissais mon plan d'attaque que je peaufinais chaque soir avant de m'évanouir complètement dans les bras de Morphée. Au bout de quelques jours de bécotages intensifs et de lustrage dentaire ininterrompu, nos deux protagonistes refirent surface hors des prémices de leur idylle, et se joignirent au reste du groupe. Au cours de notre rendez-vous quotidien, je passai alors à l'offensive, cet après-midi-là, profitant des failles de l'inconstance d'Hubert à pérenniser ses amourettes trop longtemps. À la plage, Caroline commençait à s'ennuyer ferme, à cet âge-là on ne fait pas de compromis avec l'amour. Cependant, il semblait que le bellâtre devait préférer la baignade et les plongeons des rochers à sa nouvelle sirène dont les parents, qu'il avait fallu convaincre pour la laisser nous accompagner et qui n'avaient pas eu connaissance du flirt jusqu'ici, avaient fini par accepter après une rude plaidoirie en faveur de leur miss. La sortie était accordée « à titre exceptionnel ». Je me souviens encore de l'intonation de la voix de son père quand il sortit solennellement cette formulation.
Elle semblait déjà porter le regard ailleurs et n'avait pas particulièrement l'envie de se joindre à la manœuvre. La belle affaire pour moi ! Sur le moment, ma préoccupation principale était de capter justement celui-ci dans ma direction, et par toutes les attentions quelles qu'elles soient, de ne pas laisser vagabonder ce doux regard, nulle part ailleurs que dans le centre de notre champ intime. Comme je le disais donc à l'instant, la joyeuse bande masculine s'adonnait pleinement au plaisir des activités maritimes. J'avais moi aussi trouvé l'excuse de me reposer sur ma serviette, et elle et moi attendions tous deux assis sur nos draps de bain respectifs le retour de la joyeuse bande de drilles. Après m'être énergiquement raclé le fond de la gorge, je prenais bien entendu pour ce faire un air sérieux, retirant de la poche de mon jean l'une de mes compositions poétiques écrites la nuit même au cas où, et lui récitai cérémonieusement les vers calibrés pour les circonstances. Là, devant elle, je déclamais des vers parnassiens, illustrés d'une gestuelle théâtrale. Le vent transportait ces rimes bien loin, au-delà de la plage ; étonnamment désertique de ce début d'après-midi. Ce maudit noroît soufflait déjà depuis quelques jours intensément, mais tout de même, la température du fond de l'air restait largement acceptable. Je ne sais pas si elle entendit l'ensemble du poème, toujours est-il que je fus totalement hébété par sa réaction qui ne se fit pas attendre : devant moi, elle rougissait, puis l'instant d'après se mettait à rire convulsivement, comme par l'embarras généré de cette situation inattendue. Instinctivement, nous nous mîmes au diapason : des éclats de rire émanaient de la petite anse, et chargeaient l'air de gaieté. Maintenant sur le coup je me trouvais idiot, mes joues se colorèrent instantanément, trahissant davantage la profondeur de mon malaise. Manifestement, elle avait beaucoup apprécié sur la forme ces petites intentions de ma part à son égard, et aussi le cran qu'il m'avait fallu pour les mettre en application de la sorte devant elle. M'avait elle seulement apprécié un peu sur le fond ; pour m'être ainsi exposé au risque de rendre la situation présentement ridicule ? ; d'avoir retiré spontanément ce voile protectionniste des sentiments à travers ces textes, ce véritable hymne à l'amour ; et de cette manière à une parfaite inconnue ? Disons alors que pour moi c'était naturel. J'avais pris l'habitude à la maison de composer des textes assez régulièrement pour Maman qui aimait beaucoup ces petites délicatesses. Elle disait que la discipline de la poésie ouvrait les âmes au monde. Cela amusait beaucoup mes petits frères, je crois. Ils aimaient eux aussi m'entendre réciter les poésies scolaires, surtout lorsque je montais sans ménagement sur l'une des chaises de la cuisine où je joignais mon propre langage corporel artistique à la déclamation qui consistait à danser de n'importe quelle manière, pourvu que ça fasse rire la galerie. Pendant ce temps, Caroline et moi fîmes plus ample connaissance. Nous nous mîmes à discuter naturellement et engageâmes des échanges de point de vue d'ordre général. Elle était mon égale à ce petit jeu là, sans aucun doute. Elle était superbe, mais elle ne manquait pas non plus d'éducation ; elle était parfaite pour moi. Il ne resterait plus qu'à sonder son cœur pour connaître le degré de considération qu'elle pouvait avoir pour ma petite personne. Quel degré d'empathie avait-elle réellement pour moi ? là se trouvait une véritable interrogation quant à la compréhension de la difficulté des rapports humains. Comment décoder l'expression de son affectivité ? Quelle était à présent ma place dans l'échelle de ses sentiments ?
Malheureusement pour moi, je n'aurais jamais eu l'occasion de le savoir : nous avions déjà épuisé la totalité du séjour, et je ne la revis plus l'année suivante, enfin plus jamais à vrai dire. Ses parents, selon les dires des miens, avaient été dans l'obligation de déménager et avaient vendu leur maison secondaire. Secrètement, cette déplaisante nouvelle m'avait affecté de plein fouet, et m'avait mis le genou à terre, avec un pincement au cœur, une sorte de blessure profonde de n'avoir obtenu de réponses à mes interrogations. Avec un peu de recul, je me demandais si je ne l'avais pas trop idéalisée, cette petite chimère inaccessible.
Voici venir le deuxième volet de la série des grandes vacances de la même année : la reprise des activités professionnelles des adultes impliquait le retour aux sources, direction chez tata Tallard, ma nourrice préférée. Chez elle, pas d'ambiguïté : je passais toujours du bon temps, et ma petite personne était toujours fort bien occupée. Elle était très gentille avec moi, ses trois filles aussi. Plus âgées que moi, elles avaient toujours le mot pour faire rire, surtout l'aînée qui affectionnait les tours de magie ; elle faisait parfois disparaître les lapins blancs qu'elle retirait des clapiers et les faisait réapparaître dans un sac en toile de jute, tout droit sorti de sa mallette de magicienne. Elle était sacrément dégourdie cette jeune fille, qui devait avoir une dizaine d'années tout au plus. Elle passait aussi bien des jeux de garçon à ceux des filles. Parfois, nous descendions dans la plaine derrière chez-elle, cueillir des pêches de vigne chez la mère Bougeard. Intrépide, assurément, elle l'était ! Grimpant aux arbres avec l'agilité d'un singe, elle me tendait les fruits du verger qui nous était théoriquement interdit d'accès par la vieille femme qui n'y voyait plus grand-chose. Mais, contrairement à la vue, l'ouïe fonctionnait encore correctement. Elle nous avait déjà repérés et sortait sur le perron de sa maison, en agitant sa canne de marche en tout sens et en criant :
— « Au voleur ! Au voleur ! On me vole mes fruits, vous ne l'emporterez pas au paradis, oh non, croyez-moi bien ! »
Ce matin d'août, d'une journée ordinaire, d'un monde ordinaire dans toute sa singularité, j'étais dans l'expectative de savoir à quoi pouvait bien ressemblé ce centre à gamins abandonnés à la journée que l'on nommait banalement « centre aéré », et surtout de savoir ce que l'on pouvait bien y faire. Avec et toujours encore cette satanée présence des adultes pour vous dicter les gestes et mouvement de votre vie quotidienne, imaginais-je !
Mes parents avaient tous deux des emplois, qui ne leur laissaient pas la possibilité de nous déposer dans ce jardin d'enfants dans les heures communes, comme la plupart des autres gamins. Dans la majeure partie des cas, c'est papa qui nous y conduisait au guidon de sa mobylette « 103 Peugeot », le casque orange semi-intégral sans visière, avec une bande réfléchissante blanche apposée sur l'ensemble de sa circonférence, le tout vissé sur sa boule, ce qui avait le mérite de lui valoir le surnom d'« orange farcie ». Ainsi, il était aussi vêtu de son ciré de pluie vert sur le dos, et la « gitane maïs brûle poumons » à l'extrémité de la commissure droite de ses lèvres, ce qui lui conférait un faciès drôle et amusant.
Ça valait bien la photo, vraiment !, sur cette mobylette rouge Alizarine, nous pouvions circuler à quatre, moi entre les jambes de Papa, accroupi dans une très mauvaise posture, les jambes en tension permanente, rapidement congestionnées par la difficulté positionnelle des pieds reposant sur les carters de l'engin. Mon autre frère prenait place sur la partie arrière de la selle, les jambes écartées au vent dans le vide sidéral, et enfin le dernier, le séant à même le porte-bagage, les bras venant enserrer celui de devant. Je peux vous dire que j'étais pressé de poser les jambes debout, sur un sol bien dur, car sur la fin du trajet l'effort devenait insupportable. Ajouté à cela, comme si le calvaire n'était pas suffisant, la rigueur climatique des jours de mauvais temps, et vous obteniez la maladie à coup sûr. La pauvre pétrolette à laquelle on demandait quasiment l'impossible avait toutes les difficultés du monde à gravir les deux longues côtes qui devaient nous mener à destination. On se demandait parfois si elle n'allait pas caler au vu des drôles de bruits qu'elles faisaient parfois, comme des espèces de toussotements mécaniques sous l'effet du poids en charge. Au passage, elle ne devait pas excéder les cinq kilomètres par heure dans la montée. Le paternel plus d'une fois avait dû la soulager en se mettant debout tout en pédalant avec vigueur. À mi-côte de la deuxième, au croisement multi directionnel du « Hirel ». Il n'était pas rare à l'époque de croiser le garde champêtre communal qui y faisait la circulation, et dont nous saluions la présence au passage d'un bras tendu et bien raide, levé publiquement dans sa direction, sans lâcher la prise de l'autre, toujours accroché à ce que nous pouvions autour de nous. Il ne manquait jamais de nous saluer à son tour, et toujours en souriant de sa bonhomie accommodante. Il connaissait très bien papa, car avec un autre dans la même situation, à mon avis, ça aurait été une tout autre affaire. Il devait s'agir ici d'un passe-droit, l'agent semblait pourtant amusé de voir défiler un tel chargement sur deux roues. Pour moi, c'était véritablement une corvée supplémentaire chaque matin. Plus d'une fois, lors de nos protestations d'humeurs, nous autres lui avions demandé d'acheter une voiture, et lui faisions part des désagréments dont nous subissions les effets délétères inhérents au manque de confort lors du trajet. D'un autre côté, ceci aurait également eu le mérite d'éviter aussi d'amuser la galerie, à qui nous donnions du grain à moudre pour l'occasion, et qui ne manquait pas, bien volontiers, d'user d'illustrations gestuelles agaçantes et humiliantes à ce sujet à notre arrivée. J'obtins toujours à peu près les mêmes réponses : toutes ces considérations étaient à mettre bien évidemment au conditionnel, son argumentation était décevante, à adjoindre aux nombreuses causes des peines perdues :
— « mais enfin, de quoi se plaint-on ici ? vous devriez trouver tout cela amusant, c'est assez original, non ? Et de plus, dites-vous bien que l'air frais, ça aère les cerveaux, c'est très bon pour l'éveil des sens ! » Mouais, bref, nous n'étions pas très convaincus par notre père, ce philosophe cyclomotoriste de formation, car il l'était vraiment. Malheureusement, nous pensions dans ces moments-là qu'il n'était pas toujours en phase avec la réalité du moment, enfin passons.
Mes doutes et mes craintes furent relativement vite dissipés à propos de mes appréhensions sur cette nouvelle expérience, car ici, nous avions la possibilité d'évoluer sur divers terrains de jeux, toujours encadrés d'adultes, certes. Dans le milieu de l'enceinte, se trouvait la place forte, l'agora devrait-je dire. En réalité, il s'agissait d'un énorme bac à sable aux contours formés par de gros rondins de bois linéaires et parfaitement lisses, scellés les uns sur les autres. Ce tas de sable à ciel ouvert était équipé de toutes sortes d'outils et de jouets en plastique, allant de la pelle, aux camions de chantier transporteurs de sables. Tous les jeux auxquels nous pouvions prétendre étaient infinis et illimités. Nous inventions des scénarios bien ficelés, mais aussi parfois survenaient des heurts entre les chefs d'un jour, lors de putsch répétitifs, renversant le pouvoir précaire en place depuis peu, et par la virulence de la nouvelle prise de commandement qui s'en suivait pour préserver son assise pour un long moment. Je n'étais pas le dernier à déclencher les hostilités : j'aimais me frotter à mes potentiels adversaires, jauger leur courage et savoir ce qu'ils avaient eux aussi dans leur ventre. J'avais acquis la réputation d'être un adversaire coriace, et beaucoup de mes camarades de classe qui fréquentaient assidument l'établissement me redoutaient déjà. Sans aucune commune mesure, je fus prêt à tout pour en découdre lors de la rébellion de mes vassaux infidèles qui attendaient le moment propice pour me faire chuter du siège royal. Cependant, il fallut bien me rendre à l'évidence que d'autres garnements issus de nouveaux horizons me précédaient en force pure et m'avaient rapidement destitué de mon titre. Certains jours, lors de leur absence pour des raisons qui ne me regardent pas, je me constituais d'office avec l'accord exprès des autres mômes restant le régent du groupe. L'hégémonie de mon règne de la classe des cours primaires était maintenant bien révolue, et je dus l'admettre contre mon gré et un peu par la force des choses. Je fis un semblant d'allégeance à mes rois à ma façon, tout en ne perdant pas de vue les petites faiblesses de chacun, qui eux aussi ne manqueraient pas au moment venu de mettre le ventre à terre à leur tour, stratégie oblige n'est-ce pas ?
Certains jours, des sorties programmées à l'emploi du temps n'étaient pas pour me déplaire. J'avais quand même une préférence pour la plage à ce moment-là, ça c'est sûr, mais sans le savoir, cette année-là allait être riche en découvertes. Dans le vieux « J 25 » de chez Citroën modifié pour le transport d'enfants et aménagé de banquettes, nous avions rendez-vous dans le bois domanial. Des jeux de pistes par équipe étaient organisés par de brillants moniteurs, très inspirés par l'organisation que demandait cette activité. Contre toute attente, moi l'anticonformiste par essence, d'une nature un peu rebelle, j'adhérais pleinement et avec beaucoup de ferveur. D'ailleurs, tous les enfants étaient enjoués à l'idée de s'éparpiller dans cette grande et merveilleuse forêt, aux multiples sentiers, composée essentiellement d'essence de hêtres et de chênes communs. Dans chacune des équipes, un chef d'aventurier était désigné unanimement par le reste de l'équipe. Je m'arrangeais toujours pour être l'élu chanceux. Troquant parfois pour mériter cette haute fonction, mon goûter ou ma petite bouteille de « Ricqlès », cette boisson gazeuse désaltérante aromatisée à la menthe poivrée que j'affectionnais tant et que maman, dans toutes ses attentions bienveillantes à mon égard, avait pris soin de faire figurer à chaque sortie dans le fond de mon sac à dos de survie.
Le principe du jeu de piste était axé sur la progression dans un lieu inconnu, étape par étape. La poursuite du jeu se conditionnait par la résolution d'énigmes qui octroient des indices lors de la réussite à un questionnaire axé sur les connaissances générales des participants. Le but final récompensait la meilleure équipe par la découverte du lieu d'un trésor avant les équipes adverses. La condition première était d'arriver les premiers sur le site dans un minimum de temps. Ce jeu très ludique amenait les membres de l'équipe à la réflexion dans un court délai, alliant la course à pied et l'orientation spatiale des participants dans l'espace commun. J'étais tout simplement ravi d'être l'invité de ces grands bois et entouré par le caractère du cadre bucolique de ce grand poumon verdoyant, dans lequel je m'oxygénais, un vrai bonheur, une journée entière à s'adonner à un jeu super cool !
Déambulant énergiquement à travers les sous-bois, dans les passages des chemins escarpés, parsemés des racines belliqueuses et désobéissantes des souches d'arbres ondulantes, bordés de myrtilliers et de bruyères dont les coloris varient dans des tons allant du mauve au pourpre durant la floraison à la belle saison. Il était intéressant de ramasser quelques feuilles de différentes tailles et formes tombées des arbres qui jonchaient le sol en nombre impressionnant. Ce qui me permettrait en fin de journée, après la réunion nourricière quotidienne de vingt heures, de les identifier scrupuleusement une par une dans la grande encyclopédie d'histoire naturelle le soir même, dans la grande bibliothèque, avec, cela va de soi, l'aimable participation de Papy. Mon ancêtre était toujours enclin à faire la leçon à ses petits-enfants apprenants. Ah, mon cher grand-père ! Il n'avait pas son pareil pour captiver les petits esprits en devenir, à travers la lecture, et les histoires extraordinaires des êtres de ce monde. Il avait bercé nos jeunesses à travers un grand nombre d'aventures, de faits historiques hautement remarquables et d'hommes d'exception pour les réaliser. Je m'étais aperçu que son œil aiguisé scrutait sa tour de savoir à tout instant lors de notre présence. Il vouait un culte à cette source intarissable de connaissances hétéroclites, témoin de passage de l'histoire des hommes, de ces citoyens de l'univers, à travers les temps immémoriaux, où son échelle d'éternité n'a que faire des notions humaines.
À la pause déjeunée de l'heure de midi, nous étions littéralement absorbés par la liesse animant les uns et les autres et qui représentait l'intérêt général de la chose. Chacun rapportait ses exploits, à travers les solutions aux énigmes du questionnaire collectif, et pour lesquelles il avait eu les bonnes réponses, ce qui avait pour effet de faire progresser son équipe dans la suite du jeu, mais aussi aux questions qui parfois résistaient à la culture individuelle des protagonistes et produisait l'effet inverse, ralentissant le groupe dans son avancée. A froid, tout cela nous amusait et nous faisait rire, de la simplicité avec laquelle, nous n'avions pas su apporter les réponses en première intention par un trop grand empressement à vouloir répondre trop vite. Pourtant ces items de test restaient largement accessibles aux connaissances du plus grand nombre.
Parmi nous, il y avait un jeune garçon d'environ deux ans mon aîné. Il habitait à deux pâtés de maisons de la mienne. Ce voisin légèrement éloigné dira-t-on, avait été désigné d'office par le staff des animateurs pour faire la distribution du lait dans un pichet, extrait de deux grands jerricans pour le goûter de dix-sept heures. Sa contribution n'était pas hasardeuse : il n'était pas du genre altruiste, et encore moins philanthrope. J'appris de source sûre, m'a-t-on dit, qu'il était un élément perturbateur dans son groupe et qu'il n'en était pas à son premier coup d'essai. Réputé pour être très turbulent et bagarreur, son nom de famille devait être Lelbrac'h, il était le cadet d'une famille de cinq enfants selon mes souvenirs. Son père, un gros bonhomme, portant une extraordinaire grosse et épaisse barbe qui enveloppait une bonne partie de son visage un peu grossier, était agent éboueur, fonctionnaire de son état. Il conduisait de temps à autre le camion-benne à ordures des ateliers municipaux. Sa mère, un petit gabarit court sur pattes, à la limite du nanisme, avec un peu d'embonpoint, le cou inexistant, comme si sa tête était tout simplement avalée par ses petites épaules était considérée comme une marcheuse hors pair. Elle devait arpenter facilement, et sans exagération, trois à quatre fois par jour, soit l'équivalent d'une dizaine de kilomètres, accompagnée d'un petit loulou blanc au poil soyeux, tenu en laisse ; le trajet qui mène à l'école et à la supérette du village. Peut-être qu'elle n'avait que cela à faire après tout, toujours est-il qu'elle marchait au pas de course, en haletant fortement, ce qui avait pour effet de faire rire Papa, qui lui avait trouvé le vilain surnom de « dinde farcie » vraiment, quel moqueur celui-là !
Pour ma part, de l'analyse pertinente liée à mon jeune âge, cela me laissait supposer qu'il ne s'agissait ni plus ni moins que d'une famille gauloise de la classe moyenne ordinaire. Il n'y avait rien à ajouter là-dessus, par ces noms d'oiseaux, mon cher géniteur avait perdu un peu de sa hauteur métaphysique qui le caractérisait si bien. Il manquait un peu d'élégance parfois sur les formes.
Ce zèbre, un peu écervelé, à la peau tannée, n'avait pas la langue dans sa poche, et pas la tête d'un saint non plus. Il débitait des flots de paroles, pas toujours intelligibles sur le moment, tout en s'excitant. Il ne tenait pas en place une minute, quel drôle de numéro ! Tout en servant le liquide blanc rafraîchissant que nous avions la possibilité d'accompagner de sirop de fraise ou de menthe, il vociférait comme un diablotin, et voici ce qu'il disait :
— « qui veut du sperme ? Qui veut du sperme ? », cela dura encore pendant deux bonnes minutes, avant l'intervention d'un des monos, qui lui octroya pour l'occasion une bonne tape derrière la nuque. Par ce geste symbolique, il lui passa immédiatement l'envie de continuer ses singeries, je peux vous le dire. En attendant, plus j'y pensais, et plus je m'obstinais à comprendre la signification de ce nouveau mot inconnu de mon vocabulaire, qui subitement prenait un caractère sacré dans l'esprit de ma petite cervelle d'illettré. Devais-je y comprendre que d'une certaine manière, le spectre de l'incultisme gravitait insidieusement autour de mes neurones ? Ce n'était pourtant pas faute d'avoir manqué de questionner les autres du groupe par curiosité, mais personne non plus n'était en mesure de pouvoir m'apporter la définition de ce mot bien étrange. Me voilà d'une certaine façon rassuré sur le plan de mes connaissances. En même temps, il était contraire à mes principes de m'adresser ouvertement aux encadrants qui étaient de l'espèce des grands. J'avais bien trop de fierté pour me rabaisser de la sorte, et ainsi me laisser humilier par mon manque de savoir.
Le soir, attroupé autour de la grande tablée, nappée des toiles de coton aux motifs de petits carreaux, que Maman apprécie pour je ne sais quelle raison, tous assis bien sagement dans la disposition d'une famille ordinaire française, vouant un culte au moment rassembleur du repas du soir, je questionnais donc l'ensemble de l'assemblée sur le motif de mon grief cérébral, auquel je me faisais des nœuds invisibles. De l'avis de mes frères, c'était égal. Ils n'en avaient pas connaissance eux non plus, heureusement d'ailleurs ! Imaginez la honte pour moi ! En revanche, pour les parents et grands-parents, ce fut une tout autre réaction : ils étaient visiblement embarrassés de ce terme. L'expression de leur visage en témoignait. En guise de réponse évasive, Papa me dit qu'un petit garçon de mon âge n'avait aucun intérêt à connaître la définition du dit mot ; c'était donc du vocabulaire sacrilège d'un public averti. Papy m'avait répondu à la suite, qu'il s'agissait d'un terme qui avait une signification particulière, qu'il faudrait replacer dans un autre contexte plus adapté à une autre situation, et que ce détracteur de mots ne devait pas non plus en connaître la véritable signification. Ce sale gosse prétentieux et ces mots apparemment vulgaires perdaient de leur superbe dès lors à mes yeux, ainsi que toute leur importance ; je ne leur apporterais plus aucun crédit, à refouler au rang des inutilités parasitaires, là où était leur vraie place. Et dans cet esprit de sérénité et de découverte qui anima et berça l'âge tendre d'un petit garçon de sept ans, l'été tira laborieusement et progressivement sa révérence, laissant la place à la saison automnale, un peu plus austère, qui annonçait à grands pas la rentrée des classes.
