Le procès de Prague

Lena Da Da

Un regard tout à fait involontaire

 « Mais alors tu n'es pas russe, si tu es née en Géorgie ? »

Cette question revient très souvent. Comment expliquer ce chaos géopolitique, cette pâte identitaire, ces débuts géographiques et ces incidents culturels qui m'ont vu naitre ?  La question de nationalité paraît simple, il suffit de voir dans quel pays tu es né, et puis plus simple encore de voir ce qu'il est écrit dans le passeport.  Moi, j'ai ni l'un ni l'autre. Le pays ou je suis née n'existe plus, et je n'ai pas de passeport.

Je pourrais essayer de répondre à une autre question, en tout cas, elle me paraissait toujours plus familière et plus intéressante :  « Qui es-tu ? »

 Je suis russe.

J'ai nourri ce concept à travers toutes ces années d'errance, et plus j'avançais dans le temps, plus je comprenais à quel point je l'étais.

 Avant Prague tout était relativement clair. Une russe à Paris, dans la lignée de tant d'autres. On apprend à vivre à nouveau, car on apprend une nouvelle langue.

Je regrette de ne plus me souvenir de la musicalité du français, on disait « avant » que le français sonnait comme un chant d'oiseau, qui tend vers le haut, toujours à la dernière syllabe, une continuelle mélodie. Premiers soirs à Paris, je l'écoutais chanter. Et petit à petit j'ai appris ses notes. Maintenant je ne l'entends plus. Ce chant fait partie de moi. 

Je me suis habituée à ce regard, que les gens avaient sur moi à Paris, ce regard curieux, indécis. Il me suffisait de dire que j'étais russe, que tout de suite l'intérêt se fixait, une conversation s'engageait et ma personne évoluait dans un roman. Paris bohème, c'est comme si finalement ma place était ici. « Paris, havre de paix pour les âmes à la dérive » écrivait un autre, comme moi. Comme si Paris devenait un port incontournable pour tous ceux qui seraient partis, pour quelque soit la raison, quelque soit le prix à payer, quelque soit l'abandon, tous échouaient par ici.

Départ, Paris, Arrivée. Les trois phases de la vie ? Paris - ébullition, recherches, confusions, oui, il s'agit de l'adolescence. Paris est éternelle jeunesse, et je ne cesse de le redécouvrir et de m'en étonner à chaque fois. Paris inépuisable, une œuvre d'art à elle seule (Paris serait-elle une femme ?) Une mère adoptive dans tous les cas. Pour tous les chercheurs du beau. Elle s'ouvre sans retenue aux cœurs nus, qui se jettent à l'aveugle dans ses bras. Paris, ses nuits: On désespère presque toujours le matin. Quand Paris décuve enfin, accompagnée des éboueurs. Dans l'ivresse on disparaît dans la masse, comme une lumière parmi tant d'autres réverbères, c'est joli. On cherche toujours cette masse lumineuse pour effacer un peu notre "moi", parfois si pesant. L'ivresse de Paris c'est la fête d'absence identitaire. On se sent plus légers et insouciants. Paris, immense tableau de tous styles confondus, ou toutes les époques et tous leurs vices se croisent et se disent bonjour.

Le lendemain, les éboueurs, l'eau qui coule vers les égouts. On se salue avec le soleil.

***

Un jour saluant le soleil au jardin de Luxembourg, un homme s'est approché de moi. En discutant j'ai appris qu'il était journaliste et voyageait souvent en Géorgie. Avant d'engager la discussion avec moi, il restait à l'écart écrivant quelque chose dans son carnet. Il inventait une histoire sur moi. J'étais l'une des ces jeunes femmes qu'aimait peindre Modigliani, j'étais probablement son amante, ou peut être une pauvre jeune fille de Belleville, j'étais sa muse dans tous les cas. Depuis ce jour la muse ne m'a plus jamais quitté.

 Je la rencontrais très souvent par la suite. Paris propice aux rencontres inattendues.

 Un jour de novembre un garçon tchèque était dans la cours de l'université, il fumait sa cigarette. Quelque chose de si fragile, de tendre et d'étrange se dégageait de lui, cette image avait à jamais fixée mon regard sur Prague. Il incarnait cette ville que je ne connaissais pas encore, mais qui électrifiait toute mon attention. Prague était née.

