Les sentiments numériques de Marcus (épisode 2)
marlon
- Peut-être que si ça foire autant avec les filles que tu rencontres, c'est qu'au fond, tu ne veux pas vraiment abandonner ton célibat ?
Joli joue la psychanalyste alors qu'elle est sous la douche, MA douche. Et je j'essaye de boire un café tiède et lyophilisé en oubliant ma soirée d'hier. Pas seulement l'épisode Denise. Mais aussi le fait que quand je suis rentré, Joli était dans mon lit. Et pas seule. Avec une belle demoiselle dont la moitié du crane était rasé. Et à en juger par leurs (non) tenues, à Joli et à cette fille, la soirée a eu l'air de s'être bien passée. Tant mieux pour elles, mais pas pour moi. Puisque du coup j'ai dormi dans la salle à manger. Sur le matelas gonflable pas gonflé, coincé sous la table (faute de place). Bref j'ai pas dormi. Alors l'Analyse-avec-un-A-majuscule, là, de Joli, elle a du mal à passer. Et aussi le fait qu'après son passage il n'y aura plus d'eau chaude. Bref, ce matin, ça passe mal.
Je ne suis pas déçu sur ce point, l'eau est gelée. Dommage, la douche est l'endroit où je réfléchis le plus. Ce sera donc une courte mais intense réflexion. Et si ma sœur avait raison ? Et s'il y avait une partie de moi qui, de manière plus ou moins inconsciente, faisait en sorte de foirer mes chances avec les filles. Est-ce qu'il y a un sens à ne pas vouloir coucher avec une fille sous prétexte qu'elle sent un peu la transpiration ? Alors que c'était du tout cuit avec Denise, n'est-ce pas moi qui me suis créé toutes ces complications pour que ça se termine sur un nouvel échec ? Et si la malchance, la loose, ce n'était qu'une excuse ? Mais une excuse à quoi ? A la peur ? Non. Je ne suis pas certain de grand-chose, mais je suis certain de ne pas avoir peur.
Enfin je crois.
Cette perspective me taraude pendant tout le trajet. J'écoute du métal progressif dans mon casque. Kevin Moore me crie « you're free » dans les oreilles et, je ne sais pas pourquoi, j'ai du mal à le croire. Les bousculades, le retard et les mauvaises odeurs passent en arrière-plan. En flou. C'est un trajet en profondeur de champ.
Et si, comme le dit ma sœur lesbienne, je voulais rester seul ? Manger ce que je veux quand je veux, regarder ce que je veux à la télé, me faire mes soirées « potes » ou « PS4 » quand ça me chante, sans me préoccuper des envies des autres. Est-ce que, finalement, je ne m'auto-suffit pas ?
J'arrive au bureau un peu stressé. Mais je n'ai pas envie de supporter ce stress là toute la journée alors je me dirige directement vers le bureau de Denise. Autant régler ça tout de suite. Elle m'accueille avec un sourire.
- Ah je suis soulagée de voir que tu es toujours vivant !
- Denise, je suis désolé pour hier soir, je…
- Est-ce que tu as envie de coucher avec moi, Marcus ?
- Je… euh… quoi ??
- Pas, là, maintenant, mais d'une manière générale ? Depuis qu'on se connait ? Est-ce que c'est quelque chose qui a été, je ne sais pas, un vrai objectif pour toi ?
- Un objectif, oui, hier. Mais…
- Mais pas une vraie envie.
- Non. Désolé, Denise.
- Ce n'est pas grave. L'important c'est de se dire les choses. Moi, si. Depuis qu'on se connait. Mais je crois que ça n'arrivera pas. C'est comme ça. Je m'en remettrai. Bon courage pour ta journée.
Elle conclue cet entretien avec le même sourire qu'à l'arrivée. Un mélange de fatalisme et de tristesse, peut-être, aussi. Mais ce langage de vérité fait du bien. L'envie. Est-ce que j'ai vraiment envie. Faire et avoir envie de faire, ce n'est peut-être pas pareil après tout. Il me faut un café. Un bon et chaud, cette fois.
A mon bureau je regarde mon écran comme si je voyais à travers. Je suis là sans l'être. Je suis un point d'interrogation. Je suis en attente de mise-à-jour-critique. Mon assistante le remarque mais elle ne dit rien. Elle peut chater sur Facebook sans que je risque de la capter. Ça pourrait durer des heures comme ça. Ça dure 1 minute et 41 secondes puis qu'on frappe à la porte de mon bureau. C'est Joli, habillée comme elle n'est jamais habillée. Classique, sage, boutonnée. Elle est là pour son entretien, a demandé où était mon bureau, elle veut que je lui souhaite bonne chance.
Je le fais. Bonne chance Joli.
Hors du temps la journée passe vite. Denise agit comme s'il ne s'était rien passé (ce qui est vrai) et Joli a été engagée (ce qui est une bonne nouvelle). Je prends la direction de chez moi sans y penser. Mes seules réflexions tournent autour de me, myself et I et pour la première fois, alors que je marche vers le RER, je commence à envisager ça de manière honnête. Oui, honnête.
Je ne suis qu'un putain d'égoïste. Tout tourne autour de ma petite personne, et c'est comme ça depuis toujours, et rien ne semble me faire évoluer sur ce sujet-là. Mais est-ce que c'est un problème ? Quand mon pass Navigo fait sonner la borne j'en suis à me dire que non, que ce n'est pas un problème. Vivre pour soit n'est pas un souci. Le souci c'est de se mentir, de se dire que ce n'est pas vrai, et d'impliquer d'autres personnes dans ce mensonge.
