Les vulnérables

sandrine-p

D’une colère parmi d’autres...

De toutes les raisons que j'ai de me sentir en colère actuellement, la plupart sont tellement partagées et exprimées de toutes les façons possibles qu'il ne me semble pas opportun d'en rajouter davantage. Pourtant l'une d'entre elles me taraude suffisamment pour que je décide d'aborder ici le sujet. Et pour ce faire, n'y voyez aucune prétention je vais commencer par vous parler un peu de moi. Il se trouve que  la seule expérience qui peut réellement construire une réflexion aboutie est personnelle, c'est donc de la mienne qu'il sera question. 

Je suis enseignante. Professeur de français. Ceux qui me connaissent savent que c'est une situation professionnelle encore nouvelle pour moi.  Il y a à peine plus d'un an j'étais encore assistante maternelle. Ou plus simplement nounou. Quelle belle ascension sociale n'est-ce pas? Si belle qu'elle semble même improbable pour ne pas dire miraculeuse à la plupart des gens. Comment? une simple nounou décide de passer le Capes et l'obtient? Du premier coup. Sans même l'avoir beaucoup préparé, comment est-ce possible? 

Cette incrédulité révèle beaucoup du peu de considération que notre société porte aujourd'hui à toutes ces femmes  et quelques hommes qui chaque jour apportent soin et sécurité aux enfants qui leur sont confiés. Ce ne sont que des nounous. C'est à dire le plus souvent des femmes non diplômées qui parfois ont fait ce choix de carrière, non pas par vocation mais par défaut de pouvoir prétendre à autre chose. Il faut bien avouer qu'il n'est pas bien difficile d'obtenir l'agrément nécessaire à l'exercice de cette fonction, les services compétents pour l'accorder étant plus sensibles à la surface du lieu d'exercice qu'aux connaissances de la petite d'enfance que l'on pourrait attendre de ces professionnelles qui ne seront finalement qualifiées qu'au fil de leur expérience dans le métier. Bref, « n'importe qui » peut devenir nounou. Ce qui n'empêche pas la plupart d'entre elles de s'occuper avec beaucoup de dévouement et de bienveillance des enfants dont elles ont la charge. Mais toujours sans la moindre considération sociale. En ai-je moi-même souffert? Oui bien sûr, il est très inconfortable d'exercer une activité, avec conscience et discernement tout en sachant qu'elle vous dévalorise aux yeux du monde. Soyons honnêtes, c'est beaucoup plus gratifiant de dire: je suis enseignante, que, je suis assistante maternelle. 

De la même façon, les femmes et  hommes, dont j'avoue à ma grande honte ne même pas connaître l'appellation exacte de leur métier, qui s'occupent des personnes âgées, que ce soit en institutions ou à domicile sont confrontés au même dédain. Notre société confie donc les plus vulnérables de ses sujets, les plus jeunes et les plus âgés à des individus qu'elle ne respecte pas, qu'elle considère comme subalternes, qu'elle ne valorise aucunement. En ne formant pas de personnel qualifié, en ne leur reconnaissant pas de connaissances ni de compétences particulières, en ne leur octroyant pas de véritable statut de professionnels, elle maintient ces hommes et ces femmes dans des situations précaires et quasi humiliantes. 

Alors par extension, je pense qu'à travers ceux à qui elle les confie, c'est justement les plus vulnérables d'entre nous que notre société méprise et maltraite en ne mettant pas à leur service le meilleur de ce qu'elle peut offrir. Du personnel hautement qualifié, trié sur le volet, en nombre suffisant, avec des conditions de travail optimales et des rémunérations à la hauteur des responsabilités qui leur incombent, à qui nous pourrions confier nos enfants et nos aînés sans nous soucier de savoir sur qui l'on tombe. 

Voilà pourquoi je suis absolument ulcérée aujourd'hui de ce discours culpabilisant qui nous est servi sans cesse à propos de la crise sanitaire que notre monde traverse. Dès lors que l'on est pas d'accord avec la gestion de cette crise, voilà qu'on nous accuse d'égoïsme, d'irresponsabilité et de mise en danger des plus fragiles, des plus vulnérables... Mais comment osez-vous nous parler des plus vulnérables? Comme c'est pratique! Mais les plus vulnérables, ce n'est pas seulement quand c'est utile qu'il faut s'en soucier, c'est tous les jours de toutes les années, pas seulement en cette p..... d'année 2020. Les plus vulnérables, ils ont besoin de notre considération, de notre attention, de nos soins avec ou sans COVID. 

Alors svp ayez la décence de changer de discours et si vous voulez nous convaincre d'adhérer à toutes vos mesures désespérées, soins palliatifs des manquements catastrophiques de nos politiques publiques qui nous explosent à la face aujourd'hui,  ne nous accusez pas de vos propres fautes. J'en ai bercé pendant plus de 20 ans des vulnérables avec plus de considération pour eux que vous n'en aurez jamais, je n'accepte pas aujourd'hui qu'on me taxe d'indifférence ou d'irresponsabilité envers eux ou d'autres au prétexte que je ne suis pas d'accord avec vos solutions. C'est trop facile et c'est surtout totalement indigne d'un pouvoir respectueux de ses citoyens. Manipuler la peur et la culpabilité pour faire taire les voix qui s'élèvent contre les décisions imposées plutôt que de faire la démonstration éclairée et convaincante du bien-fondé des solutions adoptées ne fait que jeter dessus le discrédit et attiser la colère. 

J'étais assistante maternelle, je suis enseignante, je sais que l'on ne peut transmettre et faire comprendre les choses qu'en expliquant encore et encore, de toutes les façons possibles, inlassablement et avec respect pour celui que l'on a face à soi, même et surtout lorsqu'il ne nous comprend pas. Jamais en le méprisant.

Voilà c'était ma colère du jour, j'en profite pour embrasser tous mes petits vulnérables, qu'ils sachent que je ne les oublie pas et que je ne renie rien de toutes ces années passées à leurs côtés. 

La vie n'étant pas à un paradoxe près je tiens à dire que même si je suis très heureuse de ma nouvelle situation professionnelle il m'arrive parfois d'avoir un peu de nostalgie pour leurs éclats de rire, pour la gratitude, le respect et l'infinie gentillesse que m'ont toujours témoigné les parents avec qui j'ai travaillé. Ils m'ont toujours fait me sentir utile, je ne suis pas certaine de retrouver cela en tant qu'enseignante.

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