On coupait de la salade dans la cuisine, en riant sur les différences des mots russes et les mots tchèques. Chaque russe vous dira que le tchèque, l'ukrainien ou n'importe quelle autre langue slave est drôle! Parce que beaucoup de mots sont semblables, mais comme… «déformés» et nous font rire. C'est comme si quelqu'un vous disait en français « une toumoute » au lieu d'une tomate ou de « rigogoler » au lieu de rigoler ! ça fait rire, et on se prêtait au comparaison des nos langues.

 C'était ce premier pas vers l'Est que j'ignorais totalement. Avec beaucoup de recul et de honte, j'admets aujourd'hui à quel point le russe était habitué à ignorer et à oppresser toutes les autres langues slaves. Et ce n'était que la première marche d'un long chemin en arrière: « Des Grecques vers les Varègues ».  Je me demandais à quoi bon  était d'étudier l'ukrainien, ou « pire », le biélorusse à l'université ? ! Si on connaît le russe, c'est suffisant ! Ce genre de réflexion dont je ne suis vraiment pas fière ne pouvait provenir que d'une russe de « mon espèce ». Celle, grandie dans la bonne, vieille tradition post-soviétique. Cette conscience n'était pas évidente à saisir.

Au début de l'année universitaire, moi et un autre étudiant Kirill bavardions au fond de la salle. Un jeune homme arrive en retard, puis se présente : « Grégoire ». Cela pouvait faire rire seulement nous deux, et peut être quelques autres russes dans la salle.

-« Mais quel Gregoire !? Tu es Gricha ! » .

En fin de compte il était plus Grégoire que Gricha. Il était russe, mais pas comme nous. Son regard, son visage étaient différents. Sa manière de parler, son humour étaient d'un autre ton. Son regard ne reflétait pas la peur, et son langage n'affichait pas l'insolence, il était lui-même et pouvait l'assumer. Un jour, l'enseignant était absent et Grégoire s'est mit à jouer du piano. Je ne me souviens pas très bien ce qu'il jouait, mais je me souviens, que personne de notre groupe n'est descendu dans la cour, nous sommes tous restés à l'écouter. Cet air était étrangement familier pour tous les « types » de russes présents. Une mélodie d'antan, qui devait surement dire adieu. Adieu à la Russie, car Grégoire aussi était parti, mais bien avant nous, bien avant d'être né. Ce fossé dans le temps nous marquait brutalement. D'un côté moi, Kirill, de l'autre Grégoire. Il ne comprenait pas toujours nos blagues, ou certaines expressions idiomatiques. Mais il était russe, plus russe peut-être que nous. J'aurais aimé ressentir ce qu'il ressentait quand il jouait cet air, il ne pouvait y être autrement, la mélodie était remplie de Russie, mais quelle était cette Russie pour lui ? Comment et pourquoi il l'aimait ?

Cela n'avait aucun doute, il l'aimait. Cette musique le démontrait, son regard, son silence. Evidemment à l'époque je n'étais pas encore prête d'assumer le rôle de l'héritière des voleurs. Aujourd'hui je revois cette scène, je revois son regard et j'entends le manque, ce que l'on lui a retiré dans sa vie, ce que l'on lui a interdit de vivre. Ce blanc, condamné à rester vierge. Et ce rouge, dont nous étions héritiers, moi et Kirill.

***

Dalibor me parlait de Prague, des oeuvres qu'il aimait, de Kafka, de Smetana. Il parlait le tchèque, mais n'avait pas assez de vécu pour se dire vraiment tchèque. Son père l'était tout en refusant de l'être. Muet sur son passé, taciturne dans ses souvenirs. L'éducation du vide, qui a inévitablement forgé Dalibor dans sa personne. Il incarnait un oubli, et chaque fois que je le voyais seul, je l'imaginais en train de se rappeler, non sans effort de quelque chose. Quand il ne fouillait pas dans sa mémoire, il me parlait, beaucoup, il m'avait inventé mon histoire, celle que jusqu'à présent j'essaye à mon tour de me rappeler:

 « Tu n'es pas réelle, tu as été inventé par un homme, un matin levé pour tous, mais manqué, incompris par ce poète insomniaque ».

