L'Esprit de la Forêt

Robin Keller

Hako, un garçon magicien, est appellé par l'Esprit de la Forêt pour détuire l'horloge de l'empereur, qui peut contrôler le temps et risque de faire sombre le monde dans le chaos...

Le bûcheron leva la hache au-dessus de sa tête. D'un geste souple, efficace, il l'abattit sur la souche : Tchac. De l'autre côté de la clairière, le garçon ressentit une vive douleur au creux de l'estomac, comme si la lame entaillait sa chair. En une fraction de seconde, la vie du chêne abattu défila sous ses yeux.

Vieux de mille ans, il germait sur ces terres bien avant la venue des premiers hommes. En Automne, ses feuilles étincelaient de multiples couleurs éclatantes. Au Printemps, ses bourgeons fleurissaient d'un air royal. En Hiver, son tronc, inébranlable, affrontait vaillamment les bourrasques de neige. En Été, ses feuilles se teintaient d'un vert scintillant. Mais désormais, son bois mort servirait à alimenter leur feu...

L'image de l'arbre s'évanouit. Hako poussa un profond soupir, las et soulagé à la fois. C'était un garçon étrange, très étrange, un garçon... différent. Les autres enfants de son âge ne le comprenaient pas… personne ne le pouvait, pas même son père, Kazo le bûcheron, qui l'aimait pourtant de tout son cœur.

Il était bien le seul… ses camarades du village, eux, conscients de sa différence,refusaient de l'accepter parmi eux. Ils le moquaient, le méprisaient, le rejetaient, l'excluaient de leurs jeux. De tous ses vœux, il appelait à intégrer leur groupe, accrocher leurs sourires, participer à leurs conversations ou partager leurs secrets. Il demandait seulement à être accepté -mais c'était impossible ; il lisait dans leurs âmes, comme un livre ouvert, la crainte qu'il inspirait...

Il ne leur en voulait pas. Ils ne vivaient pas sur le même monde. Il ne voyaient pas ce qu'il voyait,lui. Azïn, le « chef » du groupe des garçons, avait raison de le traiter de fou. Il était sûrement fou. Qui pouvait, comme lui, lire les pensées des hommes ? Voir leur vie défiler en quelques instants, comme une frise pleine de couleurs ? Entendre les arbres et les plantes respirer autant qu'une foule d'humains ? Voir des images au fond des rivières autres que le reflet du ciel ? Qui pouvait parler et comprendre le langage des animaux ?

– Bonjour ! lança soudain une voix sur sa droite.

Il sursauta, relevant la tête. Absorbé par ses songes, il n'avait pas senti la présence de la corneille, perchée sur la branche d'un arbre proche.

– Bonjour ! répondit-il, distraitement.

L'oiseau fit un criaillement joyeux.

– Comment t'appelles-tu ? demanda-t-il.

Le garçon jeta un coup d'œil à Kazo. Concentré sur son travail, il ne lui prêtait pas attention. Il abattit une nouvelle fois sa hache sur le bois.

– Hako, répondit-il. Et toi ?

– Zön-ki. Dis moi, qu'est-ce qui te préoccupe ?

Le garçon baissa les yeux, embarrassé.

– Rien, mentit-il.

La corneille émit un petit criaillement, semblable à un rire.

– Je sais reconnaître quand les hommes souffrent, expliqua-t-il. Ils dissimulent si mal leurs émotions…

Le garçon releva le tête, son intérêt éveillé.

– Alors toi aussi tu vois leur vie défiler devant tes yeux, lorsque tu les regardes ?

– Non, je sais juste bien observer les visages...

– Tais-toi, dit soudain Hako.

La corneille lui lança un regard étonné.

– Et pourquoi devrais-je me taire ? fit-elle d'un air vexé.

– Parce que tu n'es pas censé parler, répliqua le garçon.

Il rougit, conscient d'avoir été impoli. La corneille eut un rire amusé.

– Et selon qui ? demanda-t-elle.

La question le prit de court.

– Tout le monde le sait, que les corneilles ne parlent pas, répondit-il. C'est connu.

– Tous les humains, tu veux dire, répliqua Zön-Ki. Et ils pensent aussi que c'est impossible de connaître les souvenirs des hommes en les regardant.

Hako sentit son cœur bondir dans sa poitrine. Cette remarque lui rappelait à quel point il était… étrange.

– Je ne suis pas comme les autres hommes, répondit-il.

Zön-Ki confirma d'un criaillement approbateur.

– Et tu penses que ce sont eux qui ont raison ? interrogea-t-il. Tu penses que, parce qu'ils croient tous connaître le monde, ils le connaissent réellement ?

L'enfant dodelina de la tête, en signe de dénégation. C'était absurde, en effet. Par exemple, s'il pensait grandir de plusieurs mètres en quelques secondes, grandirait-il pour autant ?

– Tous les animaux parlent, mon garçon, ajouta la corneille. C'est simplement que les hommes sont trop aveugles pour s'en rendre compte. Toi seul possède la faculté de voir la vraie nature des choses. C'est ce qui fait de toi un homme… différent.

Le garçon jeta un coup d'œil à Kazo, distrait. Que penser de ces paroles ? Les autres hommes niaient l'intelligence des animaux, qu'ils appelaient « bêtes ».

Il tourna les yeux vers Zön-Ki, l'esprit agité de troubles.

– Tu sais d'où elle vient ? demanda-t-il d'un ton sec. Ma différence.

– Non, je l'ignore, répondit la corneille.

La garçon baissa les yeux, déçu. Il regrettait son espoir puéril. Comment un simple oiseau l'aiderait-il à comprendre son âme, si même les autres hommes n'y parvenaient pas ?

– Mais je connais quelqu'un, dans la forêt, ajouta la corneille, qui peut répondre à ta question.

Le garçon releva la tête, rempli d'espoir. Son cœur battait à tout rompre.

– Qui ça ? demanda-t-il, brusquement.

– Les hommes l'appellent l'Arbre des Secrets ou le Chêne du Savoir, répondit la corneille. Les animaux le connaissent sous le nom d'Esprit de la Forêt. Il est le gardien des bois, le père de tous les arbres et des animaux. Il se dresse au fond d'une vaste clairière, au centre de la forêt, au bord d'une rivière. Quand tu l'apercevras, tu le reconnaîtras aussitôt.

– L'Arbre des Secrets... répéta le garçon.

Tchac. Il sursauta au bruit du fer cognant le bois. Il aperçut le bûcheron, de l'autre côté de la clairière. Son père adoptif épongea d'un geste de la main la sueur de son front. Un soupir exténué s'échappa de ses lèvres encroûtées. Son ouvrage terminé, il reposa sa hache contre la souche de l'arbre.

Il leva la tête vers Hako, intrigué.

– A qui parles-tu, mon garçon ? demanda-t-il.

Hako jeta un regard en biais à la corneille. Elle s'est envolée, remarqua-t-il, surpris. Il n'avait même pas entendu ses battements d'ailes, ni senti son esprit s'éloigner dans le ciel.

– A personne, s'empressa-t-il de répondre.

Kazo fronça les sourcils. Le garçon évita son regard sévère, mal à l'aise. Il espéra que sa réponse suffirait.

Le bûcheron ramassa sa hache. Il se redressa et lui indiqua de le suivre vers la cabane.

– Viens, rentre à la maison, dit-il. Je vais te préparer une bonne soupe aux potirons -ta préférée.

Le garçon regarda les arbres avec regret. Ils s'étendaient à l'ouest du village, sur des lieues et des lieues, jusqu'aux montagnes. Où se trouvait le cœur de la forêt ?


Une fois assis à table, il enleva ses souliers en cuir. Dans un exercice de relaxation, il agita les doigts de pieds à l'air libre. Les yeux fermés, il inspira une grande bouffée d'air. L'odeur alléchante de la soupe aux potirons lui parvint aux narines. Ses lèvres s'étirèrent en un sourire comblé. Doucement, il se balança sur son tabouret bancal.

Il sentait des émotions étrangères traverser son esprit. Embrumé par la fatigue, Kazo ne réfléchissait pas trop. Hako percevait en lui la satisfaction après une rude journée de labeurs accomplie. Le garçon, doué de capacités magiques, lisait dans l'âme des hommes. Mais, âgé tout juste de dix printemps, il éprouvait des difficultés à contrôler un tel don...

Il rouvrit les yeux et observa le dos épais de Kazo, penché au-dessus de la marmite. A hauteur de ses bottes, un feu intense, rougeoyant, léchait le métal. Au milieu des flammes, entre les jambes du bûcheron, le garçon discernait des images indistinctes. Il se frotta les yeux, dans la crainte d'être porté par son imagination. Comme les images refusaient de disparaître, il perdit son regard dans le brasier. Des chevaliers lourdement armés, montés sur des chevaux caparaçonnés, livraient un combat acharné. Il entendait parfois, entre deux craquements de flammes, le cri des combattants, le hennissement des chevaux ou le fracas des armes entrechoquées.

Le bras du bûcheron, aux muscles noueux, se tendit soudain vers la table. Ses doigts se déplièrent. Le regard toujours fixé dans le chaudron, occupé à touiller le bouillon avec une cuillère en bois, il dit :

– Passe-moi ton bol.

Le garçon cessa de se balancer sur son tabouret. Ses yeux se posèrent sur le récipient vide, en terre cuite, posé devant lui. Il le prit d'un geste sec, se leva, contourna la table et le déposa dans la paume de Kazo. Le bûcheron plongea la cuillère dans la marmite, la remonta et y versa un liquide crémeux, orangé.

– Attention, c'est chaud, prévint-il en lui tendant le bol.

– Merci, murmura Hako, reconnaissant.

Il se rassit et entama son repas. Le bûcheron, après s'être servi à son tour, prit place face à lui. S'apprêtant à plonger sa cuillère dans le bol, le garçon interrompit son geste. Les sentiments mélancoliques du bûcheron le touchaient au plus profond de son cœur. Il releva la tête vers lui. L'œil morne, apeuré, Kazo fixait son dîner sans convictions. L'absence de son épouse défunte autour de la table lui rappelait combien elle lui manquait. Maman, songea Hako, partageant la tristesse du bûcheron. Mais était-ce vraiment sa mère ?

Hako conservait peu de souvenirs d'elle. Nommée Isia-aux-Boucles-d'Or, elle était morte de fièvre durant son jeune âge, huit ans plut tôt. Il se rappelait vaguement d'une femme blonde, souriante et un peu ronde, qui le bordait et lui chantait des berceuses. Selon Kazo, il s'agissait de sa mère biologique -mais Hako en doutait.

En lisant dans son esprit, il ne parvenait pas à trouver le souvenir de son accouchement, qui, pourtant, aurait dû le marquer. Pour une raison inconnue, le bûcheron lui cachait l'identité de sa véritable génitrice. Quand il essayait de chercher la vérité dans sa mémoire, il se heurtait à un nuage noir. Jamais auparavant il n'avait rencontré de phénomènes semblables. On eut dit que quelque chose, ou quelqu'un, avait effacé ce souvenir. Qui et pour quelles raisons ? Il n'aurait su le dire...

Il se prit à observer Kazo avec attention. Son front plat s'ouvrait sur un crâne épais et dégarni. Ses yeux chassieux et marrons contenaient difficilement des larmes de douleur, causées par son état de veuf. A l'entendre, il ressentait souvent l'envie d'arracher son gros nez difforme, planté au milieu de son visage carré tel une hache fichée dans une souche d'arbre. Son torse droit et ses épaules larges portaient la marque d'un travailleur acharné.

– Qu'as-tu à me dévisager ainsi ? lança soudain le bûcheron d'un ton sec.

Hako sursauta et baissa les yeux. D'un geste fébrile, il se saisit de sa cuillère et la trempa dans sa soupe. Il se mit à manger silencieusement, rouge de gêne. Soudain, n'y tenant plus, il releva la tête et demanda :

– Qui était ma mère ?

Kazo tressaillit. D'un geste brusque, il plongea sa cuillère dans le bouillon. Il repoussa la bol et croisa les bras. Les sourcils froncés, sévère, il fixa son fils. Les joues du garçon se colorèrent un peu plus -mais il soutint son regard.

– Isia, répondit le bûcheron, sans cacher son irritation. Elle s'appelait Isia et tu le sais. Elle est morte quand tu avais deux ans.

Le garçon nia d'un mouvement frénétique de la tête.

– Je me rappelle de cette femme, répliqua-t-il. Mais je sais que ce n'est pas ma vraie mère.

Il regretta aussitôt ses paroles. Les yeux du bûcheron se plissèrent, menaçant, en proie à une grande colère. La fureur qui pétillait dans son regard eut suffit à faire reculer l'homme le plus brave. Malgré la peur qui lui nouait l'estomac, Hako le fixa. Il fut pris d'une vague de remords, percevant son âme, tiraillée entre le chagrin et le courroux.

– Tu penses que je te mens ? demanda le bûcheron d'une voix brisée.

Non, songea le garçon, je pense que tu ignores toi-même la vérité, parce que quelqu'un t'a jeté un sort, et que tu essayes de te persuader que c'est vrai.

– Je suis désolé, je ne voulais pas me montrer malpoli, dit-il d'un air penaud. C'est juste que… je l'ai si peu connu...

Le bûcheron se calma. Il décroisa les bras et reprit sa cuillère.

– Je sais, dit le bûcheron d'une voix adoucie, en rapprochant le bol vers lui. Elle est partie bien trop tôt.

Une profonde douleur, mêlée de mélancolie et de désespoir, s'empara de lui. Hako se mordit la lèvre, penaud de réveiller ses blessures intérieures. Il songea à dévier la conversation sur un autre sujet. La discussion avec la corneille lui revint en mémoire.

– As-tu déjà entendu parler de l'Arbre des Secrets ? s'enquit-il.

Kazo reposa sa cuillère sur la table dans un bruit sec. Le regard fixé sur Hako, il poussa un soupir exaspéré.

– Tu poses beaucoup de questions ce soir, n'est-ce pas ? fit-il remarquer. Qu'est-ce qui te prend ?

Hako ignora le commentaire.

– En as-tu déjà entendu parler ? insista-t-il. On l'appelle aussi le Chêne du Savoir.

Le bûcheron secoua la tête d'un air dépité.

– Parfois, je me demande vraiment ce qu'il se passe dans ton crâne, dit-il.

Si seulement tu savais, songea Hako.

– Tu ne réponds pas à ma question, fit-il remarquer, imperturbable.

– Je vais le faire, répliqua son père, irrité. Puisque, de toute façon, il n'y a pas d'autres moyens d'avoir la paix.

Son regard se perdit dans le vague. Des souvenirs dansaient au fond de ses yeux. Pour une fois, le garçon ne lut pas ses pensées -il voulait d'abord l'entendre.

– Je connais cet arbre, répondit le bûcheron. Je pense que tous les adultes de Bivoc et des villages alentours en ont entendu parler. Il se trouve au milieu de la forêt, dans une vaste clairière ensoleillée, au bord d'une rivière argentée...

Oui, cette description rejoint celle de la corneille, pensa Hako.

– C'est un immense chêne centenaire, le plus grand et le plus majestueux des arbres de la forêt, poursuivit Kazo. Depuis des siècles, les hommes se rendent à cet arbre pour lui divulguer les secrets qui leur pèsent et qu'ils ne peuvent dire à aucun de leurs semblables. Selon la légende, le chêne garderait enfermé tout ces secrets et seul un mage très puissant parviendrait à les voir au plus profond de ses racines.

Le garçon poussa une exclamation, rêveuse et impressionnée à la fois.

– Un arbre gardien de secrets, murmura-t-il, mélancolique. Et tu n'as jamais entendu quelqu'un l'appeler « Esprit de la Forêt » ?

Le bûcheron fronça les sourcils.

– L'arbre un esprit ? fit-il. Non, ce n'est qu'un simple arbre. Les hommes lui divulguent leurs secrets par tradition. Ils savent qu'il ne peut les entendre. Ce n'est qu'un arbre...

Hako tendit son esprit vers Kazo, surpris de découvrir que son père avait dévoilé un secret au Chêne. Quand il voulut en connaître la nature, l'image furtive d'un immense arbre se dressa devant lui. Brutalement, il fut repoussé hors de la mémoire du bûcheron. Un cri de surprise s'échappa de sa bouche.

– Qu'est-ce qui te prend ? s'inquiéta Kazo.

– Ce n'est rien, répondit le garçon. Je vais très bien.

Il haletait comme s'il venait de traverser le village en courant.

– Je ferais bien d'aller me coucher, dit-il en repoussant son écuelle.

Il se leva et sortit de la cuisine sans jeter un regard en arrière.


Le lendemain, il se réveilla de bonne heure pour se rendre à la tour abandonnée. Elle se situait à l'ouest du village de Bivoc, derrière la ferme du vieux Ziborn. Construite en des temps très anciens, elle offrait un parfait poste d'observation sur la forêt et les Trois Collines.

Il sortit de la cabane sur la pointe des pieds, pour ne pas éveiller Kazo. En poussant la porte, il fut ébloui par un soleil automnal. Il s'étira comme un chat et, morne de fatigue, déambula à travers les ruelles étroites du village. En chemin, il passa devant la forge de Trigor. Le son de l'enclume frappée contre le métal se répercutait entre les habitations. L'artisan releva la tête à son passage. Hako lui répondit par un sourire timide.

Il pensa à son fils Azïn, qui le maltraitait à la moindre occasion. Il fut soulagé lorsqu'il laissa les murs de la forge derrière lui. A cette heure, les enfants du village dormaient encore -il n'eut donc pas à affronter leurs regards méfiants et leurs airs méprisants. Au sommet de la tour, il savait que personne ne viendrait le déranger.

Arrivé au pied de la fortification, il tordit le cou en direction des remparts délabrés. Le sommet dépassait du double la hauteur des maisons alentours. Des branches de lierre couraient le long du mur de pierre, telles des serpents glissants sur le tronc d'un arbre. Les murs, de forme carrée, arboraient par endroits des crevasses, causées par des projectiles. L'ancien avant-poste évoquait au garçon la silhouette d'un vieillard charnu, courbé par l'âge.

Il posa sa main sur la pierre claire. Ses doigts moites attrapèrent une prise rugueuse, agrippée contre la paroi. Il se hissa sur le mur et entama son ascension. Souple et agile, il gagna rapidement le sommet. Une fois en haut, il s'adossa contre un créneau et observa le paysage.

A l'est, la forêt s'étendait à l'infini, comme un océan de vert dissimulé par la brume. Au nord, on distinguait les Trois Collines : deux avant-postes fortifiés se dressaient sur les premières, de formes plates et arrondies. Le château de l'Empereur reposait sur la troisième colline, plus haute et plus pointue, un peu en retrait. Les remparts triangulaires de la forteresse se dessinaient à travers le brouillard.

A l'ouest, tout au bout de la route, on distinguait les plages rocailleuses et le début de la mer. Le garçon n'était jamais allé aussi loin -mais comptait s'y rendre un jour. Les vagues devaient avoir des histoires impressionnantes à raconter... Au sud se trouvaient les Murailles-Rocheuses, au-delà desquelles s'étendaient les grandes steppes des nomades.

Le vent souffla, et le garçon écouta attentivement, car le vent colportait toutes sortes de nouvelles intéressantes. Cette fois-ci, il transportait une odeur de souffre et de fumée.

Les hommes ont rallumé le volcan, souffla-t-il.

Pour Hako, ces paroles n'avaient pas de sens. Il ne savait où situer les volcans, à l'intérieur ou à l'extérieur des frontières de l'Empire. Il se garda néanmoins de poser des questions. Le vent ne répondait jamais aux questions.

Tu sembles avoir meilleure mine, dit soudain une voix derrière lui.

Il se retourna brusquement. La corneille se tenait sur un créneau de la tour. Il ne l'avait pas entendue venir, car elle s'était posée discrètement. Il poussa un soupir de soulagement.

– Zön-ki. Tu m'as effrayé, fit-il sur un ton de reproche.

La corneille émit un criaillement joyeux. Les rayons du soleil matinal éclairaient son crâne duveté de plumes noires.

– Crois bien que ce n'était pas mon intention, répondit-elle.

Elle s'envola dans un bruissement d'ailes et se posa sur son épaule. Hako tressaillit, mais ne fit aucun mouvement pour la chasser.

– Je me demandais, criailla l'oiseau, ce qu'un petit homme fait, par un si beau matin, sur le sommet de cette tour. Ne devrait-il pas aider son père à travailler ?

– C'est jour de congé aujourd'hui, répliqua le garçon. Personne ne travaille. Et cet après-midi commenceront les fêtes de Tiftïn.

Les fêtes de Tiftïn célébraient l'arrivée des premiers hommes sur les territoires de l'Empire. Les villageois de Bivoc et des bourgs alentours, Ran'has, Terïn-en-Forêt ou Bourg-de-Masef, profitaient de l'occasion pour ressortir les figurines des dieux et décorer les maisons avec des guirlandes de couleur. Dans un esprit de convivialité, on organisait des danses et des jeux sur la place du village. Les enfants attendaient tous ce jour avec impatience -tous sauf Hako.

– Mmmh, je vois, fit la corneille. Et te réjouis-tu d'y aller ?

– Pas vraiment, répondit-il d'un air maussade. Je n'ai pas d'amis.

Son humeur s'était brusquement assombrie.

– Je veux bien être ton ami, dit Zön-Ki.

Le garçon le regarda d'un air étrange.

– Ce n'est pas drôle ! fit-il.

– Je ne plaisante pas, répondit l'oiseau.

Hako ne put s'empêcher de rire.

– Je ne peux pas être ami avec une corneille ! répliqua-t-il. Les autres enfants trouveraient cela ridicule !

– Et toi ? Est-ce aussi ridicule pour toi ?

Le garçon réfléchit à cette idée. Aussi étrange que cela puisse paraître, il se sentait plus proche de Zön-ki que de tous les enfants du village.

– Dis-moi, est-ce que je suis fou ? demanda-t-il.

Son ton était implorant, comme s'il suppliait la corneille de lui parler franchement.

– Cela dépend, répondit l'oiseau. Si tu n'apprends pas à contrôler ton pouvoir, tu vas sûrement le devenir. Mais si tu l'apprends, tu vas voir qu'il te sera très utile pour aider les autres et rendre ce monde meilleur. Et tu deviendras l'homme le plus sage de cette contrée.

Hako sentit l'excitation lui venir.

– Alors c'est vraiment de la magie, murmura-t-il, comme pour lui-même. Azïn a raison de me traiter de sorcier.

– Les hommes nomment magie tout ce qu'ils ne peuvent ni expliquer, ni comprendre, expliqua Zön-Ki. Il n'y a rien de mal à posséder ce genre de pouvoir.

Si seulement les autres enfants pensaient la même chose, songea Hako. Sa différence les répugnait. Quand ils ne le fuyaient pas comme la peste, ils l'assénaient de sarcasmes.

Mais les dires de l'oiseau éveillaient en lui une autre crainte...

– Comment fait-on pour apprendre à le contrôler ? interrogea-t-il vivement.

Son cœur se mit à battre plus vite, sous l'effet de la peur.

– Pour cela, tu dois te rendre jusqu'au Grand Esprit de la Forêt, répondit la corneille. Il est le seul qui puisse t'aider. Mais, si tu veux connaître tous les aspects et les possibilités que ta magie offre, tu dois rester plusieurs semaines auprès de lui, sans rentrer chez toi.

Hako se mordit la lèvre de frustration.

– Je ne peux pas, répondit-il, déçu. Je dois aider mon père. C'est bientôt l'hiver et il faut rentrer le bois.

– C'est à toi de décider, dit l'oiseau. Mais souviens-toi de ce que je t'ai dit. L'Esprit de la Forêt pourrait apporter des réponses à tes questions.

Le garçon loucha en direction de l'oiseau, perché sur son épaule.

– Toutes ? fit-il.

– La plupart, répondit l'oiseau.

La plupart, répéta-t-il en son for.

– Sait-il qui est ma véritable mère ? s'enquit-il.

Son cœur battait à tout rompre. L'oiseau s'éleva dans les airs, déchirant au passage son vêtement. Avant de disparaître dans le ciel, il lança gaiement :

– Il connaît beaucoup de choses.

Hako suivit des yeux le vol de l'oiseau, préoccupé.

Après le départ de la corneille, Hako grimpa sur les remparts et s'assit entre les créneaux de la tour. Tourné vers l'est, il regarda l'étendue des arbres, masse verdâtre au-delà des habitations. Il ne connaissait de la forêt que la partie occidentale, jusqu'à la rivière-aux-saules. En amont du cours d'eau, le bois suffisait à Kazo, épargné par son travail de traverser le gué.

Pour arriver au cœur de la forêt, le garçon devait passer par le gué-des-cordeliers puis remonter vers le nord-est. Toutefois, en s'enfonçant si profondément dans la forêt, il risquait de se perdre. Kazo, porteur d'un secret au Chêne, connaissait bien le chemin -mais il rejeta l'idée de se référer à lui. Les animaux m'aideront, et le vent me guidera, songea-t-il.

Il inspira profondément et ferma les yeux, bercé par la tranquillité de l'endroit. Il lui semblait ainsi élargir son horizon, son esprit tendu en avant, uni avec la nature. L'âme libre, le corps détendu, il se prit à réfléchir aux dires de Zön-Ki, son nouvel- son seulami.

La corneille l'avait enjoint à trouver au plus vite l'Arbre des Secrets, capable de l'aider à canaliser son potentiel magique, de lui apprendre la vérité sur ses origines. Tu dois te rendre plusieurs semaines auprès de lui, avait-il dit.

Mais le garçon, attaché à Kazo par amour et dévotion, ne pouvait quitter son foyer si longtemps. Comment expliquer au bûcheron son besoin de trouver l'Esprit ? Que faire pour qu'il accepte de le laisser partir un mois, seul dans la forêt, en compagnie des arbres et des animaux ? Dépité, impuissant, le garçon comprit qu'il était coincé ici.

Soudain, il se redressa et descendit des créneaux. Il songea que Kazo devait être debout, à présent. Il se hâta de rentrer à la cabane, dans la crainte d'irriter le bûcheron.


Une fois rentré au logis, son père l'accueillit avec un sourire radieux. Dressé sur un escabeau en bois, occupé à accrocher des guirlandes rouges et vertes au-dessus de la porte, il exhalait de joie et de bonne humeur. Hako se força à lui rendre son sourire même si, en ce jour de fête, il ne partageait pas ses sentiments positifs.

Le garçon se prit à admirer les petites statuettes d'esprits du folklore local, disposées dans la cour. Il reconnut le dieu dragon de la guerre, Fugima, sa langue de feu hérissée de pointes rouges, ou encore Edzu, le Dieu-à-la-bouche-grande-ouverte, gardien de la maison des dieux et protecteur des chanteurs.

Le bûcheron rajusta une guirlande qui pendait au bord du toit. Le garçon l'observa, du regard et de l'esprit. Réjoui des festivités, il comptait s'amuser en ce jour de congé. Morose, le garçon cachait son humeur, pour ne pas assombrir celle de Kazo. Pris d'une angoisse terrible, il se rappela qu'il devrait jouer avec les autres enfants du village.