Chapitre 2ème
Le cours élémentaire 1ère année
Le constat d'échec
C'est avec plein de nouveaux merveilleux souvenirs qu'allait commencer la rentrée des classes en ce matin d'un début de mois de septembre. Mon cœur était un peu partagé entre l'excitation de retrouver les copains et les jeux de circonstance dans la cour de récréation, et le devoir de se remettre de nouveau en condition à l'emmagasinement de lobotomisantes et astreignantes nouvelles poésies, et de je ne sais quoi de nouveau encore, fomentées par le diktat bien-pensant du corps enseignant. Mine de rien, j'intégrais quand même l'une des trois grandes classes que comptait l'enceinte écolière, dont les murs de pierres de taille séculaires et des encadrants d'ouverture parés de briquettes orangées en faisaient l'univers exclusif de mon éducation primaire. Ces grands volumes avaient gardé en mémoire les allées et venues des milliers d'écoliers qui avaient franchi en entrant et en sortant le seuil de cette école. Toutes ces petites têtes à remplir qu'il avait fallu accueillir dans cette enceinte scolaire et depuis sa création ! Certainement un grand nombre à la vue de toutes les traces d'usure apparentes et visibles laissées sur les murs en souvenir de ses hôtes un peu trop turbulents.
Cette année par contre, il va falloir filer droit. Ça ne va pas être la même mélodie qu'avec Madame Kéravec ; mon nouveau maître n'a pas la réputation de faire dans la dentelle, et pas non plus la préoccupation d'enfiler des perles « y » paraît. Un garçon l'année dernière m'avait raconté de quelle manière il punissait les élèves rebelles et récalcitrants, peu enclins à se remettre de suite dans le droit chemin. Il n'hésitait pas un instant à vous envoyer une craie ou une brosse à effacer le tableau en plein travers du visage, lorsque vous ne vous y attendiez pas, pour peu que vous fussiez dissipé, ou occupé au royaume des songes à d'autres affaires illusoires, sujet à un petit moment de relâchement dans lequel il vous surprenait à discuter avec un autre élève. D'autres garnements avant nous en avaient fait les frais, et avaient eu également la très mauvaise surprise de s'être vu offert très gracieusement un vol gratuit sans retour, une sorte de tour d'avion pas vraiment destiné aux touristes en mal de sensations extrêmes ; pour admirer la vue au-dessous très spectaculaire. Pour bien moins que ça parfois, il se levait brusquement de sa chaise qui se mettait à crisser désagréablement par le contact du bois avec le sol parqueté de derrière son bureau. Ce pilote de ligne non breveté, embarqué l'espace d'un vol vous attrapait par vos deux oreilles, ou par le pantalon au demeurant, pour optimiser la prise, et il vous faisait tourner sur vous-même, les pieds hors du sol, tournoyant dans les airs devant toute la classe qui était mitigée par l'envie d'en rire, ou bien de penser que le suivant tour pourrait être le sien. C'était plutôt effrayant de se voir infliger ces châtiments à la limite même de la torture. Avec ces drôles de méthodes non conventionnelles ; sans rire, certains d'entre nous s'étaient plaints de décollements d'oreilles, faits avérés et constatés par le corps médical et l'institution, qui avaient menacé l'auteur d'une interdiction d'exercer. À un certain moment, il avait été question d'une révocation en cas de récidive, mais l'intéressé, à l'origine de ces mesures exceptionnelles ne s'était jamais formalisé pour autant, sachant par avance que des paroles aux actes, il y avait une sacrée frontière et que de plus, par définition un fonctionnaire n'est pas vraiment révocable paraît-il. Pour sûr que ça avait au moins eu le mérite de ne pas vous donner l'envie de refaire deux fois la même sottise, s'il y avait eu vraiment sottise, ou de faire toute autre chose d'ailleurs que n'apprécierait pas ce tortionnaire un peu sadique sur les bords. De par ces idées, et pour toutes ces raisons, je n'étais pas idéalement enchanté d'intégrer la classe de Monsieur Guillot, professeur de la vieille école, c'était le cas de le dire ! Écarter sa profession d'instituteur ; voyez-y dans la vie de tous les jours, un grand type à la soixantaine naissante ; certainement prochainement retraitable. Presque un géant en apparence, un colosse breton d'environ deux mètres sur pied, un vrai menhir du pays, il en imposait rien qu'à sa vue. Sans parler de la largeur de ses épaules qui dépassaient de loin celle des autres morphotypes standards, que mettaient en évidence les contours morphologiques surdimensionnés de sa carrure massive, moulée dans une austère blouse de maître bleu saphir puant la transpiration, laquelle inspirait encore davantage de respect. D'épais cheveux blancs et bien répartis, légèrement bouclés à la limite de l'ondulation garnissaient uniformément son crâne, qui contrastaient énormément je trouve avec son faciès rougeaud écarlate, dans lequel apparaissait dans un contraste manifeste de grands yeux bleus sévères et perçants qui vous trucidaient net par l'intensité du regard, tel un sabre Katana japonais. Niché au beau milieu de cette devanture égrillarde nous ne pouvions pas vraiment parler ici d'un nez à vrai dire, mais plutôt d'une grosse truffe boursoufflée qu'ont certains ivrognes par l'augmentation du volume des glandes sébacées sous l'effet du phénomène par lequel la peau se dilate et s'épaissit, lui donnant par conséquent un aspect fibreux. Et pour renforcer son apparence rigide, de grosses rides bien épaisses ondulaient sur son large front gargantuesque. Ce n'était pas tout, ses grandes mains empoigneuses, longues et épaisses, pouvaient soulever sans difficulté les polissons indisciplinés que nous étions pour certains. En somme, nous avions affaire à une vraie force de la nature et à un gars du pays réputé pour ne pas se moucher du coude qu'il ne fallait certainement pas contrarier. Il savait qui j'étais, car il avait fait la classe aussi quelques années en arrière à Maman, qui avec sa qualité d'écolière studieuse et disciplinée n'avait eu aucune affaire de maille à partir avec lui.
Un interrogatoire en règle et serré avait alors eu lieu quand l'heure s'était présentée, un jour, où je portais les seaux de linges du lavoir jusqu'à la voiture, dans l'intention de lui soutirer quelques informations à propos de l'instituteur. Au lieu de cela, moi qui m'attendais à ce qu'elle me brosse un portrait tout autre, allant dans mon sens, elle ne s'était pas du tout effarouchée lorsqu'elle m'en avait parlé. Elle m'avait expliqué avec un calme olympien, je m'en souviens encore aujourd'hui, que certaines sottises ou inattentions volontaires justifiaient parfois certains moyens, et que les jeunes gens normaux extrapolaient beaucoup la réalité des faits. Autant dire que je n'étais pas du tout d'accord avec cette version. À présent, je suspectais maman d'être coupable d'avoir usé d'un soupçon de zèle avec l'autre gorille et d'avoir été la petite élève préférée de notre homme ; tiens donc !, la petite fayotte va !
De plus, je l'avais croisé à de nombreuses reprises certains soirs chez Roger, partageant le petit rouge de l'amitié avec tonton Pierrot ou d'autres, mais jusque-là, je n'avais porté aucune attention particulière à cet individu, hormis le fait que je connaissais sa fonction de professeur. Sur le coup, il était le client lambda d'un débit de boissons lambda, et je crois que lui non plus d'ailleurs ne m'accordait aucune importance particulière. Il venait à son tour avant ou après la classe grossir les rangs de tous ces naufragés des causes perdues, comme les qualifiait Papa. Lui non plus n'était pas un fervent partisan du château « La pompe », source éternelle de jouvence issue de nos sources et rivières, mais au contraire, l'un des personnages emblématiques et fers de lance des corporatistes défenseurs des vins de la communauté européenne.
L'heure n'était donc pas aux réjouissances. Avec suffisamment de recul, j'arrivais certains jours à regretter la classe du cours préparatoire où, à côté de cette salle de correction à mauvais élève, l'air me semblait bien plus respirable, moins viciée par cette morosité ambiante ; quant au moindre faux pas, ou au moindre écart comportemental, vous étiez susceptible de passer sur l'échafaud de la place publique. Les imprévus du destin ; aucun doute possible là non plus, n'est-ce pas ? ; avaient voulu comme l'année précédente, que Karl se retrouve de nouveau mon voisin de bureau, et ainsi que Pascal sur ma gauche ; juste séparé de moi par l'allée centrale. La belle équipe de vainqueurs de nouveau formée et au complet ! Donc, à partir de ce moment et de l'intense joie que me procura cette bonne nouvelle, tout n'était pas encore perdu. J'avais retrouvé dans leur qualité de super copain un réconfort non négligeable, et nous pourrions bientôt nous serrer les coudes et subir ainsi toutes les peines et brimades du monde, car nous avions ce rempart de l'amitié pour nous.
Au programme : énormément de lecture, aucun problème pour ça. Ajouté à cela un peu de poésie, puis l'ensemble des rudiments de base que sont l'orthographe, la grammaire, la conjugaison, ou lala ! Ça commence un peu à se corser tout çà ! Puis vient le meilleur pour la fin : les fameuses tables de multiplication, sans oublier les merveilleuses additions et soustractions ; du vrai casse-tête en perspective ! Ces dernières, ces sciences compliquées et inintéressantes ne me passionnaient guère. Elles ne me menèrent qu'à ma perte, progressivement et par ce désintérêt global apporté aussi aux autres matières. En effet, je perdais progressivement le contrôle du fil un peu plus chaque jour passant avec son lot de sévices corporels et d'humiliations verbales, pour compléter le tableau. J'avais omis de préciser aussi que Monsieur avait des prédispositions innées à l'emploi de nombreux quolibets qu'il attribuait aisément à ses têtes de Turc préférées, dont j'étais le premier sujet de sa liste. L'insulteur maniait à merveille l'art de vous attribuer un beau surnom qui vous collerait à la peau pour tout le restant de l'année, tout cela pour vous faire l'honneur de ne pas vous nommer par votre vrai nom. Le mien était « Maestro ». Formidable ! Cela m'allait comme un gant, pseudonyme de situation, peut-être en rapport ou en référence à mon manque d'implication dans ses leçons. Ne parlons même pas de l'appropriation non convoitée de l'incontournable, dégradant et immuable bonnet d'âne intergénérationnel. Ce couvre-chef, sensé vous faire acquérir l'intelligence de l'âne, vous taillait une réputation sur mesure, venant coiffer la tête des cancres paresseux, et assez fréquemment la mienne. Je me souviens encore de la drôle de sensation qui se dégageait de tout mon être lorsque je faisais face, seul dans ma solitude ; tourné dans la direction du néant, les yeux dans les yeux avec l'immobilisme de ce mur pas très compatissant du fond de la classe. Trop distrait, manque de rigueur disciplinaire, a les capacités pour réussir, mais ne désire pas les mettre à son service, voici ce qui ponctuait mon carnet scolaire en guise d'appréciation des résultats trimestriels. Cette fois, j'étais vaincu, foutu, mais pas encore mort ! Advienne que pourra, je perdais une bataille, mais certainement pas la guerre !
La saison de la chasse
J'affectionnais beaucoup aussi cette période de l'année qui annonçait à grands pas l'ouverture de la saison de la chasse. C'était en ce qui me concerne, la promesse d'évoluer vers d'autres riches aventures, un autre exutoire qui me permettrait de vivre autrement, avec plus de simplicité. Dans quelques jours, moi, Papa et ses amis chasseurs, les dimanches après-midi nous pourrions battre la campagne à travers les immenses terrains de jeux constitués d'innombrables monts et vallées éparpillés de çà, de là dans la belle campagne bretonne pour traquer le gibier. Contrairement à l'enthousiasme dont je faisais preuve, mes frères n'approuvaient pas du tout cette activité rustique qu'ils ne considéraient pas comme un sport, mais plutôt comme une forme d'épuration des espèces sauvages. Influencés négativement aussi, il faut bien le préciser, par la réticence farouche des deux autres bonnes femmes de ma vie, et secondairement par la simple vision d'horreur du gibier inerte encore tous chaud des retours de chasse, de ces dépouilles désarticulées, maculées de sang chaud. Ils s'en offusquaient à chaque fois, surtout lorsque Papa, par excès de fierté ; encore tout excité de sa journée de chasse, déposait et mettait ces animaux morts à la vue de tous, bien en évidence sur la table de la cuisine et dans un ordre d'exposition des plus précis, en règle générale du plus grand au plus petit, et du haut vers le bas comme dans un cérémonial mortuaire. Moi, j'étais le rabatteur officiellement attitré de la petite compagnie, fonction qui consiste à débusquer le gibier, une tâche ingrate qui demande un certain savoir-faire, car il peut s'avérer parfois périlleux de se retrouver sans le savoir au contact de gros gibiers, par exemple des sangliers et autres chevreuils dans les broussailles et les fourrés. Papa m'avait appris les principaux rudiments de cette pratique, ce qui n'était pas réellement une mince affaire : il fallait connaître le positionnement le mieux adapté, l'attitude à adopter aux diverses circonstances. C'était un véritable plaisir très attendu, qui rendait mon père toujours un peu nerveux à quelques jours de l'évènement. Ses coéquipiers possédaient de véritables meutes de chiens courants ; la spécialité de ces animaux est de poursuivre, ou parfois même d'attraper le gibier en pleine traque. Certains cabots deviennent complètement enragés à la vue des bestioles sauvages en fuite. Cette horde de toutous était composée de diverses races, de bassets artésiens normands, de beagles, et de fauves de Bretagne, chiens plutôt communs, adaptés à ce type de région et imparables pour le gibier à poil. Combien de fois je les entendais hurler lors des fougueuses menées à travers les bois. Ces aboiements incessants troublaient la quiétude environnante à des kilomètres à la ronde. D'autres gibiers à plumes, comme les faisans, les perdrix, pour les plus courants, surpris et affligés par les êtres inhospitaliers de passage que nous étions, pouvaient soudainement prendre leur envol ; commandés par la réaction de leur instinct naturel à l'approche d'un potentiel danger. Nous avions quand même une préférence pour la chasse du coq de bruyère dont l'instinct sommait à se cacher dans l'enceinte rassurante d'une pièce de maïs ou d'un champ céréalier, ne s'exposant ainsi à aucun péril immédiat. Nos compagnons de marche, ces illustres inconnus du grand monde, Jean-Claude, un grand bonhomme sec à la limite du rachitisme, à la barbe noire et touffue, un peu courbé sur l'avant par une scoliose proéminente assez caractéristique liée à une déviation permanente de la colonne vertébrale était un piètre tireur, d'une nature sereine, que rien ni personne ne pouvait contrarier. Son palmarès en était à dissuader d'acheter une carte de chasse dans son cas, et même chez les plus chevronnés emplis de bonne volonté. Son tableau de chasse était très médiocre, pour ne pas dire insignifiant, certaines années, avec aucun trophée à son compteur ; sa malchance était peut-être aussi un peu liée à l'image mollassonne qu'il véhiculait, avec un temps de réaction phénoménal à la clef lorsque le gibier se présentait devant lui. Il avait la réputation non gratifiante de rater toutes les opportunités des proies en vue qui pouvaient être facilement abattues. En apparence, je le comparais souvent à « Havrel Dalton » l'un des personnages centraux de la bande dessinée Lucky Luke, le plus grand de la fratrie, ce grand zig burlesque totalement azimuté et simplet, bien que les deux autres n'étaient pas très éclairés non plus en matière d'intelligence. Cette allégorie lui collait tellement bien à la peau, nonobstant qu'il n'était pas du tout aussi stupide que l'autre quand même ! À côté de cela, c'était un chic type, très posé, d'un calme absolu. Cette dernière qualité était fortement appréciée de mon père qui ne supportait pas trop les excités de la gâchette, les autres tireurs de foire. De sa gibecière, à l'heure du repas, il sortait toujours une boîte grand format de pâté « Hénaff », et un demi-pain de deux livres, qu'il déchirait en quatre parts égales, et qu'il ne manquait jamais de partager avec l'ensemble du groupe. Ce partage du pain était de tradition dans les us et coutumes du chasseur au moment du déjeuner sur le terrain. Chacun des gars présents amenait un peu de nourriture qui était distribuée au sein de l'équipe dans la convivialité et la bonne humeur, pour le plaisir de nous retrouver entre nous, et pour renforcer les liens amicaux qui nous unissaient déjà. Il avait la préférence quand même bien marquée pour le petit verre de rouge, et plus si affinité, qu'il puisait d'un petit fût d'une contenance d'environ cinq litres ; muni d'une tirette par laquelle coulait le breuvage prisé des hommes. Ce petit réservoir contenant les produits de vignes diverses et variées, était aussi estampillé de la mention apparaissant sur l'étiquette, vins issus de la communauté européenne, et pour faire simple et sans fioritures, accessoirement vin de table bouffe-foie débouchant par sa consommation excessive sur une cirrhose du dit organe. La barrique de taille modeste était toujours cachée au même endroit, dans un terrier à renard, dans la sapinière de la Fontaine Ménaie, derrière le manoir des maîtres parigots. C'était des petits plaisirs sommaires vécus dans un cadre minimaliste, qui faisaient aussi le charme de l'aventure.
Pour en revenir à ce moment de partage, telle une iconographie de la cène du christ figée dans notre temps, partageant son dernier repas à l'heure de midi avec l'ensemble de ces drôles d'apôtres ; c'était l'instant du casse-croûte à la bonne franquette, dans la nature simple et rudimentaire de l'environnement forestier qui caractérisait bien là, à lui tout seul, l'esprit bon enfant du groupe, de ces bonshommes ascétiques et rustiques, à côté desquels les chiens en totale liberté nous regardaient fixement dans l'espoir d'obtenir quelques restes destinés à être jetés dans leur direction. Certains, impatients, couinaient, d'autres remuaient la queue nerveusement, ce qui signifiait dans le comportement canin, la crainte que l'objet convoité ne disparaisse sous ses yeux et finisse dans la gueule d'un de ses congénères. Stratégiquement, et pour optimiser nos chances de ramener du gibier le soir à la maison, qu'il soit à plume ou à poil, peu nous importait, nous nous postions à cet endroit de choix à la chasse à l'affût. Cachés dans la fraîcheur et la pénombre de la sapinière, nous attendions le pigeon dans le plus grand des silences ; mais bien souvent, les chiens contrecarraient nos plans par quelques aboiements égarés, lesquels retentissaient dans la fraîcheur des sous-bois, faisant fuir pour de bon les quelques rares sujets de passage, alertés aussitôt de l'occupation des lieux. Parfois, des pigeons ramiers venaient nidifier ou se reposer dans les branchages de ces grands conifères, sans se douter un instant du danger qui les guettait. Au moment précis, où ils s'apprêtaient à se poser, un coup de fusil détonait dans le silence, une volée de plombs jaillissait, décochée par un tir au juger, venant les accueillir par surprise en plein vol, et traversant de toute part l'épais duvet de leurs plumes. Il ne restait plus qu'à récupérer les cadavres sanguinolents de ces animaux ailés agonisants à terre, sur des coussins de brindilles que formait la chute des nombreuses épines des sapins. Les volatiles infortunés contemplaient le vide sidéral, l'œil hagard et étranger à cet environnement hostile. Ces oiseaux de la famille des columbidés finiraient probablement leur existence dans l'une des assiettes de porcelaine lors du repas du déjeuner dominical ; offertes à mes parents en guise cadeau de mariage. Après avoir été au préalablement déplumés et superficiellement roussis pour éliminer les restes des plumes indociles, chaque pigeon serait vidé de ses viscères, désossé, puis cuisiné et dressé avec une sauce Marsala, qu'accompagneraient des chanterelles jaune-orangé fraîchement ramassées du jour par les bons soins de maman.
L'autre compère, le dénommé Éric, à l'inverse de son homologue chasseur, était d'une petite taille, d'environ un mètre soixante au garrot. Il était âgé tout au plus d'une quarantaine d'années, n'était pas bien épais de taille non plus remarquez. Son surnom évocateur « p'tit pois » rendait compte littéralement du gabarit de ce gnome.
Je plaisante bien entendu !
Celui-ci parlait beaucoup pour ne rien dire, et était d'une prétention sans égale, mais personne n'était dupe à propos de l'authenticité de ses exploits en tout genre, dont il se plaisait à extrapoler les récits durant les longues marches, quand nous traversions les prés et les champs céréaliers dans l'attente d'une éventuelle alerte causée par l'aboiement des chiens en la présence d'un animal. Ce personnage amusant, très égocentrique par nature, vaniteux à outrance, aimait tout ce qui était susceptible de caresser sa suffisance, enfin tout ce qui serait susceptible de flatter sa petite personne. Souvent, il s'encanaillait lors des repas de kermesse. À la moindre occasion qui se présentait à lui lors de ces fêtes populaires, la boisson aidant fortement, le phénomène s'amplifiait et dépassait le cadre du raisonnable. Il perdait chaque minute passante en crédibilité auprès de son faible auditoire, un peu blasé il est vrai de toutes ces foutaises à dormir debout et sans consistance, dont la véracité laissait chacun de ses interlocuteurs encore présents dans l'expectative. Imaginant à tour de bras avec une affabulation débordante des situations totalement ubuesques, ce qui avait plutôt pour finalité d'amuser la galerie, et cela sans qu'il ne s'en rende compte lui-même immédiatement. Comme je le disais régulièrement à mon père, ce petit furet n'avait plus aucune limite à partir du moment où il perdait littéralement pied face à la boisson. Ce rigolo de kermesse ne savait pas tenir sa langue, à son âge quand même ! Son regard avait la capacité de vous transpercer de ses petits yeux malicieux, très rapprochés l'un de l'autre. En vous rapprochant au plus près, vous pouviez y distinguer une once d'espièglerie. En revanche, j'ai toujours été stupéfait par sa disponibilité, de toujours pouvoir répondre présent dans toutes les situations qu'elles quelles soient. Comment pouvait-il conjuguer deux emplois, des soirées d'ivresse, et les parties de chasse sans un minimum de repos ? Il n'avait pourtant pas le profil d'un super héros notre « p'tit pois » ! Quelle vision désenchantée offrait il à ses partenaires chasseurs, le dimanche matin, quand sa petite silhouette pas très assurée, titubante, et à la limite de la chute apparaissait dans le clair-obscur du brouillard des débuts de journées automnales. En s'approchant des autres, le visage hagard complètement défait, les traits tirés à l'extrême sur son visage de fouine, alors qu'il balbutiait quelques mots inaudibles, sans sens précis. Le jour mettait en évidence deux petites boules brillantes révulsées en guise de mirettes, encore cachées derrière un voile de brume en partie causé par les vapeurs d'alcool de la veille ; sans doute après une longue soirée trop arrosée de whisky. Au cœur de ces longues nuits d'ivresse, plus les heures s'écoulaient et plus par la force des choses, il se retrouvait parfaitement avachi sur son vieux fauteuil entoilé, totalement assoupi avec la Gauloise brune encore allumée entre les doigts ; dans lequel sa femme l'avait sauvé in extremis à plusieurs reprises d'un départ de feu, réveillée par l'odeur de la fumée qui prenait la pleine possession de l'environnement et viciait dangereusement l'atmosphère.
— « Ce n'était peut-être pas un modèle de vertu, mais rassurez-vous, notre artificier expert en tromperies possédait d'autres qualités, pas foncièrement premières, je vous l'accorde, au regard de l'exhaustivité de l'ensemble, mais il en possédait de solides le p'tit homme ». Largement reconnu par les autres sociétaires pour être un franc-tireur, qui ne ratait jamais ou presque jamais une cible potentielle ; une incontestable opposition de styles avec son ami Jean-Claude. En véritable acharné de ce sport, il avait toujours les mots pour relever le moral des troupes. Jamais dans la demi-mesure, tout le temps dans l'action, Papa ne faisait toujours référence à cette citation latine pour caractériser le tempérament de feu de son ami chasseur « Acta non verba ». Avec lui, il y avait toujours matière à développer sur toutes ces anecdotes et ces situations humoristiques qui prêtaient parfaitement aux éclats de rire. C'était aussi l'une des raisons pour lesquelles on l'affectionnait tant, et qui resteraient gravées « ad vitam aeternam » dans l'ensemble de nos mémoires.