La mélodie chronique de l'errant. L'angoisse, la solitude. La conscience de soi en tant qu'une chose tourbillonnante, éternellement en échec pour trouver la paix. Un oiseau sans arbre, épuisé par son vol, son vol qui dure voilà une éternité par dessus de l'océan noir. Et il n'existe aucun îlot dans cette éternité humide afin de refugier son corps exténué. Et tout est étranger, hostile, tout est gouffre, rien de familier.

Voilà, je suis à Prague, nous sommes le vingt et un septembre, ce même jour qu'il y a si longtemps, cet effroyable oiseau de plomb m'a fait atterrir sur un nuage inconnu, qui se trouvait ici, par le jeu des vents. Qui suis-je ? Cet oiseau migrateur ? Mais pourquoi donc l'hiver ne se finit pas ? Pourquoi tout est inventé par ce malheureux poète, pourquoi ne décrit-il pas le printemps dans son poème incomplet ? L'a-t-il abandonné ? Il se peut qu'il m'ait oublié. Qu'il a cessé d'aimer sa créature, et que je resterais à jamais dans le vol de ses cendreuses pensées. Est-il mort ? Mon poète m'a laissé sans printemps et disparut. Non, je ne le crois pas, seulement, comme tous les poètes il doit languir dans ses souffrances et le fait durer encore et encore cet hiver, ne laissant pas entrer le vent des changements. Moi, je n'ai pas assez de forces pour me rebeller, pour voler à contre courant, et je ne le veux pas. J'attendrai, je deviendrais malade, mais je continuerai d'attendre le moment où il décrira le printemps, ce passage où les couleurs reviendront, où la lumière éclairera sa pensée, où il peignera des images au delà de cet horizon gris, infini. Telle une fanatique je vivrai dans l'attente d'un nouveau chapitre dans lequel, finalement les oiseaux migrateurs pourront revenir.

Je vis la tête penché en arrière et je regarde toujours le ciel, car j'ai si peur de manquer le rappel des oiseaux, je sais que le jour venu, je reconnaitrai ma meute.

Ma nuque et mes yeux me font mal, mais si par malheur j'oubliais et je cessais de voir le ciel… si par malheur cet hiver dans lequel je suis coincé me paraissait un jour familier, et que j'oubliais mon poète… Que j'oubliais le nom qu'il m'ait donné, et comment j'étais née. Pour ne pas oublier, je cris, je veille. Rien n'y fait, les nuages sont toujours aussi gris, immobiles.

***

Le tchèque me racontait, que durant certaines nuits, le poète se réveille à cause d'un bruit, il rêve souvent d'un cri. Durant ces nuits terribles, il se penche par la fenêtre et essaye d'oublier, car depuis toujours, il sait qu'il a perdu sa mémoire. Il vit avec ce sentiment d'avoir perdu quelque chose quelque part, sans aucun moyen de s'en souvenir, mais avec tous les moyens pour y penser. Le pauvre poète n'arrive toujours pas à devenir fou, il sait juste tous les jours qu'il  a perdu ce qu'il ignore.

L'éducation du vide.

Dalibor pouvait bien être ce poète, je pouvais bien être la créature. Je ne sais pas ce qu'il en pensait vraiment, on s'est perdus tous les deux. On pourrait bien se reconnaître dans les deux, tantôt on cherche, tantôt on veut être trouvé. Qui n'a jamais voulu crier et être entendu ? Qui n'a jamais voulu croire en Dieu et espérer une heureuse rencontre ? Qui n'a jamais voulu répondre aux questions non encore posées sur ce que l'on cherche par ici ? Et sur cette éternelle faillite ? Qu'avons nous perdu au final ? Pourquoi aucune trouvaille ne nous satisfait jamais ?

 Dalibor avait raison, on a juste oublié ce qu'on devait retrouver.

Si je devais inventer son histoire, il serait au milieu du désert. Marchant déjà une éternité. Sa foi comme seul bagage, au milieux de tous les vents du désespoir, le vent s'intensifie et tourmente cette âme chroniquement malade, nue, écorchée, il tient debout, résistant à tous les vents, voilà déjà une éternité.