Ces dernières semaines, il essayait de les éviter. Il passait le plus clair de son temps entre le travail avec son père et la tour. L'idée d'affronter à nouveau les enfants le rendait malade. Son ventre se crispait et sa tête tournait. Je pourrais faire semblant d'être malade, se dit-il.

Non, lui répondit une autre voix. S'il feignait une grippe imaginaire, il forcerait le bûcheron à rester à son chevet. En fils ingrat, il le priverait de l'un de ses rares jours de repos. Le devoir le contraignait donc à braver sa peur. Qui sait, parviendrait-il enfin à se faire des amis ?

Kazo descendit de son escabeau. Il se tourna vers lui, sévère, les poings posés sur les hanches. Il considéra ses habits usés et sales, de la tête aux pieds.

– Tu es rempli de crasses et tes vêtements sont déchirés, remarqua-t-il.

Il pointa le doigt en direction du poste d'observation, à l'ouest.

– Tu étais encore à la tour, hein ? fit-il. Un jour, tu vas tomber en essayant de grimper et tu ne pourras pas dire que je ne t'ai pas prévenu !

Hako jeta des regards gênés autour de lui, de peur d'être surpris en pleine réprimande.

–Tu ne peux pas aller ainsi à la fête de Tiftïn, ajouta Kazo.

Il lui fit signe de le suivre à l'intérieur de la maison.

– Viens, on va trouver de quoi te vêtir convenablement.

Les yeux baissés, bougon, le garçon emboîta le pas de son père.


Dressé au bord du ruisseau qui traversait le village, il observait la surface de l'eau. Son reflet lui renvoyait l'image d'un garçon préoccupé, triste, aux yeux bleus foncés, au regard vif et profond, miroir d'une grandeur d'âme peu commune. Petit et maigre pour un enfant de dix ans, il avait un nez couvert de tâches de son, un visage aux traits fins, arrondi. Sa bouche aux lèvres gercées s'ouvrait sur des dents cassées et irrégulières. Ses cheveux noirs, raides et hirsutes, poussaient en désordre sur son crâne. Depuis longtemps, Kazo n'espérait plus les coiffer de façon convenable.

D'un geste machinal, il épousseta une poussière sur son épaule, bercé par le clapotis régulier de l'eau contre les cailloux. Il portait un costume en tissu rouge, un bas vert feuille et des souliers en cuir brun, cirés et polis. Avec un soupir las, il regretta ses vêtements de vagabond, idéals pour traîner dans la boue et la terre. Prisonnier de cet atour, il ressemblait à un jeune prince plus qu'à un fils de bûcheron.

Il se détourna du ruisseau et déambula au hasard à travers le village, perdu dans ses pensées. Ses pas le menèrent jusqu'à la piste de danse, aménagée autour de l'Arbre de Chance, sur la place centrale du village. Le tronc était encadré de quatre piquets en bois, reliés entre eux par des fils équipés de lampions de couleur rouge, verte et jaune.

Derrière, une vingtaine de tables s'alignaient, disposées en trois colonnes, recouvertes de nappes roses aux motifs de fleurs, affublées de bancs en bois. Installés tout autour, plusieurs groupes de personnes discutaient gaiement. Les échanges, ponctués de rires et arrosés de bières, s'effectuaient dans un cadre chaleureux.

Hako reconnut Emar le charpentier, son épouse et ses deux filles. Âgées de treize et seize ans, elle exhibaient dans leurs cheveux lisses et châtains des roses. Il aperçut aussi à l'écart la veuve du boulanger. Les hommes autour d'elle caressaient l'espoir de remplacer son époux défunt. Sur la table d'à-côté, des vieilles femmes s'échangeaient les derniers ragots du village.

Sans prêter attention au brouhaha ambiant, le garçon s'avança jusqu'au chêne et posa sa main sur le tronc, les yeux levés en direction des branches. Si l'on se fiait à la légende, cet arbre centenaire, planté là par leurs ancêtres, avait poussé en une seule nuit. Les troupes ennemies, en route pour attaquer le village, avaient rebroussé chemin subitement.

Selon les habitants, l'arbre aurait accompli ce miracle, d'où son surnom de porte-bonheur.Leurs descendants y voyaient là un simple mythe -mais pas Hako. Au sein de ses racines, il sentait sa magie, usée contre les envahisseurs éloignés du village si longtemps auparavant.

Un moineau, perché au sommet de l'arbre, s'envola soudain. Le garçon retira sa main, le regard tourné vers la forêt. Le chêne lui rappelait le Grand Esprit évoqué par la corneille.

Avec un pincement au cœur, il aperçut, un peu à l'écart des tables, le terrain de jeu. Il y avait des sacs en toile et des ficelles, des osselets et des cailloux, des cercles dessinés au sol... Hako savait à quoi correspondait chacun de ces jeux : il n'en aimait aucun. En cet instant, il aurait donné n'importe quoi pour s'éclipser des festivités et marcher jusqu'à la clairière de l'Arbre...

Soudain, il sentit son père lui tapoter l'épaule, gentiment. Kazo apparut devant lui, sous l'ombre du chêne, nette et dessinée par un soleil de plomb. Il s'agenouilla face à lui, une main palourde posée sur sa joue creuse. Il caressa sa peau lisse de son pouce épais. A la vue de son fils unique -son dernier être chéri, la tendresse éclairait ses yeux.

– Tu vas bien t'amuser cet après-midi, hein mon garçon ? s'enquit le bûcheron, d'une voix pleine d'espoir.

Le garçon tordit le cou à l'est où s'étendait la forêt, trahissant sa volonté de fuir.

– Sûrement, répondit-t-il d'un air maussade, les yeux baissés au sol.

Kazo poussa un profond soupir. Il lui releva doucement le menton pour le forcer à le regarder.

– Écoute fiston, dit-il d'une voix douce. J'ai parlé avec le papa d'Azïn et la maman d'Olma. Je leur ai dit que tu avais promis d'être sage et ils ont fait promettre à leurs enfants d'être gentils avec toi.

Il lui sourit, encourageant.

– Tu vois ? ajouta-t-il d'un ton rassurant. Il n'y a aucune raison que ça se passe mal...

Hako pinça les lèvres. Il sentait l'esprit inquiet de Kazo. Malgré ses paroles, le bûcheron n'était pas du tout rassuré...

Le garçon dut se racler la gorge. Il se força à acquiescer, la bouche sèche.

– Oui. Ça va bien se passer, dit-il d'une voix étrange, comme si ces paroles sortaient de la bouche d'un autre.

Soudain, le charpentier appela le bûcheron pour partager une pinte. Kazo releva la tête.

– Avec plaisir, répondit-il par-dessus son épaule.

Il se tourna vers Hako, ses yeux marrons plantés dans les siens. Le sourire confiant, tel un masque gravé sur son visage, dissimulait ses doutes. Il se remémorait les difficultés de Hako, exclu par les enfants du village. Même s'il ignorait l'existence de sa magie, même s'il minimisait sa souffrance, il le savait différent, rejeté, seul.

Son fils unique comptait pour lui plus que sa vie elle-même. Il expliquait ses humeurs mélancoliques par l'absence de mère au foyer. Conscient de l'importance de son rôle protecteur, il veillait à le choyer avec amour, à l'aider avec sollicitude à chaque instant, du mieux qu'il pouvait. Il ignorait pourtant le fond du problème. Le garçon aurait voulu lui parler de sa magie, de ses pensées confuses, de sa sensibilité aiguisée et de cette souffrance, inexplicable, qui lui oppressait le cœur...

Mais comment Kazo le comprendrait-il, quand personne ( à part Zön-Ki ) le pouvait ? En lui dévoilant la nature de son pouvoir, il craignait d'effrayer le bûcheron, de s'éloigner ainsi de ce père bien intentionné -mais incapable de le comprendre. Seul le Grand Esprit le peut, songea-t-il, avec une pointe de détresse.

Le garçon se força à lui sourire, rassurant. Le bûcheron se releva, lui tapota gentiment l'épaule et tourna les talons. Hako le suivit des yeux jusqu'à ce qu'il prenne place sur le banc. Le charpentier lui passa un bras amical autour de l'épaule, une chope de bière à la main, un sourire guilleret aux lèvres.

L'alcool le dégoûtait et il ne comprenait pas l'attrait des hommes pour ces breuvages. Quand Kazo en buvait trop, ses pensées tournoyaient dans son esprit de façon confuse. Moins efficace dans son travail, il se plaignait de son mal de crâne, son plaisir spontané transformé le lendemain en migraine aiguë.

Soudain, il sentit une présence dans la forêt, derrière lui, au fond de la place. Les pulsations de son cœur accélérées, il se retourna, les sens affûtés, l'esprit tendu en avant. Il aperçut deux yeux jaunes briller à travers la végétation. Un loup, songea-t-il, incapable de discerner ses pensées, d'anticiper ses intentions, mauvaises ou non.

S'il pouvait lire facilement l'esprit des humains, l'âme des animaux, en revanche, lui restait inaccessible. Il n'aurait su expliquer les raisons de cette étrangeté - peut-être, comme le disait la corneille, car les humains dissimulaient si mal leurs émotions...

Dans un bruissement, le loup disparut au sein des fourrés. Poussé par la curiosité, le garçon s'approcha des arbres, prudemment...

– Qu'est-ce que tu fais, Hako ? dit soudain une voix derrière lui.

Il sursauta comme frappé par la foudre. Son cœur bondit contre sa poitrine, à la vue d'Olma, la fille de la lavandière, au visage en forme de cœur, aux cheveux châtains, longs et tressés. Intriguée, elle l'observait de ses grands yeux bruns. Le garçon sentit en elle du dégoût mêlé à de la pitié, inspiré par son attitude étrange, par sa différence…

Son visage se fendit d'une grimace, reflet d'un malaise créé par la présence de la fillette. Une angoisse incontrôlable serra son cœur comme un étau. Une sueur chaude, humide, coula sur son front. Incapable de soutenir son regard de braise, il baissa les yeux au sol.

– R... rien, balbutia-t-il, confus. Je... j'ai vraiment hâte que… que commencent les festivités.

La tête relevée, traversé d'un rayon d'espoir, il risqua un sourire timide. La jeune fille demeura impassible. Elle poussa une profonde inspiration. Avant même qu'elle n'ouvrît la bouche, Hako, par sa magie, devina ses paroles.

– Je voulais te dire, commença-t-elle, hésitante, que… je suis désolée pour l'autre fois, tu sais... Je n'aurais vraiment pas dû te traiter de fou. Ce n'était pas ta faute.

Les lèvres du garçon dessinèrent un sourire forcé. Il se retint d'éclater en sanglot. Olma ne pensait pas ce qu'elle disait ; ses paroles démentaient ses pensées méprisantes, inchangées. Jamais, sans les remontrances de sa mère, amie avec Kazo, elle n'aurait présenté ses excuses. Au prix d'un effort considérable, il détacha son esprit de la conscience de la fillette. Il préférait ignorer ses sentiments.

– Je te remercie, dit-il, reconnaissant, les yeux à nouveau tournés au sol. Je... je vais essayer de te montrer que tu peux avoir une meilleure opinion de moi.

Il détourna les yeux, incapable de supporter son regard intense. Derrière elle, il aperçut Azïn sortir de l'ombre projetée par l'Arbre de Chance. Son sang ne fit qu'un tour. Oh non, songea-t-il, désespéré. Pas lui !

Le fils du forgeron s'arrêta à côté d'Olma, fier dans son beau costume de fête, aux étoffes chers et aux couleurs vives. Ses joues, roses et rebondies, témoignaient de sa santé formidable. Corpulent pour son âge, grassouillet, il avait un visage épais aux petits yeux sombres, aux cheveux noirs coiffés avec soin. Son regard niais reflétait une âme vide, dénuée d'empathie. D'apparence, il évoquait à Hako un cochon apprivoisé.

Olma accueillit Azïn par un sourire radieux, au grand désarroi du garçon. Le fils du forgeron, le torse bombé, l'âme gonflée d'orgueil, l'étudia avec dédain.

– Salut Hako, comment vas-tu ? s'enquit-il d'une voix fausse. Je suis venu te présenter mes excuses.

Il lui tendit la main, geste de réconciliation. Le garçon considéra tour à tour son bras et son visage. Poussé par sa naïveté d'enfant, il crut le fils du forgeron sincère – ou voulut le croire, trop effrayé à l'idée de lire ses pensées.

Hésitant, il offrit sa main droite d'un geste tremblant. Ses doigts craquèrent, tant Azïn le serra fort. Incapable de s'extraire de la poigne du garçon, il sentit des larmes lui monter aux yeux. Azïn lâcha brusquement sa main et Hako s'éloigna le plus loin possible de lui. Il frotta ses mains, qui lui semblaient brouillées par un pilon, l'une contre l'autre. Scandalisé, il braqua ses yeux mouillés sur son adversaire. Azïn échangea un regard désespéré avec Olma.

– Eh bien quoi ? fit-t-il d'un ton innocent. Je me suis bien excusé, non ? Que veux-tu que je fasse de plus ?

Hako sentit qu'il riait intérieurement. Les poings serrés malgré la douleur lancinante de ses doigts, fou de rage, il cracha :

– Espèce de sale hypocrite !

Azïn ouvrit des yeux ronds de surprise. Il faisait un bon comédien. Horrifiée, Olma mit la main devant sa bouche. Évidemment, elle n'avait pas compris ce qu'il venait de se passer. Hako jeta à la fillette un regard suppliant.

– Il m'a écrasé la main ! protesta-t-il.

Olma secoua la tête et partit en courant, le visage entre les mains pour dissimuler ses larmes. Azïn affichait ouvertement un air satisfait. C'est trop injuste, songea Hako, abattu, furieux. Il ressentit l'envie irrésistible de sauter sur le fils du forgeron -de lui faire mal. Mais Azïn n'attendait que cela pour lui donner une raclée. Comme il pesait deux fois plus lourd que lui, il ne pouvait le battre à ce jeu…

– Tu n'as pas honte de faire pleurer une fille ? lui lança le fils du forgeron, un sourire narquois aux lèvres.

Hako se mordit la langue, ravalant la réplique cinglante qu'il s'apprêtait à lancer. Il tourna les talons et s'engouffra dans la forêt. Les fêtes du Tiftïn commençaient bien ; l'après-midi serait longue…





























Chapitre 2 : L'Arbre des Secrets



Il courut à travers les arbres, sans prendre garde aux branches qui lui écorchaient le visage, sans savoir où il allait. Il ne ressentait plus de souffrance physique, tant son cœur lui oppressait la poitrine. Je le savais, songeait-il, inconsolable. Je savais que ça se passerait mal. Ça se passe toujours ainsi ! Pour s'intégrer, il essayait de se montrer gentil, agréable, patient -de se comporter comme les autres, de façon normale. Mais il restait différent, exclu, à jamais…

A bout de souffle, il s'arrêta, le dos courbé, les mains posées sur les cuisses. Ses jambes fléchirent et il s'effondra au pied d'un frêne aux branches noueuses. Les bras enlacés autour de ses genoux, recroquevillé sur lui-même, il pleura longtemps.

Soudain, il sentit une feuille chatouiller le sommet de son crâne. Intrigué, il releva la tête, le visage baignant de larmes. L'arbre, pour témoigner sa compassion, avait laissé tomber l'une de ses feuilles. Un sourire épanoui éclaira son visage, ses traits se détendirent, tels un ciel ébloui par un arc-en-ciel après rude orage. Il posa sa main sur son tronc, les yeux fermés, en symbiose avec la nature. Au moins, sa douleur émouvait quelqu'un...

Il se releva brusquement, l'œil aux aguets, l'esprit tendu en avant. Il venait d'entendre un bruit dans les fourrés. Son cœur martelait comme un tambour, à cause d'une peur nouvelle. Il pensa qu'Azïn pouvait l'avoir suivi. Cette idée en tête, il se décida à lui donner une bonne leçon. Le goût excitant, jouissif de la vengeance envahit sa gorge.

Doucement, sans émettre le moindre son, il se baissa. Ses doigts agrippèrent un bâton solide posé à terre. Il se redressa, la branche morte dressée au-dessus de son crâne à la manière d'un sabre Onakien. Sur la pointe des pieds, il se dirigea vers les buissons. Il espérait ainsi surprendre le fils du forgeron. Sa seule chance de le vaincre résidait dans l'effet de surprise -s'il échouait à l'assommer du premier coup, il perdrait le combat…

Il projeta son âme alentours. Personne, remarqua-t-il. Il devait s'agir d'un lapin sauvage, enfui à son approche. Les sourcils froncés, à la fois déçu de ne pouvoir frapper Azïn et soulagé d'éviter l'altercation, il abaissa son arme.

Soudain, une forme sombre, surgie des fourrés, lui sauta dessus et le plaqua à terre. Surpris, il lâcha un petit cri et son bâton. Il redressa la tête et se retrouva face à un loup gris. Le museau de l'animal frôlait son nez, si bien qu'il devait loucher pour l'apercevoir. Les crocs retroussés, les yeux jaunes plissés, il grondait d'un air hostile. Les pattes de l'animal, posées sur son torse, et la panique oppressaient le souffle du garçon.

– Reste sage, petit, l'avertit le loup. Je ne te veux aucun mal.

Le garçon, soulagé par son ton rassurant, fut tout de même sidéré. Il se remit à inspirer de façon régulière.

– Mais c'est vous qui venez de me sauter à la gorge ! répliqua-t-il.

Le loup se redressa et le toisa de haut. Il désigna du museau son arme improvisée, étendue au sol à sa droite.

– Tu voulais me frapper avec ce bâton, répliqua-t-il.

Le garçon tourna la tête sur le côté, observant le bout de bois. Il regrettait de s'être laissé emporté par ce stupide élan de vengeance -tout cela pour une querelle d'enfants. L'attitude de son adversaire, pleine d'orgueil et de mépris, d'injustice et d'agressivité, répandait dans son âme une rancœur incontrôlable.

– Je croyais qu'Azïn me poursuivait, répondit-il comme pour lui-même.

Le loup s'écarta de lui. Le garçon le suivit du regard, méfiant. Il se releva avec prudence. Sans le quitter des yeux, il s'épousseta les vêtements, salis par ses coussinets. Il s'éloigna de lui, assez loin pour l'esquiver s'il récidivait son attaque. Assis sur ses pattes arrières, l'animal le fixa de ses grands yeux fauves.

– Je te prie de m'excuser, dans ce cas, dit-il. Les humains ont souvent ce genre de réactions avec les loups. Je voulais t'immobiliser avant que tu me fasses du mal.

Le garçon acquiesça. Il partageait ses arguments : les hommes craignaient ses semblables, symboles de sauvagerie et de violence. S'ils ne se montraient pas les plus offensifs, les loups finissaient empalés sur le fer d'une lance.

– Quel est votre nom ? demanda-t-il.

– Nuoza, répondit l'animal.

– Moi, je m'appelle Hako.

– Je sais.

Hako se rappela des yeux jaunes entre les arbres, près de la grande place, quelques instants plus tôt. Il observa l'animal avec plus d'attentions.

– C'est toi que j'ai vu avant, au village, dit-il.

– En effet, admit le loup.

Une autre question vint à l'esprit du garçon.

– Pourquoi m'épiais-tu ? s'enquit-il.

– Pour voir si c'était bien toi, répondit le loup.

– Moi quoi ? fit Hako, sans comprendre.

Le loup se remit à quatre pattes et marcha en cercle autour de lui. Le garçon tourna sur lui-même pour ne pas le perdre de vue.

– L'humain que j'ai été envoyé chercher.

Hako haussa les sourcils, dubitatif.

– Quelqu'un t'a envoyé à ma recherche ? demanda-t-il.

– Oui. Le Grand Esprit de la Forêt veut te voir. Je suis l'un de ses messagers.

Hako sentit son cœur battre plus vite, sous l'effet de l'excitation. L'Arbre des Secrets en personne voulait le rencontrer ! Pour la première fois de sa vie, il eut l'impression d'avoir de l'importance. Si les autres enfants l'apprenaient, ils n'oseraient plus jamais se moquer de moi, songea-t-il avec naïveté.

– Pourquoi veut-il me voir ? interrogea-t-il.

– Je ne peux pas encore te le dire, répondit le loup, mystérieux. Des évènements inquiétants se préparent. Le monde est menacé d'un grand danger.

Les paroles de l'animal l'effrayèrent.

– De quoi parlez-vous ? souffla-t-il, anxieux.

Le loup bascula la tête en arrière, comme s'il craignait d'être espionné.

– Tu le sauras bien assez tôt, répondit-il.

Il planta son regard sévère dans le sien.

– Suis-moi, maintenant, ajouta-t-il, nous devons...

Une corneille surgie des branches d'un arbre, surgie des branches d'un arbre, l'interrompit. Elle se posa un instant sur son museau. Nuoza ouvrit la gueule, menaçant de la gober. L'oiseau l'évita aisément et remonta dans les airs. Son criaillement ressemblait à un rire. Hako reconnut son ami.

– Zön-Ki, fit le loup d'une voix irritée. Je ne pensais pas te trouver ici.

La corneille se posa sur l'une des branches du frêne.

– Je pourrais te dire la même chose, répliqua-t-elle. Ta présence ici paraît plus surprenante que la mienne. Les hommes préfèrent voir les oiseaux voler près de leurs villages plutôt que rôder les loups.

Il échangea un coup d'œil complice avec Hako. Le garçon étouffa un petit rire.

– Dis-moi, qu'est-ce qui t'amène dans les parages ? poursuivit-il, moqueur.

Nuoza gronda, irrité.

– Ce ne sont pas tes affaires, corneille, répliqua-t-il d'un ton sec. Laisse les messagers du Grand Esprit accomplir leurs devoirs.

Zön-Ki ricana.

– Leurs devoirs ? répéta-t-il. Il se trouve que je suis impliqué directement dans cette affaire. Je connais le garçon. Nous sommes amis.

Hako ne put s'empêcher de sourire. Le loup observa le garçon et la corneille, tour à tour, les yeux écarquillés de surprise.

– Tu as été domestiqué ? demanda-t-il brusquement à l'oiseau.

Le garçon ne comprit pas le sens de sa remarque.

– Non, répondit l'oiseau. Mais ce petit homme n'avait pas d'amis, alors je lui ai proposé d'être le sien, tout simplement.

Le loup poussa un grognement. La légèreté de Zön-Ki mettait sa patience à rude épreuve.

– Les animaux sauvages ne se lient pas d'amitié avec les humains, Zön-Ki, dit-il, sévère. Tu devrais le savoir.

La corneille émit un gémissement, l'aile pointée vers Hako.

– J'ai pensé que l'on pouvait faire exception à la règle, pour une fois, répondit-elle. Le garçon n'est pas comme les autres hommes. Il parle notre langue. Cela n'en fait-il pas l'un des nôtres ?

– Non, pas tant qu'il vit auprès de ses semblables, répliqua le loup, implacable.

– Hako, dit soudain le garçon.

Les deux animaux se tournèrent vers lui.

– Je m'appelle Hako, répéta-t-il, agacé d'être nommé sans cesse « le garçon ».

Zön-Ki poussa un criaillement joyeux.

– C'est gentil de nous rappeler ta présence, Hako, dit-il en insistant bien sur le dernier mot. On commençait à t'oublier.

Il se trouva vers le loup.

– Tu le cherches pour l'amener auprès de l'Esprit de la Forêt, mais je lui en ai déjà parlé. Il connaît sa nature ; tu n'as donc plus besoin de la lui expliquer. Je t'ai épargné bien du travail.

Le loup secoua la tête, désespéré par l'attitude de la corneille.

– Je te remercie, Zön-Ki, dit-il. Sans doute, dans ta hâte de nous aider, as-tu oublié que seuls les loups, les gardiens de l'Arbre, sont autorisés à en parler ?

– Cette idée m'était parfaitement sortie de la tête, dit-il d'un air faussement désolé. Je suis une vraie tête de linotte. Je me demande si je n'ai pas des ancêtres linottes...

Hako éclata de rire. Le loup ne goûtait pas à la plaisanterie. Il détourna la tête, les yeux tournés vers le sentier qui menait à la clairière sacrée. Hako redevint sérieux, intrigué. Suivant le regard du fauve, il distingua une nuée de feuilles voleter au-dessus du chemin.

– Très bien, tu peux nous accompagner, fit Nuoza d'un ton las. Tu n'es cependant pas obligé de nous gaver avec tes bavardages incessants et inutiles.

Zön-Ki s'envola avec un joyeux criaillement.

– Gaver, vraiment ? fit-il d'un ton faussement outré. Tu me blesses, loup. Je n'ai jamais que des conversations agréables et joyeuses.

Ils commencèrent à avancer en direction de la route. Hako les suivit machinalement, la tête embrumée de questions. Soudain, il s'arrêta et se frappa le front de la main. Il venait de se rappeler de la fête.

– Attendez, je ne peux pas venir ! s'écria-t-il. C'est la fête de Tiftïn, et les jeux ont déjà dû commencer !

Le loup se retourna. Il le fixa, impassible.

– Il y a des choses plus importantes que les réjouissances des hommes, Hako, dit-il d'une voix grave. N'as-tu pas entendu ce que je t'ai dit ? Le monde est en danger. Ton village ne fait pas exception. Si l'Esprit de la Forêt t'a convoqué, c'est pour éviter cette catastrophe. Tu dois venir au plus vite jusqu'à lui. De plus, les hommes sont occupés aujourd'hui. Tu ne trouveras jamais d'autres occasions de t'échapper du village.

Hako ne bougea pas. Il se mordit la lèvre, hésitant. Que dirait Kazo de son absence précipitée ? La remarquerait-il seulement ? Il passerait l'après-midi à s'enivrer avec ses amis. Sans considérer Hako, il s'endormirait comme une masse.

Si le garçon revenait avant la fin des festivités, son absence pouvait passer inaperçue. Il jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, vers le village. Il poussa un soupir las. Regretterait-il sa décision ? Mais la curiosité, supérieure à la raison, le poussait à rencontrer le Grand Esprit. Il voulait connaître la vérité sur sa mère, entendre la nature de la menace évoquée par le loup. Il se retourna vers Nuoza, les poings serré, déterminé à échapper aux fêtes de Tiftïn.

– Très bien, je viens avec vous, dit-il au loup. Mais je devrais être rentré avant la tombée de la nuit.

Le loup acquiesça, d'un air tout juste perceptible.

– Nous verrons, mon garçon, répondit-t-il distraitement. Nous verrons.

