Les sentiments numériques de Marcus (épisode 3)
marlon
Je suis avec Jule. Mon pote Jule. C'est sa pause clope. Il parle sans arrêt et rigole à ses propres blagues. D'ordinaire Jule me fait pleurer de rire, moi aussi, mais cette fois je ne l'écoute pas. Je n'entends rien. Tout n'est que Lisa. Sa voix, ses yeux et cette promesse. Lisa.
Jule a un empêchement pour ce soir, et ça l'emmerde parce qu'il avait une soirée speed dating costumée hyper importante. Hyper importante pour son inscription au site, qui coûte visiblement un bras, et que si il la manque (la soirée) il en sera viré (du site) et pas remboursé (de son bras). Il faut donc que je le remplace. Pas d'inquiétude, il a déjà loué une tenue d'ours. On ne verra donc pas son/mon visage. Il me demande si je peux. Je hoche la tête sans avoir entendu un seul des mots qu'il a prononcés. Lisa.
« Et avec un peu de chance tu pourras peut-être te tirer une bonasse. C'est moi qui régale ! ». Je sors de mes rêves avec ces mots, alors qu'il disparait dans le bâtiment qui abrite sa boite. Quoi ? Qu'est-ce qu'il dit ? Me tirer qui ? Tant pis. Lisa.
J'ai chargé Joli de dire au boulot que je serai absent pour la journée. Je veux me faire le plus beau et propre possible pour Lisa. Tout doit être parfait même si la perspective suffit déjà à me faire léviter.
Le boulot essaye de me joindre sur le portable. Je n'ai jamais été absent une seule journée alors ils doivent être inquiets. Je ne réponds pas. Je suis déjà assez stressé par le rendez-vous comme ça. J'ai les mains moites. C'est rare. C'est un signe. J'entre dans le métro, un peu avant midi, avec une très grosse boule dans la gorge. Comme si un truc important devait se jouer.
J'arrive à l'heure. Lisa aussi. Elle est magnifique, mais je trouve qu'elle l'est tout le temps. Elle a choisi un restaurant pas loin de chez elle, dans le 8ième. On s'installe, je commande de la viande, elle du poisson et du vin, beaucoup de vin.
Nous buvons beaucoup et même si c'est agréable, je ne peux pas m'empêcher de me demander pourquoi. Nous nous plaisons depuis très longtemps elle et moi alors ce n'est pas pour nous donner envie. Lisa me dira plus tard que ce qu'elle aime c'est l'ivresse et je crois que je suis pareil qu'elle. L'ivresse de l'alcool comme l'ivresse de ces moments qui font tourner la tête parce qu'ils sont aussi forts qu'éphémères. Nous buvons et c'est bon. Nous reparlons de notre rencontre, de nos échanges, de son mariage, de ce que j'avais ressenti à ce moment-là. Nous buvons et elle parle fort. Les serveurs ne regardent qu'elle, je ne regarde qu'elle et elle le voit. L'ivresse. Pourvu que ça ne soit pas trop éphémère quand-même.
On va chez elle.
Un bel appartement parisien. En vérité tout ce que je déteste mais là, comme par hasard, que j'aime. Elle nous ressert encore de l'alcool. Et nous continuons à parler. J'adore l'entendre parler. J'aime sa voix et ses expressions. Ça pourrait durer des heures mais j'ai le sentiment qu'il ne faut pas. Alors je lui demande pourquoi on parle plutôt que d'agir enfin. Elle s'interrompt. Puis me dit que j'ai raison. Et je l'embrasse. J'embrasse Lisa. Ce moment tant rêvé arrive enfin. Marcus embrasse Lisa pour de vrai. Je ne lévite plus, je suis en orbite.
Lisa grimpe sur moi, on se déshabille, je la porte vers le lit. Elle est magnifique. Comme je l'imaginais, avec un tatouage dans l'aine en cadeau surprise. Nous faisons l'amour. Ce n'est pas parfait mais l'instant, lui, l'est. C'est très doux, c'est très chaud, c'est une bataille sensuelle et sexuelle que j'ai pas envie de perdre trop vite, c'est un moment que je n'oublierai jamais, et ça, je le réalise au moment où je suis en train de le vivre.