— « Tiens, tant que j'y suis, je vais vous en vanter quelques-unes. Par ici les exploits ! Promettez-moi d'en rire, si vous le voulez bien »
Par un après-midi d'hiver, alors que le soleil peinait à faire fondre le givre recouvrant encore les sols gelés, nous décidâmes d'aller chasser le lapin de garenne sur les hauteurs des « Bernies ». Ce lieu désertique et infertile était truffé de terriers de lapin, il y poussait des joncs et des grosses ronces, parmi lesquels quelques spécimens de mauvaises herbes isolées et suicidaires. Pour preuve, la municipalité autorisait plusieurs fois l'an les expulsions spontanées et sans préavis, des habitants de ces trous qui communiquaient entre eux par un grand nombre de galeries souterraines creusées par les « oryctolagus cuniculus » sous nos pieds. En effet, nos petits amis, tout de poil soyeux, si mignon soit-il, saccageaient sans égards et sans états d'âme les fragiles cultures des parcelles céréalières environnantes et se voyaient délogés par un autre animal, le Mustela putorius furo. Le furet, appelons-le par son nom commun ; petit ami à quatre pattes de la famille des mustélidés était très bien armé pour débusquer les lapins enterrés et sacrément réputés pour posséder une bonne vision nocturne. Dans la garenne, il progressait à l'odorat et au toucher par les vibrations générées par ses proies, qu'il repérait sans difficulté. Ses griffes non rétractiles de par sa constitution naturelle, lui permettaient au besoin de creuser à la demande. Une fois la victime décelée et à sa portée, n'étant plus en mesure de s'échapper par les tunnels des voies terreuses, ses petites dents acérées entraient en action et sectionnaient chirurgicalement les artères du cou de l'animal, déclenchant ainsi une hémorragie extériorisée qui s'avérait être fatale chez sa victime.
Rappelons-le pour information, en aucune manière le furet ne suçait le sang de sa victime, idée reçue qui est à inscrire une nouvelle fois aux nombreuses croyances sans fondement du peuple. Sa réaction face à son ennemi m'avait toujours bien fait rire, mécaniquement, avant d'entamer sa descente dans l'obscurité, sa queue se déployait tel le gros plumeau à poussière comme celui de Maman, on savait alors à ce moment-là que l'antre était occupé. Après avoir équipé dans un premier temps toutes les ouvertures de la garenne d'espèces de pièges en forme de sacs, il ne restait plus qu'à y introduire ce tueur né. Tous les participants de cette surprenante expulsion se reculaient et observaient le silence. Lorsque le lapin cherchait à quitter le terrier, il déclenchait un tambourinement distinctif que l'on nommait communément dans le baragouin du chasseur la « ramelade » avant de terminer sa course dans le ballot de fortune.
Le froid se faisait agressif, perturbant la vascularisation des extrémités des membres et rendant toute matière peu perceptible, ce qui était un véritable problème pour positionner correctement l'index sur la gâchette. Cette pièce servait de relais entre la détente et le percuteur. Par manque de sensibilité, au regard du facteur temps, vous n'étiez plus en mesure de déclencher le tir au moment opportun. Au cours de cette journée de chasse conventionnelle, les petites boules de poils ne se présentèrent jamais, autrement occupées à se blottir les unes aux autres pour générer un peu de chaleur pour contrer la froideur du jour. Bredouilles dans les faits, nous quittâmes le site bien rapidement sans regret dans l'intention de nous mettre bien vite à l'abri et repartîmes avec le même empressement à bord de la fourgonnette « Talbot 1100 » derrière laquelle était théoriquement bien attelée la remorque des chiens, cassant les fusils à la hâte, et après avoir précautionneusement extrait les cartouches de plomb de la chambre.
Sur le trajet du retour, les vitres latérales et le pare-brise étaient partiellement recouverts de buée par le phénomène de condensation lié à la présence de l'humidité. Lorsque l'on ouvrait la bouche, une sorte d'étrange petite fumée éphémère s'envolait dans les hauteurs de l'habitacle et disparaissait totalement au contact du toit du véhicule. Les nombreux chiens, hurlaient à la mort, confinés dans l'espace restreint de la carriole fabriquée intégralement et artisanalement par Éric, qui disposait clairement, il faut bien lui attribuer ce mérite, de solides compétences dans le domaine de la menuiserie. Peut-être pressentaient-ils instinctivement un malheur en devenir. En me retournant de temps à autres, à travers la lunette arrière, je pouvais distinguer les museaux entrant et sortant par les petites ouvertures circulaires qui avaient été justement conçues sur mesure pour l'aération dans l'étape première lors de la fabrication, pour accueillir les truffes des loulous. Arrivé à la hauteur de chez ce voleur de Keroulen, l'un des cantonniers du village, retraité de la fonction publique territoriale, et auquel on reprochait ouvertement de nombreux méfaits de détournement et notamment de matériel de jardinage au préjudice de la commune ; quelle ne fut pas ma surprise, lorsque l'on marqua l'arrêt net au stop du carrefour de l'église, et de voir notre remorque passer devant l'auto, avec les chiens à l'intérieur qui hurlaient de plus belle. Elle semblait vouloir continuer de rouler normalement sur sa trajectoire initiale, c'est-à-dire en direction du parking de l'église, où elle s'échoua brusquement avec grand fracas contre un banc public en contrebas. Sur le moment, nous étions stupéfaits par le déroulement de l'action que nous n'avions pas vu venir et par la dangerosité de cette scène irréaliste dans laquelle nous faisions office de malencontreux figurants. Chacun s'empressa sur le moment de sortir de la voiture et de courir en direction du crash, qui bien heureusement, n'avait fait aucune victime, et surtout quasiment aucun dégât matériel, ce qui fut bien rassurant pour tout le monde.
Mon père se mit à rire nerveusement. Je constatais la mise en évidence de la grosse veine temporale sur le flanc latéral gauche de son crâne, ce qui trahissait un état d'anxiété à son paroxysme, puis nous lui emboîtâmes le pas sans retenue, comme des hystériques, plantés dans le décor à la vue de tous, sur la place centrale du village. Ça avait au moins eu le mérite de faire effectivement jaser les habitants dans le pays en mal de sensations fortes, et aurait pu faire certainement et sans aucun doute d'ailleurs, l'objet d'un article dans la rubrique des faits divers du Télégramme Breton, que cela ne m'aurait pas surpris, compte tenu du caractère risible de l'affaire. On ne faisait aucun cas de ma présence dans le lieu névralgique du bourg, c'est-à-dire au bar-tabac de chez Roger. Les ivrognes et les gens bien comme il faut, lorsqu'ils ne se confondaient pas dans leur verre pour y voir apparaître l'hideux reflet d'un inconnu, qui était tout sauf leur image, écoutaient attentivement à qui voudrait bien leur apporter du grain à moudre sur cet épisode. Certains, attablés devant leur verre respectif, les autres adossés au comptoir, prenaient en considération les dires de nos zigomars avec un grand intérêt. Ces conteurs improvisés, passés maîtres dans l'art de déformer les réalités ; en apparence plus malins que les autres, déformaient à volonté l'exactitude des faits, pourvu que cela fasse rire la galerie encline à avaler vraiment n'importe quoi. Des anecdotiers locataires à plein temps inventaient bien volontiers chacun une version des faits différente, eh oui m'sieurs dames encore une de plus à ajouter ainsi aux mille autres déjà existantes. Une mention particulière était attribuée à celle à laquelle je décernerais la palme d'or, de loin la plus abracadabrantesque, qui aurait voulu que la carriole eût survolé la Talbot et eût fini sa course dans l'église le jour d'une messe. Ces hommes un peu fourbes, à la langue bien pendue, racontaient ainsi des « salisettes », comme on nomme les fausses histoires en patois local, et qui, tournées de la sorte, s'avéraient être totalement en décalage avec la réalité. Et cela m'amuserait, moi et bien d'autres, encore bien longtemps après la survenue de l'incident.
— « Laissez-moi vous en conter une petite dernière du même registre. C'est promis, j'arrête avec mes anecdotes ! » Dans cette situation hilarante à se tordre l'estomac, Éric se trouvait dans une situation bien délicate, pris subitement d'un besoin naturel incontrôlable et pressant, à assouvir en urgence dans la minute.
— « Je ne vais pas non plus vous faire ici l'étude analytique sur les besoins et effets indésirables de votre organisme, mais bon il est permis d'en rire, quand cela est amené comme suit »
— « Vous ne le savez que trop bien ! Le genre de situation catastrophique ingérable, qui vous tombe dessus parfois sans crier gare et qu'il vous faut contenir dans la souffrance où que vous soyez, et sans aucune disposition matérielle qui vous permette d'anticiper les risques imminents ? Ça n'arrive pas toujours qu'aux autres, hein, pas vrais ? Mais au final quelle horrible sensation quand même ! »
Comme un fait exprès, ou peut-être comme un concours de circonstances, appelons-le comme nous le voulons, le moment aurait nécessité que tout le monde reste à son poste. En contrebas, dans le talweg, près du ruisseau, sans se soucier du temps qui passe et des pérégrinations humaines, l'ami Jean-Claude, alias le grand « séquoia », était assis paisiblement sur son séant sur la souche d'un chêne à la surface plate et lisse, tronçonnée nettement et sans bavures, ce qui devait être l'œuvre d'une tronçonneuse puissante à la chaîne bien aiguisée. Le barbu était égal à lui-même. Il décomposait chacun de ses gestes dans une infinie lenteur, comme dans un ralenti sur image dans lequel il jouait le rôle d'un personnage secondaire, le simple figurant d'un film projeté en noir et blanc dans une autre vie, dans lequel les scènes défilaient dans une sorte d'immobilisme programmé. Le regard dans le vague, inexpressif, se contentant simplement d'exister, d'être là parmi nous, comme il aurait été ailleurs avec quelqu'un d'autre, il sortit péniblement un paquet de feuilles à rouler le tabac de la marque OCB, de l'une des poches de sa veste de treillis de chasse bariolée. Sur son maigre et long visage, sur l'instant, j'observais des rictus de souffrance, comme si ce geste sans démesure devait énormément lui coûter. Il prit la première prétendante qui s'offrait à lui, et la plaça délicatement entre ses gros doigts rugueux déjà bien jaunis. Il s'apprêtait à y déposer les monticules de tabac brun bien répartis sur l'ensemble de la longueur de la feuille, lorsque les chiens devinrent totalement enragés, lancés dans une course poursuite frénétique, suivis par les acclamations de mon père qui se mit à courir comme un dératé dans leur direction ; le visage défait, méconnaissable. Il était complètement transcendé dans l'action : un beau et gros lièvre faisait son apparition sous ses yeux stupéfaits, l'icône majestueuse d'un gibier roi apparaissait enfin aux fidèles chasseurs qui l'avaient si ardemment prié et attendus comme Dieu le père lui-même.
— « Voilà le lièvre !, voilà le lièvre ! » criait-il. Ces mots monumentaux faisaient écho dans la vallée et annonçaient ce qui pourrait être l'un des plus beaux trophées de la saison de chasse.
Éric, les mains dans le papier, pour ne pas dire dans autre chose, se releva instantanément. Il ne prit même pas la peine de se reculotter, et ainsi, vous m'excuserez l'expression « le cul à l'air », mettait déjà l'animal en joug, lorsqu'en avançant légèrement vers l'avant dans l'intention d'ajuster au plus près son tir, il se prit les deux pieds dans le froc qui se contentait de recouvrir simplement et partiellement les mollets à défaut d'ajustement. De son fusil superposé, deux coups partirent à l'aveuglette dans les arbres au-dessus, d'où tombèrent de ces hauteurs après coup, quelques éléments de branches bien distincts. Jean-Claude, sans même bien comprendre la situation, dans la position qui était la sienne dans ce moment précis, se contenta d'une réaction à la hauteur de l'investissement que lui nous connaissons. Il se remit debout non sans difficulté dans la peine qui était la sienne et arma le fusil. Il tira dans le vide puis se contenta de le remettre à la place qui était la sienne, grosso modo apposé contre la souche. Il avait agi ainsi, pour nous laisser penser qu'il avait une nouvelle fois raté la cible pensant nous duper. Quelles franches marrades avec ces loustics, qui bien malgré eux et sans le savoir agrémentaient tous les bons moments passés en leur compagnie !
Les premières activités sportives
Dans un autre registre, il y avait aussi cet engouement du moment pour le jeu du ballon rond. Karl, mon meilleur ami, s'était inscrit au club de football. Je m'apercevais de ses progrès en la matière au quotidien, lors des rencontres footballistiques à l'école, durant la récréation. D'ordinaire, il était assez aisé de lui chiper le ballon, car ses dribbles approximatifs finissaient toujours dans les pieds de ses adversaires. Ces derniers temps, il n'était pas rare qu'il ne marquât pas de buts. Ses tirs étaient devenus très puissants et plus précis, mais surtout cadrés et pas dans les choux bien de chez nous comme on dit par ici. Je le lui avais fait remarquer pour avoir été quelques fois le gardien de l'équipe adverse. Voyant la fulgurance de ses progrès techniques ; un peu lassé, je pense, de voir le fond de mon but devenu une vraie passoire ouverte à ses salves surpuissantes, je demandais ouvertement à mes parents de bien vouloir m'inscrire à mon tour au club dans l'optique d'améliorer mon jeu, et bien entendu dans l'idée de retrouver la majorité des copains de l'école. Contre toute attente, Pascal, sédentaire de base assumé, avait rejoint les rangs des footballers. Mes ascendants avaient accueilli la nouvelle sans réserve et avec grand intérêt. Ils étaient ravis visiblement de l'acharnement dont je faisais preuve pour les convaincre de vouloir m'y inscrire, moi qui n'avais pas été jusqu'ici un partisan de la fibre sportive.
— « Tiens en voilà une bonne nouvelle !, un esprit sain dans un corps sain, l'un est indissociable de l'autre, le savais-tu ? »
Je ne voulais pas contrarier mon cher Papa dans son amour propre, car mon petit père je t'aime beaucoup tu sais, tu repasseras pour la citation avec laquelle tu pensais sans doute m'impressionner. Les satires de Junéval, je les ai déjà lues avec Papy. Certes, je suis un mauvais élève, c'est un fait, mes résultats l'attestent d'eux-mêmes avec une mention gratifiante de mauvaise volonté, mais un moment, faut pas non plus déconner quand même !
Ce sport me plut à la seule condition que je restasse uniquement dans les buts, sans trop m'en écarter. Je ne faisais preuve d'aucune qualité technique intéressante desquelles devait posséder en principe un joueur de surface. L'endurance était mon ennemie jurée, au même titre que la souplesse, du reste. Ce sont les raisons pour lesquelles, à proprement parler, ma place respective se voulait être dans cette cage qui accessoirement m'avait adopté, faute de candidats intéressés. Il fallut bien l'admettre aussi, mon surpoids me desservait et ne me permettait pas beaucoup de dépassement physique. À partir du moment où l'effort montait en intensité, je me retrouvais systématiquement à la limite de l'asphyxie surtout lorsque le jeu évoluait aux portes de ma surface de réparation. Le souffle me manquait lors des efforts prolongés et se payait comptant. Pas simple pour un gamin de huit ans devant peser dans les soixante kilos. La partie n'était pas gagnée, c'était le cas de le dire !
L'entraînement débutait toujours systématiquement par un échauffement qui consistait à courir stupidement autour d'un espace aménagé aux abords du stade. Alternant sans transition avec différents exercices d'étirements qui me coûtaient un maximum d'énergie. Dans mon esprit, le match était déjà fini. J'étais à ce moment à zéro sur l'échelle de la motivation, en position statique, à la manière d'un objet inerte et inanimé, planté parallèlement à ces deux autres poteaux robustes et fiers. Ces gros tubes de ferrailles creux semblaient n'avoir que faire de ce petit ver invertébré totalement indifférent à son environnement, mais surtout que l'on avait parachuté à cet endroit stratégique du terrain au milieu de nulle part.
Donc, vous l'aurez bien compris, il est inutile de préciser qu'au regard de la situation, je dus rapidement me rendre à l'évidence que le football en club n'avait plus aucun intérêt pour moi, et pour lui non plus certainement ; il me le rendait bien. Pour ces raisons laconiques, je coupai court à cette première expérience sportive non constructive. Quelques mois plus tard, et plus précisément les samedis matins, dans l'enceinte du gymnase pluridisciplinaire communal, dans cette fourmilière de petits insectes de mon espèce, grouillante et à taille humaine, je m'initiais à une tout autre discipline : le judo. Là aussi, conduit au dojo dans ce que l'on pourrait appeler tout sauf de la contingence, de force et sous la menace des parents qui espéraient me faire adhérer bien malgré moi à un sport quel qu'il soit, dans l'optique de joindre l'utile à l'agréable, et de préférence le même que celui de mes frères, pour ne pas avoir à se disperser ces jours-là. J'étais bien avancé avec ça ! Bon Dieu ! Ils avaient osé me faire subir ce supplice contre mon gré, précisons-le quand même, des fois que l'on finisse de me reprocher d'être attentiste et nonchalant, car je n'avais pas la prétention non plus de devenir un super combattant en arts martiaux. C'est assez surprenant finalement de constater les habitudes décalcomaniaques, ce comportement dépourvu d'originalité qu'ont certains parents, et qui consistent à reproduire les mêmes faits et gestes de ceux de leurs contemporains tels des moutons de Panurge, et qui s'inscrivent inévitablement dans des procédés normatifs, connus de tous et pour tous. Une fois n'est pas coutume, la non plus parmi cette petite armée de combattants en kimono deux pièces, je n'étais pas à la noce, avec en guise de professeur, un attardé mental, totalement hystérique et brutal. Le hasard avait voulu qu'il me choisisse systématiquement comme partenaire de démonstration, et pour quelle raison d'ailleurs ? En attendant ce guerrier féroce décérébré en tunique traditionnelle de ninja japonais, s'en donnait à cœur joie, pour me balayer vigoureusement avec ces techniques de combat issues des arts martiaux nippons, allez hop, en deux temps trois mouvements te voilà projeté comme une poupée de chiffon désarticulée, faisant le bonheur des autres aspirants judokas, qui ensuite répétaient ces techniques à l'infini dans l'indifférence générale de mon pauvre corps ratatiné. Parmi ces jeunes apprentis guerriers en devenir, certains y allaient franchement, décidés certainement à devenir des machines de guerre, à gravir hâtivement les échelons de la discipline et à dépasser leur maître en pratique. Au passage, soyons quand même réalistes, il faudrait pour cela beaucoup d'années d'assiduité et d'expérience. Dans les moments où je n'étais pas trop malmené, j'en profitais pour engager la discussion avec un autre garçon des cours moyens, scolarisé dans le même établissement scolaire que moi. Lui avait déjà une bonne longueur d'avance, sa ceinture jaune orange rapidement, ou plutôt précocement acquise pour son âge et par l'intermédiaire de la bonne réussite aux diverses épreuves des passages de grade forçait le respect. Cependant, il semblait cultiver une attitude humble dans la mesure où il visait l'excellence. Lucide sur la difficulté avant tout, il savait le chemin restant à parcourir pour atteindre les buts qu'il s'était fixés. C'était tout à son honneur, une vraie force de caractère dans un corps de petit homme déjà si robuste, bravo, vraiment quel mental ! En ce qui me concernait, je n'avais pas du tout les mêmes prétentions et objectifs, je me retrouvais contraint par la violence de la situation à déclencher mon mode de préservation instinctif et défensif, en opposition à ce déchaînement de violence. J'opposais des prétextes de tout ordre pour ne pas servir de cobaye, un mal de dos par exemple, et tout un tas de problèmes imaginaires. Sur ce nouveau constat, là encore, mes compétences en la matière ne s'avéraient pas très probantes dans cet enseignement martial asiatique, et pas du tout en phase avec ce que l'on pouvait attendre de moi sur ce maudit tatami, enfin tout ça pour ne pas dire qu'elles furent totalement décevantes. De plus, dans les vestiaires, la proximité bon enfant des sportifs entre eux me mettait assez mal à l'aise : cette situation licencieuse était fondamentalement vécue comme une certaine souffrance par son caractère impersonnel, et violait ma pudeur.
L'ordinaire d'un petit village
Mais cela ne serait plus un problème pour bien longtemps, car comme tous ces samedis midi, sur le chemin du retour pour le déjeuner, ma mémoire olfactive commençait à me conforter dans l'idée qu'une bonne tourte aux champignons savamment préparée par les bons soins d'une bonne cuisinière, en la personne de Maman, allait aussitôt effacer de ma mémoire les petits désagréments causés quelques heures en amont. Ces après-midi-là, une fois la spécialité feuilletée dégustée et appréciée comme il se doit, et les honneurs culinaires rendus à ma cuisinière préférée, je prenais place dans mon canapé de compétition préféré, bien rembourré. J'aimais à me délasser de tout ce tumulte envahissant, la tête bien reposée en arrière sur un repose-tête très confortable, je laissais mes bras un peu endoloris par le stress physique subi la matinée même reposer et s'allonger naturellement dans le prolongement des gros accoudoirs de forme rectangulaire sculptés dans le bois massif.
Je m'adonnais progressivement à la paresse, l'esprit totalement passif, le tout devant ma série préférée diffusée en trois nouveaux épisodes successifs. Vous souvenez-vous de cette fiction, très en vogue à l'époque : « V » ? La planète Terre était en proie à des invasions d'abominables extraterrestres ectothermes, perchés dans le firmament à bord de gros cylindres volants. Ces êtres d'une autre galaxie et venus d'ailleurs avaient la capacité génétique de prendre les apparences humaines, ils usurpaient sans aucune considération l'identité de quelques terriens voués à d'atroces morts certaines et avait la fâcheuse tendance à détester le genre hominien. Ils se donnaient tant de mal pour mener à bien l'entreprise d'éradication des habitants de la planète bleue, pour laquelle les stratagèmes hyper élaborés mis en application étaient constamment voués à l'échec par des antagonistes valeureux. Ces héros indestructibles au grand cœur influençaient sans effort les zones moutonnières de mon cerveau reptilien. Pendant ce temps-là, Maman tournait autour de mon confortable vaisseau, comme une combattante. Elle avait revêtu son armure de choc antipoussière, c'est-à-dire son tablier de corvée ; et pour mener à bien l'exécution de la tâche, elle s'était lourdement armée jusqu'aux dents ; en possession de son arme redoutable et secrète qui pouvait infliger des dégâts terribles et irréversibles à ses ennemis, le gros plumeau mangeur de poussière. Les gros amas poussiéreux tapis dans l'ombre sous les meubles n'avaient plus qu'à bien se tenir. Cependant, ma mère, cette adorable épouse, mère de trois enfants, avait les pieds bien sur terre elle, et dans la vraie vie, il n'y avait aucun doute là-dessus. Ce petit bout de femme énergique exécutait une série de corvées ménagères sans sourciller ; ce rite sacré était exécuté immuablement le premier jour du week-end ; comme une ritournelle temporelle, réglée dans la précision comme du papier à musique.