Il marcha jusqu'au chemin, Zön-Ki volant à sa hauteur. Hako lui emboîta le pas, empressé, impatient. Son cœur palpitait d'excitation. Enfin, il rencontrerait le Grand Esprit ! L'Arbre lui dévoilerait-il l'identité de sa mère ? Son passé semblait rempli d'une toile de mystères irrésolus. L'éclairerait-il sur les paroles mystérieuses du loup, sur ce danger planétaire, imminent ? Nuoza évoquait-il une armée de nomades, surgie des grandes steppes pour annexer l'Empire ? Pourquoi le choisissait-il, lui, pour répondre à cette menace ? Je ne suis qu'un enfant. Un enfant faible, rejeté, martyrisé par un autre garçon, songea-t-il, non sans tristesses. Il ne pouvait leur être d'aucune aide -ni au loup, ni au Chêne et encore moins au monde…

Les rayons d'un soleil tiède se répandaient entre les branches des arbres. Le chemin, encombré de feuilles couleurs vives, évitait habilement les obstacles, pareil à une couleuvre serpentant entre les rochers.

Épanoui au sein de ce château de verdures, le garçon respirait à pleins poumons l'énergie dégagée par les chênes. Les frères du Grand Esprit lui semblaient plus vivants que les hommes, plus sages. Les villageois croyaient en l'importance d'un confesseur comme l'Arbre -non sans raisons. Même s'ils y voyaient là une simple tradition, ils y attachaient une grande importance. Quand les citadins accouraient aux pieds de l'Empereur exposer leurs problèmes, les hommes des villages venaient au Chêne divulguer leurs secrets. L'Arbre un esprit ? avait dit Kazo. Non, ce n'est qu'un simple arbre. Mais le plus simple des végétaux pouvait comprendre le monde mieux qu'un homme vénérable ...

Sortant de ses pensées, Hako se mit à bombarder Nuoza de questions, désireux de lui extirper plus d'informations, impatient d'attendre leur arrivée à la clairière. Il se heurta à un silence froid, obstiné, teinté d'irritation. Fatigué de ses vaines tentatives, il décida bientôt d'abandonner. La corneille, calme depuis le début de la promenade, vint crailler à l'oreille du fauve.

– Tu ne fais pas un agréable compagnon de voyage, loup, remarqua-t-elle.

Nuoza émit un ricanement méprisant.

– Je ne suis pas là pour te distraire, répliqua-t-il, agacé. Ma mission est de conduire ce petit homme jusqu'à la clairière sacrée -pas d'amuser les fanfarons dans ton genre. Si tu t'ennuies, tu n'as qu'à parler avec le garçon. Il est ton ami, n'est-ce-pas ? De cette manière, il ne sera plus occupé à me harceler.

Hako, songea-t-il. Je m'appelle Hako. Zön-Ki glissa les yeux vers lui.

– C'est vrai, répondit la corneille. Il est humain -mais paraît plus animal que toi, Nuoza. Tu es bien trop protocolaire pour un loup.

Le loup gronda, querelleur.

– Je ne suis pas juste un loup, Zön-Ki, répliqua-t-il. Je suis un gardien et un messager de l'Arbre. Un chef de meute. Mon statut me force à respecter une certaine forme de protocole.

– Je suis un espion, répliqua Zön-Ki.

Le loup ricana.

– Un espion se doit d'être silencieux, fit-il remarquer. Tu devrais profiter de cette marche pour t'entraîner.

– Non, il doit connaître le moment idéal pour l'être, rectifia-t-il. Le meilleur des espions parle à tord et à travers pour noyer les informations les plus importantes dans un torrent de palabres inutiles.

Nuoza ouvrit la gueule pour répliquer. Hako, fatigué du défi entre ses deux compagnons, intervint.

Je voulais savoir… comment vivez-vous les animaux ? demanda-t-il.

Le loup referma la gueule d'un geste sec. Il poussa un grondement.

– Qu'entends-tu par là ? demanda-t-il, en tordant le cou vers lui.

Le garçon ravala sa salive. Il avait soudain la bouche sèche, mal à l'aise sous le regard inquisiteur du chef de meute.

– Je veux dire…, répondit-il, hésitant, vous semblez tous obéir à cet arbre, l'Esprit de la Forêt. J'ai cru comprendre que les loups étaient les gardiens du Chêne. Vous avez l'air de vivre comme dans une société hiérarchisée.

– C'est vrai, répondit le loup. Chaque animal a un rôle à jouer au sein de la forêt.

– Par exemple, nous, les oiseaux, sommes chargés de voyager à travers le monde et de recueillir des nouvelles pour le Grand Arbre, expliqua Zön-Ki.

Il se tourna vers le loup et ajouta :

– C'est d'ailleurs moi qui l'ai prévenu, à propos du volcan…

Le loup tressaillit. Il foudroya la corneille du regard, comme si elle venait de jurer.

– Tais-toi, Zön-Ki, gronda-t-il. Tu en as trop dit.

– De quel volcan parles-tu ? interrogea le garçon, sa curiosité éveillée.

Personne ne lui répondit. Nuoza se renfrogna et Zön-Ki fit mine de ne pas avoir entendu.

– J'ai entendu le vent parler d'un volcan, insista Hako. Il disait que les hommes l'avaient rallumé.

– Pour l'instant, tu ne dois rien savoir de plus, répondit le loup, implacable.

– Je pense que si le Grand Arbre l'a choisi pour sauver le monde, il devrait comprendre ce qu'il se passe, objecta Zön-Ki.

Le loup gronda, irrité.

– Ce n'est pas à nous de discuter les décisions de l'arbre, corneille, répliqua-t-il. Veille à rester à ta place.

Dans un froissement,l'oiseau disparut entre les branches d'un arbre. Crac. Il réapparut couvert de feuilles vertes et jaunes, mêlées à ses plumes. On eut dit un minuscule dragon caparaçonné. Lorsqu'il battit des ailes, son armure s'envola aussitôt. Il se plaça à hauteur d'Hako.

– Tu peux parler au vent, s'exclama-t-il, impressionné. Peu de gens possèdent ce pouvoir.

Hako rougit, embarrassé. Peu habitué à recevoir des compliments, il ignorait comment réagir à de telles situations.

– Je ne lui parle pas, précisa-t-il. J'entends juste ses murmures, mais il ne m'écoute jamais.

– Qui sait ? répondit la corneille. Peut-être accepterait-il de te transporter à l'autre bout de la forêt, si tu lui demandais.

Un sourire égaya le visage du garçon. Il imagina un souffle invisible le porter dans les airs, léger tel une feuille morte, libéré des lois de l'apesanteur.

– Je ne suis pas sûr que ça marche ainsi, répondit-il, prudent.

Le loup approuva d'un grognement.

– Le garçon a raison, intervint-t-il. Personne, pas même le Grand Esprit, ne peut commander le vent. A l'instar de l'eau, du feu et de la terre, le vent constitue une force de la nature, incontrôlable même par ceux qui le comprennent.

– Tu te trompes, répliqua Zön-Ki. Tous les oiseaux peuvent commander le vent. Il nous aide souvent à avancer plus vite.

– Certes, mais tu ne peux pas lui ordonner de changer de sens quand cela t'arrange, répliqua le loup. Tu es forcé de suivre la direction qu'il t'indique.

Le garçon se rappela des images apparues dans le feu chez Kazo. Il interrogea le loup sur la nature de ces phénomènes.

– Tu le sauras bien assez tôt, mon garçon, répondit le loup, gravement. Nous approchons de la clairière sacrée.

A ce moment, les arbres se resserrèrent autour d'eux dans un grondement assourdissant, forçant les trois compagnons à interrompre leur marche. Hako poussa un cri de frayeur, face à la menace d'être broyé par les troncs. Ils s'arrêtèrent après avoir formé une barrière au milieu de la route, pareille à un rempart d'écorces et de branches. Une pluie de feuilles mortes voleta au-dessus d'eux, projetée par un souffle puissant. Assailli par la végétation, le garçon ferma les yeux. La tempête passée, il ouvrit les paupières, prudemment.

– Que se passe-t-il ? s'écria-t-il d'une voix sur-aiguë.

– Ne crains rien, le rassura le loup. Tous les arbres de la forêt sont nos amis. Utilise ton pouvoir. Tu verras que ta peur est infondée.

Le garçon tendit son esprit en avant. Les arbres, de grands chênes frères del'Esprit, étaient les gardiens de la clairière sacrée, chargés de lire dans leursâmes pour vérifier leurs intentions. Impressionné par ce spectacle, le garçon se demanda comment les hommes pouvaient arriver jusqu'à la clairière sacrée et délivrer un secret à l'Arbre.

– Les hommes ne les voient pas, tant que leurs desseins sont pacifiques, expliqua Zön-Ki, comme s'il lisait dans ses pensées. Cependant, si l'un d'entre eux projette de s'attaquer à l'Esprit de la Forêt, les arbres l'écrasent.

Le garçon ravala sa salive, horrifié. Il essaya d'imaginer un bûcheron aplati par dix troncs, sans comprendre la situation, aveugle du danger.

– Ce n'est arrivé qu'une seule fois, ajouta la corneille.

Nuoza s'approcha à quelques pas des arbres. Arqué sur ses pattes arrières, le museau tendu en avant, il inspira profondément et souffla. Les chênes, en s'écartant, produisirent un roulement sonore. Le garçon écarquilla des yeux ronds, surpris par cet évènement sur-naturel.

– Oui, c'est assez impressionnant quand tu le vois pour la première fois, commenta Zön-Ki.

– C'est un rituel, expliqua le loup. Je leur ai demandé de nous laisser passer. J'ai juré sur l'intégrité de la forêt que nous ne voulons aucun mal à l'Arbre.

Le garçon fronça les sourcils. Nuoza reprit la marche. Hako resta un instant désorienté, incapable de croire ce qui venait d'arriver. Il reprit soudain ses esprits et courut rejoindre les animaux.

– Mais ils vous connaissent ! s'écria-t-il, arrivé à hauteur du loup. Tout cela est-il bien nécessaire ?

– Razek, lança la corneille depuis les airs.

Le garçon tordit le cou dans sa direction.

– De quoi ? fit-il, sans comprendre.

Le loup foudroya Zön-Ki du regard.

– Il n'a pas besoin de savoir ça ! dit-il.

– Savoir quoi ? s'enquit Hako.

Nuioza poussa un soupir las.

– Eh bien explique donc, corneille, dit-il, puisque tu ne peux tenir ta langue.

– Si tu me l'autorises, répondit Zön-Ki. Je comprends que les loups répugnent à évoquer ce souvenir.

Ils arrivèrent à une petite clairière parsemée de rochers moussus, éclairée par le soleil assombri d'un voile nuageux. La corneille vola tout près de Hako. Le loup la suivit du regard, l'air renfrogné.

– C'était il y a très longtemps, raconta-t-elle, à une époque où les premiers hommes venaient tout juste de s'installer dans la vallée. Comme chaque nouvelle année, l'Esprit de la Forêt avait élu un chef de la meute de ses gardiens, les loups. Razek était le plus fort et le plus vieux des fauves. Logiquement, il aurait dû être chargé du commandement. »

« Mais le Grand Arbre discerna la malveillance de son cœur, et décida de choisir le plus sage, Kradän. Cette décision emplit Razek d'une haine intense. Pour se venger et semer la discorde parmi la meute, il tua Kradän avant de fuir la forêt. »

« Ensuite, il attaqua les humains pour les encourager à traquer ses frères. Ainsi commença la première animosité entre les humains et les loups. Les villageois pourchassèrent les loups et les tuèrent tous, sauf trois, le plus jeune de la meute, Tuza, une femelle, Idreg, et Razek. Ce dernier s'était lié d'amitié avec un brigand qu'il mena jusqu'au Grand Arbre. En tant que loup, il ne pouvait faire de mal au Chêne, mais cet homme, armé d'une hache de bûcheron, le pouvait.

« Ils arrivèrent à la clairière, mais les frères de l'Arbre leur barrèrent le chemin, prévenus de la nouvelle par une corneille. Ils étaient prêts à mourir pour défendre le Grand Esprit. Le brigand tenta de se défendre et blessa quelques arbres, avant d'être broyé en même temps que Razek. Depuis ce jour, les loups doivent utiliser le Souffle de la Terre pour pénétrer dans la clairière sacrée. »

Hako fut stupéfait par cette histoire, qui expliquait maintes aspects de son éducation. « Ne t'approche jamais des loups, lui disait Kazo. Si tu en vois un, pars en courant sans te retourner. Je n'ai pas envie de te perdre comme Isia ».

– Qu'est-ce que le Souffle de la Terre ? s'enquit-il.

– C'est un souffle magique conféré par le Grand Esprit à ses gardiens, répondit Zön-Ki. Son énergie, provenant de la terre, envoie dans les airs un miroir de l'âme des loups. De cette façon, l'Arbre peut connaître à l'avance leur dessein et le contrecarrer dans l'œuf. Cela évite l'émergence d'un nouveau Razek.

Nuoza grogna avec gravité.

– Razek fut une exception sur plus de cent générations, répliqua-t-il. Les loups sont loyaux par nature. Même le plus beau des arbres peut produire des fruits pourris.

– Je doute que le Grand Esprit ait déjà produit des fruits pourris, fit remarquer la corneille.

Hako pouffa. Le loup fit la sourde oreille.

– Trêve de bavardages, dit-il. J'aimerais être arrivé au plus vite dans le sanctuaire de mon père.

Durant le reste de la promenade, Hako resta silencieux, attentif aux souhaits du loup. La corneille s'envola quelques instants dans le ciel, au-dessus de la végétation, lasse de leur lenteur.

Lorsqu'elle réapparut, ils entendirent la rumeur de l'eau coulante. Le garçon discerna entre les arbres une rivière torrentielle, parsemée de rochers coupants et de troncs d'arbres morts. Large comme deux échelles reliées ensemble, des saules noueux l'encadraient, pareils à des sentinelles vigilantes. Un gué, formé de trois larges pierres plates, la coupait au niveau du sentier. Un bout de corde pourri pendait sur la branche d'un arbre, au bord de l'eau. Le gué-des-cordeliers de la rivière-aux-saules, songea Hako.

Passé le gué, il ressentit une impression étrange. Jamais il ne s'était éloigné si loin de son village. Un sentiment de liberté évasive s'empara de lui. Grâce à l'appel du Grand Chêne, il s'échappait de Bivoc, des autres enfants, des jeux, des festivités -d'une vie exécrée.

Sa joie s'aigrit, au souvenir de la raison de cette promenade. Il pensa à la menace de fin du monde -et lui, le garçon destiné à la contrer. Maussade, confus, il garda les yeux baissés au sol jusqu'à leur arrivée au sanctuaire de l'Esprit de la Forêt.

Soudain, le sentier s'ouvrit sur une vaste clairière, pareil à l'embouchure d'un fleuve avant de se jeter dans la mer. Le ciel, balayé de nuages cotonneux, laissait entrevoir un soleil incandescent. D'un air sur-naturel, ses rayons convergeaient vers le chêne dressé au milieu de la clairière, au bord d'une rivière calme, argentée sous la lueur de l'astre. L'eau coulait en ligne courbe derrière l'arbre et se perdait entre la végétation.

Une fois, Hako avait pénétré dans un temple. Une lucarne au haut du mur y filtrait la lumière du soleil, droit sur l'autel placé au fond. La façon dont les rayons retombaient sur le chêne rappelait à Hako l'astuce des hommes pour donner à l'autel un aura divin.

A l'aspect de l'arbre, Hako devina aussitôt qu'il s'agissait du Grand Esprit. Il différait de tous ses semblables : plus grand, plus beau et majestueux que les autres, les superlatifs manquaient pour le décrire. Il comprit pourquoi les bûcherons refusaient d'entailler son tronc brillant, tant sa beauté coupait le souffle. Ses feuilles oranges reflétaient une intense lueur rouge, comme s'il s'enflammait sous la chaleur du soleil.

Zön-Ki s'approcha à hauteur de son oreille.

– Le Grand Esprit de la Forêt, annonça-t-il.

Il parlait à voix basse, pour ne pas troubler le repos du Chêne.

– Protecteur de la forêt et de tous les animaux, ajouta-t-il.

Solennel, Nuoza s'avança au milieu de la clairière. Il s'arrêta devant l'Arbre et se prosterna avec respect, la tête tournée vers le sol. Hako jeta un coup d'œil intrigué à Zön-Ki. La corneille lui répondit par un clin d'œil encourageant. Après avoir acquiescé, le garçon poussa une profonde inspiration.

Timide, le corps parcouru de frissons incontrôlables, les plantes des pieds étrangement engourdies, il s'approcha du loup. Il resta un peu en retrait, le regard fixé sur l'Arbre, pareil à un disciple troublé en présence d'un dieu. Son cœur tambourinait contre sa poitrine à une pulsation accélérée. Zön-Ki, à ses côtés, se posa au sol et s'inclina à son tour. Tous les animaux devaient allégeance à l'Arbre -les oiseaux dans le ciel comme les mammifères sur la terre.

– Hako ! dit soudain le loup, sévère.

Le garçon tressaillit, conscient de l'impolitesse à toiser ainsi un être sacré. Rouge de honte, il s'empressa d'imiter la corneille. Prosterné, la tête baissée, il sentit la chaleur du soleil brûler sur sa nuque. Il attendit, patiemment, le souffle oppressé par l'angoisse.

Soudain, une voix grave résonna dans son esprit telle un coup de tonnerre. Ébranlé, il sursauta.

Approche, mon garçon, disait-elle.

Effrayé par l'appel, il ne bougea pas. Les genoux tremblants, gagné par la peur, il peinait à penser avec calme. C'est lui, songea-t-il, bouleversé. L'Esprit de la Forêt. L'Arbre des Secrets. Il est à l'intérieur de ma tête...

Tu n'as pas à t'inquiéter, répéta-t-elle, d'un ton plus doux. Je veux te montrer quelque chose. Approche.

Face à l'hésitation du garçon, il ajouta :

Tu voulais savoir d'où tu viens. Je peux te l'apprendre. Approche.

Sa première crainte atténuée, poussé par la curiosité, Hako se releva et s'avança en direction du Chêne, prudemment. Il songea à Isia, sa mère adoptive et ce phénomène étrange, ce flou dans la mémoire de Kazo. Tant de questions sans réponses, d'énigmes à résoudre se profilaient autour de lui. Aujourd'hui, peut-être, apprendrait-il qui il était vraiment, l'identité de sa vraie mère -d'où lui venait son pouvoir. Chaque pas vers l'Arbre renforçait en lui cette excitation accrue, cette soif presque maladive de connaître la vérité sur son passé. Le loup et la corneille ne bougèrent pas : seul Hako avait eu l'autorisation de se lever.

Arrivé à un demi pas du Chêne, il s'arrêta : aussi près, il pouvait sentir l'odeur d'écorce et de sèves qu'il dégageait.

Pose ta main sur mon tronc, ordonna soudain l'Esprit.

Le garçon hésita un instant. La peur d'irriter l'Arbre vainquit finalement sa timidité. Presque malgré lui, son bras se tendit et sa paume toucha l'écorce. Aussitôt, ses pensées furent assaillies par un flot de souvenirs. Une douleur aiguë lui perça le crâne. Il voulut retirer sa main, mais elle semblait coller à l'écorce de l'Arbre. Les yeux fermés, il tenta de rejeter les images indistinctes, perturbatrices.

Ne panique pas, l'avertit l'Arbre. Laisse ces souvenirs s'imprégner dans ta mémoire. Si tu les exclus, ils reviendront t'attaquer avec plus de forces.

Attentif aux paroles du Chêne, le garçon essaya de contrôler sa peur. Il emplit ses poumons d'une grande bouffée d'air et expira lentement. L'esprit clarifié, il réussit à différencier les pensées étrangères et les fixer devant lui, puis à les voir -à les comprendre.

Étalées sur plus de cent générations, elles montraient les secrets divulgués par les hommes. Du simple villageois au plus puissant seigneur, tous les fils de Dridja étaient venus à lui. L'Arbre gardait les souvenirs de ses confidents avec la même ténacité, quelles que fussent leurs natures. Important ou futile, répréhensible ou moral ; une fois un secret confié au Chêne, il restait en sûreté, conservé à travers le temps. Certains souvenirs n'avaient plus d'importance, comme l'adultère de la femme d'un charpentier, longtemps auparavant. D'autres, empreints d'une extrême gravité, pouvaient déclencher une guerre, s'ils venaient à être connus dans l'Empire...

Une fois que les hommes m'ont confié un secret, il ne peut être dévoilé, expliqua l'Arbre.

Incapable de supporter ce flux d'émotions, Hako retira sa main, brusquement. Aussitôt, les souvenirs du Chêne s'envolèrent, tels une nuée d'oiseaux migrateurs à la recherche de plus beaux paysages. Soulagé, le garçon rouvrit les paupières. Il mit quelques instants à apaiser son esprit, tout juste libéré d'un poids émotionnel intense. Kazo, sous l'emprise de l'alcool, devait se sentir dans un état semblable.

Maintenant, regarde dans la rivière, commanda l'Arbre.

























Chapitre 3 : La prophétie



Hako se frotta les yeux, exténué de fatigue. Avec prudence, il s'approcha de la rive et observa l'eau. Rien ne se produisit : il voyait seulement son propre reflet aux contours flous.

Concentre-toi, conseilla l'Esprit. Des images vont bientôt apparaître.

Le garçon tenta de chasser ses pensées inutiles. Bientôt, grâce à son effort de concentration, le décors à la surface changea. Son reflet s'évanouit, emporté par un tourbillon, remplacé par une pièce sombre, étriquée, entourée de murs noirs.

Hako distingua la silhouette d'une vieille femme encapuchonnée, debout auprès d'un brasero aux flammes violettes, qui projetait des ombres vacillantes dans la salle. Le feu éclairait une partie de son visage tiré de rides. Le reflet des flammes dansait au fond de ses yeux mauves. Un homme se tenait face à elle, de l'autre côté du brasier, dissimulé par la pénombre. Ses lèvres pincées articulèrent des paroles sèches, glaciales :

– Enchanteresse, dit-il en guise de salut.

– Votre Magnificence, répondit la femme d'un ton chevrotant.

Elle s'inclina légèrement.

– Je suis à votre service.

Hako dut retenir une exclamation de surprise. Seul un homme dans l'Empire répondait à cette marque de respect. L'Empereur Mestos V, songea-t-il, mi-fasciné, mi-effrayé. Le souverain des neuf royaumes Azutérins par la grâce de Dridja, intransigeant comme le fer, froid comme la glace.

Jamais encore il n'avait entendu sa voix -la rumeur voulait qu'elle transperçât le cœur des hommes, pareille à une lame invisible. La scène devait donc se dérouler dans une pièce du Château-Noir, demeure des empereurs de la lignée des Alphèses.

– Comme tu le sais, ajouta le suzerain, l'Impératrice vient de mettre au monde notre premier enfant -un mâle.

– Toutes mes félicitations, s'empressa de répondre la vieille femme. Puisse Dridja le bénir.

L'Empereur grogna, préoccupé. Les mains croisées derrière le dos, il se mit à faire les cent pas dans la salle. Le bruit de ses bottes en cuir à talons résonna dans l'espace. Son manteau rouge, doublé d'hermine, glissait sur le sol derrière lui. Déformé, orangé par l'aspect des flammes, son visage apparaissait par intermittence à la lumière. Ses traits anguleux, crispés par l'inquiétude, sa mâchoire carrée et ses joues creuses lui donnaient l'apparence d'une statue taillée dans le roc. Mal à l'aise, il se grattait l'arrière du crâne d'un geste machinal. Une couronne en or, surmontée de cinq pointes d'argent en forme de griffes de dragon, ceignait ses cheveux aile de corbeau, courts et raides.

Soudain, il s'arrêta de l'autre côté du brasero, derrière la sorcière. Grand et élancé, il dépassait d'une bonne tête sa servante, courbée par les âges. Par-dessus ses épaules menues, il lui susurra à l'oreille :

– Il porte la même marque qu'elle.

Hako fronça les sourcils, incapable de comprendre le sens de ces paroles. La vieille femme releva le regard vers son maître.

– Tu sais ce que ça signifie ? ajouta-t-il.

L'Enchanteresse baissa la tête.

– Oui, Votre Magnificence, répondit-elle dans un murmure.

Durs, les yeux gris de l'Empereur se plissèrent.

– En tant qu'héritier de la couronne, il est destiné à régner un jour sur cet Empire, expliqua-t-il d'une voix grave.

Il laissa ses paroles en suspens, quelques secondes. Seul, le crachotement du feu troublait le silence installé dans l'obscurité.

– Je veux savoir de quoi son avenir sera fait, ajouta-t-il.

A la lueur des flammes, le garçon vit la sorcière hésiter.

– Il est dangereux de vouloir connaître le destin des rois, prévint-elle. En essayant de changer ce qui est écrit, on risque de le précipiter...

Le suzerain claqua la langue, agacé. Il contourna le brasero et se retourna face à l'Enchanteresse. La colère pétillait au fond de ses pupilles. Sa servante soutint son regard sans ciller. Dressées entre eux, les flammes violettes accentuaient l'éclat dramatique de ce duel muet. La vieille femme fut la première à baisser la tête.

– Il est mon fils, le prince impérial, répliqua l'Empereur. Il possède maintes ennemis, même s'il l'ignore encore. Nombre des puissants rêverait d'assister à l'extinction de ma lignée .

L'Enchanteresse demeura impassible.

– Il est en danger, insista-t-il. J'ai le droit de savoir comment le protéger.

La sorcière planta ses yeux mauves dans les siens. Elle secoua la tête, désapprobatrice.

– Je vous ai juré une obéissance éternelle, dit-elle, mais je dois vous mettre en garde. Ce n'est pas ainsi que vous le protégerez, au contraire.

L'Empereur poussa un grognement, impatient. Hako se demanda comment la vieille femme osait affronter son maître avec tant de sang-froid. Sur un simple mot, il pouvait lui ôter la vie -mais sans doute se savait-elle indispensable. Ses pouvoirs de divination la plaçaient à un rang supérieur aux conseillers de l'Empereur -comme à celui des nobles de l'Empire.

– J'ai entendu tes conseils, dit Mestos, implacable. Comme toujours, je les ai pris en considération. J'ai pesé le pour et le contre -et je pense que c'est la meilleure solution. J'ai besoin de connaître ce qui l'attend.

La vieille femme ne répondit pas aussitôt, pensive, le regard fixé sur les flammes. Sous son capuchon dépassait un nez crochu serti d'une grosse verrue. L'attente du verdict, angoissante, soulevait la poitrine de l'élu des dieux…

Soudain, sans relever la nuque, elle tendit la main au-dessus du brasero, en direction de l'Empereur.

– Donnez-les moi, souffla-t-elle.

Désorienté, l'Empereur ne réagit pas de suite. Une fois sa requête comprise, il plongea les doigts dans l'une des poches de son manteau. Il en ressortit une petite bourse en cuir. A l'intérieur se trouvait une touffe de cheveux noirs, qu'il déposa dans la paume de la sorcière.

La vieille femme referma sa poigne sur le trophée. Elle leva le bras à hauteur du brasero et déplia les doigts. Les flammes, au contact des poils, crachèrent une gerbe d'étincelles. L'Enchanteresse releva sa capuche. A la vue de son crâne chauve à moitié incinéré, le garçon frissonna.