J'ai envie de rester, là, pour toujours. Toujours sentir sa peau et son odeur, toujours voir ma main dans la sienne, toujours la voir me sourire de cette manière. J'ai envie de lui dire que je l'aime depuis que je l'ai rencontrée, mais ça sera pour une prochaine fois. Je veux juste profiter de ce moment.
Mais le téléphone sonne. C'est Jule. Je ne réponds pas mais je me souviens d'un coup de son speed dating costumé. Je le maudis. Il faut que je parte. Lisa ne me retient pas trop, mais un peu quand même, ce qui suffit à me rendre totalement heureux.
On s'habille. Elle me propose de me raccompagner au métro. Je dis oui.
Et là, sur le chemin, elle me prend la main. Et on marche, comme ça un moment. Sa main dans la mienne, en face du monde, me fait me sentir beau, me fait me sentir invincible, me fait me sentir important comme probablement jamais auparavant. C'est presque encore meilleur que de coucher avec elle. Elle et moi sommes ensemble, là, maintenant, dans la réalité. On s'embrasse pour se dire au revoir et à bientôt. Et je pars. Mais elle est dans chaque pores de ma peau. Je respire Lisa.
21h30. Soirée Adopte un mec, thématique « on ne voit pas les yeux ». Je crève de chaud dans mon costume d'ours à la con. Jule me sera redevable à vie. Jouer au con costumé alors que je pourrais être avec Lisa, c'est quand même dur dur. Et surtout, participer à un speed dating alors qu'on transpire l'amour, ça n'a pas beaucoup de sens… Alors du coup, je me dis que je vais la jouer en mode hyper blasé.
Il y a du monde. Tarzan, Superman, deux pompiers dont un musclé, Super Mario, Casimir, Sonny Crockett et des tas d'autres concurrents. En Face, Wonder Woman, Mary Poppins, une héroïne de manga, une Néfertiti blonde, une ultra tatouée gothique (qui plairait à ma sœur) et des tas d'autres… c'est parti.
- Tu as envie d'avoir des enfants ?
- Et foutre ma vie en l'air ? non merci !
- Tu crois qu'on peut aimer pour toujours ?
- Oui comme je crois qu'on peut vivre sur mars
- Tu préfères dormir à droite ou à gauche ?
- Au milieu. Et seul.
- Quel est le truc le plus romantique que tu aies fait pour une fille ?
- Lui dire qu'en couchant avec sa meilleure amie j'avais pensé à elle !
Voilà mon florilège de la soirée. Si avec ça je ne suis pas l'ours le plus détesté de la soirée c'est que je perds la main en « master ès connard ».
J'en ai marre. Mais j'ai encore un temps à passer avec Néfertiti. Je ne vois pas ses yeux mais elle semble blasée elle-aussi. Elle demande d'entrée si j'ai des choses à cacher. Oui, mon identité, mais je réponds juste par un haussement d'épaules. On entame la conversation. Ce n'est pas aussi désagréable qu'avec les autres. Il y a même un petit quelque chose de désabusé que je trouve intéressant chez elle. Pour un peu, j'aurai presque des remords de lui servir ma soupe à base de « les filles veulent de l'amour et les mecs du cul ». Je vois que ça l'attriste. Pas parce que ce que je dis lui fait mal, mais parce que je suis « un de plus » à lui dire des choses qu'elle ne sait que trop bien. La façon dont elle baisse légèrement la tête, comme le son de sa voix, ça me touche, sans que je sache vraiment pourquoi. En fait je me demande si je n'ai pas déjà croisé cette fille quelque part.
Je relativise en parlant des attentes. Pas de projets, pas d'attente, pas de déception, pas de tristesse. Quand on sait tout ce que j'attends de ce que je suis en train de commencer à vivre avec Lisa, ça me fait bizarre de prononcer ces mots. Je ne suis plus trop à l'aise, ni dans cet peau d'ours, ni dans la mienne. Le gong me sauve. Elle me demande comment je m'appelle.
- Marcus
- Moi, c'est Emma, enchantée.
- Enchantée, Emma…
Je m'en vais. Cette fille me fait une drôle d'impression. Comme si elle pouvait voir à travers mon costume. Et à travers ma tête aussi. Etrange. Ça me fait bizarre aussi d'être capable de dire toutes ces choses alors que je vis un rêve. Est-ce que ça veut dire que je n'y crois pas ?
Je ne sais pas.
Tout d'un coup, j'ai un doute ?
Lisa ?