J'attendais le moment dans lequel elle me demanderait de retirer mes bras des accoudoirs, car elle s'apprêterait à diffuser la mousse blanche immaculée et volumineuse de la bombe O'Cédar, qui embaumerait l'ensemble de la maison d'une bonne odeur caustique des pins des Landes. Cette forme de routine, d'une certaine manière, me rassurait sur la stabilité de ce moment, figé dans l'instant d'un bonheur simple sans superflu, de se retrouver avec Maman, et mes frères qui, en général, jouaient à toutes sortes de jeux à l'extérieur sur la pelouse ; épiés du coin de l'œil par Mémère qui avait un point de vue stratégiquement correct sur l'ensemble du jardin.
Assez régulièrement, ces après-midi étaient ponctués par les allées et venues de la ribambelle des gamins habitant les alentours, et peuplant le lotissement. C'était l'occasion de laisser libre court aux idées de jeux de chacun, qui pour la plupart et par souci de discrétion, se déroulaient dans le petit bois d'en face. Ce vaste terrain naturel regorgeait de possibilités : avec les branches des arbres dépouillés de leur sarment feuillu, nous construisions des cabanes perchées dans les cimes arborescentes à des hauteurs vertigineuses à l'aide de marteaux et des différentes pointes de toute taille que nous ramenions, après avoir détroussé les appentis et ateliers de nos pères respectifs.
Nous organisions des batailles à tailles humaines, comme au temps des chevaliers, divisant l'effectif global en plusieurs groupes d'individus, afin de constituer plusieurs armées. Nous fabriquions nos propres armes. Il s'agissait d'arcs de fortune confectionnés sur place avec un peu d'imagination, à partir de branches souples et robustes qui formaient le corps. Courbées, puis mise en tension juste comme il faut à chacune des deux extrémités, par l'emploi d'une ficelle, toute raide et tendue. Il ne restait plus qu'à trouver des bouts de bois de formes bien linéaires et tout à fait fins, par lesquels nous transpercerions imaginairement et sans douleur le corps de nos ennemis, telles des flèches au bout taillé en pointe et légèrement biseauté, par l'utilisation d'un petit canif bien aiguisé. Il s'en suivait alors un chahut extraordinaire qui raisonnait et faisait écho dans tout le quartier, alertant immédiatement les riverains de notre proche présence. Nous aimions ce lieu de prédilection où une petite rivière comparable à un Ru traversait l'espace et s'écoulait paisiblement sans bruit, en pleine harmonie avec son environnement ; avec pour seule compagnie sur ses minuscules rives, des saules pleureurs bien alignés dans la même direction. Ces arbres très rustiques aux branches recourbées semblaient vouloir s'abreuver de ces eaux limpides et fraîches. L'hôte ruisselante, insaisissable de ces lieux, serpentait sereinement depuis des millénaires dans cet écrin forestier, avec toute l'aisance de mouvement de vas et vient qu'aurait eu une invitée de choix, qui pour ainsi dire, aurait possédé légitimement un éternel droit d'entrée et de sortie dans une infinité de possibles.
Pourtant nous passions le plus clair de notre temps à essayer de la contrarier par l'édification d'immenses ouvrages d'ingénierie architecturale enfantins, bâtis de nos propres mains avec l'emploi de terre que nous extrayions du sol des alentours. Nous façonnions cette matière élémentaire manuellement, comme de vulgaires boules crasseuses, ajoutées à la va-vite et pêle-mêle à l'amas boueux déjà existant et qui faisait office de barrage à ces eaux limpides imprévisibles que nous peinions à vouloir contenir tant bien que mal.
Malgré nos efforts pour stopper ce fluide capricieux, il reprenait systématiquement ses perpétuels droits. Dans un premier temps, l'eau bifurquait sur les côtés malgré les immenses remparts que nous avions érigés pour anticiper cette possibilité. Contrariée, elle surenchérissait à l'infini et nous nous retrouvions en présence d'une grosse marre qui finissait par dépasser l'ensemble de nos murailles, reprenant aussitôt son cours naturel, comme si cela n'était déjà qu'un lointain souvenir.
Nous avions l'honneur de recevoir parfois un invité-surprise importun, le père Marcel, cet homme un peu farfelu, dans le genre charretier et accessoirement débile profond, totalement irrécupérable pour le genre humain, élu à l'unanimité par ses pairs, comme le fer de lance des autres nombreuses figures emblématiques simplettes du patelin. Ce curieux personnage se prêtait à de drôles et cruelles expériences avec des animaux. Il était officiellement le castrateur canin officiel des environs. On racontait à propos de ce barbare solitaire, qu'il nouait des élastiques autour des parties de ces pauvres bêtes, qu'elles se desséchaient, et tombaient tout aussi naturellement, beurk, c'était inhumain des agissements pareils ! Sa maison hautement nichée à quelques encablures de notre camp retranché, et où une haute haie en bordure de lisière rendait l'accès à sa propriété impénétrable, lui servait aussi d'observatoire. Rien ni personne ne pouvait échapper à sa vigilance. Ceci étant, je le soupçonnais de se faire sournoisement un malin plaisir en nous observant de sa tour d'ivoire. Un jour, parmi nos nombreuses virées champêtres, dans cette jungle occidentale, l'homme, un peu intrigué de nous voir en si grand nombre, descendit de son mirador et s'avança vers nous dans l'attitude nonchalante et décalée qui lui était propre, avec son sourire d'idiot permanent en coin de bouche que nous lui connaissions.
— « À quoi jouez-vous, vous autres ? C'est drôle au moins ? » L'un d'entre nous, un peu plus téméraire, lui lança sans ménagement à la volée :
— « Occupe-toi de tes oignons et laisse-nous en paix toi ! » Mais l'autre n'avait visiblement pas l'intention de s'en aller si facilement avec l'opportunité d'amuser une si bonne assistance. Rien que sa présence m'horrifiait et le rapport de l'apologie drolatique de ses exploits par les autres pékins, me terrifiait au plus haut point. À ce moment précis de l'histoire, sans conteste, l'éloge de la fuite me semblait une issue tout indiquée, sans doute le meilleur des échappatoires possibles dans ces circonstances glauques. Ma représentation négative de cet ignoble individu était égale à celle de Mémère. Elle prétendait, pour bien le connaître depuis un certain temps déjà, que le chien noir qui apparaissait à la lisière du bois lui avait fait barrage et lui avait volé son âme dans ces premières années de vie. Cette histoire locale, peut-être inventée par les gens du cru, prétendait que tout passant stoppé sur son chemin à l'entrée de la forêt par l'énorme laquais du diable, cette créature surnaturelle à la robe sombre, était foncièrement mauvais, et que la bête lui aspirait illico son mauvais fluide vital et corrompait son âme de mortel pour toute une vie.
— « Moi aussi je sais faire des trucs incroyables, vous voulez que je vous montre de quoi je suis capable ? » Entre nous je n'étais pas très disposé à voir quoi que ce soit d'extraordinaire ce jour-là, et encore moins venant de cet abject personnage. En revanche, les autres gavroches n'attendaient que cela, du spectacle à n'importe quel prix, ils en voulaient du rocambolesque, ces oiseaux rares !
Voyant l'enthousiasme général suscité en sa faveur, il s'exécuta donc. Il sortit de l'une des poches droites de sa vareuse, ce vêtement traditionnel marin relativement répandu dans la région, qui est une sorte de courte blouse de grosse toile ; un gros crapaud vilain et trapu tout baveux, couvert d'immondices inégales, ces pustules étant réparties inégalement sur le dos brillant tout poisseux du batracien. Simultanément, il tira un gros cigare du gabarit que l'on appelle communément « barreau de chaise » de son autre poche latérale, et le porta aussitôt à ses lèvres. Il l'alluma tout simplement à l'aide d'un briquet tout en expulsant de sa bouche deux ou trois filets de fumée blanche bien rectilignes, qui formaient au-dessus de nos têtes un voile opaque masquant sur le moment ce laid visage. Après avoir au préalablement bien tiré dessus pour rendre l'extrémité incandescente ; et bien, figurez-vous que sans hésitation, il l'introduisit dans la gueule de la bestiole. D'autres inventions de l'esprit des gens d'ici laissaient supposer que notre Bufo, le nom scientifique, opposé au nom vernaculaire ambigu donné en français, éclatait absolument de toute part ; eh bien non, pas du tout !, il n'en était rien de tel !, il se contentait d'augmenter son volume, lié à l'effet d'agression qu'il subissait, réaction naturelle pour faire fuir l'agent causal, et de recracher péniblement le peu de fumée qu'il avait aspirée. Le groupe avait réagi à chaud en riant d'une manière générale à la démonstration ; avec un peu de recul, lorsque nous en reparlions, cela nous semblait un peu moins amusant, sans grand intérêt à vrai dire.
Parfois, nous étions aussi de sales gamins perturbateurs, à l'heure où la France s'agitait sur le tango, si vous vouliez vraiment vous régaler il fallait demander « Miko » les glaces prestiges de la patrie, et sans hésiter, comme disait la voix de la réclame. Avec l'achat des glaces et des sorbets de la marque, chez « Unico » vous vous voyiez offrir un chapeau de papier à son effigie. Lors de nos rodéos sauvages dans les rues étroites de nos quartiers, nous arborions fièrement celui-ci, comme un objet d'exception déposé délicatement sur nos petites têtes de piafs, hautement installés sur les selles des vélos de la marque « BMX ». C'était comme appartenir à une armée de mini chevaliers courts sur pattes, montant de fidèles destriers à deux roues, ce qui me donnait le sentiment d'être un fantassin au service d'une troupe de l'arme de la cavalerie. Nous en profitions lors de nos croisades bruyantes, pour harceler la voisine, une mégère savante, de sa condition de professeur de Français à la retraite ; sacrée typesse qui ne s'en laissait pas compter si facilement. Elle fut immédiatement prise en grippe à son arrivée dans le lotissement par l'ensemble du groupe pour nous avoir réprimandés avec vigueur, un mercredi après-midi, lors de nos jeux habituels dans le parc. La vieille nouvelle arrivante provenait de Brest. Elle nous reprochait ouvertement de lui casser les oreilles par nos cris incessants. Elle vivait seule cette vie d'ascétisme, dont l'acceptation ne posait manifestement aucun problème, recluse dans sa maison, passant ces journées à la préparation d'un éventuel état de siège, au vu de la quantité des boites de conserve qu'elle stockait dans toutes les pièces de sa forteresse. Comment savais-je cela ? Pour avoir été lui souhaiter la bienvenue pardi !, avec l'ensemble de la famille ; comme le veulent les traditions et le savoir-vivre des gens bien comme il faut, voyons ! Et en effet, pour répondre à cette bonne femme atteinte d'un syndrome de persécution, la riposte ne se fit pas attendre. Intentionnellement, nous déployions sur le terrain, toute la logistique, c'est-à-dire tous les moyens imaginables à notre disposition, pour lui rendre la monnaie de sa pièce. Je me souviens de la fois quand, sur les ordres du chef du jour, chacun d'entre nous était prié d'amener sur le champ un instrument de musique de son choix, quel qu'il soit. Pour cette représentation improvisée de dernière minute, l'orchestre symphonique amateur s'était regroupé dans le parc derrière chez elle, sans la moindre partition, ni de chef d'orchestre de circonstance pour diriger les musiciens en herbe. Un concerto improbable et totalement improvisé duquel jaillissait une pléiade de sons stridents émanant des flûtes, majoritaires, se fit entendre et tortura en musique les tympans de tous les riverains. Tout ce tintamarre extraordinaire débuta dans la chaleur de l'après-midi d'un jour d'août, alors que les corps humides, soumis à cette fournaise, transpiraient de tous les pores.
L'effet de surprise espéré l'avait totalement enragée. La réaction escomptée fut immédiate : à cette heure bien avancée de la journée, elle sortit de sa fortification dans son plus simple appareil ; elle était tellement excédée qu'elle en avait oublié de se revêtir comme les circonstances l'auraient exigé, elle dut s'y prendre à plusieurs reprises pour arriver à notre hauteur. Elle avait, dans l'empressement de sa course assez désordonnée et chaotique, pareille à celle d'un chien aveugle, certainement chuté trois ou quatre fois, avant d'atteindre son objectif. Elle se faisait du mal, cette bonne femme, en traversant la totalité de ce jardin tout en longueur, les pieds nus ensanglantés, chargés d'épines, pris à contre-pied dans les herbes hautes et les ronces qui envahissaient bien volontiers ces lieux par défaut d'entretien. Elle nous chargeait du regard tel un fauve enragé prêt à bondir sur nos faibles carcasses, le visage décomposé par la haine
— « mais alors mes amis, quelle franche rigolade elle nous offrait là ! »
La situation du constat d'échec scolaire dans lequel je me trouvais à présent au deux tiers de l'année semblait ne plus pouvoir évoluer en ma faveur. Je me rendis bien vite à l'évidence, la chute serait irréversible et d'autant plus profonde, je serais condamné à redoubler la classe. Remarquez !, ce n'était qu'un juste retour des choses, jusqu'ici je ne m'étais contenté que de naviguer au-dessus des contraintes scolaires en activant la commande du mode pilotage automatique ; autant dire qu'il n'y avait plus de pilote à bord !
Qu'importe, cela ne comptait pas, ou si, pour du beurre. J'aurais bien l'occasion de me refaire l'année prochaine. D'une certaine manière, il faut bien le reconnaître, j'avais déjà une longueur d'avance sur les futurs élèves qui viendraient augmenter l'effectif de la classe de CE1 l'année prochaine. Et comme une bonne nouvelle ne vient jamais seule et en amène d'autres dans sa houache, il paraîtrait, selon les dires de la boulangère, qui s'était entretenue comme à son habitude derrière son comptoir avec des parents d'élèves, que mon cher maître adoré, pouvait prétendre à son droit à la retraite pour les services si bien rendus à la nation.
— « Alors, vous le voyez bien, tout n'est pas encore désespéré, il faut être parfois en mesure de reconsidérer les faits sous un autre angle ! »
Papy en homme de principe qu'il était, avait beaucoup de mal à accepter la situation. Il vivait cette réalité dans une sorte de déni : il voyait certainement dans son petit fils prodige, plus exactement dans ma personne, un élève prometteur. Sur ce coup-là, sa présomptueuse ennemie, que l'on nomme ici vanité m'avait déjà propulsé, à peine la moitié du cours primaire achevé, dans les plus hauts sommets de ses désirs. Désemparé à l'idée de me voir irrécupérable pour la bonne société, il s'était entretenu avec mon maître dans l'espoir de redresser la situation, malheureusement, elle était devenue si catastrophique tant sur le plan des résultats que du savoir-être, qu'aucune autre décision ne pouvait être envisagée dans l'état actuel des choses. Néanmoins, il ne pouvait être dans l'acceptation de ce triste constat. Fondamentalement, il n'était pas homme non plus à baisser les bras à la moindre difficulté. Il pensait que l'attitude dans laquelle je me trouvais changerait favorablement bien assez vite et laisserait la place à une prise de conscience bien proche. Cet homme d'esprit raisonnait empiriquement, à travers l'expérience. Il savait au fond de lui que toute chose, peu importe ce qu'elle était, demandait à évoluer pour ce qu'elle était. Par cette conclusion irréfutable, il était bien décidé à contrarier ce destin, et d'y changer le chapitre de mauvais présage dans lequel je me destinais sans d'autres options possibles, et sans que je m'en rende compte immédiatement. Ce généralissime hors pair avait établi un plan, lequel consistait à me sensibiliser à moyen terme à la connaissance générale, à travers l'étude et la lecture des écrivains majeurs, dans une cadence effective allant de deux à trois séances de travail par semaine. Cela s'articulerait par l'apprentissage de la relation de l'auteur à ses œuvres et de la compréhension du texte. Ces chefs d'œuvres immémoriaux, ils me les rendaient accessibles, en établissant des fiches de lecture, dans chacune desquelles il avait établi une synthèse constructive. Ce procédé s'avéra être un choix plutôt judicieux, permettant ainsi d'écrémer judicieusement tous les passages techniquement très difficiles et un peu trop longs, avec des mots compréhensibles, qu'un enfant de mon âge était en mesure de pouvoir aisément assimiler. Il faisait en sorte de cette manière, par cette mécanique et belle gymnastique organisationnelle, d'établir systématiquement les liens de cause à effet. Ainsi, je ne perdais pas le fil de l'histoire. Le résultat me permettait désormais de rester attentif un peu plus facilement tout en ne me décourageant pas. Inconsciemment, il modifiait les codes et les schémas de ma structure mentale, en amenant l'esprit à assimiler des connaissances d'une manière différente. De la philosophie première et de toutes les suivantes, en passant par le genre littéraire, tout pouvait y passer, et je prenais un réel plaisir à lire et à partager ces moments très privilégiés en la présence de cet être érudit et nécessaire que la loterie universelle m'avait offerts en guise de grand-père. Dans un deuxième temps, un axe d'effort supplémentaire avait été apporté aux mathématiques, mon talon d'Achille (à la limite de la rupture) ; papa, un peu contrarié par la tournure des évènements, avait contribué lui aussi à sa manière à vouloir remettre le navire à flot et, dans la pratique, il ne se ménageait pas lui non plus. Cette vilaine bête noire abrutissante qui me collait à la peau était devenue l'ombre insidieuse de mes déboires. Elle me rappelait sans cesse l'existence bien réelle de mes faiblesses, et s'immisçait perfidement dans les méandres de ma chair, me fragilisant toujours un peu plus à chaque nouvelle leçon. Mes frères, eux aussi voulurent contribuer comme ils le pouvaient à l'entreprise avec la majorité du peu de connaissances dont ils disposaient, à vouloir me remettre sur le bon rail. À leur niveau, et en règle générale, ils n'avaient pas de difficultés particulières d'assimilation. C'était adorable de la part de ces petits bonshommes, et également tout à leur honneur, mais avec deux classes devant eux, je possédais encore une bonne longueur d'avance sur le programme. Avec un tel déploiement de bonnes volontés à mon service, et un tel enthousiasme général à vouloir me propulser vers l'avant, porté à bras le corps par l'ensemble des membres de la famille, il aurait été difficile de les décevoir. Oui, je dis bien l'ensemble de la cellule familiale, exceptée mémère dont je n'étais pas véritablement et de loin le préféré ; et je le lui rendais bien parfois d'ailleurs, il faut le dire, n'ayons pas peur des mots, appelons tout simplement un chat un chat. La fin de l'année scolaire confirma définitivement ce qui avait déjà été pressenti à partir du deuxième trimestre, le redoublement n'était plus une option, mais une réalité à laquelle il faudrait faire face. Malgré cela, je restais imperturbable et stoïque, et ne changeais rien à ma ligne de conduite, surtout que les journées ensoleillées se faisaient de plus en plus nombreuses, avec des températures tout aussi agréables. Cela laissait présager de belles grandes vacances en perspective.
Les grandes vacances et l'escapade dans le Finistère
L'année écoulée était sans condition refoulée dans les oubliettes de ma mémoire, un songe sans consistance en totale déliquescence ; dénaturé par un cortex cérébral complètement déstructuré, que j'envoyais d'un simple revers de la main valser séance tenante comme un tas de particules élémentaires dans tous les recoins de ce vaste univers, dans l'optique de rejoindre le néant, sa place légitime.
Laissons donc notre imagination opérée et décidée de ce que seront nos plaisirs, à bas les contraintes conformistes des obligations sans saveur. En ce qui me concernait, j'étais bien décidé à laisser mon esprit vagabonder librement vers de nouvelles complaisances.
Cette année, pour la première fois de ma toute jeune vie, de celle d'un garçonnet de huit ans, un petit homme mesurant environ un mètre cinquante de haut, les vacances d'été du bord de mer seraient supplantées par un périple dans les monts d'Arrée, et plus justement dans le pays des Montagnes noires de l'arrière-pays breton. Mes parents, oncles et tantes avaient cédé à l'insistance répétée de nos désirs revendicatifs, et avaient dû abdiquer sous l'effet d'une pression permanente. En effet, depuis plusieurs mois, à force de persévérance, ma petite pomme, mes frères et mes cousins étions subjugués par les histoires mystérieuses et incroyables que Papy nous avait rapportées à propos des beaux jours d'insouciance de sa jeunesse passée, au sein de ce pays qui l'avait vu naître, lui et ses trois fils. De la curiosité s'était immiscée volontairement dans nos petites cervelles de moineau, sa parfaite rhétorique nous tenait en haleine, toujours dans l'attitude qui était la sienne, en déclamant haut et fort ses aventures pittoresques, magistralement illustrées par une impeccable gestuelle théâtrale à la mesure du personnage qu'il était. Une concordance en parfaite symbiose entre l'illustration d'une expression corporelle, et le débit des flots de paroles qui s'y référaient. Bon, même si parfois il donnait aussi l'impression de s'emballer un poil, peu importe, il était comme ça Papy : il savait joindre l'émotion à l'art.
Fallait-il y percevoir dans ces moments réunificateurs, un dessein intentionnel, délibérément monté de toutes pièces par notre grand-père ? Une sorte de moyen détourné qui consisterait à modifier nos habitudes ? Était-il en mal du pays ? Je n'en avais absolument aucune idée. Après tout, peut-être nous racontait-il ses mémoires pour le simple fait de vouloir nous rendre compte de ce qu'avait été son existence dans cette époque révolue.
— « Nostalgique, me diriez-vous ? Oui, il l'était, c'était aussi un grand sentimental ».
— « Vous ne le savez que trop bien, les enfants s'inventent beaucoup d'histoires eux aussi. Tout est matière à interprétation à cet âge, la logique enfantine cherche à comprendre pourquoi les mêmes causes produisent les mêmes effets, c'est bien connu. De plus, les perceptions évoluent avec l'expérience des sens, de l'intuition, de la place de chacun de ces êtres, dans les rapports qu'ils perçoivent avec ce monde et leur environnement immédiat »
Pour ma part, les choses étaient ce qu'elles étaient. Elles m'apparaissaient sous un angle de vue qui nécessitait d'intégrer de simples raisonnements ; je ne pouvais être que sceptique.
L'existence, je me la représentais ainsi :
Dans celle-ci, tout commençait par la prestation d'un magicien, qui n'était ni plus ni moins que l'univers et son infiniment grand, et à la fois son infiniment petit, où tout s'oppose et se recompose. Ce prestidigitateur hors normes et inconscient du temps qui passe interprétait son spectacle sur les planches d'une scène qui représentait l'équilibre, dans un grand théâtre bondé de spectateurs qui se trouvaient être le monde et son environnement. Dans cette exhibition extraordinaire, pour réaliser ce tour existentiel, il disposait d'un chapeau dans lequel, tapis dans l'ombre, existait un lapin en devenir, qui devrait faire son apparition tôt ou tard dans le grand monde des hommes, à la vue des curieux ; poussés volontairement dans les retranchements de l'impatience par cet artiste de l'illusion. Dans ce chapeau haut de forme, précisons-le, seul le vide dominait, et plus l'expérience avançait dans le temps, plus le lapin devenait visible, et enfin le couvre-chef retiré par une main experte, dans un mouvement rapide et précis, laissait l'exclusivité à l'apparition d'un petit amour à poil soyeux, qui devenait subitement le centre d'intérêt de l'assistance.