Les images indistinctes, reflétées dans le feu, dansaient dans ses yeux. Rétrécies en deux fentes ovales, ses paupières montraient la concentration extrême de son esprit, absorbé tout entier par la vision.

L'Empereur se trémoussait sur place, anxieux. Il se frotta le menton pour canaliser son malaise. La sueur perlait sur son front.

– Qu'est-ce que tu vois ? s'enquit-il d'une voix pressante.

Le regard toujours fixé sur les flammes, la sorcière répondit :

– Une grande destinée. Digne d'un empereur au dragon.

Un sourire fier éclaira le visage du souverain.

– Il le sera, un jour, commenta-t-il.

Les yeux de la vieille femme s'agrandirent de peur. Elle poussa une exclamation horrifiée. L'Empereur sursauta. Avec fébrilité, il entortilla l'alliance autour de son annulaire gauche.

– Qui a-t-il ? fit-il d'une voix pressante. Qu'as-tu vu ?

La sorcière poussa une profonde inspiration. Ses lèvres encroûtées laissèrent échapper de graves paroles, d'un ton grelottant :

– Les flammes disent que votre fils deviendra Empereur avant votre mort, répondit-elle.

Le suzerain tressaillit. Il cessa de palper sa bague.

– Comment ? fit-il.

La vieille femme ravala sa salive.

– Il grandira à l'extérieur du château et fera la rencontre de vos ennemis, ajouta-t-elle. Grâce à son pouvoir magique dont vous êtes dépourvu, il contrecarrera vos projets et prendra le trône.

L'Empereur pâlit à la lumière violette du brasier. La fureur crispa ses traits. La détresse faisait trembler sa voix.

– C'est impossible ! s'exclama-t-il. Tu mens, vipère ! Tu mens !

L'Enchanteresse ne broncha pas, sourde à son insulte.

– Je ne suis que la messagère de la volonté divine, répliqua-t-elle.

L'Empereur serra les poings de rage.

– Que vois-tu d'autre ? interrogea-t-il brusquement.

La fenêtre s'ouvrit soudain et un souffle de vent éteignit les flammes. Mestos frémit, comme si un courant d'air glacé venait de parcourir la pièce, plongée dans la pénombre. On entendit un craquement et une allumette s'enflamma dans la main de la sorcière. Elle alluma une chandelle posée sur le bureau derrière elle. A l'éclat de la bougie levée à auteur du nez, son visage grêlé trahissait l'inquiétude.

– C'est un signe de mauvais augure, dit-elle d'une voix grave.

L'Empereur l'observa un instant. Son regard noir cachait mal son air déconfit. La colère pétillait au fond de ses pupilles. Une veine palpitait sur sa tempe ; il semblait prêt à exploser. Hako, le souffle court, ignorait être témoin ou acteur de la scène. Il ressentait les émotions des personnes montrées à la surface d'un réalisme surprenant. La magie d'une pareille sensation, la force des images, le surprenait.

Le souverain fit soudain volte-face, son manteau tourbillonnant derrière lui. Il se dirigea vers la porte.

– Je sais ce que vous avez l'intention de faire, cria l'Enchanteresse dans son dos. Mais je dois vous mettre en garde : vous ne pouvez changer ce qui est écrit. Je vous ai prévenu : en essayant de changer l'avenir, vous ne ferez que le précipiter.

L'Empereur l'ignora, résigné à accomplir son devoir. Sa main baguée teinta au contact de la poignée. Avant d'ouvrir la porte, il lança par-dessus son épaule, d'un ton sans équivoque :

– Je ne laisserais pas mon propre fils mettre en danger une dynastie qui règne sur cet Empire depuis cinq siècles. Il doit mourir.

La sorcière posa la chandelle sur le bureau d'un geste fébrile. Elle accourut vers lui.

– Votre Magnificence ! s'écria-t-elle. De grâce, écoutez-moi !

Mais l'Empereur s'était déjà engouffré dans le couloir. Il referma brutalement le battant au nez de la vieille femme. Sa voix retentit à travers les murs :

– GARDES ! GARDES !

L'Enchanteresse soupira, désespérée. Une larme roula sur ses joues fripées. Elle leva les yeux au plafond.

– Par Dridja, murmura-t-elle d'une voix brisée. Qu'ai-je fait ?

Les décors de la pièce tourbillonnèrent, remplacés par une chambre lumineuse aux tapisseries rouges. Assise au bord d'un lit somptueux, serti de rideaux d'or feutrés, une femme paisible bordait un nouveau-né endormi.

Un voile en tissu, transparent, protégeait ses cheveux châtains. Bleus clairs, vifs, ses yeux baissés sur l'enfant reflétaient un amour infini -celui d'une mère porté à son premier-né. Un sourire attendri étira ses lèvres fines, pourprées. Une beauté gracieuse exhalait de son visage aux traits délicats, dépourvu de rides. Sa main droite, fluette, alourdie de bagues, caressa son nez couvert de tâches de son. Vêtue d'une robe en soie rouge et d'un corset noir, un collant de satin enveloppait ses pieds, débarrassés de souliers. Au pied du lit, un lévrier brun se reposait, roulé en boule sur un coussin rouge.

La voix de la dame, douce et calme, s'élevait aux rythmes d'une berceuse. Hako fut touché par ce spectacle -il lui rappelait les comptines chantées par Isia durant son plus jeune âge :


« Dors, mon enfant, le vent souffle sur ton visage

Dors, maintenant, apaise ton souffle, sois bien sage

La lune s'est levée dans le ciel

La nuit est célébrée, pleine d'étincelles


Dors mon enfant, parcours le monde des songes

Dors maintenant, dans un état divin tu me plonges

Une grande destinée t'es promise

Et maintes espérances te sont remises


Un jour tu deviendras empereur

Pour moi tu es déjà roi dans mon cœur

Un jour tu épouseras une princesse

Belle comme le soleil et ses caresses


Et vous régnerez sur ce monde, harmonieux et parfait

Et vous régnerez ensemble, heureux à jamais

Et vous régnerez sur ce monde, harmonieux et parfait

Et vous régnerez ensemble, heur... »


Interrompue par des coups frappés à la porte, elle releva la tête. Aux paroles de la chanson, le garçon devina son identité. L'Impératrice défunte, se dit-il, non sans tristesses. Dans tout l'Empire, on la disait morte de chagrin dix ans plus tôt, après la disparition de son nouveau-né. Il comprit ainsi que la vision se déroulait dans le passé...

D'un geste instinctif, protecteur, elle serra son fils contre elle. Le garçon se réveilla en pleurs, effrayé par la visite inopinée. Sa mère lui caressa le sommet du crâne, rassurante. Le chien se redressa brusquement. Le murmure de la dame fut noyé sous les aboiements de l'animal et les cris de l'enfant. Ses cheveux noirs rappelèrent à Hako les poils avalés par les flammes de l'Enchanteresse...

– Entrez ! répondit l'Impératrice.

La porte s'ouvrit à la volée. Les plaintes du nouveau-né redoublèrent de force. Une femme pénétra en trombe dans la chambre. D'une quarantaine d'années, petite, filiforme, elle portait une longue robe blanche en velours, serrée à la taille par un bandeau de toile. Ses longs cheveux blonds, décoiffés, tombaient en mèches désordonnées sur sa nuque. Transpirante, le souffle saccadé, elle semblait avoir couru pour venir ici. Ses yeux noisettes proéminents exprimaient la peur, comme si une meute de limiers féroces la poursuivaient.

La dame la considéra avec inquiétude.

Tsyla, ma fidèle servante ! fit-elle, surprise. Que se passe-t-il ?

Intrigué, un garde au heaume à tête de loup, posté devant la porte d'entrée, jeta un regard dans la pièce. La domestique s'empressa de refermer les battants. Elle se précipita vers sa maîtresse. Agenouillée au pied du lit, elle lui prit les doigts dans ses mains. D'une voix basse, comme si elle craignait d'être entendue par le soldat à l'extérieur, elle dit :

– Ma Dame, prenez votre enfant sans tarder, je vous en conjure ! Votre mari a entendu les prophéties de la sorcière et a décidé de le tuer !

L'Impératrice se releva en sursaut, son fils enveloppé entre ses bras, pareil à un bouclier d'amour, inébranlable. Un flot de larmes inonda ses prunelles. La menace de perdre son premier-né, doublée de celle d'affronter son époux infanticide, attisait en elle un profonde désespoir. Hako ressentit pour cette femme une pitié des plus sincères.

– De le tuer ! s'écria-t-elle, scandalisée. A-t-il perdu la tête ? Notre fils unique !

La servante regarda par-dessus son épaule, en direction de la porte, alarmée. Elle se retourna vers la souveraine, un doigt posé sur la bouche, pour l'enjoindre à la discrétion. Elle leva sa main à hauteur de ses lèvres et y déposa un baiser. D'un geste du menton, elle désigna le garçon.

– La vipère a dit que Chinu était destiné à lui prendre le trône, expliqua-t-elle.

L'Impératrice appuya son fils contre sa poitrine, soulevée par un souffle angoissé. Comme conscient du danger imminent, le nouveau-né gémissait à percer les tympans. Elle secoua la tête en signe de dénégation.

– Ce n'est pas elle la responsable, répliqua-t-elle. Elle n'est que la messagère des dieux.

Ses yeux humectés brillèrent de fureur. Face à la haine de l'Empereur, une férocité de mère protectrice naissait dans son cœur.

– Seul mon mari est fautif de l'avoir questionné, ajouta-t-elle. Arrogant, il a voulu défier la volonté des dieux, contre l'avis de sa servante -aveugle à la sagesse, sourd à la raison. Nous payons tous son imprudence, à présent.

Tremblante, Tsyla empoigna le bras de sa maîtresse.

– Il faut éloigner l'enfant du palais avant qu'il ne soit trop tard, chuchota-t-elle.

L'Impératrice se dégagea de son emprise d'un geste sec.

– Ma Dame, s'il vous plaît, insista la servante.

Elle lui caressa les plis de sa robe, le regard suppliant.

– Je ne me séparerais pas de mon fils, répliqua la souveraine. Jamais. Je partirais avec lui.

Tsyla retira sa main. Elle se releva, la bouche écarquillée de stupeur.

– Mais, Votre Magnificence, balbutia-t-elle, vous ne pouvez abandonner le château et…

L'Impératrice lui mit un index sur les lèvres pour l'interrompre.

– Il le faut, répondit-elle avec tristesse. Et tu devrais venir avec moi.

La gouvernante leva vers la suzeraine des yeux larmoyants.

– Je… je ne peux… pourquoi ? fit-elle.

– Parce que, restée en arrière, tu risques de subir la colère de mon mari...

La servante acquiesça, s'essuyant les paupières d'un revers de manche. Sa maîtresse empoigna son épaule fermement, pour lui redonner courage. Lasse du tournant tragique des évènements, elle soupira.

– Si tes paroles sont vraies, je suis la seule à pouvoir le protéger, ajouta-t-elle. Je suis la meilleure cavalière de l'Empire -et une magicienne avant d'être une dame, ne l'oublie pas. Je ne confierais la garde du prince à personne d'autre…

A cet instant, des bruits de pas précipités, suivis de cris imperceptibles, retentirent dans le couloir. La servante, le poing plaqué sur la bouche, étouffa une exclamation de terreur. Une série de coups tambourinèrent sur la porte. Le lévrier gronda en direction de l'entrée. Le nouveau-né, la tête appuyée contre sa mère, se remit à hurler.

– Ouvrez, Votre Grâce, au nom de l'Empereur ! lança une voix au-dehors.

Le regard de Tsyla, horrifié, passa de l'entrée à sa maîtresse. Son corps luttait contre des frissons incontrôlables. L'Impératrice, sereine, tentait de calmer son enfant. D'instinct, il sentait qu'on venait pour lui -pour le tuer...

– Chut, disait-elle. Mon cœur… Ce n'est rien. Tu peux dormir tranquille… Maman veille sur toi.

Le nouveau-né se calma un peu. Il continua à sangloter. Les soldats tentèrent d'ouvrir la porte. Face à la résistance du verrou bloqué, ils grognèrent de rage.

– Votre Grâce ? répéta l'homme à l'extérieur. Vous devez nous ouvrir, ordre de votre époux ! Ne nous obligez pas d'entrer par la force !

Angoissée, la gouvernante se mordit les ongles jusqu'au sang. Ses dents claquaient d'un mouvement frénétique.

– Qu'allons-nous faire ? s'enquit-elle à la dame.

Bam ! Un coup tonitruant ébranla la porte. Tsyla laissa échapper un cri de frayeur. Les gardes essayaient de forcer les battants de bois.

L'impératrice tira sa suivante par le poignet, rassurante.

– Suis-moi, souffla-t-elle.

Une nouvelle charge faillit éjecter la porte hors de ses gongs. Sans prêter attention au raffut, elle entraîna sa servante derrière le lit, face à une broderie étendue au mur. L'ornement au fond noir représentait une bataille fantastique, peuplée de chevaliers aux armures d'argent, de licornes blanches et de dragons rouges. Fascinée, elle contempla l'ouvrage, témoin d'un combat mené par les ancêtres de l'Empereur. Elle appuya sa paume sur la queue d'un lézard géant, à la gueule remplie de guerriers déchiquetés.

Aussitôt, un roulement résonna dans la pièce. Tsyla poussa un cri de surprise. Derrière la broderie, la pierre s'écarta sur un passage encastré parmi les pièces du château. L'Impératrice s'empara d'une torche accrochée au mur, l'autre main enlacée contre son fils en pleurs. Elle la tendit devant le souterrain secret, éclairant un dédale d'escaliers obscur, en colimaçon.

Sans hésiter, elle descendit les marches à la hâte. Sa servante lui emboîta le pas avec précipitation. Au détour du premier virage, la lumière du feu disparut, emportant avec elle l'image des fugitives. Dans un grondement, le mur se referma sur elles. Une couche de poussière épaisse se forma derrière la broderie.

Soudain, le verrou céda sous l'assaut d'un soldat à la carrure imposante. Emporté par son élan, il se prit les talons dans le tapis et tomba à plat ventre sur le sol. Son casque conique roula sous le lit dans un bruit métallique. Son supérieur, un guerrier râblé aux cheveux et à la barbe grisonnants, apparut derrière lui, l'épée dégainée. Par-dessus sa cote, il portait un surcot noir serti du dragon impérial. Son visage boursouflé suait, rougi par sa course. Ses yeux bruns inspectèrent la salle avec minutie. Contrarié de trouver l'endroit désert, il tortilla sa moustache effilée avec nervosité. Seul le lévrier, les crocs dénudés, se dressait face aux soldats.

– Où sont-ils passés ? s'écria-t-il d'un ton désespéré. J'ai entendu l'enfant crier ! Ils ne peuvent être loin ! Trouvez-les !

Les gardes se hâtèrent d'obéir aux ordres. Ils retournèrent le lit, les tapis, vidèrent les armoires, étendirent les vêtements sur le sol. A voir ces hommes saccager la chambre de leur maître, Hako éprouva de la révulsion -tout cela pour arracher un bébé à sa mère.

Le sergent, gagné par la rage, trépignait sur place.

– Par Dridja, où sont-ils ?

L'Empereur entra à son tour dans la pièce. Il balaya l'espace de ses yeux gris, les sourcils froncés. Il fixa la broderie d'où s'échappait la couche de poussière. Son visage s'éclaira, comme s'il venait de comprendre...

– Elles savent, murmura-t-il.

Il resta quelques instants silencieux, le regard vide, triste. Sans lire son esprit, le garçon devinait aisément son tracas : il regrettait de tuer son fils -et forcer son épouse à l'accepter. Le devoir, néanmoins -ou du moins l'idée qu'il s'en faisait, l'exigeait. Il secoua la tête, pour trier ses pensées confuses. Une ferme résignation brillait au fond de ses pupilles. Il leva une main en l'air d'un geste impérial. Ses bagues étincelèrent à la lumière du lustre accroché au plafond.

– Arrêtez tout ! s'écria-t-il, autoritaire. Arrêtez !

Sa voix fut noyée sous le remue-ménage des soldats. Le sergent gonfla sa poitrine.

– ARRÊTEZ BANDE D'IMBÉCILES ! répéta-t-il.

Les gardes cessèrent aussitôt leur action. Ils se tournèrent vers leurs commandants, prêts à recevoir les nouvelles instructions.

L'Empereur désigna la broderie d'un geste du menton.

– Je sais par où elles ont fui, dit-il. Elles ont pris un ancien passage secret, creusé par mes ancêtres. J'ignorais qu'elle en connaissait l'existence.

Il se tourna vers son sergent.

– Je veux quelques hommes postés ici devant la broderie, dit-il.

Son subalterne désigna trois gardes.

– Les autres suivez-moi, dit l'Empereur en s'engouffrant dans le couloir. Odrön, dit-il à l'adresse du chevalier au heaume de loup, va chercher Gynasa. Dis lui ce qu'il se passe. J'ai besoin de son aide.

Il s'engouffra dans le couloir.

– Je sais où les trouver, suivez-moi !

Un nouveau tourbillon avala l'image de la chambre, remplacée par les décors d'une écurie cernée par les remparts d'une forteresse. Le bâtiment rectangulaire possédait un toit de chaume incliné, l'intérieur séparé en deux rangées de box par une allée recouverte de paille jaunâtre. Une échelle en bois menait au grenier.

Hako vit Tsyla changée en une simple tenue de voyageur : tabard vert feuille, braies brunes et souliers en cuir. D'un geste empressé, fébrile, elle essayait d'attacher une selle à un grand cheval brun. L'Impératrice au milieu de l'allée, baissait les yeux sur sa suivante, vêtue comme elle.

Dressée sur une jument blanche, nue et élancée, elle empoignait d'une main délicate sa crinière beige. Le fourreau d'un long sabre Onakien reposait derrière son dos. Hako comprit qu'elle avait dissimulé habits et armes dans l'écurie, au cas où elle devrait fuir de façon prématurée. Elle soupçonnait donc son époux d'effectuer un jour une folie.

Le nouveau-né entre ses bras, enveloppé dans un linge, dormait à poings fermés. Inquiète, elle tourna la tête vers l'entrée, d'où parvenaient les discussions des soldats.

– Tsyla, dépêche-toi, dit-elle à sa servante, d'une voix hâtive. Ils vont arriver d'un moment à l'autre…

La gouvernante réussit à accrocher l'équipement sur l'étalon. A l'aide d'un escabeau en bois, elle se hissa sur le dos de l'animal. Ses souliers se glissèrent à l'intérieur des étriers prévus à cet effet. L'Impératrice élança sa monture vers la cour, au petit trot, imitée par sa servante.

Avec lenteur, sans attirer la vigilance des gardes, elles se dirigèrent vers les portes principales. Une pluie de neige éparse tombait doucement sur le château. Le bruit des sabots frappés contre les pavés résonna dans la nuit. La lune, au trois-quart pleine, renvoyait sur les murs noirs un pâle éclat.

Intrigués, deux soldats en patrouille observèrent les cavalières. Cachée sous sa capuche, l'Impératrice détourna la tête, de peur d'être reconnue. Hako prêta attention aux remparts de la forteresse, impressionné. Épais et crénelés de pointes, ils jetaient sur le sol une ombre menaçante. Il compta six tours arrondies, aux toits triangulaires. Le donjon, six fois plus haut que le poste d'observation de son village, semblait percer le ciel étoilé.

Soudain, des lumières apparurent en bas des appartements impériaux. Un groupe de soldats, munis de torches, se déversèrent dans la cour, pareils à un essaim d'abeilles. Ils se mirent à s'interpeller entre eux de vive voix.

– Votre Grâce, murmura Tsyla, désespérée.

– Courage, répondit sa maîtresse. Reste calme.

Elles arrivèrent devant les grandes portes, surveillées par deux hallebardiers. A cet instant, le nouveau-né se réveilla. Ses pleurs retentirent dans tout le château. Tsyla gémit, désespérée. La voix glaciale de l'Empereur s'éleva derrière elles :

– FERMEZ LES PORTES ! ELLES ESSAYENT DE FUIR !

Avant que les sentinelles n'aient pu comprendre le commandement, l'Impératrice lança son cheval au grand galop. Les deux femmes passèrent les portes dans un bruit de cavalcade assourdissant. L'Empereur poussa un cri dément.

– RATTRAPEZ-LES ! hurla-t-il. Je veux mon épouse et sa suivante en vie. Seul le prince doit mourir !

Le torrent emporta la vision des gardes prêts à la chasse, remplacée par les décors d'une forêt enneigée -celle du Grand Esprit. Imprécise, l'image se mouvait au rythme de la course de deux cavalières. La jument blanche de l'Impératrice commençait à distancer le cheval de sa servante. Hako remarqua aussitôt chez la dame une aisance équestre particulière. Elle dirigeait sa monture avec habileté, n'hésitant pas à lui chuchoter des paroles indicibles. Tsyla, le visage apeuré, risqua un coup d'œil par-dessus son épaule. Sa joue s'écorcha sur la branche d'un arbre. Elle gémit de douleur en se retournant.

– Votre Grâce, ils approchent ! cria-t-elle à sa maîtresse.

A une vingtaine de pas derrière elle, un groupe d'une quinzaine de cavaliers les poursuivaient. Par-dessus leurs mailles, ils portaient des surcots au dragon rouge de l'Empire. Poussés par la fougue des soldats, leurs montures rattrapaient la nourrice.

– Ma dame, s'il vous plaît, gémit-elle, suppliante. Attendez-moi…

L'Impératrice se redressa sur sa monture.

– Courage, Tsyla ! répondit-elle. On peut les semer. Je connais cette forêt comme le fond de ma poche.

Elle fit sauter sa jument au-dessus d'un talus. Lorsque sa servante essaya de l'imiter, son cheval trébucha sur une motte. L'animal poussa un hennissement de douleur. Il bascula sur le côté, emportant sa cavalière avec lui.

Il retomba brutalement au pied d'un chêne aux branches dénudées, recouvertes de neige. Une fois à terre, Tsyla essaya de dégager son pied coincé sous le ventre de sa monture. Une main appuyée sur le dos de l'étalon, elle tira son membre de toutes ses forces -en vain.

– Ma dame ! hurla-t-elle.

Sa maîtresse, déjà loin, ne répondit pas. Désespérée, Tsyla s'effondra au sol. Les gardes impériaux la rejoignirent bientôt. Deux d'entre-eux s'arrêtèrent devant la servante -les autres continuèrent la poursuite. Les hommes restés en arrière mirent pied à terre et la saisirent sans ménagement. Elle réussit à se glisser hors du cheval. Sa mine attristée leur arracha des rires gras.

– Et où c'est que tu comptais aller comme ça, ma mignonne ? interrogea le plus grassouillet des deux.

La nourrice lui cracha au visage. Le garde recula, surpris. Il essuya la bave d'un revers de manche, dégoûté. Son compagnon ricana d'un air idiot.

– Vous n'avez pas honte ? dit-elle, fulminante. Pourchasser une mère et son fils -le bien qu'elle a de plus précieux au monde ?

Le soldat s'avança vers elle, une lueur meurtrière au fond de la pupille. Hako, le souffle anxieux, compatit pour la servante...

Soudain, l'eau de la rivière tournoya pour former une nouvelle image. L'Impératrice s'enfonçait plus profondément dans la forêt. Elle affichait un air soulagé. Avec fierté, elle tapota le collet de sa monture. Hako comprit qu'elle avait distancé les guerriers de l'Empire.

Le garçon entendit le bruit de l'eau coulante contre des rochers. Quelques instants plus tard, elle arriva au bord d'une rivière à la glace craquelée. Hako reconnut aussitôt le gué-des-cordeliers de la rivière-aux-saules, en hiver.

La dame arrêta sa monture. Elle se laissa tomber au sol avec souplesse. L'œil aux aguets, son bébé dans les bras, elle mena la jument jusqu'à la rive. Le cheval s'abreuva pendant qu'elle berçait son fils, le regard levé vers la lune. Les flocons de neige donnaient à ce spectacle touchant une beauté mélancolique.

Soudain, elle se retourna, comme s'il elle venait de percevoir le signe d'une présence indésirable. Un cavalier encapuchonné, au manteau et au cheval noirs, apparut entre les arbres. Terrifiée, l'Impératrice posa son fils sur le dos de la jument. Le nouveau-né se réveilla en pleurs. L'étalon fit mine de s'élancer en avant. La dame lui posa une main apaisante sur l'encolure.

– Reste-là, souffla-t-elle.

Prudente, elle s'avança vers l'étrange arrivage. Ses pas marquaient dans la neige des traces de bottes. L'inconnu conduisit sa monture devant elle. Arrivé à quelques pas, il mit pied à terre. D'un geste lent, il releva sa capuche, dévoilant le visage d'une femme Onakienne. La souveraine s'arrêta, la peur inscrite sur ses traits.

Le teint nacré, les sourcils arqués, le nez allongé, elle avait un visage en forme de cœur. Un chignon nouait ses longs cheveux soyeux, noirs de jais. Une dureté implacable brillait au fond de ses yeux bruns bridés. La silhouette élancée, séduisante, de taille moyenne, elle portait sous son manteau une tenue de soldat impérial.

Un sourire narquois étira ses lèvres pulpeuses. Elle s'inclina bien bas dans une attitude ironique.

– Votre Altesse, dit-elle, moqueuse.

L'Impératrice la fixa, imperturbable. Les cris de son fils retentissaient dans la forêt, au risque d'attirer d'autres ennemis.

– Gynasa, répondit-elle d'un ton calme. Tu es venue pour me tuer ?

L'Onakienne nia d'un mouvement de tête.

– Non, ma Dame, répondit-elle. Pas vous. Le prince, seulement. L'Empereur tient à vous revoir en vie.

La souveraine émit un rire sans joie. Ses yeux se mouillèrent de larmes.

– Quelle délicate intention de sa part, dit-elle d'une voix révoltée. Et donc il envoie sa… pute tuer son propre fils ! Quel genre de monstre faut-il être pour…

Elle s'interrompit, incapable de placer de mots suffisamment fort sur sa révulsion. Gynasa la fixa d'un air mauvais.

– Je préfère être la maîtresse favorite de l'Empereur plutôt que son épouse non désirée, répliqua-t-elle. S'il a besoin de moi, c'est qu'il ne se sent pas assez comblé auprès de vous, n'est-ce-pas… Votre Grâce ?

Tremblante de colère, l'Impératrice rougit de honte.

– Comment oses-tu, s'exclama-t-elle, espèce de…

– Il serait préférable que vous me laissiez m'en occuper moi-même, l'interrompit l'Onakienne. Si je le fais à ma manière, il ne souffrira pas.

La dame fronça les sourcils, intriguée par ses paroles. Gynasa sortit de la poche de son manteau un petit flacon fermé, rempli d'un liquide bleuâtre. Elle le brandit sous le nez de sa suzeraine.

– Ce poison tue dans le sommeil sans infliger de souffrances à la personne, expliqua-t-elle. Laissez-moi lui verser une goutte dans la gorge. Juste une goutte…il ne sentira rien. Ce sera comme s'il s'endormait.

