les pointes noires

My Martin

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Aux frontières du rêve (2023) 

Un voyage en Asie 

 

livre de Gilles A. Tiberghien, né en 1953. Philosophe, enseignant, voyageur 

 

 

*** 

 

 

Malaisie Ouest 

Ampang Jaya 

Kuala Lumpur Nord-Est  

 

Zoo de Kuala 

Les orangs-outans 

On n'oublie pas ici que ce sont des 'orangs', des 'hommes' des bois.  

On m'a dit que K. avait recueilli l'un de ces singes femelles, qui s'est attachée à lui. Elle aurait même exécuté diverses tâches dans la maison.  

Le jour où il s'est marié, elle est devenue jalouse et dangereuse.  

Il a dû la donner au zoo.  

Quand il venait lui rendre visite, elle le sentait de loin et hurlait plusieurs centaines de mètres, avant de le voir. 

 

 

Malaisie Nord-Ouest 

Penang 

 

J'ai rêvé que j'étais un officier du tsar, je portais un uniforme bleu et gris et j'étais le préféré de mon supérieur hiérarchique. 

En fait, je jouais le rôle de quelqu'un qui me ressemblait trait pour trait et qui m'avait cédé sa place, pour je ne sais quelle raison. 

La même nuit, A. a rêvé que je me dédoublais, un personnage bienveillant, l'autre mauvais... 

Nos rêves communiquent-ils ? Est-ce la lecture de Gustave le Rouge qui a échauffé nos imaginations ? 

 

 

Singapour 

Le Tiger Balm Garden 

 

Le jardin de Singapour a été préservé. Il est devenu la villa Haw Par. 

Le baume du tigre, à base de camphre, de menthol et d'huiles essentielles, dont on se servait depuis toujours dans toute l'Asie du Sud-Est, a été commercialisé par cette famille chinoise originaire de Birmanie, installée ici dans les années 1920. 

L'affaire a considérablement prospéré, en particulier sous l'impulsion que lui a donnée Aw Boon Haw. 

Haw et Par sont les noms que les deux frères se sont choisis, signifiant respectivement 'tigre' et 'léopard'. 

 

 

Indonésie 

Bali côte ouest 

Legian 

 

Hier, en jouant dans la mer sur d'énormes vagues, Philippe a failli être emporté au large. 

Je venais de m'allonger sur le sable, lorsque j'ai entendu des cris. Un surfeur s'est précipité à l'eau avec deux planches.  

Il a nagé très loin, en pagayant avec ses mains, allongé sur la première planche, l'autre attachée à son pied. 

Je n'ai pas bien compris ce qui se passait sur le coup. J'ai retrouvé Philippe blême.  

Il a dû son salut à ce jeune surfeur, qui l'a remorqué et poussé sur le rivage. Sans lui, il se serait noyé. 

 

 

Indonésie 

Bali côte ouest 

 

Ma grand-mère a entrepris le tour du monde en 1928 et visité, entre autres, Java et Bali. 

Elle m'a parlé des Balinaises aux seins nus. 

Je n'en ai pas vu, sans m'en étonner plus que cela, car le gouvernement a interdit cette coutume après l'indépendance en 1950. 

 

Dans un chapitre de son carnet consacré à Bali, ma grand-mère revient à plusieurs reprises sur la beauté des femmes, que l'on croise dans la campagne. 

Toutes sont fleuries de l'hibiscus rouge, toutes ont un doux balancement des hanches, et leurs seins aux pointes noires tressaillent à peine, aux cailloux du chemin. 

 

 

Indonésie 

Bali côte ouest 

Legian 

 

Je n'ai pas pensé à Philippe, en me promenant. 

Je pense à lui, en écrivant.  

 

Aujourd'hui décédé, mon ami n'est pas un revenant.  

En voyageant, je reviens vers lui. 

 

 

Indonésie 

Bali côte ouest 

 

Je reprends dans le livre de Beryl de Zoete & Walter Spies, 'Dance & Drama in Bali' (1952), les passages sur les 'Leyak' qui pratiqueraient la magie noire. 

Ranga est leur reine. On rencontre des 'Leyak' dans les cimetières où ils se nourrissent de cadavres : ils ont le pouvoir de se transformer en animaux, cochons, ou le plus souvent, en mouches. 

Ils ont une langue démesurée et de longues canines. 