— « Enfin, me direz-vous, pour conclure mon raisonnement ou mon illustration si vous préférez, je vous laisse libre de décider de ce qui vous convient le mieux, n'est-ce pas ? »
Dans l'absolu mystère des créations de l'univers, ce lapin qui n'en était pas un, était un nouveau-né du genre humain. Plus ce petit corps rose de peau et frêle d'apparence sortait de ce chapeau, plus il grandissait physiologiquement et intellectuellement, jusqu'à ce qu'il en sorte intégralement devenant un adulte et libre de sa destinée. Entre le début de son apparition et l'inexistence du chapeau qui disparaissait lui aussi par je ne sais quel tour de magie, il était intrinsèquement ce qu'il était, c'est-à-dire pur et non corrompu par les mœurs et les lumières malsaines de ce monde qu'il distinguait pour ce qu'il lui apparaissait vraiment, et à travers ses propres yeux. Il pouvait ainsi se faire sa propre opinion des évènements auxquels il était confronté par la force des choses, et bien malgré lui. Et malheureusement pour notre bébé qui devenait déjà un petit homme, au fur et à mesure de l'évolution, il devenait corrompu et influençable ; il perdait la faculté de voir et de réfléchir par l'intermédiaire de ses propres sens, influencés par le regard et l'expérience des autres âmes.
Lorsque nous étions tous réunis à la demande du sage, repus par la consistance de ces repas dominicaux fédérateurs, nous nous installions bien sagement comme des disciples autour d'un être d'exception, tous assis en arc de cercle dans la salle de lecture autour du vieux singe savant qu'il était.
Dans un silence absolu, pareil à des statues miniatures solennelles, l'instant se figeait sous le poids des mots, tout l'ensemble de ces magnifiques descriptions détaillées, dans lesquelles il apportait un soin scrupuleux à recomposer les souvenirs que sa mémoire gardait si jalousement dans de profonds abîmes refaisaient surface et illuminaient ses yeux. Ces éléments nécessaires à la compréhension, ces bribes du passé qu'impliquait la découverte de vestiges remarquables dans leur globalité, devenaient progressivement le centre de nos préoccupations. Il y mettait du cœur, semblablement à l'image d'un architecte faisant l'inventaire des micro-éléments intemporels découverts les uns auprès des autres, fouillant scrupuleusement avec un infini soin les sols antiques d'un site légendaire, dans un espace laconique que l'histoire prenait soin de dissimuler secrètement, pour protéger son œuvre jalousement gardée.
La passion nous transportait progressivement dans le prolongement de ses récits, dans cette époque dont nous aussi aurions pu être ce petit garçon des temps disparus de sa description, car le personnage était attachant, au même titre que ses pérégrinations dans l'immense étendue et terrain de jeux de cet indomptable ouest sauvage qui se voulait énigmatique à travers ses diverses légendes.
À l'approche de l'échéance, chacun organisait la trame du séjour, collectant à son niveau les informations concernant l'aspect festif et ludique des environs de la villégiature, ce qui conditionnerait le bon déroulement de notre échappée collective dans les terres du milieu. Papy était à la manœuvre de l'hébergement, un coup de téléphone aux copains des quatre-cents coups suffisait, car dans cette perspective de réunions de ces êtres chers, plus rien ne pouvait contrarier ces retrouvailles. Les autres trublions qui possédaient pour la plupart des biens immobiliers à la location étaient toujours enchantés de recevoir un camarade de longue date et les siens. D'ailleurs, mes oncles se réjouissaient vivement aussi à leur tour de revoir leurs amis d'enfance. Ils s'étaient déjà tous projetés dans des intentions de fêter l'évènement sur place. Mon père, ce marcheur chevronné, comme les deux autres, avait pris soin de définir des itinéraires de marche. Il avait sélectionné prioritairement ceux qui seraient accessibles à l'ensemble des participants, dans la mesure où il considérait que les randonneurs les plus aguerris devaient s'adapter aux plus faibles en fermant la marche. Concrètement, dans la pratique, la base de départ se situait à Plounéour-Ménez, un petit village finistérien dans le cœur du parc naturel et régional d'Armorique. Depuis ce carrefour stratégique, il était possible de découvrir l'ensemble des grands espaces naturels et sauvages des monts d'Arrée, et d'atteindre les sommités environnantes, dont le plus connu est appelé le Roc'h Ruz qui culmine à environ trois cent quatre-vingts mètres et des poussières.
— « Je ne vous dis pas les proportions que cela prenait ! Il y avait de l'euphorie collective dans l'air ! »
D'une certaine manière, j'avais la nette impression que nous, les rejetons de nos vieux, venions de faire sauter des charnières invisibles d'une barrière inexistante, d'une occasion qui ne s'était jamais présentée jusqu'alors, à laquelle aucun d'eux n'avait osé utiliser la clé du bonheur de ce plaisir réunificateur, de lâcher-prise des habitudes et de se revoir enfin. D'aller au-devant des autres sans retenue, ces amis d'enfance représentés jusqu'ici par des ombres du passé. D'une certaine manière, n'avaient-ils pas peur inconsciemment de se confronter à des changements qui ne leur renverraient pas les mêmes images matérialisées de leurs jeunesses d'autrefois ? Pendant toutes ces années durant lesquelles chacun s'était affairé aveuglément à son devenir, le temps lui, dans l'usure éternelle que nous lui connaissons, s'évertuait sans préméditation à anéantir la matière. Il avait pris soin de mettre son plan immuable à exécution.
Dans cette optique, ils s'octroyaient la possibilité de combler les nombreux effets nostalgiques qu'ils avaient dû en principe ressentir à certains moments de leur existence, ou peut-être encore, d'apaiser également certains troubles des humeurs, ces sensations mélancoliques. De rattraper si l'on peut dire un peu de cette variable inconsistante, en levant toutes les appréhensions. C'était salvateur : nous ressentions des changements opérés dans les chairs de nos géniteurs, de simples attitudes aux comportements étrangers que nous autres, étions en mesure de constater chaque jour passant. Parfois très fugaces, elles trahissaient bien justement leur état d'esprit. Le samedi soir, avant le coucher, lorsque nous dormions tous exceptionnellement dans la grande chambre des invités ; après un début de réflexion un peu avorté, nous avions tous constaté ces bouleversements. Ce jour tant espéré que l'ensemble de la communauté attendait avec une impatience remarquée, nous y étions enfin. Les véhicules mis en ordre de marche, dans lequel vous connaissez déjà le positionnement de chacun d'eux, pareil à l'organisation paramilitaire dans les colonnes de déplacement d'une armée, s'apprêtaient à faire route à destination de la nouvelle villégiature, de laquelle nous étions séparés par une distance d'approximativement trois-cents kilomètres de l'est à l'ouest. Nous nous expatrions de nos banales petites vies, l'espace d'environ trois semaines. La météo capricieuse ne nous épargnait pas : un vent de nord très agressif s'était levé en fin de matinée. Le ciel semblait fâché après nous. Était-ce lié aux changements de marées ? Pour ce qui était du domaine des croyances locales, les anciens loups de mer de la région savaient prédire le temps par rapport aux mouvements liés au flux et reflux des marées. Ils étaient aussi en mesure de pouvoir déterminer quels seraient les impacts des changements climatiques occasionnés à venir en rapport à ces phénomènes assez récurrents, et cela exclusivement pour les zones concernées. Il ne pouvait en être autrement : il aurait fallu se mettre à la place qui était la leur, et remettre les savoirs en l'état de leurs connaissances en la matière, et surtout dans le contexte de l'époque. À préciser que de leur temps, il n'y avait pas de communauté scientifique qui avait la possibilité de rationaliser objectivement les mouvements des marées. En outre, dans le domaine du scientifique que nous connaissons aujourd'hui avec les notions et moyens actuels, on explique cela par des causes rationnelles. Il paraîtrait qu'il n'y aurait pas de science exacte ! Cette manifestation est démystifiée par le fait qui résulte de l'attraction gravitationnelle de la lune et du soleil sur les mers et les océans. Les grandes marées se produisent à la faveur des facteurs astronomiques spécifiques (alignement des astres, position particulière sur les orbites).
— « Au passage, entre nous, allez expliquer ça de but en blanc à nos vieux têtus, vous ! Ça reviendrait comme qui dirait à leur expliquer qu'au-delà des océans, il n'y a plus de terre, ma doué beniguet ! Vous risqueriez de vous faire assommer sur place, et vous n'auriez certainement pas le temps d'en placer une autre de ces explications saugrenues » le vent avait légèrement faibli, mais en ayant laissé en contrepartie la place à un vrai déluge, qui s'abattait maintenant sur nous sans crier gare. Une intermittence de pluies diluviennes, de trombes de grêle ; et sans transition et contre toute attente, les éléments s'étaient calmés de la même manière. Ils laissaient présentement la place à l'alternance d'un ciel de traîne, et un peu de terrain à de timides éclaircies qui pointaient timidement le bout du nez, fébriles, entre deux nuages. Ces conditions météorologiques défavorables mettaient beaucoup en difficulté les conducteurs qui manquaient d'un peu d'expérience ; non habitués à lutter contre ces intempéries dans la longueur de telles distances. Quand on s'évertue à répéter qu'en Bretagne le soleil peut faire son apparition plusieurs fois dans une même journée, et qu'il n'est pas rare d'y trouver les quatre saisons dans un laps de temps défini. En ce qui me concernait, je me régalais stricto sensu, des nouvelles diversités de toutes sortes que nous étions amenés à rencontrer sur les abords des routes. Il est vrai que je n'avais jamais posé les pieds à plus d'une cinquantaine de kilomètres de la maison. Sur notre passage, j'avais cette impression assez vague qu'ici, les gens étaient probablement différents quant à leur manière d'être et de se comporter, un peu comme les extraterrestres des autres planètes. Une palanquée de questions émanait les une derrière les autres et dans tous les sens possibles de mon for intérieur. La traversée jusqu'au département voisin me paraissait être un sacré périple extrêmement ardu, pour ne pas dire super méga compliqué. L'envie me pressait enfin d'arriver à bon port, et de découvrir le pays chéri de Papy. Quatre bonnes heures plus tard, nous garions le convoi dans une grande cour parsemée de gravillons tout roses, bordée dans l'ensemble de sa superficie par une belle et grande haie rouge, où boutonnaient des fleurs de couleur mauve clair en forme d'entonnoirs. L'expression de mon visage en aurait probablement surpris plus d'un ; l'excitation à la vue d'une telle bâtisse me mettait dans tous mes états. Ceci se traduisait par des gestes insensés et désordonnés ; plausiblement l'héritage d'un toc très certainement acquis de la carte génétique familiale, amplifié dans mes premières années de vie. Pouvant être perçu en somme, pareillement à l'image d'un psychotique étant en proie à des bouffées délirantes aiguës ; classé d'illuminé à l'unanimité d'un jury d'experts en psychiatrie, et pour lesquels « bon pour l'internement », aurait été la conclusion médicale. Ce fut un effet de surprise total produit par une réaction disproportionnée et inattendue face à une telle stupéfaction ; comme l'aurait été très certainement n'importe quel môme de mon âge. Ce qui se trouvait juste devant moi, cette grandeur curieuse et majestueuse que je n'aurais jamais pu imaginer, s'érigeait là comme un édifice architectural majeur juste pour le plaisir de mes yeux. C'était juste incroyable.
De ce grand moulin restauré du 15e siècle, et transformé en habitation, où l'on avait conservé l'esprit originel, on pouvait distinguer sur son côté gauche une grande roue à pignon de gros diamètre de l'époque. Dès notre arrivée, son propriétaire en sortit par une minuscule porte latérale. Un petit bonhomme d'une soixantaine d'années, ficelé et comprimé comme un saucisson dans ses habits ; bien rondouillard, avec une grosse tête couverte d'un béret de marin, comme possèdent les matelots de la marine marchande. Sur cette affable caboche, deux pommettes proéminentes bien rosées étaient mises en évidences, contrastées un peu plus bas par une moustache taillée à l'impériale. À l'image de son portrait, une grosse et grave voix sonore s'exprimait avec aisance, ce qui lui conférait bien volontiers l'allure d'un type un peu débonnaire.
— « Tiens mon cher ami, te voilà enfin, viens donc par ici que je t'embrasse, j'ai quelque chose d'intéressant à te montrer, vieille canaille ! »
C'était l'entrée en matière, que voulez-vous ! Cela laissait penser qu'ils avaient certainement pas mal de bon vécu à leur actif. Nous eûmes à peine le temps de nous saluer qu'ils partaient déjà en direction du grand jardin, bras dessus bras dessous comme deux illustres papys coutumier des fameux trois cents coups et qui avaient encore beaucoup d'histoires à se raconter. Ils nous plantaient là comme les vulgaires figurants d'un film débutant, qui peinait à vouloir captiver ses spectateurs, dont nous étions aussi nous-mêmes, assis au premier rang, condamnés à visionner le court métrage que nous n'avions pas choisi pour ce qu'il était. Ce film, que nous avions sélectionné de l'intérêt général pour l'attrait de son synopsis, était un peu à l'image de deux parrains mafieux, qui se devaient de régler leurs petites affaires juteuses tranquillement, à l'abri des regards indiscrets. C'était d'une certaine manière comme si plus rien autour ne comptait et n'avait d'importance à leurs yeux. De la position dans laquelle je me trouvais, dans le milieu de cette grande cour, j'étais en mesure de les observer s'éloigner peu à peu vers la serre végétale en contrebas. À la vue de cet extraordinaire jardin unique en son genre, je m'avançais de quelques pas ; quand ils venaient tout juste de franchir un petit pont de pierre de granit rose arqué, joliment bâti dans l'espace idyllique de cet éden terrestre hors du temps, et dont une large et profonde rivière venait troubler l'impassible quiétude. Ces deux énergumènes avaient certainement de quoi alimenter l'écriture d'un roman tout entier, et peut-être encore d'autres projets en devenir. Lorsque je puis discerner dans le silence, le bruit strident de deux verres s'entrechoquant, porté jusqu'à mes oreilles par la légère brise océanique qui commençait à se lever. Ils ne devaient plus se quitter du séjour ces deux-là.
De l'étage du moulin à eau réhabilité, la bonne femme de l'officier-marinier apparut par l'ouverture d'une fenêtre. Elle nous invita à entrer et à prendre possession des chambres qu'elle nous avait allouées, histoire de nous débarrasser de nous soulager de nos lourds effets personnels, entassés dans de grosses malles devenues pour le coup un peu trop encombrantes. Elle nous embrassa vigoureusement et enlaça Mémère bien tendrement, avec un large sourire sincère qui démontrait bien des affinités existantes entre elles aussi. Elle nous pria de prendre place sur les chaises autour d'une grosse et épaisse table, d'une sacrée longueur, comme celles que l'on pouvait trouver dans les châteaux, sur laquelle étaient déposés à chaque place respective les couverts d'un service à café de porcelaine de renom, exclusivement fabriqué d'une manufacture célèbre de la région. D'autres grandes assiettes de ce service, disposées dans un ordre symétrique dans toute la longueur, contenaient toutes sortes de petites pâtisseries sucrées locales composées de petits palets bretons au beurre, des galettes sucrées du pays, ainsi que de généreuses parts de kouign-amann qui sentaient fortement le beurre et le sucre, étant également les principaux ingrédients de ces préparations. Rien à redire, l'accueil était des plus chaleureux et des plus prévenants. Nos hôtes, d'une très agréable compagnie, avaient largement contribué à la bonne réussite du séjour. Le meilleur moment de la journée, sans conteste, était le soir, lors des dîners en extérieur, quand la météo du jour était favorable et le permettait ; installés tous ensemble sur la grande terrasse qui dominait largement les deux flancs de la proche vallée en fond de cadre du jardin pittoresque. Entre deux des grands discours solennels à rallonge des hommes, l'hôtesse, en la personne de Madeleine, dont la personnalité était un peu plus nuancée, un peu plus effacée que son cher et tendre ; d'ailleurs ce gouailleur tout en bagou, nous transportait très aisément lui aussi dans ses histoires hallucinantes. Notre logeuse, ce petit brin de femme discret, nous avait expliqué de quelle manière elle et son mari exploitaient commercialement ce petit royaume majestueux, transformé en chambres d'hôte, activité qui se voulait suffisamment rentable pour en vivre et quasiment analogue à une retraite additionnelle en quelque sorte. Mais ce qui nous avait le plus touchés, c'était le fait qu'ils nous avaient réservé ces trois semaines, s'amputant potentiellement d'une rentrée d'argent indispensable en haute saison. Dans ce moment-là, le mot amitié prenait alors tout son sens, et finissait de nous convaincre sur la réelle bonté foncière de ces charmantes personnes à qui nous avions affaire. En ce qui me concernait, j'alternais les activités de jour entre mes loisirs et les randonnées sauvages avec l'ensemble des séjournant qui se mêlaient parfaitement les uns aux autres, en agissant ainsi j'étais conscient d'apporter pleinement ma contribution personnelle au bon relationnel des individus entre eux. Avec une large préférence quand même pour la pêche dans la rivière d'André et de Madeleine, ressentis comme un indispensable relâchement qui me permettait aussi de me questionner sur la profondeur de l'essence de toute chose. C'était vraiment merveilleux, moi qui étais un inconditionnel et un passionné, j'étais à mon affaire. De plus, cet espace fluvial avait la particularité de ne pas être payant, selon la règle qui stipule que chaque parcelle de terrain privé traversée par un cours d'eau naturel autorise la libre jouissance de celui-ci par son propriétaire. Comme un fait exprès, Jean était un pêcheur à ses heures perdues, ou plutôt un pêcheur du dimanche, qui possédait une belle collection de cannes, qu'il entreposait soigneusement dans la réserve, d'où il ne perdait jamais de vue l'affluent toujours apparent à travers une grande et longue verrière. Dans la fraîcheur de la nuit tombante, il n'était pas rare que nous rentrions en intérieur, plus exactement au salon qui était orienté plein sud, et dans lequel l'accumulation de la chaleur de l'été était conservée par les pierres extérieures soumises à l'exposition permanente de l'ensoleillement tout au long du jour en été. Dans ce moment de détente absolu, bien installé confortablement dans des rocking-chairs en cuir de peau animale, le caractère feutré et apaisant de ce lieu original nous transportait dans une véritable invitation à la paresse. Ce salon, qui se voulait représentatif de l'esprit de l'époque coloniale dans sa décoration, était assez hétérogène dans l'exposition décorative des objets présents. Ce fumoir faisait aussi office de cave à vin personnelle qui régalait les initiés de ses fins alcools subtils et renommés. Les habitués de ces plaisirs se laissaient emporter par les senteurs envoûtantes des fumées translucides mélangées entre elles par l'intermédiaire des gros cigares havanais. Notre hébergeur était aussi un pianiste doué : il interprétait sans difficulté des grands classiques de jazz dans l'intimité d'une maison d'exception de campagne, d'où des notes harmonieuses épicées de ragtime résonnaient dans la nuit noire.
Et quand je pense que j'ai découvert dans la douceur d'une de ces nuits d'été, la grande blueswoman Ella Fitzgerald à travers son interprétation magistrale et sublime de « Summertime » au piano, par la virtuosité instrumentale cet homme assez atypique, tenancier d'une vie composée de voyages au long cours et aux quatre coins du globe, et orchestrée par un capitaine de navire de la marine marchande. Les chambres à l'étage avaient toutes un caractère personnel ; personnalisées par Madeleine, notre fée du logis remuante, qui se donnait vraiment beaucoup de mal pour que nos nuits soient confortables et reposantes. Vraiment, quelle charmante femme s'était. Mes parents sortaient à la moindre occasion pour aller rejoindre les amis de Papa. Tout était prétexté à se projeter dans les mémoires d'une vie passée, laissant libre cours aux envies de chacun, qui se recréait par le simple fait de se retrouver à nouveau en si bonne compagnie.
Quand un jour sur deux la randonnée n'était pas à l'emploi du temps, mes frères et mes cousins, a contrario de moi, qui n'appréciaient guère la marche, semblaient cependant eux aussi prendre du bon temps au réservoir d'eau du barrage tout proche. Devenu accessoirement une base de loisir artificielle où avaient été aménagées des plages de sable fin. On y avait importé du sable des belles plages finistériennes ; réputé pour être l'un des plus fins de France, pour rendre ce lieu accessible à tous et pour mettre en avant les qualités naturelles à travers la biodiversité environnementale du site, et dans l'intention d'y développer dans cette dynamique des activités de sports nautiques. L'objectif était tout simplement atteint. On pouvait le constater par le nombre d'adeptes présents parfois en surnombre, et dès le petit matin de bonne heure. Après avoir avalé un copieux petit déjeuner, ils se rendaient tous au club d'aviron, prenant un vif plaisir à se dégourdir les membres à travers cette pratique exigeante, qui dans l'état actuel, était avant tout perçu comme un plaisir.
Pendant ce temps-là, dans l'attente du retour des uns et des autres, je m'étais mis en tête à mon âge d'avaler l'ensemble de la pléiade de la comédie humaine balzacienne. L'entreprise s'avérera bien vite astreignante et irréaliste et avait tout aussi facilement anéanti mes bonnes volontés. Cette aventure gigantesque du célèbre architecte littéraire parisien avait été motivée en première intention par la lecture d'un premier roman d'approche, dont j'étais sorti totalement subjugué par l'intensité des émotions dont l'auteur avait doté ses personnages d'exception dans ses écrits, les sentiments des uns et des autres ressortaient de l'œuvre et percutaient de plein fouet ma sensibilité. Les débuts d'après-midi de nos apprentis rameurs étaient consacrés aux révisions scolaires des acquis de l'année passée. Pour ce faire chacun avait apporté le cahier de vacances correspondant à la prochaine étape d'enseignement à laquelle il aspirait. Au grand dam de la famille qui essayait par tous les moyens, bon gré mal gré de me faire entendre raison et de me faire rentrer dans les rangs des voies impénétrables de la raison, rien n'y faisait : je ne voulais pas ressembler à un clone dupliqué, bien sous tous rapports. Si ce n'était pas une corvée, ça y ressemblait fortement ! J'avais bien ramassé plusieurs fessées au vol durant le séjour, assez bien mérité, je vous l'accorde, au regard de l'attitude désinvolte dont j'usais avec un malin plaisir ; mais cependant elles n'avaient eu aucun impact sur moi. D'une certaine façon, j'étais pleinement conscient des problèmes que je causais à mon entourage. La fin justifiait en effet les moyens dans ces circonstances. Dans ces moments-là, je tirais une moue pas possible et quittais prestement le navire : une sortie royale de monarque affligé, altier dans l'apparence, la tête haute bien droite pour rejoindre le dehors, à moi ma liberté chérie !
Les jours se suivaient et s'égrainaient invariablement de la même manière que le restant de l'année, pourtant j'aurais bien voulu freiner ce processus par la seule force de mes envies. Au grand dam de mes espérances, toutes les bonnes choses avaient une fin disait-on, grand adage classique populaire que tout le monde connaît bien ; cela ne pouvait être que tellement vrai dans la position qui était la mienne. Dans ma tête résonnait déjà le carillon annonciateur du retour en classe. Dure constatation que de faire le bilan très positif des journées passées dans la chaleur de cet été inhabituellement chaud ! Vivement l'année prochaine, hein !
Chapitre 3ème
Le cours élémentaire 1 ère année, 2ème essai
Une nouvelle aspiration
Cette année mes parents lassés de mon attitude nonchalante et provocatrice paraît-il, ah vraiment, ça, c'était un vrai scoop !, étaient bien décidés à prendre cette fois leur taureau de fils par ses cornes au travers de nouveaux moyens pédagogiques extrascolaires qu'ils comptaient mettre en œuvre le plus rapidement possible. Ils avaient missionné un professeur agrégé de mathématiques pour prendre en charge l'ensemble de mes lacunes dans ce domaine, rien que ça ! Encore un autre élément perturbateur qui va s'immiscer dans ma vie comme un vulgaire ver rentre dans une pomme, quelle avanie !