 

***

Prague, cette ville est comme je suis. Par ci l'est, par là l'ouest. Elle est un peu là, où j'ai atterri, et aussi un peu là d'où je suis partie.

Mais elle ne m'acceptait pas, je lui étais répugnante. Je lui étais froide, comme la chronique des temps anciens, je lui étais si évidente, si banale, par cette noire et blanche censure, par cette saison rouge d'autrefois.

Que peut-on faire avec ce reflet détestable du miroir ? On ne peut que de s'en détourner. C'est si douloureux de ne pas s'entendre avec ce reflet, et pendant le procès, accuser ce reflet sans aucune pitié, et puis se retrouver derrière les barreaux.

Avant Prague tout était relativement clair, car je n'avais jamais été confronté à ce reflet. Une rencontre sur "Staromestske namesti" m'a offerte le fameux miroir. Je brillais de tous les feux, heureuse d'être enfin à Prague, avec mes deux amies françaises aux origines aussi riches qu'improbables ! Assises sur le pavé on observait les façades de la place en s'efforçant d'ignorer la masse touristique qui, comme possédée, s'affolait pour photographier tous les trois cent soixante degrés possibles. Pour ne pas gâcher des moments pareils, et pour ne pas se faire ramener sur terre il faut y croire ! Il faut savoir rêver. Tout était là, on s'y croyaient dans un théâtre. Voici les décors, les projecteurs derrière les façades, ces lumières colorées qui semblent prévenir que quelque chose va arriver d'un moment à l'autre, une entrée en scène... Le public s'impatiente, court dans tous les sens, cherche les places, se bouscule, dans le plus grand du brouhaha théâtral. Et voici venir l'artiste, au milieu de la foule un certain Jan nous aborde en français. Tout naturellement il commence l'histoire de la place puis quelques heures après nous marchions tous les quatre dans les rues étincelantes à écouter Jan nous chanter Prague. Jan était professeur ambulant, il passait son temps libre à raconter les histoires sur Prague. Moi, qui avais tellement soif de la connaître, je ne pouvais rêver mieux. Mais quelque chose s'est passé. Je pensais à Dalibor, à la muse et je ne comprenais pas pourquoi Jan ne me regardait pas. Ils parlaient, riaient, Jan s'enthousiasmait à propos des origines grecques, antillaises, kabyles de mes amies… et j'avais enfin compris.

Que pouvais-je lui dire sur mes origines ? J'aurais peut-être pu lui raconter l'histoire d'une année 1968 quand mon grand-père pilotait l'avion qui transportait les chars à Prague ? Son père devait surement y être, lui, en face. Que pouvais-je lui raconter de beau sur ce que j'étais ? Ma langue ne faisait plus rire, elle rimait avec les bourreaux.

Il faisait très tard, la nuit, voilà le poète endormi, dans l'obscurité, le gris ressort a chaque fois, et le poète a tout manqué dans son oubli, il n'a pas remarqué que j'ai aimé la liberté, comment j'existais sans sa plume, comment son idée avait raté. Et je tombe amoureuse d'un maître sans maison, mais il ne s'intéresse guère à moi. Car il sait tout, il a tout vécu et avec son mutisme il m'entraine dans une tombe rouge. J'aurais tellement aimé tout dire, que je ne savais pas qu'on nous mentait, que la pensée n'est pas l'ennemie qu'on rééduque dans les asiles, que « liberté » n'est pas qu'un mot pour nommer une maladie, que nous ne sommes jamais été heureux sans « tous les autres » et que Franz n'était pas fou, et que le poète existe.

 L'audience est ouverte 

Je ne reconnais personne parmi mes juges, ces spectres du passé m'invitent sur le hachoir. Et sur ce navrant piédestal je plaide non coupable, et toute l'audience prend plein dans leurs yeux avides mes aveux épileptiques.

Pendant que Jan parlait, je pensais à mon grand-père. A tous mes grands-pères. Tous passés par l'Armée rouge. Tous fiers du parti. Tous convaincus que Franz était fou. Les autres n'ont pas survécu. Je suis en vie, parce que eux, ils y ont cru.