Tout le monde a vu des 'Leyak' mais personne n'en parle, de peur d'attiser leur colère. 

On dit que l'on peut reconnaître ceux qui pratiquent la magie noire, à certains signes : l'absence de sillon au-dessus de la lèvre supérieure, le fait que notre image se reflète à l'envers dans leurs pupilles, l'impossibilité de regarder en face celui à qui l'on parle. 

 

 

Chine Nord-Est  

Liaoning. Qianfoshan National Park 

Le temple 

 

Un gigantesque bouddha Maitreya, statue dorée qui émerge de la forêt -le plus grand, dit-on, au nord du Yangtsé. Le mot 'Maitreya' viendrait de 'mitra', signifiant 'amitié', en sanscrit. 

 

Le bouddha du futur. Lorsqu'il apparaîtra sur Terre, celle-ci sera alors dans une condition particulièrement fertile et exubérante : elle sera plus grande qu'elle n'est maintenant. 

Tous les hommes seront moraux et bons, prospères et réjouis. 

La population sera dense et les champs donneront sept récoltes.  

 

Les gens qui aujourd'hui font des actes méritoires, façonnent des images du bouddha, construisent des 'stupas', offrent des dons, renaîtront en tant qu'hommes, à l'époque de Maitriya. Ils atteindront le Nirvana, par l'influence de Sakyamuni. 

 

 

Chine, Pékin 

Bamboo Garden Hotel 

 

Edward Conze, érudit anglo-allemand (1904-1979), explique comment la doctrine des premiers temps s'est peu à peu popularisée, pour aboutir à cette scission entre le hinayana et le mahayana. 

Le premier étant le petit véhicule, qui prêche une sorte d'orthodoxie élitiste, où la voie de la sagesse est réservée à quelques-uns, un rapport à soi excluant les autres finalement. 

La voie que poursuit l'Arhat (de la racine 'arh', 'mériter'), celui qui a atteint une forme de sainteté. 

 

Le second, le mahayana, ou grand véhicule, voit le salut personnel dans le salut commun et met cette fois la compassion, au même rang que la sagesse. 

Le Bodhisattva tend à l'illumination, en cultivant la 'bhakti' (racine 'bhaj', 'partager'), qui est un rapport plus humain. 

Chaque Bouddha a un certain champ limité d'influence, dans lequel il enseigne le Dharma aux créatures et les aide ainsi à gagner l'illumination. 

Un univers mystique habité par le Bouddha et par les êtres, qu'il gouverne et fait mûrir. 

 

 

Inde Sud 

État du Tamil Nadu 

Kanchipuram, l'une des sept villes saintes de l'Inde 

 

Le temple dédié à Shiva 

Dieu de la destruction mais aussi de la danse, souvent représenté avec quatre bras indiquant les quatre directions. 

Un collier de serpents orne son cou. 

Il tient un trident, une hache, un tambourin et du feu. 

Avec son tambourin, il rythme une danse cosmique. 

On le représente parfois écrasant un nain. 

Son épouse est Parvati ; son véhicule préféré, le taureau blanc, Nandi. 

Il peut être représenté sous les traits d'un homme ou d'une femme, mais son attribut principal est le 'lingam' ('signe'). 

Cette colonne ressemble à un phallus, analogie renforcée par le fait qu'il est posé sur une ouverture, la 'yoni' ('origine'), que l'on dit symbole du sexe féminin.  

Il semblerait que cette interprétation soit plutôt occidentale. 

 

 

Inde Sud 

État du Tamil Nadu 

Tanjore, temple de Brihadesvara 

 

Je croise des étudiants qui sont curieux et veulent bavarder, lorsqu'ils apprennent que j'écris des livres et que j'enseigne la philosophie. 

L'un d'eux me parle de Ramakrishna Paramahamsa et me demande mon adresse mail, pour m'envoyer d'autres noms de philosophes indiens. 

 

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Ramakrishna Paramahamsa (Kamarpukur, 1836 - Cossipore, 886). Dévot de Kali, mystique bengali hindou. 

Il professait que « toutes les religions recherchent le même but » et plaçait la spiritualité au-dessus de tout ritualisme.  

 

 

Le garçon, au petit déjeuner, m'explique comment on fait le thé masala : gingembre, cannelle, cardamone, le tout réduit en poudre et mélangé avec du thé noir. 