En plus, j'étais persuadé que ça allait leur coûter bonbon cette affaire-là ! Rien que pour cette dernière raison, je n'aurais d'autre choix que de me soumettre à leur volonté. J'avais comme qui dirait, un peu de pitié pour leurs maigres finances et une épée de Damoclès en lévitation au-dessus de la tête, prête à être utilisée par le roi des orfèvres qui n'hésiterait pas un instant à trancher dans le vif à la moindre mauvaise appréciation. Et comment se débarrasser de cette maudite chape de plomb qui ne voulait pas céder ? Elle alourdissait sans cesse mes petites pattes de jeune coq de son poids, charge si lourde à supporter. Comme si cela ne suffisait pas, en second lieu, ils m'avaient fixé des objectifs très clairs qui impliquaient une totale adhésion de ma part sous peine de mettre en place de vilaines sanctions me concernant. Il y en avait pas mal quand même, avec l'interdiction pure et simple d'accès à la bibliothèque de Papy, et la liste était loin d'être non exhaustive. Pas d'autre choix, pas d'autres alternatives : il allait falloir absolument faire profil bas. Au regard de l'année scolaire catastrophique précédente, mon père s'était entretenu avec la nouvelle maîtresse qui remplaçait l'abominable homo sapiens aux méthodes douteuses qui m'avait fait Office d'instituteur. Il me l'avait quand même bien rendu impossible à vivre cette année là !, l'ostrogoth ! À l'issue de l'entretien, à chaud, elle lui avait fait une très bonne impression, au cours de l'entrevue, il lui avait également fait part des nouvelles dispositions prises à mon égard de manière à clarifier la position dans laquelle je me trouvais. J'étais à présent dans une nouvelle classe avec de nouveaux élèves dont les visages m'étaient inconnus et, instinctivement, je repérais au fur et à mesure du temps les profils des différentes personnalités des autres écoliers. En mode d'observation, j'analysais secrètement sans rien laisser ne paraître d'aucune façon de ce qu'était mon plan. Il s'agissait surtout de repérer dans un laps de temps assez succinct quelle petite tête blonde étant susceptible de convenir à mes attentes en termes de compatibilité ; repérant au passage les plus forts des plus faibles ; les meilleurs élèves des moins bons. Une hiérarchie informelle et immédiate s'était mise en place le plus nécessairement du monde dans mon esprit, une véritable sélection naturelle s'opérait par ce chasseur de têtes improvisé dont je m'étais attribué la fonction. Une fois les proies sélectionnées, la problématique se posait sous un autre angle. Il fallait être stratège, me les mettre dans la poche ces petits saints pour la plupart de confession catholique, toujours et encore tributaire des jupons de leurs grenouilles de bénitiers, mais élèves laïcs des écoles de la République avant tout. Il y avait-il une raison à cela ? Toujours est-il qu'ils étaient de vrais petits rejetons de bonne famille, bon chic et bon genre, de véritables progénitures made in Bourgeois bohème avec qui il faudrait bien vite me rabibocher ; et en tout état de cause avec les meilleurs d'entre eux. Je semais le trouble dans les esprits et récoltait le meilleur de l'impact psychologique, c'est-à-dire, les apparences de l'effet de groupe qui se devaient d'être trompeuses. À titre d'exemple, je devais me fondre dans ledit groupe pour renforcer le phénomène d'appartenance à celui-ci, usant pour mener à bien l'entreprise, d'artifices trompeurs destinés à influencer le jugement de l'autorité. Ici, dans le cas présent, il s'agissait de la maîtresse qui devait raisonner tel l'écho visuel que je lui renvoyais, de penser que le fait d'adhérer à un groupe reconnu pour ce qu'il représentait faisait de moi l'un des membres légitimes de cette assemblée élitiste. En ce qui nous intéressait, les meilleurs, ceux-là se reconnaissaient de toutes les manières d'ailleurs. C'est que chaque entité propre de cet ensemble indissociable adhérait à des valeurs communes. Dans mon cas, il s'agissait en priorité de la réussite scolaire par la ruse. Par ce moyen très insidieux, je vous l'accorde, l'attention de l'autorité se posait ailleurs, sur les perturbateurs, les indisciplinés ; de vrais écrans de fumée, pour lesquels je ne prendrais pas parti durant cette nouvelle année ; tout cela me permettrait de gagner du temps et me vaudrait quelques petits passes droits, ou traitements de faveur, appelez çà comme vous voudrez ! Mais il s'agissait surtout de ne pas me faire démasquer dans mon imposture, d'être reconnu l'élève passable qui avait des objectifs à minima à honorer avec l'investissement d'un moindre travail, comptant beaucoup aussi sur une partie de ses acquis pour ne pas perdre pied cette fois-ci.
— « Je vous entends d'ici, tout ça pour ça ; pourquoi ne pas se contenter tout simplement de travailler en classe non de non et de porter son attention une bonne fois pour toutes aux leçons ».
Il était maintenant temps de prendre la mesure du caractère de notre chère nouvelle maîtresse. Cette petite bonne femme à lunettes me plaisait déjà beaucoup en apparence, jugement précipité, tiré à la va-vite comme ça, et à l'emporte-pièce je vous l'accorde. Cependant, je me fiais aussi au ressenti de ce que Papa, notre fin psychologue, avait décelé en éclaireur durant l'échange lors de l'entretien avec l'enseignante, car disons-le sans ambiguïté Papa avait une vision très clairvoyante sur l'aspect des individus et des choses. Ce face à face fut assez court dans le temps, certes, mais suffisamment long et enrichissant dans sa pertinence pour se faire une idée d'ordre général.
— « Ce petit oiseau rare là, à une main de fer dans un gant de velours » avait-il dit.
— « Souvent l'expérience précède les sens, mais ne les trompe pas » comme à l'habitude, ce qui était bien là ma marque de fabrique, je disséquais toujours par manie les phrases en cherchant des explications et des rapports de première signification à chacun des mots. Pour résumer le personnage par cette première citation de Bernadotte, ce maréchal d'empire devenu roi, enfin bref pardonnez moi je m'égare !, ce n'était pas à l'ordre du jour ; le fruit de cette expression commune relayée pour son aspect historique et très fortement usitée aujourd'hui, c'en était bien la preuve d'ailleurs, indique que l'autorité, quoique ferme, pouvait s'exercer soit avec la douceur, soit avec la fermeté, mais surtout avec l'absence de contrainte. En revanche qu'avait-il voulu dire par l'expérience ne trompe pas les sens ? Quelle était la signification de cette dernière ? Pouvais-je en déduire que probablement le personnage qui nous intéresse ici en avait sûrement vu d'autres, pour faire simple ? Et qu'entendait-il par ce petit oiseau rare, et où voulait-il donc encore en venir ? Là en revanche je n'y trouvais pas d'explication. Tout compte fait, peu importe, j'étais tout de même bien conscient que la partie allait être très serrée. À l'intérieur de cette classe constituée de grands volumes, sur les murs étaient apposées des affiches représentant des animaux, un loup, des canards, et un gros chat gris tigré et, en plein centre, un petit garçon qui devait à peine avoir mon âge, guère plus je pense. Ce gamin, qui portait une casquette à visière, en apparence de coton de chine, d'une autre époque, semblait être le héros de cette illustration sans nom. Le décor scénographique autour, était représenté par un chalet de bois ceint de conifères ou plus justement d'épicéas, ombrageant de leur verticalité sublime, un petit étang assez large et peu profond, au-dessous.
Des portées musicales composées de notes juxtaposées toisaient ces personnages sur les bords des affichettes, et donnaient une dimension mélodieuse à l'ensemble. Il y avait là aussi par dizaines, des créations manuelles représentants des chats fabriqués avec des fils de laine multicolores, tressés, enroulés et collés sur un bout de carton, avec deux boutons de couture fantaisiste qui faisaient office d'yeux. Cette exposition créatrice infantile était visible au fond de la classe, à côté d'une charmante petite bibliothèque à hauteur d'enfants, sur une table d'appoint, tout bonnement composée d'un long et large socle en bois ; déposé sur deux simples tréteaux de fortune, qui servaient de pieds et stabilisaient entièrement l'ensemble du dispositif rudimentaire. Je ne saurais l'expliquer par de simples mots, mais l'ambiance tout autour de moi me fascinait. Je me sentais relativement bien, et surtout apaisé dans cette atmosphère. Les méthodes pédagogiques étaient très motivantes et très facilement assimilables, différentes de par leur contenu et leur approche. Chaque leçon s'inscrivait dans un système judicieux qui incluait systématiquement l'explication suivie de l'illustration visuelle correspondante. La restitution d'un bon travail personnel était maintenant systématiquement rétribuée d'une image, et basée sur le principe d'intérêt de travail-récompense. La maîtresse avait en sa possession des séries d'images à visée éducative. Il y avait plusieurs thèmes : cela allait des animaux avec en dessous des commentaires s'y référant à propos de l'habitat et du mode de vie de l'animal, aux plantes et fleurs, avec les différents détails de leur composition. Ce système de récompense me convenait à merveille. J'étais pris d'un intérêt soudain à vouloir obtenir coûte que coûte ces belles images qui ponctuaient la subtile liturgie de la gratification scolaire. Le travail n'était plus qu'une condition de moyens pour parvenir à un objectif, l'obtention d'un trésor qui excitait l'intérêt. Chaque journée d'école passante devenait la possibilité de l'obtention de l'objet de mes convoitises. Je m'exécutais à la tâche avec une énergie inégalée. Ce nouvel engouement me valut bien vite la reconnaissance de devenir le grand collectionneur officiel de la classe, titre flatteur qui faisait tant plaisir à mon entourage. Comme par magie, ma bête noire fût domptée assez rapidement, ce qui eut pour effet de congédier mon cher Einstein que je trouvais d'une certaine manière très sympathique au début, mais assez rébarbatif dans ces explications à rallonge qui auraient été plus utiles à un élève de math spé. Par-dessus tout, le timbre de sa voix soporifique à l'extrême avait au moins le mérite de vous mettre en condition d'endormissement juste avant d'aller vous coucher. Réflexion faite, il était forcément dans cette logique qui voulait logiquement démontrer à l'infini les rapports non probables qui ponctuent toujours un même résultat. J'eus une autre révélation en lien avec les affichettes dont je vous parlais précédemment. Elles représentaient les personnages de Pierre et le loup dans le célèbre conte du compositeur russe Serguei Prokofiev. Cette histoire musicale était destinée aux enfants, et mettait en scène Pierre, un jeune garçon évoluant dans les immenses forêts de Russie et habitant avec son grand-père dans une isba. Un jour, il oublia de refermer la porte du jardin. Un canard un peu trop téméraire profita de cette belle occasion pour aller se dégourdir les pattes et barboter dans la marre la plus proche. Il se querella avec un autre oiseau lorsqu'un chat alerté par le bruit de tout ce remue-ménage approcha et tenta de tuer le canard. Pierre, qui observait cette étrange scène du dehors par la fenêtre, sortit immédiatement et se mit à crier à tue-tête. Alerté, le palmipède prit son envol et se réfugia dans un arbre. Le grand-père, réveillé, était un peu fâché par cette mésaventure, et plus particulièrement par l'étourderie de Pierre. Il ramena manu militari le petit garçonnet dans la maison de bois par la force, car si le loup s'en était aperçu, nous n'aurions pas donnés cher de sa peau et cela aurait été une belle aubaine pour ce mangeur d'hommes. Et par un étrange hasard, voilà notre grand méchant animal qui sortait justement du bois, alerté à son tour par l'étrange zizanie qui résonnait au milieu de ces gigantesques forêts. Pendant ce temps, le chat certainement très affamé, n'était pas décidé à laisser sur place un si beau met de choix et, voyant le loup approcher, il grimpa ni une ni deux lui aussi dans l'arbre. Le pauvre canard maintenant apeuré à la vue de ces deux chasseurs perdit ses moyens et tomba de la branche sur laquelle il était perché. Il n'avait pas eu le temps de toucher le sol qu'il finissait déjà dans la gueule du prédateur féroce. Pierre, ce petit garçon au grand cœur et courageux persévéra, et sortit de nouveau, bravant au passage l'interdiction du vieux, qui à présent dormait bien profondément. Armé d'une corde enroulée autour de ses épaules, il escalada le mur du jardin, grimpa rapidement dans l'arbre attenant, car à ce moment précis de l'histoire l'ancien, par précaution, avait fermé la porte à clé. Il demanda à l'oiseau survivant de faire diversion sur le loup, histoire de détourner son attention. Il fabriqua un nœud coulant avec la corde et finit par attraper le tueur par la queue. Des chasseurs que le destin avait dirigés vers eux s'apprêtaient à mettre l'animal en joug et à l'abattre, mais Pierre les arrêta net dans leur élan. Maintenant c'était un gibier de potence qu'ils allaient exhiber à la foire du village dans une marche triomphale. Cela ferait son effet sur les foules et ils se verraient décerner les honneurs à la hauteur de leur exploit dans une liesse collective immesurable, et l'on se souviendrait de cette fameuse journée encore pour bien longtemps. Ce chef-d'œuvre didactique admirablement accompli avait pour but de nous familiariser aux sonorités musicales, et d'éveiller l'enfant à la culture de la musique. Tandis que le narrateur parle, l'orchestre use d'intermèdes musicaux ; au cours desquels les différents protagonistes sont interprétés par des instruments.
Chaque soir avant de quitter l'école, assis en ronde dans la bibliothèque, le livre de l'histoire sur les genoux ; la maîtresse nous passait une séquence différente au moyen d'un lecteur de cassettes audio. Elle stoppait la bande du son au moment qu'elle jugeait important et nous demandait de lire ensemble le passage qui venait de défiler avant de nous questionner sur les types d'instruments qui venaient d'être utilisés.
Dans la cour, je laissais les jeux de billes aux plus petits, car il faut bien le dire, mes aspirations avaient évolué et j'avais opté désormais pour les échanges d'images et les autres jeux populaires, des trucs de grands, quoi !
Les sentiments et la ferme pédagogique
Aphrodite, cette déesse iconographique de l'amour et de la sexualité, idolâtrée dans la mythologie grecque, avait jeté ses charmes en plein cœur du petit être mortel de mon inéluctable condition, de cette entité terrestre encore tout innocente en matière de sentiments amoureux. C'était un secret bien gardé de Sphinx, le messager de pierre, muet pour l'éternité. La nouvelle élue, était en effet aussi belle peut-être même effectivement davantage que celle qui avait chamboulé l'intégralité de mon être jusqu'à l'extrémité de mes membres, phalanges, tarses, métatarses, ongles, et, ou en étais-je ?
– « Mais enfin, voyons, que m'arrive-t-il ? Pourquoi je vous raconte tout ça moi ? Çà n'a pas d'importance, non ? Pardonnez-moi je vous prie, pour cet emportement un peu excessif. »
— « Souvenez-vous, durant l'été de mes sept ans, lors de mon premier coup de foudre ; de ce vrai courant d'air existentiel ! »
Celle-ci avait pas mal de qualités, elle n'avait rien à envier à la première : belle, gentille, plus tous les qualificatifs positifs possibles, et même les meilleurs superlatifs existants ne suffiraient pas à eux seuls à la définir telle qu'elle m'apparaissait, et surtout comme elle était. Cette charmante gamine, qui habitait la campagne environnante, et plus exactement dans une ferme un peu excentrée, m'aimait un peu, je crois, mais pas comme les grands, je le conçois assez aisément malheureusement. Je n'étais pas très sûr de ses projets à mon encontre, par contre une chose était évidente : en amitié nous étions inséparables. Elle appréciait mon humour en général, elle riait souvent de mes sorties pas toujours très conventionnelles, je le savais. Alors je m'enfonçais dans la brèche ouverte et redoublais d'inventivité pour que tout devienne matière à plaisanterie. Je pensais lire en elle comme dans un livre ouvert sans qu'elle ne s'en aperçoive, pour la raison bien simple qu'elle devrait revoir assez rapidement la nature de ses considérations me concernant. Là encore rien n'y changea. C'était ainsi, je devrais me contenter de la simple affection qu'elle avait pour moi. Au début, c'était relativement compliqué, puis finalement je me rendais à l'évidence : je l'aimais réciproquement autant dans cette configuration. À la demande expresse et insistante de Delphine à ses parents, qui finirent par accepter ses requêtes, ils acceptèrent de m'inviter quelques mercredis après-midi dans leur ferme pédagogique. Je voyais là l'occasion de combler mes lacunes en ce qui concernait mes connaissances de base sur le monde agricole et l'élevage en général, il était question ici de deux aspects énigmatiques qui m'étaient en partie étrangers. Parfois, il est bon d'ouvrir les yeux et de reconsidérer ses jugements et ses certitudes, et d'aller au-devant de ce que nous ne connaissons pas pour nous faire une idée un peu plus précise de ce que sont réellement les mystères de cette vie. Quitter sciemment quelque temps le confort d'une vie aseptisée de son pavillon de quartier et d'aller à l'encontre de notre ignorance pour faire connaissance avec le monde tel qu'il est. Mes aprioris furent bien vite dissipés sur ces interprétations totalement erronées en ce qui concerne le milieu insalubre, dans lequel j'imaginais un sol recouvert de boue ; d'immondices en tous genres et plus particulièrement exposés aux excréments des animaux de ferme, qu'il faudrait éviter à tout prix de s'enfoncer les semelles en sautant à cloche-pied. Rien que de penser à l'air ambiant vicié, d'où devaient s'exhaler des odeurs pestilentielles et nauséabondes, mon estomac se retournait déjà sur place. Et pourtant ici, la réalité en était tout autre. La première fois où j'y avais mis les pieds, je n'en croyais pas mes yeux. C'était extraordinaire : j'avais cependant nettement ressenti un malaise, c'était tout aussi viscéral que mon idée générale quant à ma conception initiale, et peut-être aussi par respect pour ces gens que je ne connaissais pas non plus. L'endroit était parfaitement bien tenu. Il y avait plusieurs bâtiments de corps de ferme très bien rénovés et entretenus. À l'intérieur étaient proposées des thématiques sur chaque espèce animale, et le visiteur avait la possibilité de les voir évoluer naturellement dans des enclos adaptés à la morphologie de chacune des espèces. Les animaux évoluaient en toute liberté dans leur habitat bien reconstitué et, à l'entrée de chaque bâtisse, une borne munie d'un écriteau explicatif renseignait sur la particularité des locataires de ces lieux. De mes pieds, à la moindre occasion qui se présentait après l'école, j'aimais dès lors fouler le sol sacré de cette terre sainte que je considérais dorénavant comme une véritable arche de Noé tellurique à ciel ouvert. J'étais à la fois ravi et un des témoins privilégiés du travail qui avait été accompli ici, par ces hommes et femmes de la terre nourricière. Dans le premier refuge, les lapins impassibles mâchaient inlassablement des racines de végétaux. Ces gentilles créatures vous observaient stupidement de côté comme elles le font toutes jamais de face, et pour quelle raison ? Il aurait fallu poser la question à Dame nature. Elle le savait très certainement. À la moindre brusquerie maladroite à votre initiative, le rongeur dérangé s'effrayait et se faufilait dans son casier à la hâte en bondissant lestement sur ses pattes arrière. À quelques encablures de là, votre ouïe était mise à dure épreuve et en alerte par un incroyable tapage sonore ; votre regard s'émerveillait de l'apparition d'une grande pataugeoire attenante à la basse-cour, faisant la joie des petits et des grands qui étaient légion ces mercredis de période scolaire. Ils s'amusaient des volatiles qui acceptaient bien volontiers les croûtes de pain dur dont ils amenaient les restes dans des sacs ; en projetant des miettes par-dessus le grillage qui servait d'assurance vie à tout ce petit peuple ailé des renards affamés. Ces oiseaux devenus foldingues par tant de délices picoraient les quignons comme des aliénés. Les oies et les jars cendrés déambulaient toujours par paires. Ils observaient attentivement le reste des individus de la ménagerie sédentaire, se déplaçant la tête haute. Ces anatidés à grosses pattes palmées semblaient snober de leurs longs cous les curieux attroupés. L'apparat des coloris du plumage gris tapissé de toutes parts et les milliers de pointillés blancs des pintades en faisaient toujours les plus coquettes de la volière géante. Ces galliformes capricieux à la crête cornée qui couvrait la base du crâne et ses barbillons violets donnaient une apparence farouche à la foule nombreuse d'un jour. Les caquètements des canards dépassaient de loin ceux des pigeons et des poules. Des coqs altiers et méfiants se tenaient bien droits et ne perdaient pas de vue leurs protégées. Lorsque certaines imprudentes avaient la mauvaise idée de s'aventurer hors du territoire de la couvée et d'un peu trop près d'un autre prétendant qui se voulait lui aussi trop prévenant, s'ensuivait alors une prise de bec par ces deux ego démesurés, d'où s'éparpillaient en plein vol et dans l'espace quelques plumes arrachées au hasard dans la bataille par de puissants ergots. Certaines poules accompagnées de poussins, les suivants en file indienne s'affairaient à retourner et à gratter le sol à l'aide de leurs pattes expertes à la recherche des vers de terre, elles picoraient dans les touffes d'herbes éparpillées confusément dans l'enclos. Des chats domestiques, certains au pelage tout blanc, d'autres à la robe marbrée et blanche, à l'évidence d'une même fratrie, ne semblaient ne pas craindre la présence humaine, ils se frottaient avec sérénité et à tour de rôle mielleusement autour des jambes des badauds et ronronnaient comme des locomotives dans l'espoir d'obtenir des caresses ou une bonne grâce alimentaire dans le meilleur des cas.
Par un sentier forestier étroit, derrière une étable, vous aviez la possibilité d'accéder sans trop de difficulté à la cabane des ânes. Ceux-ci vous observaient d'un air triste dans leur immense prairie. L'un s'appelait Acacia, certainement la femelle, l'autre Apollon le Don Juan de madame.
Tout ce petit zoo du monde rural coulait des jours heureux rendus possibles par les bons soins de leur propriétaire, qui les choyait avec beaucoup d'amour et de respect. À la fin de la visite, libre choix à vous de vous en aller ou bien d'accéder à une petite échoppe décorée et à l'effigie des petits protégés de l'exploitation. À l'intérieur, il vous était proposé une large gamme de produits fermiers à la vente, présentés sur ses étals rustiques où ils étaient parfaitement disposés, et tous les produits crémiers, du fromage en grande majorité, du lait, des œufs, et d'autres spécialités fermières de terroir.
Une autre fois, j'eus l'occasion de jouer avec elle dans sa grande maison en pierre, munie de larges et longues baies vitrées, présentes sur les quatre faces de cette bâtisse rectangulaire. Elles donnaient toutes sur un point de vue remarquable à l'extérieur et sur l'immensité du domaine. Cette belle demeure d'une conception assez originale alliait son origine traditionnelle à une empreinte de modernité revisitée. Géographiquement, elle se trouvait établie sur les hauts plateaux costarmoricains et se dégageait ainsi visuellement de tout obstacle naturel, rien que pour le plaisir des yeux par la contemplation des paysages environnants sur les plaines à l'infini. Nous avions confectionné durant une journée entière des déguisements pour le carnaval de l'école publique réalisés dans une des créations les plus rudimentaires qui soient, avec l'emploi principalement d'un paquet de lessive qui formait le corps, dans lequel nous avions percé trois trous : un grand sur la partie haute pour passer la tête, deux moyens sur les flancs de la boîte pour les bras. Ce costume de fortune nous avait été imposé dans le cadre scolaire pour un souci d'uniformité d'ensemble. Seuls les décors de l'habillage étaient libres de choix, ainsi que les accessoires de finition. Delphine et moi avions opté pour le garnissage du corps avec l'utilisation de plumes collées. À cet effet, nous nous étions donné rendez-vous dans les couvoirs des volatiles, où il ne fut pas bien long et difficile d'en collecter le nombre qu'il fallut pour bien tapisser le harnachement carnavalesque. Nous étions devenus pour l'occasion de gros oiseaux sur patte, sans oublier le reste de la panoplie du parfait volatile : un masque avec un bec.