L'Impératrice ricana d'un air glacial.

– Si tu penses, un seul instant, répliqua-t-elle, que je vais te livrer mon fils unique, tu…

– Il est condamné de toute façon, dit Gynasa avec tristesse. C'est miséricorde de le tuer maintenant. Si vous l'épargnez, son père essayera de le trouver par tous les moyens. Vous ne lui offrirez qu'une vie de peur et de souffrance, destiné à se cacher pour l'éternité…

La mère jeta un regard affolé par-dessus son épaule. Les gémissements de son fils s'éteignaient peu à peu. Elle poussa un soupir, soulagée de ne plus entendre la souffrance de l'enfant. Du coin de ses paupières fermées, une larme roula sur sa joue. Ses sanglots furent noyés sous les bruits du courant de la rivière. Sa chevelure châtain, piquetée de flocons épars, voletait librement au vent.

Gynasa s'agita, impatiente.

– Votre Altesse ? dit-elle. Le temps presse. La garde de votre époux nous aura bientôt rejoint.

Elle tendit la main en avant, à la manière d'une mendiante.

– Donnez-le moi, je vous en conjure, répéta-t-elle. C'est la décision la plus sage. Si je ne le tue pas, il mourra de la main d'un soldat, poignardé tel un pourceau…

L'Impératrice rouvrit les yeux. Farouche, elle les planta dans ceux de sa rivale. Le défi inscrit sur ses traits appelait au combat…

– Ja-mais ! répliqua-t-elle, impitoyable, séparant bien les deux syllabes.

L'Onakienne baissa le bras. Elle rangea la fiole à sa place initiale. L'air de réfléchir, elle se gratta le sommet du crâne. Ennuyée, elle fit la moue.

– Vous m'y obligez, Votre Altesse, dit-elle. Je serais contrainte de vous combattre et possiblement de vous tuer, malgré la promesse donnée à mon maître, si vous m'empêchez d'accomplir ma mission. Ne connaissez-vous pas la devise ? « Il est dangereux de se mettre entre un dragon et sa proie ». Et, à l'heure où nous parlons, vous avez réveillé la colère du dragon...

– Je ne crois pas, répliqua-t-elle. J'ai plutôt alimenté la folie d'un homme faible. Un vrai dragon ne piétine pas ses propres œufs.

Gynasa laissa tomber son manteau sur la neige, libre de mouvement. D'un geste respectueux, tradition d'avant duel, elle s'inclina jusqu'à terre. Elle se redressa avec lenteur.Les bras croisés, elle empoigna les manches des poignards accrochés à sa ceinture.

Au sortir des fourreaux, les lames émirent un tintement d'acier. Tournée de trois-quart, la guerrière les pointa en direction de son adversaire, l'un au-dessus de sa tête, l'autre au niveau de sa taille. Une froide résignation assombrissait son regard.

– J'ai été chargé d'apporter le cadavre du prince à l'Empereur -et je m'y tiendrais, annonça-t-elle d'un ton glacial.

La souveraine leva sa paume à l'horizontale. Distraite, elle observait la neige se poser, délicate, sur sa peau. L'eau recouverte de glace craquelée grondait, fracassante.

– C'est une nuit merveilleuse, commenta-t-elle.

Les yeux levés au ciel, elle semblait avoir oublié le combat imminent.

– Toute cette neige me rappelle les montagnes, dit-elle, mélancolique. Le royaume de mon père, nos jeux dans la cour du château…tous les souvenirs que j'ai laissé là-bas.

Sa tête s'abaissa sur Gynasa, le visage déformé par une haine sauvage.

– L'endroit idéal pour répandre le sang, ajouta-t-elle d'une voix terrible.

Elle s'agenouilla à son tour, par considération pour son ennemie. Une fois remise debout, elle porta la main au sabre derrière son dos. D'une lenteur mesurée, dans un frottement métallique, elle le dégaina. Positionnée comme l'Onakienne, elle plaça son arme à hauteur de son ventre, tendue vers son adversaire. Elle serra ses deux mains sur le manche, d'un geste ferme.

– Vous n'avez aucune chance, Votre Altesse, prévint Gynasa. Je suis une ancienne membre de la confrérie des assassins du Dragon Jaune, entraînée par le vénérable maître Mahateoz. Aujourd'hui, je suis l'assassine personnelle de l'Empereur.

– Un meurtrier tue dans le dos, répliqua l'Impératrice. Un vrai guerrier… face-à-face.

Sans prévenir, l'Onakienne lança une attaque vicieuse à la hanche. La souveraine, surprise, recula juste à temps. Elle para in-extremis le second couteau qui visait son gorget. Elle répondit par un rapide coup d'estoc, dévié par le poignard de Gynesa. Ses deux attaques suivantes, évitées par l'agile combattante, sifflèrent dans l'air. Emportée par son élan, elle laissa à son adversaire l'opportunité de lui érafler la jambe. Le sang perla à l'endroit déchiré de ses braies. Elle effectua deux pas en arrière, le souffle court. Le sabre dirigé vers son ennemie, elle ne la quittait pas des yeux. Hako s'inquiéta de la tournure des évènements.

– Tu es rapide, admit-elle. Comment est-ce possible ? Je ne peux prévoir...

Elle ajouta à voix basse, pour elle-même :

– Pardonnez-moi, mon maître. Je n'arrive pas à utiliser mon pouvoir.

Gynasa sourit, arrogante.

– Ce n'était que les préliminaires, répliqua-t-elle.

Elle entrechoqua ses armes l'une contre l'autre, dans un cliquetis menaçant. Les poignards se mirent à vriller en tout sens, pareils à deux étincelles argentées. L'Impératrice les para avec difficulté, forcée de battre en retraite au bord de l'eau. Elle essaya de les dégager. Pressés contre sa lame, ils l'attiraient vers la rive. Les traits crispés par l'effort, elle tentait vaille-que-vaille de la repousser. Après quelques instants de lutte acharnée, elle parvint à se défaire de l'accrochage.

L'Onakienne, une expression confiante sur le visage, contourna l'Impératrice. Elles se déplacèrent en cercle, Gynasa près de la rivière, la souveraine devant son enfant. Elles s'observèrent en chiens de faïence. Chacune cherchait une faiblesse chez l'autre, capable de faire tourner le combat à son avantage. Se rongeant les ongles, les pulsations irrégulières, Hako appréhendait la suite...

Soudain, l'assassine vint provoquer l'Impératrice d'un petit coup au ventre. Elle semblait la forcer à écarter malgré elle ses défenses. La souveraine balança son arme à l'horizontale sur la meurtrière. Vive, Gynasa se baissa et trancha le ventre de la dame dans un bruit de chair hachée.

Le cri de douleur de l'Impératrice retentit à des lieues à la ronde. Effrayée, une chouette perchée sur un arbre proche s'envola. Ses doigts sans forces laissèrent tomber le sabre au sol. Elle marcha d'un pas chancelant vers la rive, semblable à un marin trimballé par le roulis. Les mains appuyées sur sa blessure, elle essayait de retenir le flot de sang qui coulait sur la neige.

L'Onakienne émit un petit rire, sarcastique.

– L'endroit idéal pour répandre le sang, répéta-t-elle, ironique.

Elle vacilla et tomba dans l'eau, telle une masse : Splash ! Face à ce spectacle éprouvant, Hako ne put retenir ses larmes. Le rouge se propagea à la surface tel une traînée.

Gynasa s'approcha du cheval. L'animal hennit de fureur. D'une ruade arrière, il tenta de frapper l'assassine. Elle l'évita de peu et lui enfonça ses deux couteaux sous le ventre. L'étalon poussa un hennissement de souffrance. Il bascula sur le côté et tomba dans une secousse à faire trembler la terre. L'Onakienne rattrapa le nouveau-né avant qu'il ne touche le sol. Le prince se réveilla en sursaut. Il se mit à pleurer. Gynasa lui caressa les cheveux avec une douceur maternelle.

– Chut, mon ange, lui chuchota-t-elle, réconfortante. Tout va bien.

Elle tourna le dos à la rivière, les yeux baissés sur le nouveau-né. Arrivée à hauteur de son manteau, elle le ramassa de sa main libre. Elle retira des poches le flacon rempli de poison…

A cet instant, la tête de l'Impératrice réapparut à la surface. Hako poussa un soupir de soulagement. La bouche grande ouverte, elle emplit avidement ses poumons d'une bouffée d'air. Un râle aigu s'échappa de sa gorge, dû au manque d'oxygène. Le souffle coupé pendant sa noyade, elle respirait à une cadence saccadée. Le grondement du torrent dissimula ses cris d'asphyxie. Son ennemie, absorbée par sa mission, ne l'avait pas remarquée.

Sans perdre de temps, elle nagea vers la rive. Sa main, pareille au membre d'un spectre, agrippa l'herbe enneigée au bord de l'eau. Par la force de ses bras, elle se hissa sur la terre ferme -aussi silencieuse qu'une ombre. Tremblante, le teint pâle, les lèvres violacées, elle ramassa son sabre gisant au sol. Elle s'approcha de Gynasa à pas de loups.

– Je vais te donner un bon biberon, disait l'Onakienne à l'enfant. Avec ça, tu vas bien dormir…

Elle décapsula le couvercle du flacon et l'inclina vers la bouche de l'enfant…

– NNNNOOOOONNNN ! s'écria la mère.

Gynasa releva les yeux, stupéfaite. D'un coup de lame unique, l'Impératrice sépara sa tête de son corps : Flash ! Un flot de sang gicla de la partie inférieure de sa nuque. Pareille au projectile d'une machine de guerre, la tête termina son vol plané au pied d'un vieux saule. Le corps fléchit les genoux et s'effondra au sol, tel une marionnette cassée.

Le nouveau-né tomba dans les bras aimant de sa mère. L'émotion lui arracha des sanglots incontrôlables, causés par la joie d'avoir sauvé son fils -mais aussi la douleur de ses plaies. Elle se retourna et s'agenouilla auprès de son cheval. Elle posa une main douce sur son pelage.

– Oh, mon fidèle ami, chuchota-t-elle. Repose-en paix, maintenant.

Des bruits de chevauchées résonnèrent entre les arbres, accompagnés du son d'un cor de chasse. Elle se redressa, le regard effaré par l'approche des gardes impériaux. Le menton appuyé sur le crâne du bébé, elle le serra contre sa poitrine.

Glacée par l'eau de la rivière, son corps frissonnait, ses dents claquaient, ses bras tremblaient. Elle s'engouffra dans la forêt, indifférente à sa souffrance, déterminée à sauver son fils coûte que coûte. Dans son sillage, le sang peignait la neige d'une ligne rougeâtre…

























Chapitre 4 : L'horloge magique



Le garçon essuya du doigt ses yeux mouillés. La forêt saupoudrée de flocons disparut, avalée par une tornade, remplacée par l'orée d'un bois. Hako poussa un cri de surprise en reconnaissant la cabane de Kazo, le toit englouti de neige, dressée à l'écart des habitations du village. A travers l'une des fenêtres, la lueur d'un feu éclairait deux ombres humaines.

Soudain, un buisson craqua. La silhouette d'une femme, un bébé dans les bras, apparut à la lisière des arbres. Le pas trébuchant, glissant sur la neige, elle s'approcha de la maison. Le nouveau-né dormait paisiblement. Le garçon, intrigué, sentait un doute le rongeait de l'intérieur. Étrangement, cette nuit lui semblait familière. La fuite du château, la poursuite des gardes, le combat dans la neige… et maintenant, l'apparition du village de Bivoc, chez son père adoptif...

Arrivée sur le seuil, elle frappa trois coups contre la porte. D'un regard affolé, elle vérifia la sûreté des alentours. Les ombres à l'intérieur sursautèrent. Inquiètes, elles échangèrent quelques mots à voix basse. La plus petite acquiesça et la plus grande empoigna une hache. Elles se dirigèrent vers la porte, méfiantes.

Le battant s'ouvrit brusquement sur la silhouette de Kazo. La hache dressée en posture de bataille, il baissa un regard menaçant sur la visiteuse. L'Impératrice amorça un mouvement de recul, effrayée. D'instinct, elle entoura son fils unique d'une étreinte protectrice.

Devant ce spectacle, les yeux chassieux du bûcheron s'écarquillèrent de stupeur. Son père adoptif, rajeuni de plusieurs années, lui donnait une impression étrange. La barbe moins fournie et les cheveux plus longs rendaient à son visage carré un éclat juvénile.

Il abaissa son arme, interdit. Ce tableau touchant l'affaiblissait plus qu'une blessure physique. Son épouse apparut à ses côtés. A la vue de sa mère défunte, Hako encaissa un choc. Comme dans ses souvenirs, Isia avait des cheveux d'or bouclés, des yeux verts pareils à deux joyaux scintillants et un corps joufflu. Son visage arrondi, aux joues rebondies, débordait de joie de vivre.

La femme du bûcheron plaqua les deux mains devant sa bouche, horrifiée.

– Kazo, murmura-t-elle. Elle est blessée !

Alarmé, le bûcheron s'approcha d'elle. Il essaya de lui prendre le bras, mais l'Impératrice se dégagea d'un geste sec. Kazo recula, impuissant.

– Non, répliqua-t-elle d'un ton sans équivoque. Il n'y a plus rien à faire.

Le bûcheron échangea un regard peiné avec son épouse. Isia disparut quelques instants dans la maison. Elle revint chargée d'une couverture en laine. Avec bienveillance, elle en drapa le dos de la dame grelottante. La fugitive se força à lui sourire, reconnaissante.

– Merci, chuchota-t-elle.

Elle sursauta au hululement d'une chouette. Le peur de perdre son enfant l'angoissait à un point terrible. Son souffle irrégulier, coupé par sa crainte et ses plaies, embrumait la nuit.

– Je n'ai…. pas beaucoup de temps, balbutia-t-elle d'une voix faible. Je dois vous confier mon… mon enfant. Il est en grand danger.

Elle le tendit vers le couple. Kazo contempla le garçon endormi, émerveillé, à la manière d'un explorateur devant un trésor sacré. Un sourire attendri étira les lèvres plates d'Isia.

– Élevez-le comme votre propre fils, ajouta-t-elle. S'il-vous-plaît. Je vous en supplie...

Le bûcheron consulta son épouse du regard. Face à une requête si importante, il hésitait. Sa femme acquiesça, d'un mouvement imperceptible. Kazo se tourna vers la visiteuse.

– C'est vrai que nous avons toujours eu envie d'avoir un enfant, admit-il.

Isia observa la fugitive d'un air pitoyable. Elle comprenait son désespoir.

– Donnez-le nous, dit-elle, les bras déployés en avant.

L'Impératrice remit son bébé à Isia. L'épouse du bûcheron admira le nouveau-né, émue.

– Il est magnifique, dit-elle.

La voix de sa mère adoptive, trace des berceuses qu'elle lui chantait, lui arracha un sanglot mélancolique. La souveraine grimaça, la main posée sur sa blessure.

– Merci, répondit-elle.

Isia étudia la mère et le fils, tour à tour.

– Il a vos yeux, remarqua-t-elle.

L'Impératrice esquissa un demi sourire.

– Oui, souffla-t-elle.

Elle observait son bébé, le visage éclairé par la béatitude, révélatrice de l'amour infini d'une mère porté à son enfant.

– Mais il a les cheveux de son père, ajouta-t-elle.

L'évocation de son époux assombrissait son regard. Isia s'approcha d'elle, désolée.

– Votre mari ne veut pas de lui ? demanda-t-elle d'une voix douce.

L'Impératrice tourna la tête en direction de la forêt.

– Non, répondit-elle.

Elle se mordit la lèvre inférieure, amère.

– Je ne crois pas qu'il le reconnaisse encore, chuchota-t-elle. Et moi, je ne le reconnais plus lui...

Par respect pour le chagrin de la visiteuse, Isia préféra ne pas insister. Elle baissa les yeux sur le bébé.

– Quel est son nom ? demanda-t-elle poliment.

– Il vaut mieux que vous ne le sachiez jamais, répondit l'Impératrice. Donnez-lui un nouveau nom.

Isia s'accorda un instant de réflexion.

– Nous l'appellerons Hako, dit-elle enfin. Comme mon père.

Le cœur du garçon bondit contre sa poitrine. Ses doutes se confirmaient : sa vraie génitrice apparaissait au fond de la rivière. Elle fuyait la folie de son époux -son père infanticide, elle, sa mère, mourante… Il éclata en sanglots, incapable de supporter le fardeau d'une telle révélation. A présent, il savait d'où lui venait son prénom, qui l'avait choisi -et dans quelles circonstances. Le mystère autour de sa naissance devenait aussi limpide que l'eau de la rivière...

– Je dois y aller, dit soudain l'Impératrice. Élevez-le comme votre fils. Il ne devra jamais savoir que vous n'êtes pas ses vrais parents -pour sa sécurité.

Kazo, resté en retrait, encadra sa femme d'un bras câlin. Sa main épaisse, posée sur le nourrisson fragile, emplissait presque la moitié de son corps. Enlacé avec amour, le couple à l'enfant formait une famille heureuse. Malgré sa tristesse, le garçon sourit, content de revoir ses parents adoptifs réunis. Deux ans après cette scène, Isia, emportée par une fièvre, abandonnerait Kazo et leur fils...

– On ne lui dira jamais, si tel est votre souhait, assura-t-elle.

L'Impératrice afficha un air navré.

– Je… je n'en doute pas, répondit-elle d'une voix faible, mais j'ai… j'ai peur qu'il ne le découvre par lui-même. Pardonnez-moi d'avance de ce que je vais faire.

Kazo se raidit. Isia fonça les sourcils, intriguée.

– Et qu'allez-vous faire ? interrogea le bûcheron.

L'Impératrice inspira à fond, la respiration difficile. Elle regrettait son action à venir -et ignorait comment en trouver la force nécessaire.

– Je vais… effacer ce souvenir de votre mémoire, expliqua-t-elle, tremblotante. Si… j'y parviens. Ce ne sera pas douloureux, je vous le promet.

Kazo ouvrit la bouche pour répliquer, mais l'Impératrice fut plus rapide...

– Es araduë na ! cria-t-elle, ses deux mains tendues en direction du couple.

Le bûcheron et sa femme firent la grimace. Leurs visages se détendirent peu à peu, bercés par un souffle magique Paisibles et hagards, le regard vide, ils ressemblaient à des simples d'esprit. Hako comprit d'où venait la confusion dans le cerveau de Kazo. Après avoir effacé le souvenir de cette nuit, sa mère avait faire croire au ménage qu'ils étaient ses vrais parents. Elle le protégeait des soupçons de l'Empereur, bien loin de l'imaginer grandir au pied de son château. Comme disait Kazo : « La meilleure cachette se trouve souvent le plus proche, à l'endroit où on s'y attend le moins ».

Profitant de la confusion du bûcheron et de son épouse, l'Impératrice contempla le nouveau-né, envahie par la tristesse, le visage inondé de larmes. Hako, dressé au-dessus de la rivière, partageait son tourment. Il posa sa paume à la surface, à l'endroit où se tenait sa mère. Ce geste exprimait l'amour profond qu'il lui portait, redevable de son sacrifice. Son image flouta, parcourue par un remue d'eau. Le garçon retira son bras, désireux de voir les adieux dans toute sa netteté -ses adieux, avec sa mère…

– Au revoir, mon fils, murmura-t-elle, la voix brisée. Au revoir…

Le nouveau-né rouvrit soudain les yeux. Il pleura, les doigts tendus vers sa mère, désespéré à la quitter. L'Impératrice détourna le regard, les yeux brouillés de chagrin, attristée d'infliger à son fils ce sentiment d'abandon. Elle fit volte-face et s'avança en direction de la forêt, le pas claudiquant. Freinée par les cris de son bébé et les séquelles de sa blessure, elle gagna tant bien que mal le couvert des arbres.

Hako se frotta le front, préoccupé, anxieux. La séparation déchirante, au fond de la rivière, lui donnait une impression de déjà-vu. Au souvenir de ce traumatisme, une profonde douleur lancina son cœur. Il porta la main à sa poitrine, le souffle anxieux -sans comprendre réellement ce qu'il lui arrivait. Il affaissa un genou au sol, terrassé par la souffrance. Il ressentait le sentiment d'être entraîné par un gouffre béant, de façon inexorable. Que m'arrive-t-il ? songea-t-il.

Ne panique pas, mon garçon, dit la voix du Chêne à l'intérieur de son crâne. Si tu les ignores, ces émotions vont s'évanouir peu à peu. Cependant, si tu y accordes de l'importance, si tu laisses la panique diriger ton âme, cela ne fera qu'empirer.

Le garçon acquiesça lentement. Il se redressa et inspira une grande bouffée d'air. Les yeux embués, il observa la rivière, désireux de connaître le destin de sa génitrice.

L'eau tourbillonna dans un son aquatique. La cabane de Kazo laissa place aux décors d'une clairière enneigée. Le garçon reconnut le sanctuaire sacré de l'Esprit de la Forêt, en période hivernale. Débarrassées de feuilles, ses branches noueuses ressemblaient aux bras d'un géant de bois, dressé au milieu de la neige. Drapé d'un manteau de flocons, son tronc droit scintillait d'une lueur argentée. Sous le ciel étoilé, sa beauté féerique éclipsait les arbres mornes alentours. La glace recouvrait la rivière calme derrière le Chêne. Le vent, souffleur de douces paroles dans les airs, berçait le silence du lieu divin.

Soudain, une ombre humaine pénétra dans la clairière. La lumière de la lune illumina le visage de l'Impératrice, crispé par la douleur physique, mouillé par celle du cœur. Les bras croisés, le teint d'une pâleur cadavérique, elle traîna ses pieds meurtris dans la neige. Son corps tremblait de froid malgré le manteau d'Isia. Son sang, propagé à chacun de ses pas, souillait la clairière d'une teinture noirâtre.

Arrivée au pied du Grand Chêne, la souveraine s'inclina. Habituée à voir les humains s'agenouiller en sa présence, elle affichait une humilité respectueuse devant le protecteur des bois. Les paupières closes, elle posa sa paume ensanglantée sur l'Arbre. Elle paraissait entamer une discussion intérieure avec l'Esprit. Son souffle éreinté témoignait de son agonie proche. Hako éclata en sanglots, incapable de se retenir plus longtemps. A sa venue dans l'endroit sacré, il ne pensait pas découvrir une vérité personnelle si atroce…

L'Impératrice demeura ainsi plusieurs minutes. Le garçon la fixait avec intensité. Il souhaitait imprégner sa mémoire d'une image indélébile de ses derniers instants.

L'Impératrice se releva soudain, les yeux ouverts. Une ferme résignation brillait dans son regard. Elle restait digne même dans un état de faiblesse extrême. La noblesse de son sang se reflétait dans son attitude fière. Au lieu de subir la mort, elle l'attendait, l'acceptait -telle une vielle amie retrouvée après un temps de longue séparation.

Lentement, elle marcha vers la rivière. Le vent soulevait sa chevelure lisse et dorée derrière sa nuque. Un éclat sur-naturel effaçait sa pâleur de moribonde. Par cette nuit hivernale, elle ressemblait à une étoile divine matérialisée en femme. Soudain, une barque apparut au bord de l'eau, à hauteur du Chêne. Hako cria, surpris. L'embarcation venait de surgir en un clin d'œil, sortie du néant. Il assistait sûrement à un phénomène magique très puissant. Petite, dotée d'une paire de rames légères, elle ne pouvait transporter qu'un seul passager. De couleur pâle fluorescente, elle illuminait la pénombre telle un fantôme. Elle flottait calmement sur l'eau, sans point d'attache. Hako se demanda si elle était réelle.

Oui, elle l'est, murmura l'Esprit de la Forêt à l'intérieur de sa tête. Du moins pour ceux qui peuvent la voir.

L'Impératrice prit place dans la barque. Les yeux levés au ciel, elle contempla la lune. Une larme perla sur sa joue, trace d'un terrible désespoir. Elle craignait l'heure de quitter ce monde -non tant pour sa vie elle-même, mais pour celle de son fils. Comment grandirait-il, sans elle ? Qui le protégerait de la haine de l'Empereur, si elle n'était plus là pour le faire ?

– Non, chuchota le garçon.

Il ne voulait pas qu'elle parte. De tous ses vœux, il aspirait à la retrouver, pour lui dire combien il l'aimait, à quel point il était fier de l'avoir comme mère. Elle avait tout sacrifié pour le protéger, pour lui offrir une vie sauve, loin des griffes de son père. Il ne voulait pas qu'elle le quitte à jamais…

– Au revoir, mon fils, dit-elle aux étoiles, comme si elle s'adressait à son nouveau-né. Je t'aime plus que tout au monde.

L'assurance contrôlait sa voix, signe de sa transformation.

–Tu grandiras loin du château, ajouta-t-elle. Ces bûcherons sont des gens biens. Tu seras heureux dans ta nouvelle famille, j'en suis sûre. Un jour, tu apprendras qui tu es vraiment, ce qui s'est passé cette nuit. Tu comprendras, je l'espère, pourquoi j'ai dû t'abandonner. Et alors tu accompliras ton destin…

Hako s'agenouilla à terre, en proie à un chagrin immense. Il comprit ce qu'il se passait -la mort imminente de sa mère. S'il connaissait d'avance la fin de l'histoire, il n'arrivait pas à l'accepter. Le deuil était trop insupportable. Quelque chose devait nécessairement arriver, empêcher ce drame. Ce ne pouvait être possible autrement…

L'Impératrice essuya ses larmes d'un revers de manche. Elle s'empara des rames et commença à naviguer. L'embarcation ne laissait aucun sillage derrière elle. Elle semblait frôler la surface de l'eau au lieu de flotter.

Au milieu de la rivière, elle disparut, aspirée comme elle était venue -par le néant. Hako tressaillit, ébranlé d'une stupeur inconsolable. Où est-elle passée ? se demanda-t-il, le cœur battant à tout rompre. Pourquoi a-t-elle disparu ? Il connaissait la vérité mais refusait de l'admettre. L'image au fond de la rivière fut remplacée par son propre reflet.

Elle est passée dans l'autre monde, répondit l'Arbre.

Le garçon sentit son souffle se glacer. Annoncée par le Chêne, l'horrible réalité prenait sens...

Est-elle…. morte ? demanda le garçon d'une voix brisée.

L'Esprit inspira d'un air douloureux. Pour un enfant de dix printemps, le poids de cette découverte était insupportable...

La mort n'est qu'un passage, Hako, expliqua-t-il.

Sa voix douce émanait d'une profonde intelligence. Il ne semblait pas seulement sage -il représentait l'incarnation de la sagesse elle-même.

Ta mère est heureuse là où elle est, je te le promet, ajouta-t-il.

Le garçon secoua la tête, insatisfait de la réponse.

Mais… comment est-ce possible ? demanda-t-il, bouleversé. Je veux dire… elle n'est pas partie d'une façon… normale.

Le Chêne émit un grognement incertain.

