Les Visages du Chaos

stavro-darkovine

Des meurtres inexpliqués, des personnages aux secrets inavouables, une confrérie aux pouvoirs étranges, bref, le retour de l'aventure romanesque en feuilleton. Pour toi, lecteur.

Episode 1 : L'ami américain.

 

1-1

Un convoi de trois grosses berlines noires pénétra dans la cour d'un hôtel particulier très chic proche de la Porte de la Muette. L'éclairage automatique qui se déclencha révéla partiellement, en ombres chinoises, un vaste jardin soigneusement entretenu. Les voitures s'arrêtèrent devant le grand escalier qui menait à l'entrée de la maison. Aussitôt, deux hommes en costume noir jaillirent de la première voiture et allèrent se poster devant le hall d'entrée, leur regard scannant les environs. Deux autres sortirent du véhicule qui fermait la marche et se positionnèrent autour de la voiture du milieu dans l'attitude caractéristique de gardes du corps chevronnés.

Le docteur Thomas Yorkinson, émissaire exceptionnel de l'ONU, flanqué de son assistant John Nordmann en descendirent.

Le premier était un grand homme sec, la soixantaine alerte, au visage creusé par la fatigue.

Il marqua un temps d'arrêt en sortant de la voiture, humant l'air de cette douce nuit de mai, les yeux mi-clos, marquant quelques secondes d'abandon, interrompues par un regard insistant mais poli de celui qui l'accompagnait.

Les deux hommes gravirent aussitôt les marches du parvis et s'engouffrèrent dans la maison suivis d'une partie de leurs gardes du corps.

« These people are very dangerous… »
Le câble diffusait un vieux film d''espionnage américain des années 60, une version en anglais qui lui permettait de suivre l'intrigue avec le peu de concentration qui lui restait après une intense journée de travail. Il était 2 heures du matin, il somnolait à moitié mais le stress l'empêchait de jouir d'un sommeil réparateur.

Quatrième journée marathon de négociation et, peut-être, l'amorce d'un accord. Yorkinson avait du mal à réprimer une vague d'abattement, voire même de dégout. Il devait convoquer ses plus profondes convictions pacifistes pour ne pas tout laisser tomber, là, maintenant. N'était pas Atticus Finch qui voulait.

Est-ce qu'il servait vraiment à quelque chose ou était-il la caution des pays riches, Etats-Unis en tête, pour s'intéresser enfin au continent africain pour autre chose que ses ressources naturelles ? Le concernant, il en venait presque à se demander si son engagement n'était pas encore plus personnel : son « africanisme » n'était-il pas une façon de racheter a posteriori les méfaits de ses ancêtres sudistes esclavagistes ? Il avait encore en mémoire les brimades, les humiliations, les violences allant jusqu'au lynchage subies par les noirs de sa petite ville natale du Mississippi et commis par ses propres voisins, « rednecks » abrutis par l'alcool, la consanguinité et l'idéologie primaire du Ku Klux Klan mais plus encore, il en était maintenant persuadé, par la peur. La peur du changement, la peur de perdre ses repères, la peur de l'avenir.

 

Il se laissa aller en arrière, rebondissant légèrement sur le matelas. « Au moins, là, ils me foutent la paix!» pensa-t-il. Il ferma les yeux, les bras en croix, encore habillé, en chaussettes.

Et il les voit, Rwandais, Ougandais, Tanzaniens et Congolais essayant à tout prix, sous un vernis d'éducation occidentale, de ne pas faire éclater au grand jour leur animosité mutuelle et ancestrale. De faire croire à ces blancs incorrigiblement paternalistes qui s'immiscent dans leurs affaires pour se donner bonne conscience que oui, peut-être, demain matin, enfin, on parviendra à un accord, afin que nos peuples qui sont frères, cessent de se découper en rondelles à coup de machettes ou de se mitrailler à coup d'AK47.

Yorkinson refusait de toutes ses forces de croire à un tel cynisme; pourtant une petite voix lui susurrait que tout cela ne servirait à rien, même si effectivement, demain, seraient posées les bases d'un accord qui aurait des chances de perdurer, dans le meilleur des cas, quelques petites années.

« Allez, buvons à ça » se dit-il. Il se leva avec difficulté du lit et se mit en quête d'une bouteille de scotch ou de tout autre assommoir efficace pour enfin s'endormir.

Rien dans la chambre. Croyant se souvenir qu'il y avait un bar bien fourni dans l'office du rez-de-chaussée, il remit ses chaussures et sortit de la chambre.