Une nouvelle année, au contraire des précédentes, pleine de réussite venait de s'écouler. J'avais fait honneur à mes parents, et avais pleinement atteint les objectifs que nous nous étions fixés d'un accord commun, ce qui confirmait pleinement mon aptitude à accéder au cours élémentaire du deuxième degré. Je démontrais ainsi, sans intention réelle de ma part, malgré le déploiement de grands renforts de roublardises finement élaborés dans les premiers temps que je m'étais apprêté à mettre à exécution ; de quelles étaient réellement mes capacités avec l'ajout d'un peu de bonne volonté. Cette cuvée était d'une saveur particulière. Ce fut un cru exceptionnel, il faut bien le dire. J'en étais quand même un peu fier, car j'avais été fortement attendu aux évaluations trimestrielles, ces rendez-vous clés que vous n'aviez pas intérêt à ne pas honorer.
vacances estivales et questions métaphysiques
Le ciel était au beau fixe, laissant présager l'arrivée prochaine de l'été et avec lui la chaleur qui influencerait les migrations saisonnières des hommes. Pour certains d'entre eux, ils aspireraient à la détente et au repos et pour les autres au dépaysement et à la découverte de d'autres contrées, ô combien nombreuses que comporte l'univers. Moi, je ne savais pas encore si nous allions réitérer la même expérience que l'été dernier, ou bien si nous retournerions dans notre jardin secret de prédilection au bord de la mer.
Je le sus bien rapidement. La réponse était celle de l'ordinaire. Tonton Gwénael était détenteur d'un permis bateau depuis peu, chose dont je n'avais pas eu vent jusqu'ici. De plus, ses frères, mon autre oncle et mon père avaient investi avec lui dans un bateau équipé d'un moteur à coque semi-rigide avec, cerise sur le gâteau, une cabine de pilotage intégrée à son bord. Il était donc naturellement question de pêche cette année. Les vacances allaient être beaucoup orientées dans ce sens, ce qui n'était pas non plus pour me déplaire, pourquoi pas après tout ? Par contre, mes cousins ne seraient pas de la partie ; ils avaient eu l'opportunité d'intégrer une colonie de vacances dans le Morbihan, du côté de Carnac. Ils avaient opté, je crois, pour un séjour à dominante de la pratique des sports nautiques en général. Ils en avaient eu un avant-goût durant les vacances d'été l'année dernière dans le Finistère, au lac, près de chez André et Madeleine et voulurent certainement réitérer une expérience probante.
Mes frères et moi avions nous aussi beaucoup insisté pour les accompagner, mais nous nous devions comme disait maman, d'adapter nos dépenses à nos ressources, et en l'occurrence, celles-ci ne nous permettaient pas beaucoup de largesses en l'état. Nous fûmes assez déçus pour le coup, mais conscients de cette nécessité de prendre en compte les priorités du moment.
Ces petites contrariétés furent bien vite oubliées par les retrouvailles avec nos petits jeux habituels, où nous prenions toujours un certain plaisir, lesquels vous savez bien d'ailleurs. Ces grandes vacances s'ébauchaient sous le signe du farniente. Cependant il y avait une ombre de taille à cette ébauche : elles avaient un petit goût amer et avaient laissé un drôle d'arrière-gout au passé quand mon regard se portait sur la maison de cette jeune fille, qui n'existait à présent que dans mes souvenirs, avec cette sensation cruelle d'une future rencontre amoureuse inachevée. Comme prévu, nos journées se déroulaient toujours ou presque de la même manière : la pêche en mer, qui m'avait bien captivé dans les premiers jours par le nouvel intérêt pour cet engin puissant qui nous permettaient de nous rendre sur des zones poissonneuses en un rien de temps avec une rapidité inouïe devenait un peu rengaine en milieu de séjour par la nature de ses automatismes, et par l'absence d'effet de surprise. Les jours suivants, certains avaient décelé de l'ennui chez moi. Ainsi l'on m'avait mis à contribution au jardin avec les adultes dans le but insensé de m'initier au jardinage. Dans ce petit lopin de terre derrière les cabanes, bordée et abritée par une très grande et haute haie de lauriers palmes, poussaient par centaines, peut-être même, par milliers une abondante et nombreuse variété de légumes hétérogènes. Chaque emplacement que comportait ce potager géant était délimité par de profonds petits sillons, creusés par un instrument habile et précis de la propre main de ces férus d'horticulture. Par le manque d'ardeur que je mettais à la bonne exécution des tâches, je devenais inéluctablement la déception du groupe qui ne masquait pas non plus son désenchantement d'avoir recruté un tel aspirant en herbe qui n'avait pas la main verte. Il s'avéra dans l'esprit de chacun que je faisais un très mauvais maraîcher. Entre nous, je n'avais pas beaucoup réellement d'intérêt pour ce que je considérais être une corvée, et ne me souciais guère de ce passe-temps qui n'avait à mon sens qu'un seul intérêt digne de ce nom : le simple mérite de venir garnir les assiettes de poissons fraîchement cuisinés par nos pêcheurs estivants. En y réfléchissant bien, je n'avais pas bien saisi le bénéfice que l'on pouvait en retirer à s'y consacrer pour certains une grande partie de la journée sous une chaleur accablante parfois. Pour conclure, et ne plus avoir à me justifier, je dirais que je trouvais cela extrêmement ennuyeux, fin de la parenthèse.
Le temps, cette invariable donnée universelle, à la fois féconde de vie et épuratrice de toutes les essences des êtres, ne me manquait pas. Il fallait être imaginatif et donner un sens occupationnel à ce sablier inaltérable. À son échelle, qu'est-ce qui avait le temps de réellement prendre conscience de son « soi » ou l'intelligence d'avoir « été » dans cette infinité immesurable ? Chaque petit grain écoulé était égal lui aussi à une durée sans fin. Les heures s'égrainaient ainsi, certains jours de cet été-là, je laissais beaucoup libre court à l'oisiveté qui me caractérisait tant et aussi bien d'une manière générale. Je me réfugiais par moments dans la solitude qui s'avérait être une solide alliée de choix finalement, et une véritable porte d'entrée principale de l'accès à la réflexion sur nos rapports avec ce monde. Un rempart imaginaire avec le domaine d'un univers immatériellement illusoire ; dans ce vaste territoire de pleine conscience. Votre humble serviteur, votre âme pouvait vous interdire le passage à des zones de non-droit, fermées à clé depuis votre première respiration de nourrisson, voyez-y là une gardienne invisible des secrets liés aux traumatismes non mesurables et non intentionnels subis sans le savoir dans le ventre de votre matrice procréatrice, cette pourvoyeuse de vie dans les lumières de l'immensité terrestre.
J'entrais donc avec entrain dans ce temple suggestif, et méditais sur moi-même. Ce qui au départ était un peu une sorte de jeu du hasard devint une habitude dans laquelle j'aimais à me réfugier pour y exercer une véritable introspection de mon âme. Dans cette enveloppe charnelle si commune au monde des hommes se trouvait ma cathédrale intérieure.
De temps à autre, j'accompagnais mes frères jumeaux, mes cadets à la plage. Je les observais jouer dans le sable comme les deux gosses un peu puérils qu'ils étaient. À dix ans, ils fabriqueraient encore des châteaux de sable, était-ce normal ? Je commençais sérieusement à me poser des questions sur les rapports des individus entre eux, et leurs idées sur les accointances avec leur environnement. Des interrogations de l'ordre de l'existentialisme et de la métaphysique s'immisçaient dans mes pensées. Après tout, moi, l'autre gosse, l'aîné de la portée, étais-je vraiment normal ? Un enfant, ça fabrique des citadelles de sable jusqu'à quel âge ? Personne ne le sait vraiment dans l'absolu.
— « Et vous, vous autres mes lecteurs, qu'en pensez-vous de cette histoire-là ? En faisiez-vous autant à nos âges ? Vous n'en savez peut-être rien non plus ? Ou n'en avez-vous qu'une vague idée ? »
La kermesse des chasseurs
Vers la fin août avait lieu aussi l'incontournable kermesse des chasseurs, ce rendez-vous insolite de la plus haute importance aux yeux de mon cher paternel. Dans un hameau de mille habitants, c'était l'attraction phare de l'année, cette fête fédératrice demandait beaucoup d'exigences en matière de disponibilité de chacun des sociétaires obligatoirement détenteurs d'une carte de chasse. Cela n'était pas une mince affaire en termes de préparatif. Nous n'étions jamais suffisamment nombreux pour aider à la bonne implantation des différents stands que contiendrait difficilement ce grand pré de verdure par manque d'espace, et c'était d'autant plus vrai pour la participation à l'achat des denrées alimentaires, des hectolitres de boissons à profusion et le volume embarrassant de l'ensemble des lots qui seraient distribués aux heureux gagnants des différents concours qui y étaient organisés à l'occasion chaque année. C'était notre royaume de jeu, un vrai défouloir, qui accueillait pour ainsi dire, la majorité du village, le point de ralliement idéal d'une centaine de mômes qui foulaient ce grand espace de leurs galoches toutes crottées de monticules de terre. Le speaker ouvrait les festivités, sa voix résonnait et faisait écho, transportée par les courants d'air qui diffusaient ses paroles à des kilomètres à la ronde, un peu comme les annonces de celles des haut-parleurs hurlants des véhicules burlesques faisant de la réclame pour les cirques ambulants. Dès potron-minet, la journée débutait par les jeux traditionnels : la pêche à la ligne, les casse-bouteilles, les casse-boîtes. Sur de hautes et larges charrettes de bois, aménagées en scènes de fortune, des loteries improvisées en plein air étaient organisées. Cette sorte de tombola hasardeuse soumise aux probabilités était fabriquée à partir d'une roue de cyclomoteur munie de vulgaires clous et d'une réglette. Tous les badauds s'agglutinaient dans un vacarme assourdissant devant ce cercle de la chance susceptible de s'arrêter sur un chiffre de la plus grande des incertitudes et qui désignerait sur l'instant l'heureux chanceux propriétaire d'un ticket avec le numéro gagnant inscrit dessus, acheté quelques minutes avant le tirage. Moyennant quelques francs de l'époque à l'effigie de Marianne, vous pouviez repartir sous le bras avec des pintades et des poulets aux deux pattes attachées par des ficelles pour éviter d'éventuels désagréments ; ou alors selon la disponibilité des lots restants avec du vin et des cigarettes, cela était à votre bonne convenance. Du début d'après-midi jusqu'à tard dans la soirée, ce loto de plein air proposait un tirage tous les quarts d'heure et venait ponctuer le rythme des autres stands de foire par le biais d'un animateur amateur zélé. L'annonceur novice, bien souvent trié sur le volet, criait la plupart du temps plus fort qu'il ne parlait, quand il ne se contentait pas de tousser et de postillonner dans le micro. Il en laissait de l'énergie celui-là ! Il distribuait en permanence de la réclame, laquelle se dégageait des amplificateurs nichés dans des arbres, et que reliaient tel un sac de nœuds des câbles électriques. Parallèlement des déflagrations aux rythmes de quatre coups toutes les deux minutes perçaient l'air chaud de cette après-midi aoutienne. De véritables chasseurs en tenue de camouflage s'adonnaient au ball-trap, tandis que d'autres curieux venaient se mesurer à ces types plus expérimentés, par fierté masculine, et pour exercer par la même occasion leurs réflexes. La finalité de cette activité payante consistait à abattre des objets projetés en plein vol, avec deux coups possibles tirés d'un fusil de chasse. La plupart du temps, il s'agissait de disques en argile, que des plombs brisaient en mille morceaux sans difficulté à l'impact. Mais rassurez-vous, il n'y avait pas que des tireurs d'élite sur ce stand, loin de là, au vu du nombre d'objets que nous récupérions intacts les jours suivants lors des nettoyages des zones aux alentours. Des buvettes servaient en continu, tout au long du jour, des grillades et des frites, et surtout des boissons rafraîchissantes tant que vous en vouliez. L'un de mes oncles avait été assigné d'office au service de l'une d'elles. C'était pour moi un avantage en nature considérable : le nombre de fois quand la chaleur devenait oppressante, ou il m'avait servi à plusieurs reprises, et sous le manteau, un de ces petits verres de limonade avec une rondelle de citron vert, qui rafraîchissait tant ma gorge bien sèche. Posé là devant moi sur le rebord des planches de bois cirées, souillées de liquide, qui sentaient à plein nez l'odeur aigrelette de ce tord-boyaux de raisin transformé en vin de mauvaise qualité. Le liquide douceâtre était une bénédiction et le bienvenu après m'être dépensé des heures durant à courir dans ce champ animé d'un jour.
Mais bien souvent, nos imprévisibles limonadiers consommaient autant d'alcool qu'ils n'en vendaient ; par la seule répétition des tournées avalées dans ces moments heureux de franche camaraderie avec les copains. Ayant tous répondu présents à l'appel, ils finissaient tous dans la majeure partie des cas leur service dans des états d'ébriété avancés.
— « Si vous me le permettez, et si vous le voulez bien, j'aimerais vous faire part d'une petite mésaventure qui vous fera très certainement son petit effet par la nature de sa risibilité » l'un d'entre eux, cuisinier de métier, que l'on surnommait plus populairement « Cuistot » et dont les services culinaires étaient fortement appréciés jusqu'ici et depuis les débuts ; figure incontournable et participative des animations locales, pas toujours favorablement connu ces derniers temps de tous par son comportement un peu douteux parfois, était ce jour-là à la manœuvre. Il avait la lourde responsabilité de la rôtisserie. Il y avait là de la cochonnaille à tous les menus et à toutes les sauces. Complètement éméché depuis un bon bout de temps déjà, il faisait à ce moment présent lui aussi honneur à son aloi, et pour une raison indéterminée et que seul lui connaissait, il prit la responsabilité de rentrer les barbecues géants avec l'assistance de deux ou trois fûts sur patte en état de cuvaison manifeste. Ils déplacèrent manu militari ces grills du mieux qu'ils purent, mais la chance que connaissent les ivrognes les quitta et malheureusement, l'un des quatre pieds céda sous le poids de l'objet qui se renversa lourdement et avec fracas sur le sol garni d'herbes sèches. Sur lesquelles les charbons ardents dispersés en nombre enflammèrent instantanément la cuisine de campagne. Le feu se propagea aux toiles sur le dessus du mastroquet de campagne. Nous avions affaire dans le moment à un grand brasier qui se consuma lentement jusqu'au bout de la nuit, car ni les seaux d'eau et ni les bonnes volontés ne purent contenir l'incendie. Inutile de vous dire que les années suivantes, le responsable, ce trouble-fête, c'était le cas de le dire n'était plus du tout le bienvenu dans l'organisation. Rassurez-vous !, ce fut le seul cas majeur de déconvenue qui fut recensé dans les mémoires de cette kermesse. Il y avait bien un peu de rififi le soir lors des bals champêtres qui clôturaient les réjouissances ; engendré par quelques ivrognes notoires complètement saouls qui mettaient un peu d'ambiance supplémentaire à notre soirée western. Quand j'y repense et en y réfléchissant d'un peu plus près, il s'avérait qu'ils étaient souvent relativement en nombre. Nous aussi d'une certaine manière étions aussi des perturbateurs, tiens, parlons-en un peu justement ! Moi et quelques chenapans avions de la suite dans les idées et nous découvrions par un hasard que nous qualifierons de fortuit, la cache des bouteilles de soda. Pendant que les gens chantaient et dansaient dans la frénésie des chansons des années quatre-vingt, derrière l'un des baraquements improvisés coulait la rivière, la même que celle qui traversait notre petit bois dont vous savez l'existence, et figurez-vous que se tenaient à cet endroit précis à l'abri des regards, par centaines, les divins nectars ! Ils reposaient sagement sans un bruit au fond du courant par environ un mètre de fond dans la pénombre, où les bouteilles étaient attachées une par une par le goulot à une cordelle, lacée à l'autre extrémité autour d'un pieu. Je vous laisse imaginer la suite, rien que du bonheur ! Malheureusement, le pot aux roses fut découvert bien assez vite par le type responsable du comptoir. Après nous être respectablement bien rincé le gosier aux frais de cette société, dans ce genre de situation favorable aux excès, nous n'eûmes pas suffisamment de loisirs pour en emporter quelques-unes avec nous. Notre discrétion laissait à désirer, le gargotier ayant observé des va-et-vient assez soutenus et incessants toute une bonne partie de la soirée et dans la direction des fioles sucrées qui se rafraîchissaient sereinement dans l'eau froide, était intervenu pour faire cesser le petit manège. Pris sur le fait, la main dans l'eau dirions-nous, et bien contents de nous en sortir à si bon compte, loin du bruit de la foule et de la musique qui transperçait les tympans et qui continuait à faire siffler les oreilles, nous décidâmes, les copains de l'école et les connaissances d'un jour, d'aller nous coucher sur la partie haute des « roundballers » de foin. Un autre spectacle se jouait à cet instant même sous nos yeux dans le firmament : nous étions en extase et en admiration devant les furtifs passages des étoiles filantes qui traversaient le ciel d'une extrémité à l'autre, d'un trait lumineux, dans l'immensité de ces nuits d'été claires et chaudes. Comme le voulait la tradition, il était de bon augure de faire un vœu, sans parler. Il fallait juste le penser tout haut dans sa tête.
La cueillette des champignons
La chaleur commençait à s'estomper progressivement au fil des jours de l'été ; les matinées, encore pleinement ensoleillées récemment, se comptaient désormais sur les doigts de la main. Elles s'effaçaient peu à peu, au profit de la capricieuse météo bretonne, contrariée par l'apparition de plus en plus nombreuse de frêle nimbus s'étirant dans une invraisemblable symphonie d'orangé au-dessus de l'horizon, laissant de la sorte la place à la fraîcheur de plus en plus omniprésente. Cette transition saisonnière devenait à présent perceptible dans les prémices automnales. D'ailleurs, avec la diminution des heures d'ensoleillement, l'aurore semblait être de connivence avec l'aube, laissant ainsi très peu de répit à la clarté.
Avec les premières ondées de l'arrière-saison viendraient les pousses des champignons qui recouvriraient partiellement, dans les premiers temps, les fossés forestiers de mycélium. Cette partie végétative des champignons que sont ces bactéries filamenteuses est très dépendante de la météo. Elle laisserait apparaître, après quelques jours de conditions idéales, de jolis spécimens éphémères, tels que nous les connaissons sur nos étals commerciaux. Lors des cueillettes, nos eucaryotes pluricellulaires ou unicellulaires, comme ils sont nommés et référencés dans la grande encyclopédie de Papy, feraient bien assez vite leur apparition dans la forêt domaniale. Sans doute possible, ils feront le bonheur de la famille et d'une horde de connaisseurs de tout poil et de tout âge armés de solides bâtons, et d'un panier d'osier prêt à être garni des précieux végétaux sauvages qui régalent si bien les palais avertis des véritables connaisseurs. Ces immersions forestières étaient aussi l'occasion de s'aérer et de s'époumoner, mais surtout de s'extérioriser au cœur de ce grand poumon vert, vecteur d'oxygène, indispensable à la vie des êtres. Il représentait à lui tout seul les deux tiers de la superficie communale. Vous pouviez joindre l'utile à l'agréable lors de vos sorties au fur et à mesure que vous vous enfonciez dans les sous-bois en profitant d'instruire les enfants sur les différents milieux naturels, et par la découverte des biotopes de la faune et de la flore de ces immenses domaines boisés constitués d'écosystèmes spécifiques et variés, profitables et visibles de tous. J'avais été initié à la mycologie par Maman, qui m'avait instruit très tôt à cette science ancestrale qui fut jadis partie intégrante de la botanique. Après quelques coups de pédales, vous aviez vite fait et bien fait d'y arriver dans les cinq minutes suivantes, car le bois se situait à vol d'oiseau à environ deux kilomètres de la maison. Les bogues épineux des châtaigniers s'ouvriraient eux aussi et laisseraient échapper sans regret leur progéniture, déjà prête pour certaines à être consommées sur place et dans l'état, une fois l'épaisse peau lisse écartée. Elles s'échoueraient sur des sols humides, en se précipitant dans le vide, finissant leur désescalade à même le plancher terrestre, parmi les feuilles que le vent avait dans un premier temps fait tourbillonner dans ses caprices mouvementés, et rejetés tout aussi abruptement autour d'un autre arbre nourricier ; lequel nos aïeux appelaient banalement « l'arbre à pain providentiel des pauvres ». Les grosses enveloppes charnues contenant les solides coquilles des fruits du noyer étaient rugueuses et dépourvues de piquants, elles concurrenceraient celles des châtaigniers, qui laisseraient échapper à leur tour leurs fruits comestibles dans les mêmes précipices.
La chasse aux champignons s'était institutionnalisée de génération en génération du côté maternel. Maman était issue d'une des familles des plus modestes du patelin. Inutile de vous dire qu'un sou était un sou ! Son père, que je n'eus l'honneur ni le privilège de connaître, était bourrelier de métier, un métier pas des plus aisés, et dont les différentes tâches laborieuses consistaient à réparer et à fabriquer tout le matériel à base de cuir, mais surtout équin, par exemple les licols, les harnais, les rênes de direction. Lui qui ne possédait pas d'auto, comme beaucoup à l'époque, intervenait chez les clients à des kilomètres à la ronde avec son vélo aménagé et son matériel professionnel par des chemins carrossables pas toujours en bon état. Comme le répétait Maman, ton grand-père, lui, c'est l'homme de cœur. Ce rude travailleur s'est tué à la tâche dans son travail avec ses problèmes de diabète. Elle faisait allusion aux nombreuses heures que représentait son activité dévoreuse de temps. Le pilier de famille était indisponible des journées entières ; parfois même, lorsque le client le réclamait le lendemain, il dormait dans les granges de foin de ces derniers, dans la plus grande des simplicités au beau milieu des bêtes, c'est pour dire ! Sa mère, ma grand-mère, femme au foyer, tenait la maison en ordre et s'occupait de l'éducation des rejetons, ses quatre enfants, dont ma mère était l'unique fille. Dans ce temps-là, les cueillettes se faisaient bien plus généreuses qu'actuellement par le simple fait que la majorité des gens, par manque de connaissances, étaient bien incapables de différencier les bons champignons des mauvais, et avaient une peur bleue d'en avaler malencontreusement un mortel. En cas d'ingestion malencontreuse, l'issue s'avérait tragique, voire fatale, par le manque de traitement disponible sur le marché à cette époque, à ce que nous aurions pu qualifier d'intoxication mortelle. Et pour trouver une solution pharmaceutique salvatrice, il aurait fallu dans ces conditions se rendre prestement à la ville voisine qui n'était pas à la porte à côté ; scénario imprévisible dont l'issue laissait cent fois la possibilité à l'Ankou de faucher votre âme en perdition le temps de s'être vue administrer un éventuel remède ; cette fossoyeuse funeste représentant la personnification de la mort chez les Bretons ne demanderait certainement pas son reste. Pour les autres, ceux qui avaient cette chance de savoir les identifier, leur commerce devenait une manne financière non négligeable et parfois très lucrative, ce qui constituait de ce fait un vrai revenu d'appoint pour certains. Cette marchandise locale, non contrôlée, pouvait se vendre à de très bons prix, et cela aux quatre coins des rues, et vous n'aviez de compte à ne rendre à personne, aucune limite commerciale n'était fixée nulle part sur un quelconque cahier des charges. Chaque soir, il n'était pas rare de croiser des gamins qui frappaient aux portes des pénates pour vendre leurs précieux végétaux. Le jour dominical, à la sortie de la messe, il y avait foule devant les étals de fortune, où la marchandise recherchée et fraichement ramassée du jour était exposée, reposant délicatement sur du papier à journal au fond de cagettes à fruits et légumes. Des produits sains et bien proportionnés attiraient l'attention des fidèles regroupés en nombre sur le parvis dallés lors des ventes sauvages. Ces petits délices délicats, très prisés des fins gourmets, viendraient donner une note subtile et boisée en parfumant d'une odeur inimitable la peau des gros poulets fermiers cuits au four traditionnel ; accompagnés des grosses pommes de terre des variétés communes de la culture des jardins. Mon oncle Pierrot n'avait pas la même vision commerciale. Il m'avait fait remarquer, lorsque nous abordions le sujet, qu'il était possible de troquer la marchandise. Combien de fois il avait échangé une pochée de chanterelles ou de beaux cèpes contre quelques paquets de cigarettes, et une bouteille de pinard, avec l'accord express de Roger le buraliste, ou encore contre un plein d'essence dans sa mobylette chez le gros Bibendum, le garagiste du coin. Selon lui, un service en valait un autre ; personne n'était très regardant là-dessus, halte au sketch ! disait-il.