Qui sommes-nous pour juger de ce qui est normal et ce qui ne l'est pas ? dit-il. La normalité est une notion bien subjective. Elle diffère selon les opinions. Par exemple, les humains te jugent différent à cause de ta magie -et donc hors des normes fixées par la société. Mais de ton point de vue, ta magie est naturelle ; les autres hommes et leur société, aveugles à la vraie nature des choses, ne le sont pas…

Hako, gêné par ses pleurs, renifla. De la morve gluante coulait sous son nez.

Ta mère est partie à la manière des personnes de sa condition, ajouta-t-il, mystérieux.

Le garçon se rappela du sortilège d'amnésie, lancé sur ses parents adoptifs. Malgré ses forces défaillantes, l'Impératrice avait dressé un ultime bouclier sur son fils, puisé dans ses dernières forces. Son sacrifice dépassait les plus grandes prouesses des héros d'antan. Elle méritait une chanson, clamée dans tout le royaume par les troubadours…

Elle était magicienne ?

Oui, répondit l'Arbre. C'est elle qui t'a refilé ce don. Regarde ta tâche de naissance.

Il retourna son avant-bras gauche. Il fixa la marque brunâtre étalée sur sa peau telle un jet d'encre. Sa forme étrange évoquait un galet, aux contours arrondis à la perfection.

C'est le symbole de ta magie, révéla le Chêne. La trace visible laissée sur ton corps.

Il opina, les pensées égarées. Cette révélation ne l'affectait pas vraiment. La mort de sa mère, doublée de la cruauté de son père, assombrissait sa curiosité enfantine. Fauché par ce lourd fardeau, il s'assit à terre. Il enroula les bras autour de ses genoux, la tête baissée au sol.

L'expression de l'Empereur, à l'annonce de la prophétie, surgit dans sa mémoire. Il ravala sa salive, la gorge desséchée, un goût âpre collé aux lèvres. Pourquoi le détestait-il à ce point -au point de vouloir le tuer ? Qu'avait-il fait pour mériter ce châtiment ? Il se rappela les paroles de l'Enchanteresse : « Grâce à sa magie, dont vous êtes dépourvu, il contrecarrera vos projets et prendra le trône ».

Ce n'est pas moi qu'il hait, se dit-il alors pour se rassurer. C'est la personne qu'il pense que je deviendrais -ou que je suis destiné à être. Mais pourquoi ? Pourquoi la sorcière avait-elle eu cette vision dans les flammes ? Comment était-ce possible ? Élevé par un bûcheron, il ne caressait pas le désir d'accéder au commandement impérial. La vieille femme se trompait, voilà tout...

Un autre doute troubla son âme. Son père avait interdit aux chasseurs de tuer son épouse. L'amour, effacé par l'art divinatoire pour son fils, restait intact envers safemme. Désobéi par sa maîtresse, il avait causé sa mort de façon indirecte. Après une telle faute, les remords devaient le ronger jusqu'au désespoir…

Il releva la tête. Comme en réponse à son tracas, l'eau remua en spirale. Une nouvelle image apparut. Intrigué, il se releva et observa la rivière. Il reconnut aussitôt la cour du Château-Noir, où avait fui sa mère. Un hoquet d'horreur s'échappa de sa bouche. A l'écart près d'un temple en l'honneur du dieu guerrier, il aperçut Tsyla agenouillée telle un condamné.

Le visage enflé par les coups, elle affichait le haut du corps nu, les seins rebondis à l'air libre. Ses poignets graciles, élevés et attachés par des chaînes métalliques à un large pilier de fer, portaient de vives meurtrissures. Hako ressentit une pitié intense pour sa sauveuse. Il n'oublierait jamais son secours auprès de sa maîtresse. Sans elle, l'Impératrice n'aurait pu fuir la chambre à temps...

Une cinquantaine de soldats, vêtus d'un surcot au dragon rouge, entouraient le lieu de torture. Certains se tenaient debouts, d'autres posés sur les remparts ou les toits des habitations alentours.En voyant la scène, ils ressentaient des émotions diverses. A la lumière des torches, leurs visages exprimaient l'excitation, le sadisme, l'effroi, l'horreur ou le dégoût. Personne, toutefois, ne restait indifférent.

Un soldat, assis sur le chemin de ronde, balançait ses jambes dans une attituderelaxée. Il profitait de la torture comme d'un spectacle de rue. Posté devant le temple, un hallebardier s'appuyait sur son arme, les doigts moites, angoissé. Deux gardes échangèrent un regard pervers. Les mains frottées l'une contre l'autre, ils jouissaient de la souffrance de la nourrice. Un homme freluquet ricana d'un air sournois, une chope de bière à la main. Furieux et attristé, la garçon aurait voulu intervenir dans cet évènement passé...

La silhouette d'un homme, dressé dans le dos de la femme, attira son attention. Par le froid de la nuit hivernale, il portait un manteau noir fourré d'hermine. La couronne dorée, ceinte sur sa tête, contrastait avec le rougeoiement des torches. Un fouet enroulé dans sa main, les jambes écartées, il projetait sur la nourrice une ombre menaçante.

Les yeuxternis de pleurs, les traits crispés par le désespoir, son père fixait la servante. Une haine palpable exhalait de sa personne.Sourd à ses plaintes, il déroula le fouet d'un geste sec. Tsyla poussa un cri aigu, terrifiée. La colère de l'Empereur explosa d'un coup.

C'EST TA FAUTE ! hurla-t-il. ELLE EST MORTE PAR TA FAUTE !

Schlac ! La liane s'abattit sur la peau de la femme. Elle se cambra de douleur, le souffle coupé. Les chaînes teintèrent d'un cliquetis de ferraille. Une ligne rouge se dessina sur son dos. Un long gémissement vibra ses cordes vocales. Peu à peu, elle se calma, habituée à la souffrance, la respiration apaisée. D'une voix faible, elle trouva le courage de répondre à son bourreau :

– Non. C'est vous… qui l'avez tué. Votre… catin a porté le coup de grâce, mais vous… avez donné l'ordre…

Ces paroles blessèrent le souverain plus qu'un carreau d'arbalète. Ses doigts, sans force, lâchèrent le fouet. Pareil à un serpent à sonnettes, l'instrument se déroula et atterrit au sol. L'Empereur se laissa tomber à terre, le regard porté au loin, vers les grandes portes. Hako partageait son deuil : étrangement, il se sentit uni à son père, son assassin, dans le tourment. Ils éprouvaient les mêmes sentiments envers une femme aimée, l'un comme une mère, l'autre comme une épouse…

– Non, ce n'est pas vrai, répliqua-t-il à la manière d'un enfant perdu, remis en cause par ses précepteurs. Je… lui avais dit de ne pas la tuer. J'avais donné l'ordre de la ramener en vie… Je… je ne pensais pas…

Il se coucha au sol, les jambes pliées, les bras derrière la nuque. Il observa le ciel étoilé comme s'il y cherchait l'âme de sa femme défunte. Sa couronne roula au sol. Le métal précieux frotta la terre, tournoyant avant de basculer. Les soldats poussèrent des exclamations de surprise.

– Votre Excellence ! appela un officier, alarmé par la situation.

Néanmoins, personne n'osait l'approcher -et encore moins ramasser l'objet sacré.

– C'est ta faute, répéta-t-il d'un ton puéril, désespéré. Si tu ne l'avais pas prévenu, elle n'aurait pas fui. Elle serait encore en… en vie…

Tsyla étouffa un sanglot. Pendue aux liens de fer, elle tentait vaille-que-vaille de trouver une position confortable.

– Jamais… jamais elle... ne vous aurait laissé lui prendre… son fils, répliqua-t-elle d'un ton pénible, entrecoupé. Elle aurait préféré... se tuer plutôt que de vous le donner…

Le monarque ne semblait pas l'avoir entendu.

– J'ai perdu mon épouse, ma maîtresse et mon fils en une seule nuit, dit-il d'une voix brisée.

Hako sentit une larme chaude goutter sur sa joue, touché par les regrets de son père. Forcé par la prophétie, il n'avait pas voulu ce drame…

– Vous… n'êtes pas le seul à la… la pleurer, répliqua la servante d'un air venimeux. J'ai perdu une amie… cette nuit. A cause de vous.

Elle fondit en larmes. Capable de supporter la morsure du fouet, elle ne pouvait guérir ses plaies intérieur -seul le temps le pouvait.

– Je n'avais pas le choix, expliqua l'Empereur. Le garçon mettait en danger la paix de l'Empire. Il devait mourir -pour le bien de tous.

Effrayé par ses paroles, abandonné de l'amour d'un père, le garçon sentit son cœur se serrer. Il nota tout de même l'usage de l'impératif. Il me croit mort, songea-t-il, sans savoir si cette nouvelle le rassurait ou l'attristait.

La réponse de la servante résonna en écho de ses propres pensées -de sa propre révolte :

– Vous… aviez… le choix, répliqua-t-elle, fulminante, le visage mouillé, les yeux bouffis. Et vous avez... choisi la mauvaise voie…

Soudain, l'Empereur se dressa sur son séant. Absent, son œil vide de moribond contempla les grandes portes. Il semblait graver dans sa mémoire la dernière image conservée de son épouse défunte. A voir son père regretter la mort de sa mère, ses erreur et sa décision fatale, Hako éprouva une émotion intense. Ses larmes coulaient à flot, telles une fontaine inépuisable. L'ironie voulait qu'un supposition d'avenir aie brisée une famille, provoquée ce désastre…

Le souverain émergea peu à peu de ses pensées. Sous le regard de ses sujets, il devait rester calme. Ses ennemis useraient d'une moindre faiblesse contre lui. Il se releva avec dignité. Il posa la main sur son cuir chevelu : dénudé de couronne, il paraissait vulnérable devant la cour. Il chercha du regard l'objet sacral, étendu à quelques pas de lui. Il s'avança ; le bruit de ses bottes en cuir, frappées sur le sol, troublait le silence. Il se courba pour ramasser sa couronne. Une fois remise sur sa tête, elle lui rendit un éclat impérial.Ses nouveaux gestes, pleins de contrôles gracieux, dissipèrent son malaise récent.

Il se retourna vers la prisonnière. Tremblante, elle l'entendit se rapprocher du poteau. Contre toute attente, l'Empereur piétina le fouet au lieu de le ramasser. Arrivé derrière Tsyla, il sortit un trousseau de clés de la poche de son manteau. Il leva le bras et déverrouilla la serrure qui maintenait les fers attachés. Libérée, à bout de force, la servante se massa les poignets. Elleleva vers son bourreau un regard surpris. L'Empereur rangea les clés dans sa poche et s'éloigna en direction des appartements royaux.

– Reconduisez-la dans sa chambre, ordonna-t-il au sergent. Veillez à ce qu'elle soit soignée et nourrie.

Il fendit la foule des soldats qui s'écartaient à son passage, fascinés. Quatre hommes vinrent relever Tsyla, attentifs aux directives de l'Empereur…

La vision au fond de la rivière s'effaça, emportée par un tourbillon. Même après la disparition de l'image, le garçon garda les yeux fixés à la surface. Ses pensées s'articulaient autour d'un seul point : que faire de cette découverte ? Que faire à propos de mon père ? songea-t-il. Il devait le voir, au moins une fois. Lui demander des explications, lui montrer sa survie…

Sans qu'il y prête attention, ses pas commencèrent à le mener vers les Trois-Collines. Il se trouvait soudain au milieu de la clairière, dos au Grand Chêne, sous le regard intrigué de Nuoza et Zön-Ki.

Je sais ce que tu t'apprêtes à faire, dit le Chêne. C'est une mauvaise idée.

Hako s'arrêta, retenu par les sages avertissements de l'Esprit. Il se retourna et toisa le tronc vivant d'un air de défi.

– Il est mon père, répliqua-t-il tout haut.

Ces mots, sortis de sa bouche, prenaient un réel sens. Le palais asséché par la terrible vérité d'un père infanticide, il ajouta :

– Le dernier parent qu'il me reste.

Le Grand Arbre soupira, triste d'anéantir ses espoirs infantiles.

Ton vrai père est le bûcheron, répondit-il. L'Empereur a essayé de te tuer quand tu étais petit. Il a le cœur mauvais. Tu ne réussiras pas à la raisonner. Si tu entres dans son château, tu n'en sortiras pas vivant.

Gagné par la peur, le garçon sentit sa respiration s'accélérer. Son esprit lui commandait de rester -mais son cœur désirait voir son géniteur et le palais de ses ancêtres. Mauvais ou non, l'Empereur demeurait son père ; il se devait de le trouver. Les années l'avaient peut-être changé. Avec l'âge, les hommes s'adoucissaient et leur vanité cédait place au regret. Et puis, bien qu'il répugnait à se l'avouer, ses origines prestigieuses réveillaient en lui une fierté enfantine. Le sang des princes coule dans mes veines, songea-t-il, gonflé par un sentiment nouveau -l'orgueil. Si Azïn, ce simple fils de forgeron, l'apprenait, il n'oserait plus jamais le prendre de haut...

Ne te réjouis pas trop vite, mon garçon, le réprimanda le Chêne. Et évite de te comporter comme tes semblables ; la condescendance est un maux exécrable. Si on ne le tue pas à la racine, il se développe à mesure que l'on grandit.

Hako baissa la tête, honteux de ses pensées. Il devrait plutôt se sentir souiller de partager le sang d'un être tyrannique, capable de sacrifier son fils pour les paroles d'une sorcière...

Rappelle-toi pourquoi tu es ici, ajouta le Chêne. Je t'ai appelé pour sauver le monde.

Le garçon releva les yeux. Il claqua la langue, irrité. Le mystère tissé autour de cette menace commençait à l'impatienter. Le Grand Arbre montrait son passé rempli de drames -et maintenant il voulait le voir en héros, lui, un simple garçon…

Tu n'es pas un simple garçon, fit remarquer l'Arbre. Tu es un magicien -comme l'était ta mère.

La mention de l'Impératrice arracha à Hako un sanglot incontrôlable.

Et comment suis-je supposé vous aider ? répliqua-t-il. Je ne connais même pas la nature du danger...

Approche-toi de la rivière et tu le sauras,répondit l'Esprit.

Hako se mordit la lèvre, hésitant. Malgré sa hâte de quitter la clairière, il brûlait de comprendre la raison de sa présence ici.

Viens, ajouta l'Arbre d'un ton impérieux. Tu le regretteras, sinon.

Le garçon ne put ignorer la justesse de ces paroles. Il connaissait le chemin des Trois Collines ; le château de son père ne bougerait pas. Et puisque personne ne l'attendait, il pouvait prendre tout son temps…

Il s'avança jusqu'à la rive. Son reflet à la surface l'observait. Il lisait dans son regard l'impatience excitée de son cœur, accentuée par l'attente dressée autour de cette révélation. Quel danger courrait l'Empire ? Et surtout, comment pouvait-il l'empêcher ?

Comme en réponse à ses pensées, la rivière s'agita. Sa silhouette laissa place aux décors d'une crevasse enflammée. L'image de la lave brûlante, contrastée avec l'eau cristalline, l'aveugla. Il crut voir l'enfer du dieu Grashka, avant de se raviser : il s'agissait sûrement d'un volcan.

Il se rappela des murmures du vent : « Les hommes ont rallumé le volcan ». Durant leur marche jusqu'à la clairière, Zön-Ki avait aussi mentionné ce terme. Il ne croyait pas à une coïncidence : la menace possédait un lien avec les volcans. Trouverait-il enfin la signification de ces paroles ?

Un bruit métallique, noyé sous le crachotement de la lave, teintait aux oreilles. Sur un cratère recouvert de cendres, au-dessus du feu enveloppé de brume, des centaines d'hommes travaillaient. La lave grésillante éclairait leurs visages sales et couverts de suie.

Pareils à des démons, ils avaient les yeux rouges dénués d'expression. La sueur inondait leur peau souillée, trace d'un effort épuisant sous une chaleur torride. Munis de pioches et de pelles, ils creusaient la terre dans un même mouvement. Hako eut l'image d'une colonie de fourmilles en labeur.

Qui sont ces hommes ? demanda-t-il.

Les travailleurs de ton père, répondit l'Esprit. Ils ont vendu leur âme contre de l'or. L'Empereur les garde enfermées dans un coffre de son château.

Le garçon grimaça, horrifié. Une terrible angoisse tenailla son cœur. Il imagina des âmes, sortes de fantômes difformes, flotter au fond d'une caisse verrouillée. Séparées de leurs corps, torturées par leur maître, elles hurlaient avec une détresse folle. La cruauté de son géniteur, prêt à sacrifier l'esprit de ses sujets pour des travaux le révoltait -et le submergeait d'une honte féroce.

Comment peut-on vendre son âme contre de l'or ? s'enquit-il, incapable de concevoir une telle abomination.

Certains hommes sont prêts à tout pour amasser le plus d'or possible, répondit le Chêne. D'autres n'ont que ce choix pour survivre. La société humaine fonctionne ainsi. L'or a plus d'importance que toute autre chose.

Le garçon secoua la tête, désespéré. La bêtise humaine -l'ignorance humaine, le surprendrait toujours. Les animaux, eux, ne connaissaient pas ce problème...

J'ai honte d'être comme eux, avoua-t-il, malgré lui.

Tu n'es pas comme eux, assura l'Arbre. Tu as plus ta place ici que nulle part ailleurs. Au château de l'Empereur, tu ne trouveras que la peine et la souffrance.

Désireux de répliquer, le garçon dut admettre la vérité de ce discours. Il passa outre sa répulsion, le regard attentif au moindre mouvement des travailleurs. Des objets, rectifia-t-il en son for. Des marionnettes de l'Empereur. Il les faisait danser dans un grand bal, pour son bon plaisir -pour sa propre ambition.

L'image suivit le vol d'un oiseau noir au-dessus des travailleurs. Le garçon laissa échapper un cri de surprise. Il venait de reconnaître Zön-Ki.C'est moi qui l'ai prévenu, à propos du volcan, avait dit l'espion, chargé de recueillir des nouvelles pour le Grand Esprit. Il comprenait à présent le sens de ces dires…

La corneille survola une passerelle en bois, instable, sertie d'une corde en guise de rampe. Elle reliait le cratère des travailleurs à l'entrée du volcan, au-dessus d'un fleuve de lave, pareil à une langue flasque et orange.Quatre hommes marchaient sur le pont, deux équipés d'armures, deux vêtus de capes. Obscurcis par un brouillard épais, ils ressemblaient à des spectres. Agrippés aux cordes à la manière de montagnards au sommet d'un pic, ils avançaient avec prudence.

Arrivé au milieu du pont, l'homme de tête émergea de la brume. Le garçon émit un hoquet de surprise, stupide face à la soudaine apparition de son père. Il frissonna à la vue de ce visage anguleux, aux yeux gris, froids comme l'acier.

Le deuxième homme attira aussi son attention. Une cape jaune, agrafée par des attaches en argent à ses épaules, glissait sur le bois derrière lui. Il portait une tunique verte émeraude en tissu, un bas de la même couleur, une ceinture en cuir brun et des bottes hautes.

On apercevait une fiole d'azur brodée au niveau de sa poitrine, à moitié pleine, sur champs d'or. D'origine Yuotéienne, petit, maigre, il avait des traits émaciés et un front bombé. Une barbe fournie parsemait ses joues creuses et son menton fourchu.Des sourcils noirs broussailleux soulignaient ses yeux verts intenses. Son regard fou interpella Hako, semblable à celui d'un vagabond sénile, passé par son visage trois ans plus tôt.

L'Empereur tourna soudain la tête vers son serviteur.

– Quand aurons-nous réuni suffisamment de métaux ? s'enquit-il, le son de sa voix noyé sous le bruit des travailleurs.

Les lèvres minces du Yuotéien s'étirèrent en un sourire confiant. Il joignit les mains, la tête légèrement inclinée vers son maître.

– Dans deux mois, Votre Magnificence, répondit-t-il. Je l'espère...

L'Empereur se retourna brusquement. Dressé sur la passerelle face à son acolyte, ceint d'une couronne pointue et vêtu d'une cape rouge, il ressemblait à un démon de feu. Surpris par sa halte, l'Yuotéien perdit l'équilibre. Il se rattrapa précipitamment à la corde. Les deux soldats s'arrêtèrent, solennels, comme s'ils avançaient le long d'une allée pavée. Mal-à-l'aise au milieu du pont instable, le barbu jeta un coup d'œil inquiet au fleuve de lave.

– Tu l'espères ? répéta le souverain, réprobateur.

Percé par son regard foudroyant, l'Yuotéien baissa la tête. Ses doigts agrippés sur la rampe tremblaient. A la cour, décevoir l'Empereur est presque aussi dangereux que de le trahir, disait Kazo...

– Tu devrais espérer ne pas t'être trompé, répliqua l'Empereur, menaçant. Je déteste les fausses estimations…

Il tourna les talons et reprit sa marche. Hébété, planté sur place, son serviteur cligna des yeux plusieurs fois. Lorsqu'il eut retrouvé ses esprits, il se hâta de rejoindre le souverain.

– Nous faisons au plus vite, je vous assure, balbutia-t-il, mais il nous manque des travailleurs et...

– Ce n'est pas un problème, l'interrompit l'Empereur. Je peux t'amener une centaine de nouveaux travailleurs dans les prochaines semaines.

Ils arrivèrent sur le cratère. Le souverain, immobile, contempla les ouvriers à la tâche. Le barbu, un peu en retrait, suivit la direction de son regard. Les reflets argentés des outils miroitaient dans ses prunelles démentes. Il leva la tête vers son maître, craintif.

– Merci, Votre Magnificence, répondit-il plein de reconnaissance, mais... il me faudrait aussi… j'aurais besoin de plus de soldats. Vous savez... cette région est infestée de tribus nomades hostiles à l'Empire et...

– J'y ai pensé, le coupa son maître. Mes guerriers sont en train d'acheminer ici un dragon des montagnes. Il suffira à tenir les barbares à distance.

Le serviteur poussa une exclamation horrifiée. Un frémissement parcouru l'échine de Hako : il comprenait sa réaction.

– Vous avez capturé un dragon ? fit-il d'une voix sur-aiguë.

L'Empereur se tourna vers l'Yuotéien. Une lueur d'orgueil pétillait au fond de ses pupilles.

– Mon pouvoir est plus puissant que tu ne l'imagines, répondit-il, mystérieux. Je contrôle beaucoup de choses, mais pas tout. C'est pourquoi ce projet est important.

Il posa la main sur l'épaule de son serviteur, d'un geste paternel.

– Tu es mon meilleur alchimiste, dit-il. Je compte sur toi pour réussir à me construire cette horloge magique capable de contrôler le temps.

Il fixa un point vers le ciel, rêveur. Le bras dressé en l'air, il ferma le poing, symbole de sa détermination.

– Avec un tel pouvoir, ajouta-il, je pourrais changer le cours du destin…

Il tapota la joue du sorcier avant de retirer sa main. Submergé par l'émotion, l'Yuotéien se prosterna à ses pieds.

– Je réussirais, Votre Magnificence, assura-t-il, ou je mourrais de honte.

L'Empereur le releva par la force de ses bras. Le mage essuya du doigt ses yeux humectés de larmes.

– J'ai confiance en toi… ne me déçois pas, prévint le souverain d'une voix grave.

Il pointa l'index vers lui, pareil à un instituteur contre un garçon fautif. Le magicien loucha vers le geste, tel un prisonnier face à un instrument de torture.

– Je te donne cinq mois pour y parvenir, pas un de plus, annonça-t-il.

L'alchimiste s'inclina, signe qu'il optimiserait au mieux les ordres de son maître. Ils observèrent ensemble les travailleurs, silencieux. Hako perçut un mouvement sur un rocher au-dessus du cratère : Zön-Ki venait de décoller. L'image se mouva au rythme de son vol, rendue floue par sa vivacité. Il monta dans les airs, à mesure que le gouffre s'étriquait.

Couvert de cendre et de suie, semblable à un bébé dragon, il surgit à l'extérieur. Le ciel nébuleux paraissait le reflet de la terre grise, dévastée, fissurée de crevasses et de volcans. Pour décrire ce paysage, le garçon pensa à une montagne recouverte des cendres jetées par un géant. A l'horizon, en direction du nord, il distingua une vaste plaine jaunâtre.

Noir de plumes, la corneille disparut bientôt entre les nuages. Un tourbillon emporta la vision. Hako se retrouva face à son propre reflet. Il éprouvait une sensation étrange, comme s'il s'éveillait d'un cauchemar. A côté du volcan de l'Empereur, la clairière ressemblait à un lieu paradisiaque.

Les deux mains posées sur sa tête, il tria ses pensées. Il essayait de se remémorer l'échange entre l'Empereur et l'alchimiste. A quel moment avaient-ils mentionné une menace ? songea-t-il. La réponse semblait évidente. Le dragon…

Non, tu te trompes, dit le Chêne. Cette créature ne constitue pas un danger pour le monde.

Il fronça les sourcils, dans un effort de réflexion. L'Empereur avait capturé le dragon pour garder l'entrée du volcan, pour protéger ses projets par pour anéantir le monde. Son alchimiste devait lui construire une chose magique. Une horloge… oui c'était cela. Une horloge pour contrôler le temps. Pourquoi ? se demanda-t-il.

S'il possède le temps, il peut devenir immortel, répondit le Grand Esprit.

Le garçon tourna la tête vers le Chêne.

– Immortel ? répéta-t-il à voix haute.

Cette idée l'effrayait. Non content d'emprisonner l'âme de ses serviteurs, l'Empereur voulait vaincre la mort elle-même. Son ambition considérable s'opposait aux principes de la nature…

Tous les hommes souffrent d'être mortels, expliqua l'Arbre. Depuis toujours -et pour longtemps encore, ils ont rêvé de trouver l'immortalité. Ton père ne fait pas exception.

Hako opina, conscient de cette vérité. Visionnaire de l'esprit des hommes, il savait à quel point ils craignaient la mort.

Mais ce n'est pas tout, poursuivit le Chêne. Il souhaite aussi empêcher la prophétie de se réaliser.

Le garçon ressentit un vif pincement au cœur.

Celle de l'Enchanteresse ? interrogea-t-il.

Oui. Il sait au fond de son cœur que tu es encore en vie, quelque part dans son Empire. Il n'a pas oublié les dires de la sorcière. Chaque nuit, il fait des cauchemars. Il te voit revenir au palais et lui prendre le trône. Si tu entres dans son château, il ne te laissera pas en sortir…

Les larmes montèrent à ses paupières. Il se mordit la langue pour les refouler.

Mais je ne veux pas lui prendre le trône ! répliqua-t-il d'une voix naïve. Je n'ai jamais désiré le pouvoir…

Le Chêne soupira, las du cours des évènements.

Ce sont souvent les personnes n'ayant aucune attirance pour le pouvoir qui mériteraient le plus de régner, fit-il remarquer. C'est ton destin, Hako, que tu le veuilles ou non...