Je n'écoutais plus vraiment ce que disaient les autres. Prague brillait par ses ruelles humides, déjà nettoyées pour le nouveau jour, et je me tenais auprès d'elle, en fantôme innocent, j'avais honte du passé, mal du présent. J'accusais les bourreaux et je sortais de tous les rangs. En s'endormant au petit matin, j'errais dans Prague avec Dalibor, lui dans le passé, moi, sans.

Les autres jours qui suivaient me tourmentaient tout autant. Je ne trouvais plus la paix. Des années plus tard je suis retournée à Prague, n'étant plus la même russe que la dernière fois. Une conversation s'engageait avec les amis tchèques. En apprenant que j'étais née en Géorgie, les amis tchèques se sont enthousiasmés de me faire part de leur voyage à Tbilisi, ou bien à me dire les choses en géorgien. Je ne m'attendais pas à un tel intérêt pour la Géorgie. Il est vrai que souvent, mentionnant Tbilisi dans mon parcours terrestre je dois y joindre une carte. C'était d'ailleurs une bonne manière d'arrêter chaque tentative de discussion, car pratiquement personne sauf quelques intellectuels, passionnés, ou le journaliste du jardin de Luxembourg, ne savait pas quoi dire, car ils ignoraient tout de ce petit, et magnifique pays.

« Mais tu es née en Géorgie ? Alors tu es géorgienne ? » -me disent souvent les Français, Italiens, Espagnols ou tout autre peuple plus ou moins politiquement soigné dans leurs esprit.

Pour ce qui est des Italiens, les situations les plus drôles de l'ordre identitaire ont eu lieu sur la belle péninsule. Précisément en Toscane, dans un bar florentin: Avec deux copines, une autrichienne, l'autre espagnole on parlait italien, des garçons de la table d'à côté ont cessé de parler pour nous écouter. Et comme les italiens ne peuvent rester en dehors de tout ce qui se passe, impatients, ils nous ont demandé quel dialecte on parlait… j'ai bien évidemment répondu que je parlais le dialecte russe. Par la suite, sur les questions d'où l'on venait, ils étaient surpris d'apprendre que Paris était une magnifique ville en Russie, et puis ils étaient complètement perdus quand je leur nommais ma ville de naissance.  « Ma come mai » !?

Bien belle question. Pourquoi pas géorgienne ? Tout pouvait être si simple, je devais naître à la fin de l'hiver. En Géorgie les hivers sont doux, comme en Italie. Vers la fin du mois de février tout respire déjà le printemps. Mais voilà que je me presse d'arriver en janvier, dans le froid et la surprise générale, personne ne s'y attendait.

Tbilisi veut dire « ville chaude » et elle porte très bien son nom. Elle aime ses habitants, et je ne connais aucune autre ville sur notre continent où jamais il n'y ait eut de pogroms. Depuis tous les débuts des différentes religions, Tbilisi les acceptait et leurs trouvait à toutes une petite place. Malgré les rivalités et les avidités des tous les conquérants ambulants, la chaleur humaine ne s'y perdait jamais. Même dans la période glaciale durant laquelle je grandissais à Tbilisi, sans eau, sans électricité, la vie était plutôt belle. Il me manquait juste la langue pour être géorgienne. Cette magique langue, "quasi-elfique", unique, improbable pour l'oreille française. La langue est fondement de notre identité. C'est l'eau de l'organisme qui permet le bon fonctionnement, l'harmonie, qui permet la vie.

Mais la langue qui me berçait était bien le russe, aussi le russe qui m'élevait, qui m'entourait d'amour, qui me récitait Pouchkine. Ce russe n'était pas celui de Jan, il n'était pas envahissant, mais bienveillant. Toujours prêt à accorder quelques paroles géorgiennes ou arméniennes pour créer une conversation, il ne s'imposait pas mais cohabitait. Dans ce russe j'ai appris à laisser une marge aux autres. Je me rappellerais toujours comment communiquaient ma mère et notre voisine du palier: Ma mère lui parlait en russe, et la voisine répondait en géorgien, toutes les deux riaient ensemble, mais incapables de parler la langue de l'autre. Mon russe à moi n'était pas cuirassé, il était plutôt bien habillé, de ces vieilles robes géorgiennes, toutes en couleurs et pierres précieuses.