 

« - Je peux vous aider, monsieur ? » demanda le garde du corps en faction dans le couloir. Yorkinson sursauta.

« - Pardon ? Euh oh non merci, je vais me chercher…un petit remontant.

-          Je peux vous faire porter ce que vous voulez dans votre chambre si vous le souhaitez monsieur ».

Yorkinson hésita brièvement, puis avec un sourire complice au garde du corps : « Ça ira, ça me fait du bien de marcher un  peu, je suis assis toute la journée, vous savez ».

Le gorille s'inclina légèrement en signe d'assentiment, le regard professionnellement vide.

L'émissaire spécial descendit les escaliers sous l'œil des caméras de surveillance qui quadrillaient la maison.

L'office était uniquement  éclairé par une rampe de lumière tamisée au-dessus de l'îlot de cuisine occupant le centre de la pièce. Il commença à ouvrir quelques placard au hasard, puis finit par tomber sur celui qui contenait un assortiment varié et conséquent d'excellentes bouteilles d'alcool. Après un coup d'œil appréciateur, son choix se porta sur un bon vieux bourbon du Tennessee. « Home, sweet home » se dit-il à voix basse.

Il se servit une bonne dose qu'il vida d'un seul trait. Il se resservit immédiatement et s'appuya contre le meuble, reprenant sa respiration.

Soudain, un léger bruit de pas attira son attention vers l'entrée de la cuisine.

Son secrétaire se dirigeait vers lui, un sourire aux lèvres.

« - John ! Vous me prenez la main dans le sac !

-          Ne vous inquiétez pas, cela ne sortira pas d'ici, répondit Nordmann sur un ton de confidence en s'approchant de Yorkinson.

-          Dure journée encore hein ? Mais j'ai confiance pour demain »

Le secrétaire s'arrêta devant son patron. Les deux hommes se faisaient face, proches à se toucher.

« Je connais quelque chose qui devrait alléger vos soucis. » Nordmann lui prit le verre des mains, le posa sur le bar puis lui enserra délicatement la nuque d'une main, comme pour le masser.

Yorkinson le laissa faire, un sourire fatigué aux lèvres.

Il ne vit pas tout de suite le couteau à longue lame surgir dans l'autre main de son secrétaire. Ce dernier, raffermissant sa prise sur le cou de son patron, lui enfonça la lame d'un geste précis dans l'œil droit, l'y maintenant jusqu'à ce que sa victime s'effondre sous lui, morte, un rictus de surprise encore sur le visage.

Calmement, John Nordmann s'écarta du corps, fit quelques pas en arrière. Au bout de quelques secondes, il se tourna vers la caméra vidéo, la regarda avec un grand sourire puis sortit tranquillement de la pièce, le couteau ensanglanté toujours à la main.


1-2

 

La sonnerie du portable lui vrilla les oreilles. Il vint à l'esprit de Yasmina Benlahcen une pensée totalement incongrue : comment je pourrais remonter dans le temps et buter Ravel avant qu'il ne compose son putain de Boléro ?

Après tout, Ravel n'avait pas accouché d'un tel chef d'œuvre en imaginant un jour qu'il surgirait à quelques centimètres de son oreille des dizaines de fois par jour.

Le Boléro s'était tu mais elle savait que, tant qu'elle ne répondrait pas, cela recommencerait dans quelques minutes. Recroquevillée sous sa couette, elle ressentait déjà les premiers stigmates d'une méchante gueule de bois. Un kilo de plâtre dans la bouche, un mal de tête à hurler, une journée entière à regretter de s'être laissée aller.

Soudain, elle sentit quelque chose bouger dans le lit à côté d'elle.

Quelqu'un, plutôt.

« Oh putain ! Non ! » Elle le pensa tellement fort qu'elle se demanda si elle n'avait pas crié. Elle se retourna et s'assit dans le lit aussi brusquement que si un nid de serpent grouillait à ses pieds.

A défaut d'un tas de reptiles, c'était, elle s'en rendit compte immédiatement, un gros paquet d'emmerdes qui se trouvait là, en la personne du corps dénudé et endormi de Christian Vandenbergh, son stagiaire.

Yasmina se prit la tête entre les mains, s'agrippa les cheveux à s'en faire mal et ferma les yeux de toutes ses forces, comme si elle tentait d'effacer cette scène de sa conscience vacillante. Un haut le cœur la força à rouvrir les yeux, la ramenant à la réalité.

« Merde ! »

Elle se leva en vitesse et fonça dans la salle de bain.

