"Les réparables"

Patricia Oszvald

roman, extrait 1

"(...)

La porte d'entrée de la hacienda claqua dans le mur à grands fracas. D'un même geste, Jean balança son sac de voyage et tomba nez-à-nez avec Martin Darville qui semblait l'attendre et afficha aussitôt un sourire satisfait sans pour autant se défaire de son calme.

« Je savais que ça se passerait comme ça..., murmura-t-il.

– Non, tu ne sais pas ! Vous ne saviez pas ! Vous ne savez rien ! Qu'est-ce qu'il y a, hein ? On a fait ce qu'on voulait de sa vie alors on croit tout savoir sur tout et tout le monde ? Eh bien non ; c'est pas comme ça que ça marche ! Pas avec moi ! »

Martin regarda son fils affichant une petite moue. Manolo arriva précipitamment, alerté par les cris.

« Je... suppose que tu restes pour le dîner ? »

Jean, rouge de colère, se mordit la lèvre pour ne pas répondre et détourna le regard.

« Bien !... Manolo, il semblerait que je ne dînerai pas seul ce soir ! Nous serons deux ! »

Manolo acquiesça et s'en retourna à ses occupations.

Après s'être installé dans la chambre préparée à son intention et fait le tour du propriétaire en évitant soigneusement de croiser son hôte, Jean et Martin Darville se retrouvèrent pour le dîner. Attablés en vis-à-vis. L'inévitable moment du face-à-face tant craint que souhaité était arrivé.

Un silence de mort régnait dans la pièce. Les yeux s'évitaient sciemment. Jean accordait toute son attention aux nombreux tableaux comme s'il voulait en mémoriser chaque détail. Manolo vint débarrasser l'entrée. Jean avait découvert un potage d'une jolie couleur corail dans lequel nageait quelques morceaux de légumes qu'il ne put identifier. Il n'avait pas posé de questions à ce sujet. Ni à aucun autre sujet d'ailleurs. Aucun mot n'avait été prononcé, mis à part les « mercis » murmurés par l'un et l'autre à l'adresse de l'employé de maison. À peine avait-on perçu l'effleurement des cuillères sur la porcelaine. Et encore, il fallait avoir l'ouïe fine. La scène ressemblait à s'y méprendre au « je te tiens, tu me tiens par la barbichette » à la différence que la sanction frapperait le premier qui parlerait. Il y avait du ridicule, voire du pathétique dans ce retranchement borné. Cela n'échappa pas à Jean. Martin de son côté, très attentif à chaque note de ce silence, se dit « là, nous sommes clairement dans la phase de décantation... ». À plusieurs reprises, il avait capté un hochement de tête de la part de son fils qu'il observait à la dérobée. Il avait même cru qu'il briserait le silence, mais non... Le silence continuait de s'appesantir.

Manolo arriva avec la suite. Deux mercis à peine audibles furent émis. Du vin servi et il s'en était allé rendant la main au silence qui reprenait ses droits. Martin se régalait, dégustait avec délectation, sa truite au bleu qu'accompagnait à merveille un Bodega Monteviejo. Jean, moins enthousiaste envers la truite, semblait apprécier le millésimé à sa juste valeur. De temps à autre quand-même, portait la fourchette à sa bouche. Le malaise était palpable, mais Martin ne s'en offusqua pas. Cela faisait partie du cheminement des retrouvailles. Il savait son fils têtu et dans l'instant, la possible colère ne faciliterait pas les choses. Il fallait pourtant bien arriver à faire lepremier pas. Il se racla la gorge pour annoncer une prise de parole.

« Ce... vin est vraiment... excellent !... Faut dire qu'avec le climat argentin, on ne peut faire que du bon vin !... »

Jean continuait de boire, peut-être un peu rapidement, mais aucun trajet n'était prévu ce soir. Il n'accorda aucune attention à son père. Ceci dit, il était tout à fait d'accord ; ce vin était admirable. Peut-être l'occasion n'était-elle pas à la hauteur du breuvage. Martin buvait à son tour et porta un coup d'œil discret à l'assiette de Jean en reposant son verre.