***

Je n'ai plus jamais revu Dalibor. Ce n'était pas dans sa manière d'être, de se revoir. Il devait partir et me laisser mon histoire inachevé. Ainsi tout avait commencé. Avant de quitter Prague nous avons revu Jan, on écoutait du Jazz dans une des fameuses caves de la ville. A croire que Jan ne se baladait que de nuit, nous le suivions dans des ruelles désertes. Devant l'entrée de notre immeuble, nous sommes restés un moment, Jan me regardait, souriait. Il semblait vouloir me parler, en tout cas, il était moins distant, et je dirais presque mal à l'aise. Je ne voulais pas le quitter, mais je ne savais pas comment formuler tout ce que j'avais en moi.

 « Mais tu te sens française maintenant, depuis toutes ces années vécues à Paris? » me demanda Jan.

« Je ne sais pas vraiment comment je me sens » pour dissimuler mon embarras j'ai ajouté qu'une amie me consolait toujours en disant, faute de n'avoir aucune nationalité, d'être avant tout Parisienne !

 « Tu es du monde ».

 Le verdict était prononcé. Un nouveau départ. Jugée non coupable, j'avais saisie cette nouvelle chance de se retourner sur soi et sur l'histoire.

Paris m'offrait le monde. Non pas uniquement le passé, mais également le futur. Le choix de regarder autrement, le choix de penser différemment, le choix du devenir. Allais-je comprendre le sens caché de la mélodie de Grégoire, ou bien resterait-il Gricha, à jamais ? Au final n'importe quel Gricha pourrait s'adonner à l'ésotérisme nostalgique. Gricha pourrait tout aussi bien devenir un compositeur lui-même, sans avoir à changer de nom.

La question du devenir tient au bout du gouffre et elle tremble à l'idée de choisir: « Si l'on avait le choix de pouvoir choisir, on aurait fait le choix de ne rien choisir… » s'est on dit un soir au bord d'un lac.

Et finalement rien n'a changé depuis. La même peur quotidienne de cette chambre globuleuse, composée de plusieurs portes, toutes identiques, recelant chacune un pas en avant. Le devenir n'est qu'un jeu du hasard, mais celui qui retrouve tout son sens, que tu choisisses la première ou la deuxième porte. Tout choix mène vers d'autres choix. Sans aucune possibilité de comparer ou du moins de se rassurer de la bonne direction. Seule directive - nos traces, seuls conseils - les choix déjà faits.

Une impression se concrétise au bout d'un certain nombre de kilomètres… que tout hasard mène à nous-mêmes. Réouverture d'un Vieux Débat ? Quel rôle avons-nous si nous ne sommes que le fruit de tout hasard ? Avais-je le choix de tomber sous le charme du tchèque, d'avoir été adoptée par Paris, d'être née un lundi ?

Peut être que quelqu'un me dessine, il m'avait pourtant bien prévenu le tchèque. Ce peintre doit avoir une idée dans sa tête, une idée de moi. Puis le temps fait le reste. Tantôt un matin brumeux, nonchalant, il me plonge dans le spleen, me dessine des jardins de roses, brillantes, humides, juste après la pluie. Il me parfume des orages d'été, lourds, étouffants, quand la vie coule lentement, impassible.

Tantôt il m'oublie et je crois que je vis.

 

***

 

 « Mais pourquoi la France ? »

« Peut être parce que Tarkovski est enterré ici ».

Il m'a fallu plus de dix ans pour trouver cette réponse, et je crois que cela valait bien le coup d'attendre. Il n'y a pas d'autres explications.

Andrey Tarkovsky est mort à Paris. Lui, si russe. Je pense que c'était un endroit juste pour lui. Parfois on se demande quel serait le retour, la vie semble une éternelle jeunesse quand le retour semble toujours à venir, une chose à accomplir, un but dans la vie, un astre en quelque sorte. Ce retour est la réponse à tout, mais nous savons bien que nul ne veut de réponses, on n'aspire qu'à poser des questions. Que ferait-on avec des réponses ?