Au passage, elle se cogna le tibia sur la table basse du petit salon sur laquelle se trouvaient les vestiges de la soirée arrosée de la veille : verres à moitié vides, cannettes de bière, bouteilles de vin et d'alcool fort, cendriers débordants de mégots de toutes sortes.

« MEEEERDEUH ! Mais quelle conne ! » cria-t-elle une fois enfermée dans sa salle de bain.

Elle ôta son t-shirt et sa petite culotte en titubant, se tenant comme elle pouvait au montant en plastique de sa douche.

« Putain mais ma pauvre fille, t'es vraiment complètement conne ! »

Elle fit couler le jet le plus fort possible, d'abord glacial puis rapidement brûlant, tout en réprimant une méchante envie de vomir.

Sur le rebord du lavabo, Ravel se manifesta à nouveau.

 

Une demi-heure plus tard, Vandenbergh se hasarda à rompre le silence qui plombait l'ambiance depuis qu'ils étaient montés dans la 307 grise de fonction.

« Ecoute Yazz, je sais pas quoi dire…

Yasmina le coupa immédiatement :

« Ben dis rien justement, il n'y a rien à dire. Je vais mettre les choses au point tout de suite Vandenbergh : tu es stagiaire, je suis lieutenant. Comme tous les mecs, tu penses avec ta bite et moi, hier soir, j'ai fait une grosse connerie. Ça ne se reproduira plus, tu peux en être certain alors ça s'arrête là ok ?

-          Non mais il n'y a pas de problème, je te jure que ça restera entre nous, je ne dirais rien à personne répondit le jeune homme qui cherchait absolument un moyen de ne faire plus qu'un avec le siège passager »

La colère sourde de Yasmina la faisait conduire encore plus brutalement que d'habitude et les à-coups obligeaient Vandenbergh à puiser dans ses ressources les plus profondes pour ne pas vomir dans la voiture, la mélopée du gyrophare, qu'il aurait juré être directement greffé dans sa boite crânienne n'arrangeant rien à l'affaire.

La jeune femme reprit :

« - T'as pas intérêt à me faire un plan genre on raconte ses exploits sexuels entre mecs à la machine à café. Je te jure que si tu l'ouvres je te coupe les couilles.

-          Ah, une vieille coutume familiale je suppose ? lui répondit l'autre du tac au tac.

A la seconde où il sortait sa réplique, Thomas Vandenbergh, jeune stagiaire frais émoulu de l'Ecole de Police à la Brigade Criminelle se rendit compte de sa connerie et se dit que là, tout de suite, il aurait préféré être désarmé, en pleine nuit, dans une impasse face à trois ou quatre crackheads en manque plutôt que d'attendre la réaction de sa supérieure.

Il ferma les yeux, serra les fesses mais, curieusement, la guerre nucléaire ne se déclencha pas.

Yasmina roulait sans rien dire, comme si elle n'avait pas entendu.

 

Elle reprit la parole quand ils arrivèrent à destination.

«  - On est arrivé. Trouve-nous du café. »

S'extrayant de son état second, Vandenbergh vit qu'ils s'étaient arrêtés devant le perron d'un hôtel particulier cossu. Quelques voitures étaient déjà garées dans la cour de graviers, dont une ambulance aux gyrophares éteints.

Notant inconsciemment cette discrétion inhabituelle, il sortit de la voiture sans demander son reste. Au moment où il allait fermer la portière, Yasmina l'interpella d'une voix glaciale :

 «  - On n'en a pas fini tous les deux ».

 

1-3

 

La salle de cours du département de linguistique de la SOAS[1] dans laquelle officiait Jean-Jules Cassave était à l'image  du reste du bâtiment, moderne mais froide et sans cachet.

Il en venait souvent à regretter les vieux murs, les recoins obscurs et la gigantesque bibliothèque bodléienne d'Oxford, une cathédrale de livres à l'odeur si caractéristique.

Pour être parfaitement honnête, seul l'aspect architectural lui manquait. Les trois années que le sémillant professeur, spécialiste mondialement reconnu des dialectes du sous-continent indien avait passé au sein de la vénérable institution ne figurait pas parmi ses meilleurs souvenirs.