Quand les portes de la rame se ferment je suis en état de Révélation avec un grand R. Plus de stress. Meilleure respiration. Je suis presque bien (parce que quand même, ça pue). Je suis Marcus. J'aime être seul. Plus besoin de me raconter des histoires, plus besoin d'en raconter aux autres, plus besoin de souffrance inutiles, je suis heureux en étant célibataire et ça sera comme ça tout ma vie. J'ai envie de le crier au monde entier tant je me sens soulagé par cette vérité qui éclate à mon visage telle une faciale dans un film de Pierre Woodman. Et d'ailleurs je le fais. Dans les films, les gens applaudissent à ce genre de coming out. Je me lève. Et je gueule :
- Je suis célibataire, je ne pense qu'à moi, et je n'ai aucun problème avec ça, putain !!!!
Personne n'a entendu. Personne ne m'a même regardé. Je suis seul avec ma joie auto-concentrée sur moi-même. C'est pas grave. J'accepte les conséquences de cet état assumé. J'ai la sensation de savoir enfin qui je suis et ce que je veux. Tout est enfin clair. Il ne peut plus rien m'arriver !
- Marcus ? C'est toi ?
Je connais cette voix. Je me retourne.
Oh putain. Je suis foutu.
Lisa pour résumer : une rencontre il y a 10 ans de cela. Dans un job précédent. Elle est tombée dans l'escalier en me croisant la première fois. Je n'arrive toujours pas à comprendre comment cela a pu arriver, et d'ailleurs ça n'est jamais plus arrivé, mais voilà. Une fille magnifique, drôle. Genre coup de foudre. Réciproque. Et puis rien. Sans que je ne puisse savoir pourquoi, il ne s'est jamais rien passé entre nous. Elle était plus ou moins avec mec, moi avec quelqu'un d'autre. Des relations qui de part et d'autre ne nous satisfaisaient pas, mais que nous n'avons pas eu le courage de briser pour sauter dans l'inconnu. On s'est finalement perdu de vue, puis retrouvé, et cela sur un rythme de tous les 2-3 ans. Avec à chaque fois la même intensité, la même envie. Et à chaque fois ce mur qui grandissait entre nous. Un mur qui a pris la forme d'un mariage et de deux enfants pour elle. Lisa, c'est « celle avec qui ». Celle avec qui il ne s'est rien passé. Celle avec qui je me suis toujours rêvé. Celle qui pourrait être LA femme de ma vie. Bref, celle avec qui même les banalités sont belles.
- J'ai reconnu ta voix. Quand t'as parlé tout fort.
- Ah oui. Euh… désolé.
- Tu disais quoi, j'ai pas bien compris, à cause du bruit, tout ça… ?
- Je… euh… rien, des conneries.
- Tu n'as pas changé.
- Toi non plus. Alors, euh, quoi de neuf ?
- Oh rien de bien nouveau. Toujours traductrice dans la même boite. Toujours deux enfants. Et en plein divorce.
- Ah. C'est bien. Enfin…
- Non, tu as raison, c'est « bien ». Et toi, des enfants ?
- Non. Je ne suis pas fait pour ça.
- C'est ça… et une femme dans ta vie ?
- Non.
Cette question veut dire quelque chose, non ? Elle ne me demanderait pas ça si elle n'était pas intéressée, franchement ??? Je rêve où c'est LE moment que j'attends depuis 10 ans ?
- Tu es pressé, là, où ça te dit qu'on aille boire un coup ?
C'est elle qui pose cette question, au cas où vous vous demandez.
- Non non, avec plaisir.
Et là, donc, c'est moi qui réponds.
On se retrouve dans un café. Je ne sais pas où mais ça n'a pas d'importance. Il n'y a que Lisa. Et ce qu'elle me raconte en me regardant comme j'ai toujours aimé qu'elle me regarde. Elle quitte son mari parce qu'il l'a trompée avec une boxeuse. Son mari est masseur. J'avais été invité, et présent, à leur mariage. C'est la seule fois de ma vie où j'avais été jaloux d'un mec qui se mariait. Il s'avait que ma relation avec Lisa était en suspension, et pourtant il avait accepté que je sois présent. A vrai dire, que pouvait-il bien craindre ? Aujourd'hui en tout cas il n'est plus là. Et la magie opère une nouvelle fois entre Lisa et moi.
- Si tu veux, moi demain après-midi je ne travaille pas. On déjeune ensemble et on se bourre la gueule.
- Moi je travaille, mais je serai officiellement malade.
Elle sourit. Moi aussi. Elle me dit que mon regard et mon sourire n'ont pas changé depuis 10 ans et moi j'ai envie de lui sauter dessus.
On se dit au revoir en s'embrassant presque sur la bouche. Je flotte.
Je flotte en pensant à elle jusqu'à chez moi. Lisa. Peu importe que ma sœur ait invité des amis chez moi pour fêter son embauche, que ça fume et que ça danse partout dans l'appart, et que la salle de bain soit le seul endroit tranquille. Peu importe que mon ami Jule m'appelle pour me dire que je dois le remplacer pour une soirée Speed dating costumée dans quelques jours (je dis oui sans écouter). Peu importe cette nuit qui s'annonce avec le rideau de douche comme seule housse de couette. Peu importe. Lisa.