« Tout comme ce poisson d'ailleurs !... Une vraie merveille !... »

Silence. Pas de réponse. Pas d'acquiescement. Pour seule réaction notable, Jean avait opéré une rotation au niveau des cervicales. Son regard avait très habilement survolé la silhouette de son père de plus d'un mètre, ce qui n'avait pas échappé à Martin qui ne put masquer un sourire. Oh, un tout léger rictus. Plutôt intérieur d'ailleurs. Non que la situation prêtait à sourire ou ne l'amusait. Mais là, ce mouvement du cou... Toute cette habile science à faire planer son regard bien au-dessus de tout risque de rencontrer le sien était l'expression claire du refus de communication. Ce non-regard appuyé et affirmé disait « Non, je ne te vois pas. Non, je ne te parlerai pas. Pas maintenant ! ». Mais il disait. En ne disant rien, Jean avait parlé. Clairement exprimé. Il y avait un début de conversation. Martin avait terminé son assiette alors que Jean avait à peine touché la sienne.

« Tu ne trouves pas que ce poisson est excellent ? Tu n'as presque rien mangé... »

Jean haussa les épaules et vida son verre.

« Ouais, enfin... c'est une truite, quoi... »

Martin esquissa un sourire.

« Ah oui, mais une truite pêchée par mes soins ce matin-même !

– Ça lui fait une belle jambe ! »

La riposte fusa tellement rapidement qu'elle en surprit Martin qui ne put réprimer un léger soupir. Il en vint même à regretter sa précision au sujet de la pêche du jour qui, visiblement, avait été prise pour de la vantardise alors qu'il n'en fut rien. Il s'agissait simplement d'une amorce. Échec. Les improvisations n'avaient jamais porté chance à Martin. Il devrait le savoir. Un petit moment d'égarement. Sanction immédiate. À la recherche d'une solution pour rattraper cette tentative malchanceuse, Martin tapotait distraitement de ses doigts sur la table. Jean quant à lui, continuait de boire plus qu'il ne mangeait et sentait un début d'ivresse se glisser en lui. Il se surprit à sourire outrageusement.

« Mais bon, si ça plaît à... comme elle s'appelle déjà... ; je ne reviens plus sur son prénom... Conchita ?... Rosa ?... Hein ? Elle est pas là... Conchita ? »

Le sang de Martin se glaça dans ses veines et sa mine se figea instantanément.

« Manuela..., peina-t-il à prononcer.

– Oui voilà, Manuela ! C'est ça ! Alors, elle est où, la Manuela ? Tu la gardes à l'abri des regards étrangers ? Remarque... je ne suis pas un étranger, puisque je suis ton fils ! Je pourrais faire connaissance avec euh... belle-maman ! Puisqu'il faut bien appeler les choses par leur nom ! Tant qu'on y est, non ? T'en penses quoi ? Elle est où ? Elle se cache dans la cuisine ? Bon, c'est vrai quelà je suis un petit peu énervé, pas au mieux de ma forme, un peu crevé, mais je ne mords pas ! J'ai un peu trop bu aussi ! Dis donc, ton super vin ; c'est pas de la piquette de comptoir ! C'est du lourd !Alors, elle est où ? »

Martin avait toutes les peines du monde à masquer son émotion. Il n'en avait pourtant pas honte. Mais il ne voulait pas les partager comme ça, de cette manière-là, ce soir-là. C'était trop tôt.

« Manuela est... morte d'un... cancer... il y a... huit mois...

– Ah ! Décidément, tu détruis tout ce que tu approches, toi ! »

Martin ne pu éviter ce coup de poignard qu'il prit de plein fouet. Il chercha du regard quelque secours dans le vide évitant de croiser le regard de Jean qui lui était stupéfait de s'être entendu prononcer ces mots. Pour un peu, il en fut presque dessoûlé. Un pesant silence s'installa. Jean était visiblement très mal à l'aise.

« Je... Je suis désolé, je... voulais pas dire ça ! »

Martin ne releva pas. Jean esquissa un sourire.

« Je lève mon verre à vous, Manuela, paix à votre âme ! », dit-il en levant la main en signe d'excuse.

Il but une gorgée et fut saisi d'une euphorie.