Pour cet homme d'action et de terrain, à la pédagogie décriée car faisant souvent peu cas de ses étudiants, l'ambiance feutrée mais hypocrite qui régnait dans le prestigieux corps enseignant l'avait très rapidement isolé. Il avait assisté, le moins possible en tant qu'acteur, à des concours d'ego et de basses manœuvres politiques entre des enseignants à la réputation indiscutable, au cursus brillant et aux publications respectables. Cette petite élite n'avait qu'un objectif : atteindre le sacre suprême, le Graal académique qu'était le poste de chancellor. Le fait qu'il soit français le sortait automatiquement de la compétition à laquelle, de toute façon, il n'avait jamais eu l'intention de prendre part mais le spectacle parfois pathétique de ces hommes cultivés et intelligents s'entre-nuire pour une parcelle de pouvoir n'avait fait que le renforcer dans sa misanthropie naturelle.

Il était donc rapidement passé pour un ours, ne faisant il est vrai aucun effort particulier pour infléchir cette tendance toute naturelle qu'ont les britanniques, à travers leur délicieux complexe de supériorité, à mépriser avec un humour condescendant les personnes n'étant pas de leur sérail, a fortiori un « froggy ».

Ce n'était pas, de toute façon, dans son caractère de se faire des amis ou des relations courtoises, encore moins de copiner avec ses étudiants qui, pourtant, avaient dû passer par les Fourches Caudines d'une sélection impitoyable pour assister à ses cours.

Il en était donc venu à préférer Londres avec la possibilité que conférait toute grande ville de se fondre dans la masse et de se libérer des scories sociales propres à une petite communauté comme celle d'Oxford. Il venait à l'Ecole, faisait ses cours et repartait aussitôt. A la possibilité d'avoir un bureau sur place, comme son poste le lui aurait permit, il avait préféré emménager à proximité de l'Université, dans Huntley Street, afin de pouvoir s'y rendre à pied et de rentrer chez lui en moins d'un quart d'heure.

Pourtant, au plus profond de lui et même s'il avait du mal à se l'avouer, Cassave prenait encore un certain plaisir à dispenser ses cours ; cette activité était devenue une de ses dernières connexions avec le monde « normal », avec une population insouciante qui n'avait pas d'autres préoccupations que d'arriver à l'heure, apprendre ses cours, boire des bières et avoir la vie sexuelle la plus occupée possible.

Un monde réel, presque manichéen, dont il se sentait de plus en plus éloigné depuis La Découverte.

 

Le cours de sanskrit arrivait à son terme. Une  dizaine d'étudiants attentifs prenait des notes comme des forcenés, exercice rendu encore plus difficile par le débit rapide de Cassave et son accent français fortement prononcé.  Les lunettes pendant au bout d'un cordon passé autour de son cou, des cheveux blancs coupés court, un costume en tweed vert bouteille, son regard à la fois passionné et sévère allait du gros livre posé ouvert sur le bureau devant lui à son auditoire.

« - Voilà, pour conclure, une dernière remarque. On croit les textes immuables, c'est faux. Il faut remercier les dieux védiques que le sanskrit existe encore aujourd'hui car il est absolument certain que si le Mahabharata avait été retranscrit et traduit dans une autre langue, certains passages auraient été totalement dénaturés, voire passés sous silence, comme c'est le cas, hélas pour d'autres textes sacrés anciens, je pense au Popol Vuh maya ou même à l'Ancien Testament.

N'oubliez jamais que vos sources doivent toujours être soumises à questionnement. Ne perdez jamais de vue que la version initiale du texte que vous avez entre les mains a pu être tout simplement déformée. Tenez, par exemple, ce pauvre moine copiste du 14ème siècle, dans le froid de son monastère toscan, qui a pris quelques raccourcis car il n'avait plus assez de lumière pour distinguer les caractères de la version originale.

Ne riez pas, cela peut être aussi anecdotique que cela ! Petites causes, grands effets !

Bon, c'est tout pour aujourd'hui. Je veux pour la semaine prochaine traduction et commentaires des textes allant de la page 870 à….voyons…1230. »

 

Il ne put s'empêcher de sourire devant les murmures de réprobation des étudiants qui commençaient à se lever puis à quitter la salle. Il resta pensif après le départ des derniers élèves puis, comme pris d'une impulsion soudaine, il rassembla ses affaires et sortit de la salle de son pas énergique.

Cassave avait fait le choix de vivre sans téléphone portable. Non pas qu'il fut hostile à la technologie ou réfractaire aux usages contemporains mais, pour avoir observé l'utilisation qu'en faisaient ses congénères au fil des années, il s'était rapidement aperçu qu'il ne voulait pas dépendre d'une technologie addictive et génératrice de comportements pour lui totalement antisociaux. Venant de sa part, c'était un comble.
Il avait un vieil ordinateur connecté à internet, cela lui suffisait amplement et un quart d'heure plus tard, il était devant son bureau, chez lui, en train de le mettre en route.