Plus un bon tiers de lait, pour contenir l'amertume. 

 

 

État du Tamil Nadu 

Madurai 

 

Je suis un cours de cuisine traditionnelle. 

J'apprends comment faire un 'kalas' : une noix de coco pilée et mixée avec du cumin. 

On ajoute des bananes ou des ananas trempés dans l'eau que l'on jette ensuite avec leur eau, dans le wok, en mélangeant avec du yaourt liquide et en saupoudrant, si l'on veut, d'une pincée de sucre. 

Après quoi, on prépare dans une autre poêle, un peu d'huile de coco, on y jette des graines de fenouil, on fait chauffer et l'on rajoute du piment et des feuilles de curry. 

Puis on mélange avec le contenu du wok et le tour est joué ! 

 

 

Inde Ouest 

État du Maharashtra 

Éléphenta, l'île en face de Mumbai (Bombay) 

 

Le chef d'œuvre de cette sculpture est peut-être l'image géante de Shiva-Maheçamurti, à Éléphanta. Le buste tricéphale représente les trois faces du dieu. 

La statue, parfaitement conservée, est l'une des plus belles œuvres que j'ai vues. 

 

À gauche, au fond de la grotte, une représentation de Shiva androgyne, appelée aussi Ardhanarishvara, avec un cops mi-homme mi-femme dans le sens de la hauteur. Soit un sein d'un côté et pas de l'autre, les hanches arrondies à droite mais étroites à gauche, le sexe dissimulé. 

Je suis frappé par le sens de la bisexualité humaine qu'ont les Indiens. 

 

 

Inde Nord-Est 

État du Manipur  

Bishnupur 

Radhanagar 

Arrive un chanteur 'baul', accompagné d'un tabla ou d'un khamak, et d'un harmonium. 

Commence cette étrange musique que l'homme interprète, tout en tirant des sons d'une double corde, tendue le long du manche maigrelet d'un tambourin en peau de vache. 

Lahori gogona est le nom de cet instrument, me dit-on. 

 

 

Inde Est 

État de l'Odisha 

Konarak 

Temple de Surya (le dieu Soleil). Sculptures érotiques du 'Kamasutra' '(les aphorismes du désir') 

 

L'ensemble est intéressant, sans être spectaculaire, ni surprenant. 

J'aurais aimé voir ces sculptures érotiques capables de décrire ce mélange de sexe et de tendresse amoureuse figurant sur certains temples, notamment à Khajuraho. 

District de Chhatarpur, dans le Madhya Pradesh. 

 

 

Inde Est 

État du Bengale-Occidental  

Calcutta 

 

L'écrivain Chinmoy Guha me raconte que Romain Rolland ayant reçu 'La Danse de Shiva' (1924) d'Ananda Coomaraswamy, avait entretenu avec lui une correspondance dès 1915, au sujet de la guerre. 

Ce penseur indien voyait dans la culture orientale et dans les religions de l'Inde, en particulier, une aide spirituelle substantielle et un recours pour l'Europe. 

 

 

Inde Est 

État de l'Odisha 

Puri, l'une des sept villes saintes de l'Inde  

 

À la gare, nous croisons un groupe de personnes appartenant à une secte respectée ici, les 'hijra', un mot ourdou hindoustani. Des êtres de troisième genre, ni hommes, ni femmes. 

Les 'hijra' existent depuis l'Antiquité. 

Une fois le train parti, une 'hijra' que je reconnais, vient dans notre wagon nous gratifier d'une courte 'puja' (offrande à la divinité) et nous bénit pour nous demander un peu d'argent. 

Mais nous n'avons plus rien. La 'hijra' repart sans manifester d'hostilité, vêtue de son superbe sari qui lui découvre le ventre. Son nombril est souligné d'un large rond sombre. Entre ses doigts, des billets de dix et vingt roupies. 

 

 

État du Bengale-Occidental  

Calcutta 

 

L'indianiste René Daumal écrit 

Ni la danse, ni la musique de l'Inde, ne sont pour 'distraire'. 

Au contraire ; elles sont pour ramener incessamment le regard de chacun vers le centre intolérable de sa solitude, vers le Problème, vers l'absurde, mais éclatant pouvoir humain -le seul- de dire 'non' au sommeil de la Terre. 


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