« Et... et... et... (il pouffa de rire) une minute de silence... pour la truite, bien entendu !... Si si, j'y tiens ! C'est vrai... après tout, elle avait une famille aussi, cette truite. Elle demandait rien à personne et surtout pas à toi... Parce qu'il y a un truc que peu de gens savent... c'est que la truite... est dotée d'un sixième sens exceptionnel ! Si si, je t'assure ! Elles savent très bien à qui elles ont affaire... en général ! Et alors là, pour le coup, je ne sais pas... je ne sais pas ce qui s'est passé... un moment d'égarement... une faute d'inattention... une étourderie peut-être, va savoir... Je ne sais pas ! On ne sait pas... Ou alors... ou alors (il leva l'index en riant aux éclats) ou alors, elle était complètement raide dingue... d'un monsieur truite... et complètement absorbée par son histoire d'amour, tchao la vigilance et paf, l'hameçon de la canne à pêche de Martin Darville dans la gueule et hop dans l'assiette, dis donc ! Tu parles d'une vie ! Une vie de con pour une truite à la con ! »

Martin fit mine d'acquiescer. Après un silence, il opta pour relancer la conversation sur des choses plus légères.

« Dans... mes souvenirs... tu... adorais la truite, alors naturellement, j'ai pensé que... »

Le visage de Jean se figea instantanément. Il fusilla Martin de son regard le plus noir avant d'exploser.

– Dans tes... ? Dans ses souvenirs... j'adorais la truite ! Si ce n'est pas merveilleux d'entendre ça !(Jean secoua la tête, malmenant l'émotion qui se mêlait au rire) Franchement... Je ne pensais pas... Je ne pensais pas entendre un truc pareil en venant ici. Et pour ne rien te cacher – c'est pas mon genre... - à plusieurs reprises... pendant ce long et merveilleux voyage... je me suis demandé de quoi on allait bien pouvoir parler tous les deux après... tout ce temps... C'est vrai après tout ; trente longues années qu'un père et son fils ne se sont pas vus, ce n'est pas tout à fait anodin quand-même... mais là... mais là... vraiment... entendre de ta bouche que tu puisses avoir des souvenirs me concernant... Je vais te dire un truc ; ça me troue le cul ! Pour l'instant, je te livre les mots... un petit peu comme ils arrivent ; le décalage horaire sans doute ! Je... n'avais pas préparé de... discours ou de... déclaration... de liste de reproches... rien du tout. Je suis venu... tout nu... Comme à la naissance, tu vois ? À poil ! Mais là, franchement... Des souvenirs !? (il haussa le ton) Mais bordel de putain de merde ! Est-ce qu'une seule fois... une seule fois dans ta vie... ta petite vie de pêcheur à la truite, tu t'es demandé ce que j'avais comme souvenir, moi ?! »

Martin le fixa un instant, surpris par ce torrent d'une violence extraordinaire. Les mots s'étaient bousculés dans ses oreilles à mesure que Jean avait haussé le ton. Il y avait tous ces mots, cette déferlante, leur écho, tout s'était bousculé d'un coup, mélangé pour finalement n'arriver à lui qu'en brouhaha inaudible. Il baissa les yeux sans répondre alors que Jean n'abandonna pas la partie. Pire même, il poursuivait :

« Ben quoi ; qu'est-ce qui se passe ? Il n'a rien à dire, Martin Darville ? Que dis-je, Maître Martin Darville, avocat, ex-ténor du Barreau de Bordeaux reste sans voix !... Pourtant, ça ne te ressemble pas d'être à court d'arguments pour plaider ta cause !... C'est une première ! Une grande première !... Le manque d'inspiration peut-être... »

Martin, dans un soupir et sans croiser le regard de Jean :

« Tout a une fin... »

Jean bondit de rage. D'un large geste du bras, pulvérisa son assiette qui se fracassa en mille morceaux sur le sol et quitta la pièce. Martin marqua un petit sursaut et lèva les deux mains en signe d'excuse au moment même où Manolo accourut et s'immobilisa à l'entrée de la pièce. Martin s'essuya délicatement la bouche à sa serviette qu'il reposa tout aussi délicatement sur la table en soupirant et haussant les sourcils.

« Ouais... Je savais que ça se passerait comme ça... »

© Patricia Oszvald

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