Il ouvrit sa messagerie. Parmi les quelques mails qui se téléchargeaient, il y en avait un qui attira tout de suite son attention confirmant le mauvais pressentiment qu'il avait ressenti à la fin de son cours.

« Thomas Yorkinson assassiné hier soir à Paris. JRC ».

Il se laissa aller en arrière dans son fauteuil en soupirant.

« Merde, ça recommence, murmura-t-il pour lui»

Sa main alla vers le téléphone fixe posé sur son bureau mais il retint son geste au moment de décrocher le combiné. Puis, au bout d'un long moment d'hésitation, comme s'il se faisait violence, il reprit le combiné et composa un numéro qu'il connaissait par cœur.

« Allô ? Oui, bonjour professeur Cassave à l'appareil, pourriez vous me passer le docteur Vallais ? Oui, j'attends, merci. » Ne tenant pas en place, il se leva brusquement et se mit à faire les cent pas derrière son bureau après l'avoir mis sur haut-parleur. « Docteur Vallais à l'appareil, comment allez-vous ? dit une voix dont on pouvait deviner le typique accent traînant des Suisses francophones.

- Très bien cher ami lui répondit Cassave en revenant vers son bureau. Ecoutez… je sais qu'il va mieux… il faut absolument que je lui parle…Pourriez-vous le prévenir ?

- Cher Cassave, vous savez qu'il ne souhaite pas vous…comment dire, vous écouter, ni vous voir d'ailleurs. Je suis désolé.

- Pouvez-vous  lui dire au moins que je l'ai appelé ?

- Bien entendu, je lui passerai le message mais vous savez, je ne suis pas certain qu'il faille le contrarier en ce moment.

- Je sais, mais c'est très important. Dites-lui que ça a recommencé et que j'ai besoin de son aide, que je ne peux rien faire sans lui.

- Ça a recommencé, c'est ça que je dois lui dire ?

- Oui, ne vous inquiétez pas, il comprendra.»


[1] School of Oriental and African Studies, dépendant de l'Université de Londres 


1-4


La scène de crime est anormalement calme. L'activité bourdonnante qui règne en général autour d'un individu décédé de mort violente, a fortiori un officiel étranger, est inexistante ce matin. Yasmina termine son café et ne sait pas où poser la tasse et la soucoupe que son adjoint lui a amené il y a cinq minutes. Elle l'a laissé aller à la pêche aux infos tandis qu'elle passait quelques coups de fil de la voiture.

- Bon, fais-moi le topo, maintenant. Clairement, il est tôt.

- Docteur Thomas Yorkinson, 56 ans, retrouvé mort dans l'office au rez-de-chaussée, un couteau de cuisine dans l'œil…

- On n'a pas idée d'être aussi maladroit …

Ils ont tous les deux du mal à réprimer un sourire. L'humour à froid de la jeune femme le désarçonne, surtout après leur réveil calamiteux et le vif échange qui s'en est suivi.

Ils arrivent à la cuisine. Le corps du diplomate gît, partiellement recouvert d'un drap, son visage apparaît figé dans la douleur.

« - Ce n'est pas un accident domestique, poursuit Vanden sur le même ton badin, l'auteur du crime a été filmé par la caméra de surveillance ici, il montre du doigt l'œil électronique perché dans le coin du plafond.

-          On sait qui c'est ?

-          Oui, c'est son secrétaire personnel euh…il consulte son carnet, …un certain John Nordman, introuvable à cette heure.

La pièce est silencieuse et mise à part la flaque de sang qui s'étend sur le carrelage d'une blancheur immaculée, d'une propreté irréprochable, comme dans un appartement témoin.

    - Pourquoi  est-ce que la scientifique n'est pas encore là ?

    - Aucune idée, ils sont sûrement dans les bouchons

Dans un coin, un peu en retrait, deux hommes en costume noir identiques s'arrêtent de discuter entre eux au moment où ils voient la jeune femme arriver dans la pièce. On les dirait sortis du même moule, avec 15 ans d'écart : mâchoire carrée, cheveux coupés courts, blonds pour l'un, grisonnants pour l'autre, corpulence identique autant façonnée par un entrainement physique régulier que par les critères de recrutement draconiens des divers services de sécurité américains.

- Qui c'est ces deux là ?

-          Ça m'a tout l'air d'être des gars de l'ambassade américaine, ils n'ont rien voulut me dire, ils t'attendaient.