Le garçon ferma les yeux, bouleversé. En quelques heures, il venait d'apprendre la mort de sa mère, la haine d'un père infanticide et sa destinée d'Empereur...

Ta mère est partie, dit l'Arbre avec tristesse. Elle ne reviendra plus dans ce monde. Cependant, elle n'est pas morte -pas de la façon dont tu l'entends, en tout cas. Un jour, tu comprendras.

Il rouvrit les yeux. Soudain, la clairière lui parut moins lumineuse, comme si le soleil déclinait. Il observa son visage dans l'eau, attentif à ses traits tirés par le chagrin. Les révélations sur son passé le transformaient : du petit garçon inconscient des dangers, il devenait un enfant mûri par ses traumatismes.

A présent, il pouvait répondre aux désirs du Chêne, prêt à supporter n'importe quel fardeau.

Qu'attendez-vous de moi ? demanda-t-il.

Après tout, le Grand Esprit l'avait appelé pour cette raison -pour sauver le monde.

Je veux que tu restes dans la forêt, répondit l'Arbre. Je t'apprendrais à contrôler ton pouvoir. Je serais ton maître -comme j'ai été celui de ta mère.

Il tourna brusquement la nuque vers le Chêne, au risque d'attraper un tortis-colis.

Vous l'avez entraîné ? fit-t-il, stupéfait.

Oui, répondit l'Esprit. Elle s'absentait longtemps du château pour se promener seule en forêt. Personne ne savait où elle se rendait, pas même sa fidèle servante. Elle venait à moi pour apprendre à contrôler son pouvoir. Lorsque je l'appelais pour la première fois, elle approchait de l'âge adulte. Mais il n'était pas trop tard pour commencer sa formation. Tandis qu'elle marchait un jour en forêt, Nuoza la conduisit jusqu'à la clairière sacrée. A partir de ce moment, elle revint régulièrement pour s'entraîner.

Le garçon sourit, égayé d'apprendre cette vérité. Si son père l'épouvantait par ses actes ignobles, sa mère le remplissait de fierté par ses sacrifices. Résolu à lui ressembler, à la prendre pour modèle, il souhaitait aussi devenir l'élève du Chêne. Est-ce que je suis fou ? avait-il demandé à Zön-Ki. Si tu n'apprends pas à contrôler ton pouvoir, avait répondu la corneille, tu vas sûrement le devenir...

Un autre souvenir lui coupa la respiration.

C'est pour cela qu'elle est venue à vous, lorsqu'elle sentait la… la mort approcher, dit-il. Qu'elle est entrée dans cette...

Il essaya difficilement de se remémorer la scène de la clairière enneigée.

– ...barque, acheva-t-il.

C'est vrai, admit l'Esprit.

Le garçon acquiesça, rassuré. Au moins, sa mère était partie d'une manière noble, féerique -cette réalité atténuait son deuil.

Et ensuite ? demanda-t-il. Lorsque j'aurais appris à contrôler mon pouvoir ?

Quand tu seras prêt, répondit le Chêne. tu partiras au volcan de l'Alchimiste et tu détruiras l'horloge.

Malgré la peur inspirée par une telle mission, le garçon voulait poser toutes les questions nécessaires.

Ont-ils déjà commencé à la construire ? demanda-t-il.

Les travaux ont bien avancé, expliqua l'Arbre. L'image dans la rivière remonte à plus de trois mois. Les travailleurs ont recueilli de rares cristaux appelés « netaks », dans le terre du volcan. L'Alchimiste en avait besoin pour y puiser la magie capable d'activer l'horloge.

Trois mois... L'Empereur avait laissé cinq mois à son serviteur pour lui créer son horloge. Dans deux mois, elle serait prête.

Pensez-vous qu'il puisse y parvenir ? interrogea-t-il.

Cet homme est un puissant alchimiste. Il réussira, je n'ai aucun doute là-dessus. Tu dois l'en empêcher, pour la survie du monde.

Hako fronça les sourcils.

Je ne comprends pas, dit-il. Pourquoi voulez-vous contrecarrer à tout prix les projets de mon père ? Que vous importe qu'il devienne immortel ?

Il sentit l'Arbre grogner dans son esprit, pareil à Kazo d'humeur contrariée.

Réfléchis un peu, mon garçon, dit-il. Tu sais qu'il est impossible de contrôler le vent. Le temps est une chose complexe, indéfinissable, infinie, immortelle. Crois-tu que ton père et son Alchimiste parviendront à le contrôler ? Non, c'est impossible. Ce pouvoir dépasse leur entendement. S'ils construisent leur horloge, ils ne réussiront qu'à dérégler le temps. Le passé, le présent et le futur s'entremêleront pour former une toile de ténèbres. Le monde sombrera dans le chaos. Les êtres et les choses seront engloutis dans le gouffre de l'éternité.

Il marqua une pause. Hako le regardait, pétrifié.

Tu vois pourquoi j'ai besoin de toi, dit-il Tu es le seul être capable de réussir à empêcher cela, grâce à ton don magique. Je sais que tu es jeune et que ce que je te demande est difficile, mais je ne le ferais pas s'il existait une autre solution, crois-moi. Pense à ceux que tu aimes. Pense à ton père adoptif. Ton village disparaîtra si tu ne fais rien.

Une larme roula dans ses paupières. A un âge où les garçons jouaient avec insouciance, il devait déjà accepter une grande responsabilité. Incapable d'en supporter davantage, il fondit en larmes.

Pleure, mon garçon, pleure sans honte, dit l'Arbre. Les larmes guérissent la douleur plus que les mots de réconfort.

Hako se frotta les yeux de la main. Soudain, il releva la tête. Un craquement dans les fourrées attira son attention.Par réflexe, il tendit son esprit en avant. Un chevreuil, songea-t-il, surpris. Et un cerf. Il sentait la présence d'autres animaux, une vingtaine au moins. Il recula en poussant une exclamation de frayeur.

Ne crains rien, dit le Grand Esprit, rassurant. Je les ai appelé pour qu'ils te voient.

Le garçon tenta de se calmer. La silhouette d'un ours se découpa entre les arbres. Il retint son souffle, les battements de son cœur irréguliers. Selon Kazo, ces animaux pouvaient transpercer un humain d'un seul coup de griffes...

Voici Garzi, annonça l'Arbre. Le chef des animaux de la forêt. Il est le plus sage et le plus fort d'entre tous. Il voulait te rencontrer.

Les buissons craquèrent et l'ours entra à quatre pattes dans la clairière. Gigantesque, il faisait apparaître Kazo frêle et chétif. Ses poils bruns clairs prenaient une teinte orangée sous les rayons du soleil. A mesure qu'il avançait, la terre tremblait sous lui. Ses yeux sombres le fixaient d'un regard pénétrant. Son attitude, imprégnée d'une force tranquille, dégageait un charisme rassurant. Arrivé à quelques pas de lui, il s'arrêta. Le garçon attendait, intrigué.

Garzi prit alors la parole, d'une voix grave et profonde. Il lui rappelait le maire du village, lors de ses discours face aux habitants :

– Les animaux de la forêt forment une seule et même famille : ours, loups, écureuils, corneilles, chevreuils, daims, cerfs, lapins, lièvres, renards ; nous sommes tous les fils et les filles du Grand Esprit.

Hako resta impassible, mal-à-l'aise au milieu de tant d'animaux. A travers sa façon de s'exprimer, il comprit pourquoi les animaux le reconnaissaient en chef. Ils s'observèrent en silence, quelques instants.

– Nous sommes prêts à t'accueillir au sein de notre famille, petit garçon, poursuivit Garzi. Ici, nous sommes tous égaux. Personne n'est rejeté à cause de ses différences. Si tu restes ici, nous t'offrirons plus que les hommes ne t'ont jamais donnés. Tu auras de l'amour, de la protection. Tu vivras en paix et en sécurité.

Le garçon songea à Azïn, aux enfants du village. Ils exécraient sa personnalité, au lieu de l'accepter comme tel. Le seul être à partager son amitié était une corneille. A part les sarcasmes, le mépris et la violence, que lui avaient apporté les humains ?

Non, se dit-il, le visage inondé de larmes. Ce n'est pas vrai. Un homme l'aimait de tout son cœur -Kazo. Un sourire mélancolique aux lèvres, il pensa à l'image de ses parents adoptifs réunis en famille, le regard attendri à la vue du nourrisson. Si le bûcheron ne voyait pas toujours ses émois, il s'appliquait au mieux dans son rôle de père.

– Kazo… m'aime et me protège, répliqua Hako.

L'ours opina lentement.

– C'est un homme bon, admit-il. Mais peut-il te protéger de toi-même ?

Hako détourna la tête, incapable de soutenir son regard sévère. Il savait de quoi il parlait -mais ne voulait pas en discuter.

– Seul le Grand Esprit peut t'aider à contrôler ton pouvoir, ajouta Garzi.

Le garçon baissa la tête pour cacher son air abattu. Comprenait-il ce qu'il lui demandait ? Quelle serait la réaction de Kazo s'il l'abandonnait ? Le bûcheron souffrait déjà d'avoir perdu Isia : Hako ne lui imposerait pas une nouvelle épreuve. Il ne pouvait accepter l'offre du Chêne, si alléchante puisse-t-elle paraître.

Il songea à la mission confiée par l'Arbre : détruire l'horloge pour sauver le monde. L'Empereur, assoiffé de goûter au plaisir de l'immortalité, menait son projet avec une détermination implacable. Il ne se rendait pas compte des causes dramatiques de ses actes. Aveuglé par son désir, il courrait droit à sa perte -à celle de l'humanité. Il n'est pas coupable, cette fois-ci, comprit Hako. Il est simplement ignorant. Si quelqu'un tentait de le raisonner, peut-être arrêterait-il les travaux à temps. Quelqu'un… il n'y avait qu'une personne à connaître la vérité -lui.

Il tourna les talons, indifférent aux animaux qui l'observaient. Épié tel une bête de foire, il s'irritait de la situation. Il est temps de partir, songea-t-il. D'un pas assuré, il marcha vers les arbres -en direction des Trois Collines.

Non, mon garçon, dit l'Esprit de la Forêt, réprobateur. C'est une mauvaise idée. Réfléchis à la conséquence de tes actes. Ne fais pas quelque chose que tu pourrais regretter.

Hako s'arrêta, tiré en arrière par une force invisible. La sagesse du Grand Arbre l'entravait plus que mille bras de géants. Il leva les yeux au ciel, embués par un voile de tristesse. Des nuages grisâtres annonçaient le crépuscule imminent. Je dois le faire, se dit-il. Resté ici, il porterait à jamais un regret -bien plus lourd qu'un échec auprès de son père...

L'Empereur a le cœur corrompu, expliqua le Chêne d'une voix grave. Tu ne réussiras pas à le convaincre d'abandonner son projet. Il ne t'écoutera pas.

Hako secoua la tête, à la manière d'un enfant têtu, enfiévré d'une idée fixe.

Je dois essayer, répliqua-t-il. Il ignore les conséquences que peuvent avoir son horloge. Mes paroles servent ses intérêts autant que les votres. Comment pouvez-vous affirmer qu'il réagira ainsi ? Vous n'en savez rien !

L'image de l'Empereur endeuillé surgit dans son âme. Il était ému par sa souffrance après la mort de son épouse. Amoureux d'une femme partie par sa faute, une terrible faiblesse le rongeait. Au delà de la menace de l'horloge, le garçon voulait rencontrer son père -le sonder au plus profond de son esprit. Il espérait ainsi trouver une dernière trace de l'amour d'un fils, effacé dès ses premiers mois...

Va, si tu penses que c'est la meilleure solution, dit l'Arbre, respectueux de sa décision. Je ne suis pas maître de tes actes et de tes pensées. Je t'aurais prévenu, au moins. Sache toutefois que tu cours un grand risque. En entrant dans le Château-Noir, tu joues ta vie au jeu du destin -comme un parieur incertain joue se fortune aux dés.

Son cœur douloureux battait la chamade. Il se rappela des paroles meurtrières de Gynasa : J'ai été chargé de ramener le cadavre du prince à l'Empereur -et je m'y tiendrais. Sa voix glaciale lui arracha des tremblements fébriles. Cette fois-ci, sa mère ne serait plus là pour le protéger. C'est le seul moyen, se dit-il. S'il échouait à convaincre son père, il devrait entrer dans le volcan de l'Alchimiste, gardé par le dragon. Quitte à choisir, il préférait le monstre du Château-Noir…

– Je sais, répondit-il, à voix haute. Je sais.

Il évacua son angoisse d'un soupir résolu. Ses poings, resserrés en un geste puissant, semblaient invoquer une bravoure tenace. En une nuit, il avait gagné plus de forces qu'en toute une vie d'enfant exclu. Le courage de sa mère le remplissait d'une immense fierté. Il souhaitait se rendre digne d'elle, de son sacrifice…

Ce n'est pas de cette façon que tu lui rendras honneur, remarqua l'Esprit. En te jetant dans les griffes de ton père, tu condamnes tous les efforts qu'elle a fait pour t'éloigner de lui.

Non, non, non, se dit Hako. Il ne voulait plus rien entendre, rejeter les paroles de l'Arbre, évacuer ses mises en garde douloureuses… Sa décision prise, rien ni personne ne pouvait l'arrêter -pas même le Chêne ou sa sagesse.

Il reprit sa marche d'un air hâtif, sourd aux appels de Zön-Ki. Lorsqu'il eut gagné le couvert des arbres, il courut à une allure soutenue. Il ne fuyait pas tant la clairière que la voix de l'Esprit. Le sifflement du vent à ses oreilles, les battements de son cœur l'empêchaient de penser - de revenir sur sa décision.

Indifférent à sa fatigue, il filait entre les arbres comme un prisonnier pourchassé par des limiers féroces. Il rejetait chaque psychique négatif en redoublant d'effort physique. La volonté de voir son père, de lui parler, traçait son seul objectif -tout le reste n'importait plus.






















Chapitre 5 : La route vers les Trois-Collines



Le crépuscule l'accueillit à l'orée du bois. La cabane de Kazo resplendissait sous la pleine lune telle une maison enchantée. L'obscurité sous les toits montrait le repos du bûcheron. Hako l'imagina rentré depuis plusieurs heures, titubant et hilare. Il dormait sûrement comme une masse, assommé par l'alcool.

Le garçon poussa un soupir de soulagement, rassuré que son absence soit passée inaperçue. A son retour, il n'aurait pu supporter un face-à-face avec Kazo, incapable de trouver une explication cohérente -ni de dissimuler son chagrin. Il espérait compter sur le silence des autres enfants, seuls témoins de son escapade.

Le souffle court, les genoux fléchis, il s'appuya sur le tronc d'un chêne. Ses vêtements en tissu, couverts de sueur, collaient sur sa peau. Déchirés par endroits, ils présentaient un état lamentable, pires que ses « habits de vagabondage ». Le garçon gémit à l'image de Kazo, furieux de sa négligence. Même s'il ignorait sa fuite occasionnée, il trouverait un moyen de l'incriminer.

Sans réfléchir, le garçon gagna en claudiquant la porte de la maisonnée. Il poussa délicatement le battant. Le froid de la salle à manger lui arracha un frisson. Soucieux de rationner leur réserve de bois, Kazo évitait de laisser le feu allumé la nuit.

Il s'avança jusqu'à une commode à droite de l'entrée. Ses doigts cherchèrent à tâtons un tison à l'intérieur d'un panier en osier. Il en saisit un qu'il alluma à l'aide d'une allumette. La troche pointée en direction de la pièce, il observa chaque recoin. La table rectangulaire impeccable, l'âtre nettoyé, et le planché lavé montraient la discipline du maître de maison. Mélancolique, le garçon songea à son foyer. Ici, il connaissait la paix et la sécurité -passé cette porte, au milieu de ses semblables, il éprouvait un indescriptible malaise.

Une extrême lassitude s'empara de son âme. Sa course terminée, ses pensées confuses revenaient le hanter. La quête confiée par le Grand Esprit et les révélations sur son passé bousculaient ses songes. Que devait-il faire -que devait-il choisir ? La nécessité l'appelait-elle à observer ce dilemme ? Il pouvait, s'il le désirait, rester dans sa cabane. Qui l'obligeait à partir dans la forêt ou marcher vers le Château-Noir ?

Il bénissait l'Arbre pour lui avoir révélé la vérité, mais ignorait comment réagir à ses demandes. Ses desseins à son égard l'effrayaient : il voulait l'arracher à son précepteur, l'utiliser dans une quête dangereuse. Même s'il aimait bien Zön-Ki, il n'accepterait pas d'intégrer sa famille…

La mission lui paraissait impossible pour un garçon de son âge.Sans qu'il osât se l'avouer, le Chêne l'effrayait un peu. Il dégageait une intensité de vie incroyable, supérieure à celle de tous les autres êtres.

Les humains comme Kazo ou le forgeron contenaient une énergie intense, grâce à leurs travaux manuels. En revanche, la puissance de l'Arbre, effrayante, canalisait des milliers de vies. A son contact, le garçon éprouvait un trouble perturbant ; son esprit semblait attiré pas d'innombrables pensées étrangères, noyé dans un flux de sentiments différents.

Il s'approcha d'un placard à côté de l'âtre. Il prit à l'intérieur un bout de fromage accompagné d'une miche de pain. Les vivres collaient à ses mains humides de sueur. Affamé, il prit place sur son tabouret et grignota son repas.

Les ronflements réguliers de son père adoptif résonnaient depuis l'étage supérieur. La bouche encombrée de nourritures, il regarda la porte entrouverte. Il se leva et grimpa en silence les marches de l'escalier. Arrivé devant la chambre de Kazo, il se glissa discrètement à l'intérieur.

A travers la fenêtre entrebâillée, un rayon de lune éclairait le visage du bûcheron. Hako sourit, attendri par l'air paisible de son père adoptif, abruti par l'alcool. Un sourire béat fendait son visage, les traits épanouis, pareil à un nouveau-né bercé. Son esprit embrumé flottait à la surface bienheureuse des rêves.

Le garçon se prit à l'observer, perdu dans ses pensées. Indifférent aux minutes écoulées, lentement, il ne bougeait pas. Ses doigts griffaient les rebords de la table de nuit, comme s'il craignait de chanceler. Sa respiration devenait difficile, vidée d'oxygène par une peur soudaine.

Il repensait à l'horloge de l'Empereur. Un désir puissant le poussait à pénétrer dans le Château-Noir. Sourd à la raison, qui d'autre le souverain écouterait-il, à part son fils ? Les mises en garde du Chêne lui hérissèrent les cheveux. En entrant dans le Château-Noir, avait-il prévenu, tu joues ta vie au jeu du destin. S'il se jetait ainsi dans la gueule du loup, en ressortirait-il jamais ? .

La curiosité est un vilain défaut, lui avait un jour dit Kazo. Si tu te laisses guider par elle, tu ne pourras que t'attirer des ennuis. Ce n'est pas de la curiosité, répliqua une autre voix dans sa tête. Il est mon vrai père. Il n'a pas idée de ce qu'il est en train de faire. Je dois tenter de le raisonner. Le monde courrait un grand danger ; seul Hako pouvait convaincre l'Empereur d'abandonner son projet. S'il y parvenait, il accomplirait la quête de l'Esprit, -et sauverait le monde...

Par la fenêtre, il contempla la forêt. Étendue sombre pareille à une ville de verdure, elle brillait sous la lumière argentée de l'astre. Le vent frétillait entre les branches des arbres. Attristé, il baissa son regard sur le bûcheron. Conscient du danger de sa quête, il se demanda s'il le reverrait un jour.

Sa décision se formait de plus en plus, attisée par la présence des éléments naturels. Il connaissait les motivations de son choix. Détenteur de la vérité, il devait prouver au Chêne, aux animaux, à lui-même et à son père qu'on pouvait raisonner un homme fou, de chagrin, de pouvoir -et d'amour...

Il s'approcha doucement du lit. Il redressa la couverture à moitié au sol. D'un geste délicat, il en recouvrit le corps de Kazo, tel une maman qui borde son enfant. Dans son sommeil, le bûcheron gémit d'un air comblé. Le garçon, attendri par ce spectacle, se trouvait dans la position inversée du fils veilleur du père.

– Au revoir… papa, murmura-t-il.

Ce mot, sorti de sa bouche, sonnait d'une façon étrange. Quelques heures plus tôt, il prenait Kazo pour son géniteur. Les révélations de l'Arbre jetaient la confusion dans son esprit. Quelle figure paternelle choisir, le souverain ou l'ouvrier ? Comment considérer le bûcheron au sang étranger -mais à l'amour bien réel ?

Ton vrai père est le bûcheron, avait dit l'Arbre. L'Empereur a essayé de te tuer quand tu étais petit. Il a le cœur mauvais. Tu ne réussiras pas à le raisonner. Si tu entres dans son château, tu n'en sortiras pas vivant.

Nous verrons, songea Hako, confiant de sa réussite. Nous verrons…

Il tourna les talons et quitta la pièce.


Son sifflement accompagnait celui du vent, bruits stridents dans la pénombre. Cette action décontractée lui permettait d'oublier son angoisse, le temps d'atteindre les Trois Collines. Il se repérait grâce à son pouvoir et la pleine lune. Paisible, la présence des arbres alentours le rassurait. Seul parmi la nature, loin de ses semblables, il baignait dans son élément. Rassasié par sa courte halte, il ressentait la force physique et mentale d'affronter son père.

Il marcha longtemps à l'orée de la forêt, sur un chemin sablé, serti de buissons épars. Un coup d'œil en arrière lui permit de situer sa position. Les dernières maisons du village disparaissaient derrière des collines plantées d'arbustes, aux allures de spectres difformes dans l'obscurité. Il se retourna, scrupuleux de s'éloigner de sa cabane sans permission.

La brise fraîche l'embaumait d'une caresse piquante. Il frissonnait dans ses habits aux tissus fins. Indifférent à son inconfort, il concentrait toutes ses forces sur un objectif : rencontrer son père. Le froid de la nuit constituait le cadet de ses soucis. Animé par une force supérieure, indescriptible, il refoulait sa peur, ses appréhensions. Déesse de la lune, Naïda semblait veiller sur lui, illuminant ses pas jusqu'au Château-Noir.

La volonté intérieure du garçon n'empêcha pas son corps de ressentir l'épuisement. Les jambes alourdies par ses marches du jour, il se laissa tomber au pied d'un arbre, au bord du sentier. Non invité, ni même attendu au Château-Noir, il pouvait bien s'attarder un peu. Arrivé au palais de l'Empereur, il remuerait la foule tel un scarabée au sein d'une fourmilière.

Un sourire détendit ses traits crispés de détermination. Habitué à vivre dans le rejet, il ignorait la sensation de se trouver au centre de l'intérêt général. Choisi par la fatalité, il possédait un caractère sacré, divin, conféré par son statut de prince. Sans la prophétie, il serait devenu un demi-dieu, vénéré par tous les sujets de l'Empire...

– Je suis content de te voir sourire, lança une voix au-dessus de lui.

Hako se redressa brusquement. Il leva les yeux vers les branches de l'arbre. La lumière de la lune dévoila la silhouette de Zön-Ki. Son bec gris miroitait d'une lueur argentée. Le garçon poussa un soupir de soulagement. Perdu dans ses songes, il n'avait pas remarqué la présence de l'oiseau. Partagé entre le soulagement, l'irritation et l'amusement, il ignorait l'attitude à adopter.

– Zön-Ki, soupira-il d'un air mi-figue, mi-raisin. Toi, au moins, on peut dire que tu arrives à me surprendre.

La corneille criailla, moqueuse.

– Ce n'est pas difficile, répondit-t-elle. Tu n'es jamais concentré sur l'instant présent. Tu es toujours en train de te poser des questions, profondes, certes, mais non moins fatigantes. Essaye de te détendre.

– Et toi, répliqua le garçon, tu es toujours en train de parler à tort et à travers. Ne cesses-tu donc jamais tes bavardages ?

– On croirait entendre le loup, remarqua Zön-Ki.

– Les corneilles ne sont pas des oiseaux nocturnes, que je sache, ajouta Hako. Pourquoi n'es-tu pas en train de dormir ?

Zön-Ki s'envola de sa branche dans un léger bruissement. Il se posa sur les ramures basses d'un frêne, suivi par les rayons de l'astre.

– Je pourrais te poser la même question, répliqua-t-il. Les humains dorment aussi la nuit -et même parfois la moitié du jour, quand ils ont bu de l'Eau-Empoisonnée.

De l'Eau-Empoisonnée ? répéta Hako, sans comprendre. Qu'est-ce que tu racontes ?

– L'alcool, expliqua la corneille. J'ai déjà vu des hommes se transformer en démons sous l'effet de cette substance. Et ce sont nous qu'ils traitent de bêtes sauvages ?

Il a raison, admit le garçon. Selon Kazo, l'homme alcoolisé pouvait devenir aussi violent que l'ours déchaîné, aussi fou que le loup en cage.

– Ainsi, tu as décidé, sur un coup de tête, d'entreprendre une promenade nocturne ?

Le garçon détourna la tête en direction des Trois Collines, dissimulées par la brume. Ce geste machinal trahissait ses véritables intentions. Découvert, il foudroya Zön-Ki d'un regard austère.

– Et toi, tu as décidé de venir m'embêter ? répliqua-t-il d'un ton sec.

La corneille planta ses yeux noirs dans les siens.

– Je n'emploierais pas ce terme, objecta-t-elle. Je dirais plutôt que j'ai décidé de te protéger.

– Je n'ai pas besoin de protection, assura le garçon. Je sais exactement ce que je dois faire.

L'oiseau émit un criaillement dubitatif.

– Vraiment ? fit-il, peu convaincu. Comme de marcher la nuit au milieu de la forêt ? Ou d'entrer dans un château rempli d'hommes au cœur haineux et jaloux ?

Hako pointa vers Zön-Ki un index menaçant. Il essaya de rejeter l'image de son père, le visage tendu par la haine, décidé à tuer son fils. Touchée sur un point sensible, son âme se glaça. De telles paroles remettaient en doute le bien-fondé de sa décision.

– Je t'interdis de parler ainsi de mon père, avertit-il son ami. Tu ne le connais pas, tu ne peux pas le juger.

Zön-Ki criailla d'un air triste.

– Je sais qu'il était prêt à tuer son louveteau pour garder le contrôle de son territoire, répliqua-t-il. C'est bien suffisant pour me faire une idée de lui.

Le garçon soupira, las de cet échange. Il se heurtait à un esprit fermé, incapable de concevoir la réussite de l'expédition. Un doute le prit alors.

– Est-ce l'Esprit de la Forêt qui t'envoie ? demanda-t-il, méfiant.

– Non, fit Zön-Ki sans hésiter.

A sa manière de répondre, le garçon sut qu'il ne mentait pas.

– Je suis venu de mon propre gré, ajouta la corneille. Nous sommes amis, tu te souviens ?

Le cœur du garçon se mit à battre plus vite. Peu habitué à entendre ces paroles, il éprouvait une sensation étrange. Son visage exprimait une surprise honorée. Son corps frissonnait d'une rare gratitude.