Ma mère, et mes oncles avaient cet autre avantage bien pratique d'habiter à l'orée du bois. Ils n'avaient qu'à traverser la route départementale de deux enjambées pour y accéder et y pénétrer. Chaque matin au réveil dans leur jeunesse, on s'habillait et on se lavait expressément, et après s'être rempli l'estomac d'une tranche de pain et d'un morceau de lard salé bien gras, la course à la chasse au trésor débutait déjà dans la chaumière. Cette ruée incontrôlable était déclenchée par l'intention irrépressible de fouiller les meilleurs coins. Les quatre audacieux arpentaient déjà les allées des sombres bois aux aurores, lorsque la nuit s'effaçait et tirait sa révérence à l'intention des premières lueurs du jour. Les yeux fermés, ils quadrillaient l'immense domaine ou les frênaies et les châtaigneraies dominaient les autres espèces arboricoles communes à travers les broussailles et l'abondante végétation, avec dans leur petite boîte à idées, la carte virtuelle géographique de chaque secteur. Imaginez d'ici ces petits écoliers munis de sabots à leurs pieds, à des heures très matinales, courant en tous sens à travers bois, défiant de coriaces ronces, et écartant fermement les fougères qui obstruaient leur passage, dans une frénésie incontrôlable, pendant qu'une bonne partie des âmes de la cité étaient encore endormies. La vraie motivation de cette étonnante expédition nocturne résidait dans le fait de précéder les trois autres, et de réaliser les meilleures cueillettes, garnissant ainsi les plus beaux paniers qu'il faudrait bien assez vite ramener à la maison avant le départ pour l'école. Pour rejoindre l'institution scolaire, il fallait venir à bout au quotidien et vice versa des six kilomètres qui séparaient l'école de la chaumière, à travers les mille et un chemins de traverse escarpés et les routes campagnardes communales, qu'avaient déjà empruntés mille et une fois les parents avant eux. Car dans l'esprit de mes arrières grands-parents rien n'avait plus de prix que l'instruction scolaire que notre République dispensait dans ses temples du savoir. Le soir, quand la cloche sous le préau annonçait la fin de la journée des écoliers, ceux-ci se précipitaient en direction du lieu-dit « du pot », qui leur faisait office de résidence, en faisant le chemin inverse, dans le but de récupérer les paniers, qu'ils avaient entreposés dans le cellier parmi les outils du père, pour s'empresser d'écouler la récolte du jour. De ce que me rapportaient mes oncles, Maman, la seule fille de la fratrie, ne se débrouillait pas si mal pour une nénette, et il n'était pas rare qu'elle surpassât nos autres chenapans certains jours, par sa logique et son sens de l'observation nettement plus affinés ; sens premiers qui faisaient cruellement défaut à ses frères. Nos garçons, eux se contentaient de rallier un point A à un point B en un temps record, mais en laissant derrière eux la plupart des beaux spécimens, par faute de n'avoir pas pris le temps nécessaire de bien reconnaître la zone, et de ne pas avoir suffisamment non plus écarté les feuilles et les branches qui masquaient certains bolets bien tapis dans l'ombre. En plus de les vendre, ils s'octroyaient le droit exclusif de s'en réserver quelques-uns, surtout lorsque l'on décidait de tuer un lapin ; ils faisaient une parfaite garniture parfumée du plat.
Je découvrais à mon tour cet univers de l'infiniment petit, et me jetais à corps perdu dans ce microcosme invisible à l'œil nu, avec pour formateur, la reine de ces bois, Maman. La transmission orale et pratique de cette science intergénérationnelle se faisait d'une manière naturelle, sans forcer le bon vouloir de chacun, qui bien au contraire se réjouissait de ce passage de témoin, mettant en perspective de belles futures découvertes, assistées de la connaissance dans la réussite par cette alliée de choix. Cela était certainement dans l'ordre des choses, car effectivement, je vous l'accorde, en soi il n'était pas si difficile pour tout un chacun d'aller ramasser des champignons. La difficulté première résidait dans la localisation des familles en fonction des différents critères qui composent leur milieu élémentaire, et d'autres facteurs caractéristiques qu'il fallait prendre en ligne de compte, et qui vous épargnaient le dur labeur d'une recherche interminable, au risque de vous égarer dans cet immense écrin verdoyant, mettant votre patience à rude épreuve.
En fonction des catégories, chères à votre palais raffiné, vos préférences pouvaient s'orienter vers l'une d'entre elles en particulier, et ainsi permettre une sélection plus ciblée dans vos recherches.
J'aimerais solliciter votre attention justement sur tous ces éléments qui conditionnent un succès assuré et assez rapide propre à ce plaisir occupationnel, dans la mesure où celle-ci a lieu en pleine saison. Si vous voulez bien m'accorder un peu de votre temps, nous allons ici répertorier les différents signes et critères distinctifs des espèces communes les plus représentatives de la région, et aussi par ordre de préférence.
Commençons tout d'abord par le plus noble, ce roi discret, le plus goûté et de loin le plus prisé, faisant l'objet de toutes les attentions des mycologues les plus chevronnés : le cèpe. Il en existe quatre variétés, classées par ordre de popularité et pour leurs valeurs gustatives. Pour bénéficier de l'appellation de cèpe, il faut que nos sujets répondent à des normes bien distinctes. Car figurez-vous qu'il existe une centaine de bolets, parmi lesquels huit bénéficient de l'appellation. Le numéro un, toutes catégories confondues, le fameux cèpe bronzé, appelé boletus aereus, et dans le jargon des champignonneurs dénommé usuellement « tête de nègre », qui autrefois poussait bien volontiers est le plus représentatif dans les régions méridionales. À l'heure actuelle, depuis ce nouveau millénaire, avec les nouvelles conditions dues au changement climatique, il n'est plus étrangement une espèce aussi rare que cela. Il possède un chapeau hémisphérique noir, parfois un peu plus clair en fonction de la présence de la végétation immédiate et peut atteindre les trente centimètres de diamètre. Son pied ventru et obèse, mais robuste, d'une hauteur très courte, se confond très bien avec la végétation, le rendant difficilement repérable. Sa chair blanche, épaisse et ferme ; en fait un met d'exception très croquant, qui se tient superbement bien à la cuisson, rendant très peu d'humidité. Ce royaliste apprécie les bois aérés de feuillus avec une préférence quand même pour les chênaies. Il se plaît également dans les lisières et certains taillis.
Il était parfois fréquent de trouver ensemble plusieurs exemplaires d'une famille différente. Lors de certaines sorties en forêt, je remarquais ce phénomène : ils poussaient ensemble, dans des lignes imbriquées. Leur différenciation n'était pas aussi aisée qu'il paraissait ; leur variation dans les tons de couleur du chapeau et du stipe, ainsi que l'étendue du réseau demandait une attention particulière. Il était possible avec ledit test du couteau de faire la différence et de démêler les espèces. À titre de comparaison, le cèpe bronzé possédait une chair bien plus dure, plus blanche, sans aucune mesure avec les autres espèces nobles. Aux fourneaux, sa valeur gustative détrône tous ses concurrents, par ses parfums de noisette torréfiée, et de brisures de truffe. Il s'accommode avec la meilleure des gastronomies.
Vient en deuxième position de notre classement des prédilections, l'autre sire de nos espaces forestiers, indiscutablement l'un des plus connus par son nom usuel et apprécié par l'ensemble du commun des mortels : le cèpe de Bordeaux, identifié sous le nom scientifique de boletus edulis. Ce champignon est relativement répandu et pousse dans toutes les régions de France. Vous le trouviez assez facilement après les ondées estivales dans les débuts de l'été de la Saint-Martin. Celui-ci possède un chapeau en forme de coupole plus ou moins convexe et de couleur allant du beige au marron, voire à brun noisette, et d'une circonférence avoisinant les dix à vingt centimètres en général. Ce spécimen est doté d'un gros pied bien ferme, devenant blanc vers sa base ; cependant il peut être allongé dans certains cas. Notre hôte affectionne les pinèdes et les forêts de conifères, de même que son congénère bronzé les bois de feuillus, avec une prédilection pour les endroits dégagés, les clairières, les herbus, et les talus bordés d'arbres.
Au tour des deux autres seigneurs, pour finir notre présentation générale des boletus : le cèpe d'été, boletus aestivalis, et le cèpe des pins, boletus pinophilus. Ils jouissent d'une notoriété légèrement moindre il est vrai, mais présentent un grand intérêt gustatif tout de même. Cet état de fait est constaté par beaucoup de passionnés et apparaît dans beaucoup de commentaires relatifs au sujet. Maintenant, je vous laisse libre dans votre partialité, car vous le savez bien les goûts et les couleurs d'une personne à une autre peuvent faire l'objet d'une divergence de point de vue. L'aestivalis pousse dans nos contrées dès début juin. Celui-ci il est tout dans le chapeau comme dirait l'autre ; il possède un réseau qui recouvre quasiment tout son pied. Il est identifiable la plupart du temps dans les lisières des châtaigneraies, mais aussi sous les chênes et les charmes dans les sous-bois aérés. Dans la pyramide monarchique, le pinophilus serait plutôt l'empereur. Le bolet acajou, coiffé d'un chapeau à pruine blanche, contrairement comme l'indique son nom, ne se ramasse pas que dans les pinèdes et les landes : il fréquente aussi parfois certains bois communs, et en principe, assez rarement ceux des feuillus.
Permettez-moi, je vous prie, de faire aussi la part belle à une autre pensionnaire de ces bois, et de lui rendre les honneurs qui lui sont dus : la discrète et coquette girolle.
Nos demoiselles à ombrelles jaune orangé n'ont rien à envier à ces gros rivaux imposants et austères. Ces impératrices toutes en couleur aiment à se montrer au grand jour dans le grand monde végétal. Lorsque les beaux jours font leur apparition, elles éclairent la pénombre de ces lieux dans des lueurs immaculées, et laissent apparaître des rayons de soleil réchauffant et salvateurs à travers les branches vertes des fougères. Quand elles se laissaient cueillir par des petites mains expertes sur la mousse végétale du mois de mai jusqu'à parfois fin novembre, et à condition qu'il n'y ait pas de gelées matinales ou que la terre ne soit pas trop humide, il était possible de remplir au plein des paniers de confection artisanale. Elles cohabitaient parfois au sein de belles colonies qui tapissaient les sols secs, entre les feuilles mortes, dans les boqueteaux des noisetiers et des bouleaux. Côté cuisine, elles savent parfumer et accompagner n'importe quel aliment par l'exhalaison odorante qu'elles diffusent de leurs parfums agréablement fruités, semblables à ceux de la mirabelle et d'abricots secs acidulés.
Chapitre 4ème
Le cours élémentaire 2ème année
Une rentrée en musique
Voilà déjà neuf ans que je foule de mes deux pieds ce globe terrestre sans trop savoir quelle était vraiment ma destinée ; toujours les mêmes questions existentielles qui revenaient sans cesse. Qu'est-ce que cela voulait dire ? Il y avait-il une signification vraiment intelligible ? Je vais peut-être arrêter de me casser la tête maintenant, lâcher prise et puis advienne que pourra, la vie m'appartient, j'ai la jeunesse pour moi !
— « Tiens, quelle surprise Karl ! Mais tu ne m'avais pas dit que tu redoublais ta classe cette année ! Oui ça c'est sûr ! Vraiment, ce que je ne suis pas très dégourdi des fois, comme s'il aurait fallu le crier dans toute l'école ! Ne le prends pas mal ! Comme tu le sais, moi aussi j'en suis passé par là ! Allez mon ami, on va voir la tête qu'il a le nouveau maître ! »
Le nouveau maître, à le voir comme cela, de prime à bord, il n'avait pas l'air bien sévère : sa bedaine bien visible semblait être à l'étroit dans son pantalon en velours côtelé, de la ceinture duquel ressortait une chemise toute fripée, bariolée de différentes bandes de couleurs, floquée à l'unisson par de petits motifs représentant des notes musicales. Cet embonpoint témoignait de son appétence pour les excès d'ordre alimentaires aurait dit Papy dans une de ses conclusions solennelles. Cet homme à type de peau méditerranéenne, au visage boursouflé et tanné par le soleil du sud, sur lequel une grosse et épaisse moustache brune venait coiffer la bouche, ne parlait pas vraiment. Il chantait, oui, son accent chantant du pays méridional réchauffait déjà la classe. Quand je vous dis qu'il chantait, il chantait, armé de sa guitare en bandoulière, une jambe fléchie prenant appui sur une chaise, comme cela, sans véritablement se soucier du monde ou d'un éventuel qu'en-dira-t-on, auquel il aurait répondu par la même attitude impassible.
— « Vous savez, c'est important l'éveil musical ». Il interprétait à merveille les plus grands chanteurs paroliers français, Georges Brassens, Bobby Lapointe, et recevait tout son petit monde en chanson durant toute cette journée d'intégration, pour la joie des petits et des grands qui trouvaient cette approche assez originale. Reposant son instrument de musique, il n'hésitait pas non plus à engager la conversation et à répondre à toutes les questions relatives au programme scolaire du cours concerné. Tiens, parlons en un peu de celui-là ! Tout à l'heure, justement, sans intention curieuse de ma part, je préfère le préciser pour éviter tout malentendu, j'entendais notre musico d'instituteur expliquer à un parent d'élève que cette année était la première classe du cycle d'approfondissement des connaissances, qui s'étale jusqu'au cours moyen de deuxième année. Si j'ai bien compris ce qu'il disait pour conclure, il en résultait que l'écolier à ce stade devrait être en mesure de structurer son raisonnement et développer sa concentration. À ce stade, l'enfant devrait pouvoir intégrer les grands axes et les mécanismes de base des différentes approches disciplinaires communes. En clair, un peu plus de français, de mathématiques, d'initiation à l'histoire-géographie, aux sciences expérimentales, à l'approche des techniques usuelles de l'information et de la communication, on parle de l'outil informatique pour ce dernier, et tout pour me plaire, un zeste d'éducation physique et sportive pour couronner le tout. Ajoutez à cela pour conclure de la poésie, beaucoup de poésie, en chansons bien entendu !
La classe de neige dans le massif du Beaufortain
Nous préparions aussi un évènement spécial, auquel j'accordais plus d'importance qu'au reste. L'école organisait cette année une classe de neige. Sur le principe, cette sortie avait pour but de faire découvrir les sports d'hiver aux jeunes enfants tout en suivant les cours traditionnels. Elle se déroulait l'hiver sur le temps scolaire et se déplaçait avec son personnel dans un lieu d'hébergement dans le relief alpin. Une bonne semaine avant le départ, j'étais déjà excité comme jamais à l'idée de découvrir les montagnes et la vue sur ces hauts et superbes sommets, mais surtout par le voyage en lui-même, pour jouer avec les camarades dans le bus qui avait été affrété pour l'ensemble du séjour. La vie sur le site était organisée comme dans un internat, nous alternions les leçons et les cours de ski dans un village de la région du Beaufortain, dans le département de la Savoie, en région Rhône-Alpes. Le grand chalet de bois communal, typiquement de conception savoyarde, accueillait à lui tout seul les deux classes primaires de l'école. Chaque soir, après les cours de ski qui étaient dispensés par des moniteurs professionnels, aidés par quelques-uns de nos instituteurs qui maîtrisaient fort bien eux aussi la discipline, nous nous rassemblions dans l'amphithéâtre du refuge, où nous apprenions par cœur la célèbre chanson d'Étoile des Neiges ; accompagnés par la mélodieuse guitare acoustique de Monsieur Garcia, notre professeur musicien. Je fis mes premières descentes à ski comme à l'image d'un skieur peu expérimenté, usant et abusant parfois à l'excès de la technique facile à assimiler dite du chasse-neige, sur les pistes vertes du magnifique domaine skiable de Val-d'Isère couvert par un immense océan de poudreuse. Je me contentais de mettre en application les consignes de sécurité que l'on nous avait inculquées au début de chaque séance et que quelques heures séparaient de la suivante. C'était éreintant ! La difficulté se faisait davantage ressentir, en particulier au moment où il s'agissait de chausser et de déchausser les énormes chaussures ; ces grosses bottes carénées comme celles d'un robot. Dans la pratique, elles vous comprimaient les extrémités sans ménagement.
Hormis de petits désagréments de circonstance, je vous avouerais que je m'y sentais bien, moi, dans l'air frais et sec des hautes montagnes ! Les matins au réveil, lorsque j'effaçais les simples rideaux des fenêtres, j'étais émerveillé à la vue de l'adret, le versant montagneux le plus exposé à l'ensoleillement. La hauteur des cimes me paraissait vertigineuse et caressée par les effluves de lumières sur les sommets, par un soleil éclatant de luminosité et généreux, renvoyant des contre-jours fugaces, tel un jeu d'ombre qui se reflétait invariablement dans mes pupilles grandes ouvertes par la contemplation de ce spectacle inoubliable. J'obtins avec succès ma première étoile des neiges qui était apposée sur la petite médaille en forme de flocon qui officialisait et concrétisait la bonne réussite à l'examen de passage avec, en lettres capitales « ESF » qui signifiait probablement avec un peu de bon sens École de Ski Française. Je n'en étais pas peu fier. Des sorties éducatives et divertissantes étaient programmées à l'emploi du temps du séjour ; parmi elles, la fabrique industrielle du fromage local, qui portait le même nom que son massif, m'avait fortement plu.
— « Allez savoir ! C'est peut-être tout simplement la raison pour laquelle j'appréciais beaucoup ces produits laitiers, qui sait ? » Sur cet immense site industriel, tous les procédés et savoir-faire étaient expliqués et détaillés dans le cadre d'une visite animée par un guide ; illustrés dans chaque cellule de fabrication du circuit par des panonceaux explicatifs, de l'arrivée du bon lait frais des hauts alpages par l'intermédiaire des camions-citernes, en passant par tous les processus d'élaboration, jusqu'au produit fini. Ça sentait bon le fromage là-dedans, beaucoup d'odeurs incommodaient les autres petits visiteurs qui vous le faisaient savoir en pinçant leur nez et en grimaçant, de temps à autre. L'autre rendez-vous incontournable planifié un peu plus tardivement dans l'organisation du séjour, et intitulé « la découverte d'une bergerie », avait été fortement appréciée par l'ensemble des séjournant. Chacun pouvait découvrir la vie pastorale de ces montagnards rustiques et celle de la vie du troupeau aux différentes saisons, dont la transhumance du bétail ovin, cette migration périodique de la plaine vers les alpages ou à l'inverse des estivages à la plaine. Cette escapade de l'homme et de ses animaux était reprise par un dicton alpin, que nous avions tous pris la peine, à l'occasion, de recopier sur notre cahier de mémoire tel qu'il était écrit dans son patois local « Lé vatse, sèn Bernar léprèn é sèn metsë lé rèn » que l'on doit plus aux vaches, mais qui ne font pas non plus exception aux brebis, ce qui signifie dans l'argot : « Les vaches, Saint Bernard les prend et Saint-Michel les rend ». L'on nous expliquait aussi que depuis quelques années, autour de cet exode nécessaire, une véritable organisation festive se mettait en place dans les vallées, elles permettaient de faire connaître le milieu, et pourquoi pas de susciter des vocations aux différents métiers du pastoralisme. Une ou deux fois, nous nous étions rendus dans l'une des grandes villes du département pour y faire l'acquisition de belles cartes postales très représentatives de la région savoyarde. Sur lesquelles nous n'omettions pas de rendre compte des évènements marquants au jour le jour, par quelques lignes soigneusement écrites par la main des écrivains en herbes que nous aspirions à devenir. Nos petits récits, construits de lettres mal formées et tordues, avares en lignes, ponctués d'une ou deux fautes dans chacune d'entre elles avaient aussi vocation à rassurer certaines interrogations des parents qui devaient supporter un peu d'inquiétude sur le bon déroulement des opérations ; après avoir vu pour certains leurs petits oisillons quitter le nid douillet familial pour la première fois. Cette petite ville à taille humaine, dans l'esprit de ces montagnes, était à la fois restée authentique par l'aspect de son infrastructure, et en même temps par la diversité des magasins qui proposaient une large palette de services et d'objets de souvenir assez insolites pour certains, mais tous à l'effigie de l'environnement montagnard. J'avais opté aussi pour l'achat de gros crayons de bois à papier sur lesquels apparaissaient tous les écussons héraldiques des localités de la Savoie, reliés à leur extrémité supérieure par une ficelle, qui permettait l'accrochage de celui-ci à n'importe quel support à crochet. Quoiqu'équipés d'un mince cylindre composé de graphite et d'argile en leurs centres, cependant, ils avaient plus une fonction décorative. Un détail pittoresque s'accrochait avec persistance dans mes souvenirs. Je ne me souvenais pas avoir vu ailleurs autant de petites fontaines fleuries. Elles étaient éparpillées ici et là, à travers la longue artère commerçante principale, pavée de bout en bout, tout au long de laquelle des haut-parleurs, perchés dans les hauteurs des poteaux électriques, diffusaient la mélodieuse symphonie du Carnaval des Animaux de l'œuvre de Camille de Saint-Saëns.
Épilogue
Le reste de ma scolarité fut assez linéaire à tout point de vue. J'étais resté égal à moi-même sur le plan comportemental, mais le plus important était cette prise de conscience à travers laquelle j'avais enfin ouvert les yeux sur les rapports des individus entre eux. Je lâchais définitivement prise quant à cette méfiance maladive à propos des adultes surtout, et effaçait cette barrière de surprotection qui avait faussé ma relation à l'autre, améliorant ainsi mon savoir-être au quotidien. Plus aucun doute ne subsistait dans ces instants, quant à la valeur de chacun dont le foncièrement bon était perceptible dans les prérogatives de mes jugements. Tout ce petit monde avait un rôle propre à honorer dans la bonne marche théâtrale d'une société en mouvement, alors quitte à avancer, nous avancerons ensemble !
Tout était clair dans mon esprit à présent : je prendrais le prochain train en partance pour la réussite. À la gare des envies, j'étais resté un moment sur le quai, indécis sur la destination à prendre. Sans me poser de question, j'achèterais mon billet pour un aller simple et j'opterais pour le premier train qui se présenterait en partance du soleil, sans oublier les petites images, si importante dans cette mer des banalités, car, de toute évidence, ce sont elles qui m'avaient ouvert la voie.