-          Pfff, je déteste ce genre de connards »

Elle se dirige vers eux, pose au passage sa tasse de café vide sur la plan de travail central de la pièce et se plante devant les deux hommes.

  - Bonjour, je suis le lieutenant Benlahcen, brigade criminelle, je suis chargée de l'enquête. A qui ai-je l'honneur ? »

Les deux hommes cessent de mâcher leur chewing-gum et se concertent du regard, prudents puis le plus jeune des deux prend la parole en français avec un très fort accent :

 - Bonjour, moi, suis agent spécial Johnson et lui être agent spécial Cole, du service sécurité de l'ambassade américaine à Paris. Please to meet you.

Il tend la main à la jeune femme avec un sourire trop parfait pour être honnête.

 - Je peux connaitre la raison de votre présence ici ? S'enquière-t-elle en serrant la main des deux hommes. Cet endroit n'est pas du ressort juridique de l'ambassade et l'enquête est intégralement du ressort de la police française. 

  - Ok, ok, pas de problème, le flic blond lève les mains dans un simulacre de reddition, nous pas investigate, nous aider vous pour investigation, enquête, c'est ça ? Vous venir avec nous. 

D'un signe il demande à ce qu'on le suive.

Ils montent à l'étage et s'arrêtent en haut de l'escalier. L'agent grisonnant pousse une porte cachée par une tenture qui dévoile une pièce qui héberge le central de surveillance vidéo. Un grand bureau devant lequel est assis un technicien fait face à plusieurs moniteurs. L'homme dispose d'une console qui doit certainement lui permettre de faire tous les réglages imaginables pour les prises de vue.

D'un claquement de doigt, l'agent américain lui fait signe de repasser les images du meurtre. Sans un mot, l'autre s'exécute et l'intégralité de la scène de la cuisine se rejoue sous leurs yeux.

L'agent met l'image montrant l'assassin qui sourit sur pause puis zoome sur son visage.

 - C'est lui…euh…Nordmann c'est ça ? demande-t-elle en tapotant du doigt sur l'écran.

-          Oui, c'est bien John Nordmann, le secrétaire personnel du docteur Yorkinson dit une voix forte dans son dos.

Surprise, Yasmina se retourne pour constater qu'une nouvelle personne est entrée dans la pièce. La trentaine, bien mis, rasé de près, on le dirait tout droit sorti d'un magazine de mode de luxe.

L'homme s'avance en tendant la main à Yasmina

«  - Bonjour, je suis Hubert de Nivel, du quai d'Orsay.

Il va serrer la main aux deux américains, d'une façon qui implique une certaine connivence,  ignore VanDen et retourne se planter devant Yasmina.

Plus décontenancée par son arrivée inopinée que par sa prestance, Yasmina commence à bafouiller :

«  - Bon- bonjour, je suis le lieutenant Ben….

  - Je sais qui vous êtes, la coupe-t-il. Venez, suivez-moi.

Il prend la jeune femme par le bras et ils sortent tous les deux dans le couloir.

L'homme reprend, à peine aimable:

- Bien, écoutez-moi attentivement, c'est une affaire très délicate que nous avons là. Vous devrez concentrer tous vos efforts pour aider nos amis américains à régler cette affaire le plus rapidement possible.

- Cette affaire est du ressort de la brigade criminelle et de personne d'autre. Yasmina sent sa mauvaise humeur affleurer de nouveau. C'est à eux de collaborer avec nous et pas le contraire.

- Hum, j'ai peur que ce soit un peu plus compliqué que cela, ma chère. Le docteur Yorkinson était un émissaire secret du Département d'Etat américain qui avait pour mission de négocier un traité de paix dans une partie de l'Afrique qui est une véritable poudrière et un foyer d'instabilité qui met en péril de nombreux investissements économiques. Il n'avait pas le statut de diplomate officiel, mais sa mort remet en cause un fragile processus de paix qui était engagé. Il vous sera donc facile de comprendre que cette affaire dépasse le simple homicide crapuleux tel que ceux que vous traitez habituellement.

- Oui, bien sûr, réplique Yasmina sur un ton sardonique. Et à quelle heure remonte le meurtre ?

De Nivel marque une seconde d'hésitation, une éternité pour un diplomate consommé, un aveu de complications infinies aux yeux de Yasmina.

- Euh, d'après mes renseignements, aux alentours de 1h30 cette nuit.

- Ok, alors vous pouvez m'expliquer pourquoi nous avons été prévenus qu'il y a une heure ? Et où il est ce John Machin chouette, celui qu'on voit à l'écran ?

