Les Tournicotis

russell

Prenez une grosse patate. Rincez-là. Epluchez-là bien, rincez de nouveau. Posez-là à la verticale et prenez un ustensile de cuisine. Je ne connais pas son nom. Ca ressemble à cet espèce d'engin seravant à ôter les trognons de pomme, sauf que là, il faut prendre des patates et l'instrument, qui, à la place de créer un joli cylindre, taille un genre de boucle. La cantinière en faisait cuire une dizaine jusqu'à ce qu'elles soient croustillantes et dorées. C'était un véritable régal. A y repenser, mes babines en salivent encore. Le restant des pommes de terre, non, elle ne les jetait pas une fois le trou fait. Elle confectionnait une "patate farçie" avec un hachis des plus succulent. Parfois il en restait un peu, alors elle formait des boulettes qu'elle aplatissait et tout cela cuisait avec le reste.
Avec les collègues, on appelait tout ça: "des tournicotis". A la pause méridienne, entre dossiers, affaires au contentieux et archivages de vieux documents, nous aimions nous asseoir tous ensemble, en silence, pour entendre frire les légumes et sentir le délicieux fumet qui s'échappait des cuisines, nous laissant présager d'un repas convivial.
Notre cantinière était un peu comme une mère pour nous. Et nous lui pardonnions ses joues collantes de graisse au moment où elle venait nous embrasser tous. Pour ma part, vu son âge avancé et l'affection que j'avais pour elle, je lui disais qu'elle était un peu comme une 3ème mamie pour moi. J'avais la chance d'avoir une mère et un père m'ayant eu jeune. Je connaissais donc mes deux grands-mères. L'une faisait les pâtes et les beignets à la perfection. Elle me gâtait d'œuf battus en sucre et de gelée de framboises. L'autre, la mère de mon père, était plus austère. Au goûter, c'était une barre de chocolat blanc entre deux tranches de pain. Si nous étions sages avec mes cousins, nous avions droit à un Oasis à l'orange.
N'allez pas croire que je juge l'amour de mes aïeules uniquement à ce que j'avais dans l'assiette, étant enfant. Mais bon, à quoi servent les grands-mères durant les vacances ? A faire oublier les haricots verts de maman, servis deux fois par semaine ! Non ? Claude, ma 3ème mamie, donc, c'étaient les tournicotis. Elle voulait bien que nous prenions un peu de ketchup, vu que cela pouvait faire penser à un plat de frites. Mais hors de question que nous ne touchions qu'aux pommes de terre. C'était la règle. Hors de question que tout le monde se batte pour avoir les tournicotis les plus tendres ou les moins cassés. Il fallait aussi manger le reste. Sans ciller, nous obéissions. Un mélange d'autorité et de douceur, Mamie Claude. Nous retombions presque en enfance à son contact. Mais cela nous plaisait. Elle nous surnommait parfois "mes grands bébés", n'ayant pas eu la chance d'en avoir. Nous avions appris par un bruit de couloir, que son mari était stérile. Et que pour oublier sa peine quotidienne, il s'improvisait apiculteur du dimanche. Il prenait soin de l'unique cerisier de son jardin. A coups de fusil, parfois, il faisait fuir les étourneaux un peu trop gourmands. Sa grande joie de bon paysan, était une fois par an de "tuer le cochon". Ce qui, pour mes collègues et moi, faisait notre plus grand bonheur. Car Mamie Claude avait proposé à l'intendant de la cantine, d'apporter gratuitement sa propre viande. Cela avait été accepté plutôt deux fois qu'une. Rien de tel que du "fait maison".
Le mardi, nous mangions de la langue de bœuf. A vrai dire, il faut aimer. Mais cela passait mieux que les abats, ou la cervelle de veau. On aimait tout de la cuisine de Mamie Claude. La cuisine du terroir. Aujourd'hui, quand je passe chez Mc Do, je repense à elle et à ses petits plats mitonnés avec amour, la viande juteuse, toujours cuite à point. Mes potatoes ne valent rien, elles sont toutes sèches, sans le véritable goût de friture. Tous les Mc Flurry  du monde ne remplaceront jamais sa glace à la fraise, dont elle portait en douce quelques pots à la cantine. C'était le bon temps, j'ai changé depuis de travail. Je mange beaucoup moins bien. Aaah ! Les tournicotis me manquent tant

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