Andrey n'est jamais retourné, et comme à travers la musique jouée par Grégoire, je vois ce non-retour dans ses films, ses photographies. Je retrouve une terre natale dans ses œuvres, une nouvelle, mais celle qui était toujours là. Celle, que je devais rencontrer une fois arrivée ici, loin de chez moi.

Andrey ne militait pas, ne rentrait pas dans l'opposition, ne protestait pas. Son art en valait beaucoup plus. C'était plus important.

Andrey était ce russe, encore une fois bienveillant, ce russe de mon enfance qui aimait les langues et les cultures d'ailleurs, qui devenait presque universel.

Je disais toujours, que les personnes qui aiment Andrey, se ressemblent par quelque chose, oui, quelque chose d'insaisissable. Aussi bien à San Galgano, ce village toscan perdu dans la montagne, nous avons fait un long voyage à moto, moi et mon ami sicilien qui maudissait Tarkovsky car c'est bien à cause de lui, qu'il était obligé de conduire dans la montagne, sous la pluie.

Je voulais à tout prix aller dans cet endroit, et je comprenais pourquoi Andrey y est allé aussi. Ces paysages gardent une température parfaite pour ne pas te laisser s'effondrer en larmes, ils t'arrosent d'une eau de pluie puis aussi vite, te sèchent au soleil, tu n'as pas vraiment le temps de passer d'un état à l'autre, tu vis lentement, en retard, comme si la nature avait toujours deux pas en avance sur toi, tu as déjà failli devant elle, il faut juste l'accepter. Accepter qu'elle seule puisse à présent puiser en toi, tu ne parle plus les anciennes langues, les mots perdent leur sens, dès à présent il faut apprendre à parler avec de l'eau, comprendre le chuchotement des feuilles avec le vent, les gouttes qui s'inclinent devant le feu. Ainsi on apprenait, dans les flaques des oublis, des rêves refroidissants. Sans jamais fermer l'œil, on voyait tout, on entendait tout: l'aboiement des chiens et l'appel des oiseaux, on entendait pleurer la pluie sur les cœurs presque éteints. On voyait un cheval noir et blanc, agitant ses ailes voler vers nous, dans notre vide. Nos yeux toujours grands ouverts. Nous sommes seuls, parfois pire. L'imagination nous enlise quelque fois. Comme la fumée, trainée derrière le vent, comme l'ombre qui tend à rattraper la nuit, comme nous, qui aspirons à fermer les yeux. Qu'il est bon d'ouvrir la fenêtre et entendre l'appel des oiseaux, enlacer la félicité des sons et toujours ne rien comprendre. S'enfuir à cheval, traversant le fleuve endormi, y chercher, y scruter dans les gouffres, sans frontières, sans noms, sans horizons. Le reconnaître au loin, et de ne pas trouver les mots pour exprimer cet instant.

Dans ce monastère sans toit, brillaient les étoiles, elles se reflétaient dans les flaques d'eau. J'avais dit à mon ami sicilien qu'un jour j'aimerais me marier ici, mais il m'a répondu qu'aucun homme ne voudrait se marier dans un monastère sans toit et qu'il valait mieux pour moi de rester seule ainsi.

J'avais entendu quelques mots familiers, c'était une famille italiano-russe. Instinctivement, je m'adressais à eux, je savais pourquoi ils étaient ici. A la recherche d'Andrey.

Une autre fois, à Florence, nous sommes allés via San Niccolo, où vivait Andrey pendant quelques temps. Nous sommes restés devant sa porte, à regarder sa boite aux lettres, puis un couple de Français s'est arrêté également devant la porte et restait un long moment silencieux, puis la dame dit :

 « C'était lui ».

 « Vous connaissiez Tarkovsky ? »

J'avais du mal à retenir mes larmes, nous sommes restés un moment tous ensemble à échanger quelques mots, il en fallait peu.

Les images s'absorbaient en moi, et l'Italie m'offrait le droit d'asile dans cet atelier, où je pouvais immortaliser toutes ces visions, ces souvenirs, images rêvées, vécues.

Andrey n'est jamais allée en Sicile, je croisais ses muses, elles le cherchaient, ne trouvant pas son poète, elles se sont refugiées dans les jardins d'orangers, dans l'église de Maria dello Spasimo. Elles l'attendent toujours, je les entendais s'attrister.

 (à suivre)

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