Le jeune diplomate est visiblement emmerdé:

- Il a disparu.

- Disparu ? Yasmina se réjouit, après avoir été sur la défensive, de reprendre le dessus de la conversation : Il tue son patron, de façon plutôt spectaculaire, quasiment en direct sous les yeux du service de sécurité, faisant en sorte qu'il n'y ait aucun doute sur son identité puis il s'évanouit dans la nature, c'est ça ? Ensuite, on avertit la police… elle regarde sa montre : 5 heures plus tard. Bref tout est normal.

- Pour répondre point par point à vos questions, ma chère, oui, l'assassin s'est évanoui dans la nature, oui, on contacte la police plus tard, le temps d'évaluer l'ampleur de l'affaire au niveau international et non, non, rien n'est normal. L'embarras n'a pas duré longtemps et le diplomate fulmine. Ni l'identité du meurtrier, ni sa façon de faire, ni la facilité avec laquelle il a disparu !

Il a terminé sa phrase en criant presque. Il se ressaisit rapidement. « Il n'y a aucun moyen d'entrer ou de sortir sans être vu des services de sécurité. C'est à vous de jouer maintenant, vous et eux (il désigne la porte du local dans lequel sont restés les deux américains) main dans la main, que cela vous plaise ou pas. Je vous souhaite une bonne journée ! »

 

Il fait volte-face et se dirige vers descend les escaliers d'un pas rapide. Typiquement le genre de sortie qui met les nerfs de la jeune femme à vif. Pour arranger le tout, Vandenbergh arrive vers elle avec l'air de chien battu dont il ne se dépare depuis leur dispute dans la voiture.

-          Alors, qu'est ce qu'il voulait ?

-          Me montrer qu'il en avait une grosse… et me laisser entendre qu'on ne sera pas trop de quatre pour le satisfaire.

-          Comment ça quatre ?

-          Nous et les men in black là-bas, elle montre les deux américains qui sortent les rejoindre dans le couloir. Avant que le jeune stagiaire ait pu rajouter quelque chose, elle ajoute : Il va falloir aller vite et faire bien, j'aime pas du tout la tournure du truc.

Elle réfléchit quelques instants et reprend la parole d'un ton décidé à Vandenbergh et aux deux agents du secret service qui se sont rapprochés pour participer à la conversation : « Bon, soyons logiques, Nordmann tue Yorkinson sans s'en cacher ok ?

Les trois hommes acquiescent. Elle continue :

-          On sait où il se rend juste après ?

Celui des américains qui parle le mieux le français, Johnson, prend la parole :

-          Il a du bien observer les lieux et location des caméras. On voit, il va dans couloir puis plus rien.

-          J'imagine que la maison a été fouillée de fond en comble depuis ? Tout en parlant, la jeune femme redescend les escaliers en direction du grand salon donnant sur le parc, les trois hommes à sa suite.

-          Oui, full swip, répond l'agent

-          Et pour l'extérieur ?

-          Pas d'alarme déclenchée et aucun signe au niveau des caméras, répond Vanden

-          Le parc ?

-          On n'a pas encore eu le temps…

-          On fait une fouille en règle du parc, le coupe Yasmina, vous avez du personnel disponible ? Elle se tourne vers l'agent Johnson. Celui-ci porte la main à son oreillette, murmure quelques mots et lève le pouce en direction de la jeune femme juste avant de tourner les talons.

-          Tu ne viens pas avec nous ? demande Vanden

-          Je vais me refaire un café et fouiner dans la maison, appelle-moi dès que tu as quelque chose.

Le jeune homme acquiesce et s'éloigne. La cuisine est maintenant vide. L'équipe scientifique est en train de remballer son matériel et le corps a été évacué. Il ne reste plus qu'une flaque de sang et les délimitations de l'emplacement du cadavre du diplomate sur le carrelage immaculé de la pièce.

 

Son téléphone portable sonne. Vanden : "On l'a trouvé !"

Elle se précipite dehors et, sur les instructions de son adjoint toujours en ligne, elle suit en courant un petit sentier qui s'enfonce en zigzagant dans le sous-bois. Près du mur de clôture, un tas de grandes planches partiellement recouvertes par une bâche agricole verte autour de laquelle les quelques hommes qui ont participé aux recherches ont convergé. Quelques planches ont été dégagées, laissant apparaître le cadavre de John Nordmann.

« Bingo ! murmure la jeune femme pour elle, encore essoufflée de sa course.

Johnson s'est accroupi à côté du corps livide, il lève les yeux vers Yasmina qui l'interroge du regard :

Ce dernier lui montre le cou du secrétaire : Etranglé, à première vue .»

Elle reprend son téléphone et compose un numéro :

« C'est Yasmina…oui… Vous êtes encore là ?  Bon, venez dans le jardin, j'ai un deuxième client pour vous…Oui…c'est ça, vous n'êtes pas venus pour rien ! 
Elle raccroche et se tourne vers Johnson avec un petit sourire :

« Nouveau mystère, qui a tué le tueur ? »

 

*****

 « C'est trrrrès fâcheux, bramait de Nivel via le haut-parleur du portable de Yasmina. Dans le réduit qui lui servait de bureau en attendant que les travaux de peinture des locaux de la Brigade Criminelle soient terminés, Yasmina et Vanden supportaient tant bien que mal la voix mielleuse et les intonations châtiées du conseiller.

-          Dans le parc, dites-vous ?

-          Oui… Reste à trouver le mobile. Il a tué Yorkinson, il n'y a aucun doute mais il faut qu'on sache pourquoi il a été tué juste après. Et par qui.

-          Sincèrement, pour moi, cela n'a plus beaucoup d'importance, les conséquences internationales de cette affaire sont suffisamment graves alors, vous savez, l'identité de ce deuxième assassin m'intéresse assez peu…

-          Nous si, répondit Yasmina, mais je suis d'accord avec vous, chacun ses problèmes, c'est à nous de jouer maintenant, je…

-          Non, vous n'y êtes pas, sa voix se fit soudain cassante, la version officielle dira que Nordmann s'est suicidé après une crise de démence meurtrière et je ferais le nécessaire auprès de votre hiérarchie pour que ce soit le seul discours à diffuser. Pour le reste, si vous voulez continuer l'enquête, je vous conseille de le faire dans la plus grande discrétion. Pas  de fuites, pas de copains journalistes. Le processus de négociation va être suspendu jusqu'à nouvel ordre et les américains vont devoir trouver une solution de remplacement si tant est qu'ils en aient encore envie.

Boulier, le médecin légiste en chef, pénétra sans frapper, comme à son habitude, dans le réduit de Yasmina. D'un doigt impérieux, elle lui fit signe de se taire.

-          Donc officiellement, il ne s'est rien passé ?

-   Officiellement non. Ces tractations étaient secrètes, heureusement, ça limite la casse. Seules les parties prenantes seront informées et je suis certain que nos amis américains feront le nécessaire pour que les bouches restent cousues. Officieusement, deux morts et trois années de travail acharné  irrémédiablement gâchées. Pour ce qui nous concerne au Quai, ça suffit amplement.

-          Ok, mais il faut que vous me débarrassiez des américains, je ne veux pas les avoir dans les pattes…

-          La victime…enfin, les deux victimes sont américaines. Si ces cow-boys veulent enquêter de leur côté, c'est légitime et je ne peux pas les en empêcher…Ou plus précisément (il ne put réprimer un petit ricanement qui se transforma, à travers le haut-parleur, en une espèce de crachotement), je ne perdrais pas mon temps à essayer de les en dissuader. Ne me recontactez plus, je vous prie. Bonne journée.
Il raccrocha sans autre formule de politesse.

-          Connard ! Vitupéra Yasmina en regardant le téléphone. Elle prit à partie Boulier qui n'avait rien perdu de la fin de la conversation, un sourire narquois sur les lèvres. Non, mais t'imagines le sale con ?!

-          Un nouvel ami ? s'enquit celui-ci sur un ton badin.

-          C'est ça…Alors, quelque chose de spécial ?

Le médecin légiste, connu dans tout le service pour son humour noir, tranchant avec son physique de bon vivant au quintal confortable, s'appuya sur la cloison après s'être assuré que cette dernière supporterait son poids.

-          Le monsieur est bien mort de strangulation et ça été vite ; celui qui lui a fait ça avait une sacré poigne, le larynx et la trachée sont quasiment écrabouillés.

-          Bon, on va chercher dans le milieu des catcheurs…Et l'heure de la mort ?

-          Je te retourne la question ma cocotte, d'après toi, à quelle heure il a pu y passer ?

-          D'après mes recoupements, entre une heure et six ou sept heures ce matin, grand maximum pourquoi ?

-          C'est bien que tu sois assise. Vu l'état du corps et l'avancement de la rigidité cadavérique, je peux t'affirmer au contraire et à 100% que cet homme est mort depuis au moins deux jours.

 

Signaler ce texte