– Je ne savais pas... répondit-il. Je...

Il baissa les yeux, les joues rouges de gêne. La bouche asséchée, il se trouvait à court de paroles. Il peinait à respirer à un rythme régulier, à articuler de façon fluide.

– Je… je n'ai jamais eu d'amis, avoua-t-il. J'ignore ce que l'on ressent d'en avoir.

Il risqua un coup d'œil en direction de la corneille. Son expression indéchiffrable cachait ses sentiments. Les rayons de lune illuminaient une partie de son visage, l'autre avalée par la nuit.

– L'amitié est comme le vent qui souffle entre les arbres, expliqua-t-il. C'est une brise agréable, calme et apaisante. Elle permet de lutter contre les noires pensées et les angoisses.

Le garçon acquiesça, lentement. Les paroles de la corneille, empreintes d'une sagesse profonde, lui rappelaient celles du Chêne. Elles plaçaient sur ses sentiments des mots justes, des métaphores pertinentes. A présent, il comprenait mieux la nature de ses émotions.

– J'ai tout le temps eu des angoisses, avoua-t-il. Aussi loin que je me rappelle, pas un jour n'est passé sans que je les sentes, tapies au fond de mon esprit.

Zön-Ki inclina la tête à la lumière. Son regard redoubla d'intensité.

– Le Grand Arbre compare la peur à un serpent, expliqua-t-il. On ne peut la saisir par le milieu, sinon elle risque de nous mordre. Pour la vaincre, il faut la prendre soit par la queue, soit par la tête. Cela signifie qu'il faut comprendre d'où elle vient. Les craintes secrètes que nourrissent les êtres sont liées à leurs histoires personnelles. Un homme qui a grandi dans la paix et la sécurité n'aura pas le même ressenti que quelqu'un qui a vécu des chocs traumatiques.

Les sourcils froncés, Hako effectua un effort de réflexion fiévreux, à la recherche d'un souvenir traumatisant. Les humiliations successives d'Azïn en public apparurent d'abord dans son âme. Non, se dit-il. Ce n'est pas ça. Le fils du forgeron disparut de ses pensées, remplacé par cette nuit terrible…

Le fuite du château, la mort de Gynasa -et, surtout, l'abandon de sa mère, constituaient de profonds traumatismes. Un nouveau-né ne pouvait voir cette réalité, affronter ces épreuves, sans subir une perturbation de son âme. A présent, il connaissait la source de sa souffrance intérieure, telle une étincelle éclairant la grotte de ses questions.

– C'est à cause de mon père, dit-il, les yeux dirigés vers le Château-Noir. Lorsqu'il a voulu me tuer.

– Évidemment, répondit Zön-Ki, comme si cela passait sous le sens. Toutes tes angoisses viennent de là, Hako. Même si tu étais très jeune, tu comprenais la situation. N'importe qui garderait des séquelles de cette mésaventure.

La corneille s'envola légèrement et porta son regard au loin.

– Si tu retournes au lieu de ton enfance, tes angoisses vont augmenter, prévint-il d'une voix grave.

Loin d'être convaincu, le garçon dodelina de la tête.

– Non, répliqua-t-il. Si je parviens à convaincre mon père d'arrêter son projet, je serais guéri.

– Vraiment ? fit l'oiseau d'un air dubitatif. Je ne pense pas que ce soit aussi facile. Si l'Empereur essaye de se débarrasser de toi à nouveau, tu ne trouveras pas l'apaisement que tu cherches.

Hako se releva d'un bond. Je n'ai que trop tardé, songea-t-il. Les minutes passaient, et il voulait être rentré au matin à la cabane de Kazo.

– J'ai pris ma décision, affirma-t-il d'un ton sans répliques. Je vais au Château-Noir. Tu ne peux pas m'arrêter, ni l'Esprit de la Forêt.

Zön-Ki poussa un cri qui ressemblait à un gémissement.

– Non, en effet, je ne peux pas te retenir de force, se lamenta-t-il. Si seulement le loup était là. Il pourrait, lui. C'est bien la première fois que je regrette sa présence.

– Je croyais que les animaux de la forêt étaient tous des frères et sœurs, fils et filles du Grand Esprit, fit remarquer Hako.

– Ne te méprends pas. J'aime Nuoza comme un frère. Les frères qui se taquinent sont souvent ceux qui sont les plus proches.

Le garçon haussa les épaules, indifférent.

– Je ne sais pas, répondit-il. Je n'ai pas de frères.

– Tu en aurais si tu acceptais d'intégrer la famille de l'Arbre, dit l'oiseau. Notre famille. Nous serions alors plus proches que des amis, toi et moi.

Hako préféra ignorer cette dernière remarque. Il fit une révérence ironique à la corneille.

– A bientôt, Zön-Ki, dit-il. Puisse le vent te porter toujours dans la direction la plus favorable.

– Merci, petit homme, répondit la corneille. J'aimerais comprendre moi aussi son langage, pour savoir ce qu'il pense de l'orage et de la pluie.

Il vola à sa rencontre.

– Mais ne crois pas te débarrasser aussi facilement de moi, dit-il. J'ai décidé de t'accompagner, que tu le veuilles ou non, au moins jusqu'aux portes du Château-Noir.

Hako soupira, à moitié agacé, à moitié amusé. Après tout, l'oiseau pourrait se révéler utile. Et puis, il se sentait plus rassuré aux côtés d'un ami...

Il reprit sa marche, accompagné de Zön-Ki, touché par sa considération. Personne ne lui avait jamais témoigné une telle fidélité. Alliée d'un condamné, la corneille risquait sa vie. Leur amitié naissante, unie dans le danger, se forgerait à l'issu de cette nuit -s'ils survivaient. Le garçon se força à chasser ses doutes. A mesure qu'ils s'approchaient des Trois Collines, sa volonté s'effritait, assaillie par la peur.

Le vent rajoutait de l'ampleur à la réalité dramatique. Il soufflait plus fort, comme s'il voulait ralentir leur course. « Danger, danger » sifflait-il. Le garçon agita la main dans les airs, à la manière d'un homme agacé par un moustique. Il ne prenait pas garde à ses avertissements. Pourquoi le monde et les choses s'acharnaient-ils à l'empêcher d'avancer ? Il savait à quoi s'attendre au palais. Un monarque froid, distant, cupide et rempli de haine. En deux mots, son père biologique. L'homme qui avait voulu l'assassiner durant son plus jeune âge...

Le chemin s'écarta de la forêt et bifurqua en direction du nord. Un vide creusa le cœur du garçon, séparé de la protection végétale. Plus la ville approchait, plus la nature s'éloignait -plus le garçon perdait en assurance.

La lumière de la lune éclaira la première forteresse des Trois-Collines, apparue à travers le brouillard.Dotée d'un intérieur étroit,dressée sur une motte castrale plate, elle possédait cinq tours arrondies, surmontées d'un toit conique aux tuiles oranges. Des créneaux rectangulaires couronnaient les remparts gris, épais.

Un sentier grimpait jusqu'aux grandes portes, protégées d'une herse noire. Au sommet du donjon, une bannière flottait, sertie de deux haches rouges croisées sur champs noir. L'alliance dite des « Trois-Collines » représentaient le Château-Noir et les deux autres forts situés plus au sud, la Tour-aux-Mille-Yeux et Fort-Karnis.

Au pied du château, les habitations du bourg se découpèrent dans l'obscurité. Les rues sombres, boueuses, se rejoignaient en lignes désordonnées. Le silence régnait, compte tenu de la nuit avancée. Le feu éclairait la maison du boulanger, équipée de l'enseigne d'une miche de pain. Mélancolique, le garçon se rappela des paroles de Kazo : Les boulangers sont les fils de Naïda, la lune. Ils attendent l'apparition de leur mère pour commencer le travail.

A hauteur des dernières habitations, ils croisèrent un groupe de soldats assis autour d'un tonneau, en train de jouer aux dés. Éclairés par l'éclat des torches, leurs surcots arboraient les armoiries de Fort-Karnis. Leurs rires et grognements résonnaient entre deux roulements de dés. Le garçon contourna un pâté de maisons pour les éviter.

Soulagé de quitter la bourgade, son humeur s'assombrit à cause de la pluie subite. L'averse diluvienne ruisselait à torrents sur ses vêtements abîmés. Sa plainte fut noyée sous le crissement des gouttelettes d'eau, morsures glacées sur son corps menu. Il songea à la réaction de Kazo face à l'état de ses habits défroqués. Une fois dessoûlé, il demanderait sûrement l'explication de son vagabondage…

Zön-Ki poussa un criaillement de frustration.

– Je déteste la pluie, avoua-t-il, d'une voix forte pour couvrir le vacarme. Ça déteint mon plumage soyeux.

Hako ricana.

– Selon la légende, les écailles des dragons resplendissent sous la pluie comme au soleil, dit-il d'un air rêveur.

– Je n'ai pas d'ancêtres dragons, malheureusement, répondit la corneille. Mais tu le sauras quand tu iras au volcan de l'Alchimiste. J'ai hâte de voir à quoi ressemble ce fameux lézard des montagnes.

Le garçon frissonna, non à cause du froid -mais de la peur. Ce monstre fabuleux l'effrayait plus qu'un souverain infanticide.

– Si je parviens à convaincre mon père de renoncer à son projet, dit-il, je n'aurais pas besoin d'entrer dans ce volcan.

L'oiseau volait de manière instable sous l'averse.

– Est-ce là ce que tu comptes faire ? demanda l'oiseau.

L'accent de sa voix montrait son désaccord.

– Tu me déçois, Hako, ajouta-t-il. Tu as le pouvoir de lire dans le cœur des hommes. Tu sais à quel point ils sont avides et dénués de scrupules. Comment peux-tu être aussi naïf ? Fais attention, mon garçon. L'amour naturel que tu portes à ton père t'aveugle. Te voilà devenu aussi clairvoyant que la taupe dans son terrier...

La garçon ne répondit pas, à court d'arguments. Il a raison, lui soufflait une partie de son esprit. Je me voile la face. J'idéalise mon père. Mais peut-être ai-je besoin de le faire. Oui, c'était cela. Il voulait croire que l'Empereur possédait une part de bien, dissimulée derrière son armure de haine. Il puisait dans cette certitude la force nécessaire pour le rencontrer.


Mouillés et fourbus, ils atteignirent la colline, arrondie, socle de la Tour-aux-Mille-Yeux. Les remparts triangulaires de l'avant-poste ressemblaient à un mont biscornu, déformés par le rideau cristallin de l'averse. Le fort exhibait un donjon, encadré de trois tours, deux fois plus haut que ses sœurs. Transpercé de meurtrières, il prenait l'allure d'innombrables yeux de chat plissés.

Ils contournèrent la bourgade au pied du château, fortifiée, pavée et traversée d'un ruisseau aux eaux grisâtres. Une partie des habitations s'étalait à flanc de colline, l'autre sur la plaine. Une forte odeur d'égouts, mêlée aux excréments et aux déchets urbains, prit le garçon à la gorge. Rasant les murs, de taille moyenne, abîmés, il enjamba le ruisseau d'un air dégoûté.

Sali par l'homme, l'élément naturel n'abritait plus d'âmes vivantes. Hako, enfant de village forestier, exécrait le mode de vie citadin. L'averse martelait le toit des maisons dans un vacarme assourdissant. Le garçon glissait sur le sol boueux : chaque pas en direction du Château-Noir lui coûtait. Son effort physique mis à l'épreuve, la situation ne suffisait pas à ébranler sa volonté morale...

Soudain, la forteresse de l'Empereur se découpa au loin, construction sinistre ensevelie sous la pluie, telle un navire pris au sein d'une tempête. Surélevée par une colline abrupte, aux contours déchiquetés, elle présentait une forme rectangulaire. Ses créneaux pointus, crocs artificiels, semblaient mordre la surface céleste. Cet édifice, vu à travers les souvenirs de sa mère, lui était familier. L'eau noyait la bannière impériale, accrochée au sommet du donjon, un dragon rouge sur champs noir.

– Je les déteste, pesta Zön-Ki d'une voix forte.

Hako tourna la tête de tous côtés. La main en visière, il chercha des yeux une tâche noire au milieu de la giboulée. Zön-Ki volait juste devant lui, à hauteur de ses épaules.

– Qui ça ? demanda-t-il.

– Eux, répondit l'oiseau, en pointant le bec vers le ciel.

Le garçon releva la tête. Une nuée de corbeaux venait d'éclipser la lune. Leurs croassements assourdissaient les cris de la pluie et les sifflements du vent. Hako se boucha les oreilles. Les corbeaux s'élevèrent dans un même mouvement jusqu'au donjon du Château-Noir.

– Ces oiseaux de malheur servent les hommes mauvais, expliqua Zön-Ki.

Sa voix vibrait de colère.

– Ils sont les yeux et les oreilles de l'Empereur, ajouta-t-il. Ce sont ses espions. Il les utilise pour envoyer des messages au volcan de l'Alchimiste.

Les corbeaux disparurent, dissimulés derrière la tour sombre. Leurs perchoirs devaient être établis sur le toit du donjon. La vue des oiseaux raviva en Hako une peur insurmontable. Il prenait conscience de la menace imminente, du piège dans lequel il s'aventurait. En entrant dans le Château-Noir, tu joues ta vie au jeu du destin, disait le Chêne. Le gravité de ces paroles s'amplifiait devant la forteresse...

Un sentier empierré ondulait sur la pente escarpée de la dernière colline. Une ville se dressait au pied du château, trois fois plus vaste que les bourgs précédents. Entourée de remparts solides, elle constituait le seul accès au château de l'Empereur. Le garçon retint son souffle, angoissé. Un soldat gardait les grandes portes de la cité. Équipé d'une épée au fourreau, il tenait une torche de sa main gantée. Son surcot portait les couleurs de l'Empire. L'eau ruisselait sur son casque conique, telle une cascade d'acier. Au souvenir des soldats, une sombre colère envahit Hako. Chasseurs de sa mère, ils avaient essayé de le tuer, lui -un nouveau-né.

Lorsqu'il les aperçut, le garde vint à leur rencontre. Les traits grossiers, la barbe piquante et mal rasée, il arborait un nez cassé, balafre hideuse sur son visage. Ses yeux vairons louchaient d'un air idiot.

– Vous désirez ? aboya-t-il, agressif.

Il ne répondit pas ; l'homme, croyait-il, s'adressait à Zön-Ki. Sa bêtise lui arracha un sourire. Bien sûr, un homme ne parlerait jamais à une corneille...

L'homme confondit sa gaieté avec une marque d'irrespect personnel. Ses joues gonflées virèrent au rouge cramoisi.

– Ça te fait rire, peut-être ? cria-t-il. Tu crois que j'ai que ça à faire, me les geler sous la pluie pour m'occuper de morveux de ton genre ?

Hako sursauta, effrayé. Son esprit projeté en avant, il lut dans le cœur du garde impatience, haine et colère. Désemparé par sa réaction, incapable de comprendre le mal qu'il lui avait fait, il fronça les sourcils. Non, le soldat ne lui en voulait pas directement. Il se plaignait du temps, de son travail, de sa vie ennuyeuse. Il ne voyait que les aspects négatifs de son existence, à longueur de journée. Il noyait son soucis dans l'alcool et devenait d'autant plus morose. La rancœur rongeait son âme, telle un acide corrosif.

Le garçon rejeta les pensées de l'homme, écœuré. Comment pouvait-on vivre ainsi, enfermé dans le tombeau de l'ignorance ? Il se rendit compte de sa chance. S'il devait lutter contre de profonds traumatismes, au moins son âme tendait naturellement vers l'amour et la compassion.

– Qu'est-ce que t'as à me dévisager comme ça, hein ? fit le soldat. Oh, réponds moi !

– Je... oui, balbutia le garçon. J'ai... j'aimerais rejoindre mes parents. Ils habitent dans la ville.

Le garde sourit d'un air narquois.

– Ah oui ? fit-il, incrédule. Ils disent tous ça, les mendiants de ton genre qui veulent entrer ici. Je connais tous les habitants de ce patelin, petit. Dis-moi le nom de tes parents, et je te laisserais entrer. Sinon, tu pourras toujours aller mendier chez les villageois de la forêt.

Le garçon songea à Kazo, hôte d'un pauvre ère en quête d'asile, trois ans plus tôt. Respectueux de la tradition, il lui avait offert le gîte et le couvert. Au village de son enfance, on ne laissait pas mourir son prochain sur le bord de la route. Les mœurs semblaient différentes ici.

A l'aide de sa magie, il fouilla les pensées du soldat de fond en comble. Il y trouva le nom de la taverne qu'il fréquentait d'habitude et celui de ses propriétaires. Comme l'homme ignorait le nombre de leurs enfants, il mentit :

– Je suis le troisième fils du père Rov et de sa femme. Les gérants de l'Auberge du Château.

La peau du soldat se colora d'une teinte verdâtre. Hako retint un sourire, sûr de sa victoire. Le soldat ne se risquerait pas à rejeter le fils de l'aubergiste.

– D'accord, d'accord, je ne savais pas, répondit-il d'un ton beaucoup plus courtois. Eh bien, tu as le droit de passer alors. Toutes mes excuses.

A trois reprises, le poing du guerrier frappa la porte en bois. Une petite lucarne s'ouvrit à travers les battants. Elle dévoila le visage d'un homme à l'allure de furet.

– Ouvre, dit le garde à l'entrée, d'une voix bourrue. C'est juste un gosse égaré.

Le second soldat l'inspecta d'un regard fouineur. Ses yeux verts clignaient à cause de l'averse. Le garçon joua l'enfant éploré, égaré, impatient de retrouver sa famille. Dupe de son action théâtrale, il referma la fenêtre. Le bruit du loquet verrouillé retentit par-dessus la pluie. La porte s'ouvrit dans un coulissement grinçant.

Le garçon dut retenir un soupir de soulagement, surpris par sa propre témérité. Il ressentait un dégoût pour cet endroit hypocrite, creusé par l'inégalité. La place au sein de la ville se justifiait par l'appartenance à un rang social élevé. Il préférait la mentalité de son village, soudée et généreuse.

Le premier garde le confia aux soins de son collègue.

Tiens, Oern. Mène-le à l'Auberge du Château, ordonna-t-il. C'est le fils du père Rov.

L'homme aux airs de furet fronça les sourcils. Il le prit par la main. Le garçon frissonna au contact de ses doigts râpeux, encroûtés. Il baissa les yeux, mal-à-l'aise à la vue de sa physionomie hideuse. Oern soupira, la tunique alourdie par l'eau ruisselante. Il répugnait à accompagner un enfant jusqu'à la taverne. Le désir d'écourter cette besogne l'entraîna en direction des habitations. D'un mouvement brusque, il tira Hako à sa suite. Le garçon jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Le garde venait de refermer les portes. Il contempla le battant, stupide. Prisonnier de ces murs, il ne pouvait plus reculer…

La forte poigne du soldat lui lancinait le bras. Tétanisé par la bestialité de l'homme, de geste et d'aspect, il n'osait émettre le moindre mot. Les mains du garde enserraient sa peau en liens solides, premier contact physique avec ce monde étranger -le monde de son père.

Il glissait sur les rues pavées et larges, mouillées par la pluie. Les canalisations, de chaque côté des routes, débordaient d'eau. Les silhouettes hautes et pointues des habitations se dressaient alentours, formes grises imprécises. Ils croisèrent une patrouille de six hallebardiers, conduite par un sergent. Leurs armures cliquetaient dans un concert de ferraille. Leurs bottes épaisses martelaient le sol comme les sabots de plusieurs destriers. Oern les salua d'un air protocolaire.

Ils tournèrent dans une petite ruelle au nord. Le cœur du garçon cognait avec une folle intensité. Il posa la main sur sa poitrine, d'une manière apaisante. L'eau glissait entre ses doigts bleuis par le froid. Ses vêtements trempés collaient à son torse. L'image de sa mère, mourante, en route vers la clairière sacrée par une nuit hivernale, apparut dans sa tête. La paume levée en direction du ciel, il saisit les gouttelettes. L'averse du présent rappelaient les flocons du passé. Mais au lieu de fuir le château comme ma mère, songea-t-il, je m'y jette tout droit...

Le garde s'arrêta sous un petit préau en bois, surmonté d'un toit en tuile. Il lâcha son bras, brutalement. Soulagé, Hako massa son poignet endolori. Dans le coin de l'habitation, une pancarte en bois crissait au vent. Elle représentait une chope de bière accrochée à la tour d'un château noir. En-dessous, on pouvait lire une inscription tracée à la craie blanche : « L'Auberge du Château ».

Le corps râblé du soldat cacha l'écriteau. Il toisa Hako, mauvais.

– Voilà et que je t'y reprenne plus à traîner hors de la ville après le couvre-feu, prévint-il, menaçant.

Légèrement intimidé, le garçon le regarda s'éloigner sous l'averse. Hako attendit qu'il eut disparu sous la pénombre, immobile, le souffle difficile. Soudain, Zön-Ki se matérialisa devant lui dans un bruissement d'aile. Hako sursauta et se cogna le crâne contre un pilier en bois. Il frotta sa bosse, maussade, le regard dirigé vers la forteresse.

– Continuons, dit-il.

Il s'engouffra sous l'averse. Il ne percevait plus les murmures du vent, tant la pluie martelait fort. Silencieux, il traînait ses pieds ankylosés dans les grandes rues, intimidé par la hauteur des maisons. Son corps meurtri combattait une fatigue grandissante. Le moment venu d'escalader la colline, il s'arrêta un instant. A l'abri d'un frêne desséché, il vit descendre un chariot de marchand, tiré par des bœufs. A son passage, le véhicule teinta du bruit de métal entrechoqué. Les roues grinçaient sous la pluie d'une façon agaçante. Le garçon le laissa passer, effrayé par sa vitesse folle.

Zön-Ki volait à ses côtés. Le calme de l'oiseau bavard montrait la gravité de l'instant. Fourbu, Hako entama l'ascension du sentier qui menait au Château-Noir. Si seulement j'avais une monture, se disait-il, vidé de forces. Il n'avait ni l'entraînement, ni la condition physique pour effectuer un tel effort. Peut-être aurait-il dû emprunter la mule du vieux Dern. Dans cet état, comment envisager le voyage du retour ? Si je reviens, se dit-il. Si je reviens…

En vue des grandes portes, il tressaillit. Les murailles imposantes de la forteresse le surplombaient, pareilles à une vague immense. Il distingua, à travers la pluie battante, des lumières de torches. Il avança jusqu'à elles, résigné. Il ne pouvait plus reculer, à présent. L'antre du dragon constituait la seule voie -le seul issu…

Les silhouettes de deux gardes se découpèrent devant lui. Lorsqu'ils l'aperçurent, ils approchèrent, menaçants. Hako amorça un mouvement de recul, terrifié par leurs air hargneux. Tels des limiers venus le sentir, ils l'étudièrent d'un regard méfiant. Le plus petit l'interpella. Vêtu du surcot au dragon impérial, il avait un nez bossu, un visage carré, aplati. L'un de ses yeux bruns clignait tout seul, comme celui d'une vache dérangée par un moucheron.

– Qu'est-ce que tu fais ici, petit avorton ? beugla-t-il. Retourne te coucher ! On a pas de place pour toi ici...

Le garçon ignora sa peur. La brutalité du soldat ne l'effrayait pas tant que l'imminence de ses prochaines paroles. Ça y est, songea-t-il. Le moment est venu de révéler ma véritable identité. Après mûre réflexion, cette idée apparaissait comme la meilleure solution. La cour informée de sa venue, son père ne pourrait pas agir en toute liberté. Hako userait de sa réputation en bouclier contre l'Empereur, forcé de répondre de ses crimes face à ses sujets.

– Mon père est le seigneur de ce château, annonça-t-il de sa voix la plus impérieuse. Vous feriez mieux de me laisser entrer.

Surpris, le soldat écarquilla ses yeux mal-formés. Il éclata d'un rire niais et gras. Son compagnon fronça les sourcils, ennuyé. La crainte étreignit un peu plus le garçon.

– Et moi, je suis le fils bâtard de la duchesse d'Ormé, répliqua le garde, ironique. Avec tous les hommes qui lui sont passés dessus, c'est tout à fait possible...

Le second homme fit un sourire édenté. Ses yeux inquisiteurs le mettaient mal-à-l'aise. Quand il croisa son regard, il dut retenir un haut-le-cœur. Il reconnaissait l'un des soldats lancé à la poursuite de sa mère, dix ans plus tôt. Tsyla lui avait craché dessus pour l'empêcher de la saisir. Vieilli par les années, il avait le même visage triangulaire, aux traits hideux, aux joues creuses et au nez tordu. Sa silhouette dégingandée le rapprochait d'un gnome velu des contes infantiles.

Le cœur du garçon se serra de haine. Cette main aurait pu enfoncer ce poignard dans mon corps de nourrisson, réalisa-t-il. Pendant un instant, il oublia la situation présente. Des larmes piquèrent ses yeux, au souvenir du coup fatal de Gynasa. Sa mère serait toujours en vie, sans cette prophétie, sans tous ces gens, les serviteurs de l'Empereur...

– Eh bien quoi ? fit le premier garde d'un ton mauvais. T'as vu un fantôme, ou quoi ?

Hako tressaillit, saisi par la justesse de ces paroles. Il venait bien d'apercevoir une ombre du passé. Dix ans… dix ans s'étaient écoulé depuis. Les temps avaient changé... Son père gardait-il la même foi envers la sorcière -la même haine à son égard ?

– Mon nom est Chinu, dit-il, essayant de garder une voix assurée. Je suis le prince impérial.

– Impossible, intervint le soldat au corps difforme. Le fils de l'Empereur est mort à la naissance, d'une maladie grave. Tout le monde sait ça, dans le royaume.

Oui, mais toi tu sais qu'on a jamais retrouvé son corps, sougea Hako avec hargne.

L'autre homme opina, feignant une mine attristée.

– Hay, ajouta-t-il. L'impératrice est ensuite morte de chagrin. Après ça, toute la cour a porté les couleurs du deuil pendant trois mois, tu te souviens ?

Une bouffée de colère envahit le garçon. Ce mensonge odieux lui rappelait combien il exécrait le monde citadin. Il se mordit la langue, pour s'empêcher de déverser un flot d'insultes. Il voulait cracher, de toute la puissance de son âme, la haine qui le torturait...

– Oui, je me souviens, répondit l'autre garde. Même que le comte de...

– Ce n'est pas vrai, coupa Hako.

Les deux soldats se tournèrent vers lui, stupéfaits.

– Qu'est-ce que tu veux encore ? lança le plus petit, acerbe.

Le garçon inspira profondément. Son insolence le surprenait autant que les deux soldats. Envahi par une fureur noire, il n'usait plus de prudence.

– Ce n'est pas vrai, répéta-t-il d'une voix distincte. L'Impératrice n'est pas morte de cette façon. A la vérité, vous n'avez jamais retrouvé son corps, ni celui de son enfant.

Tendus, les deux hommes échangèrent un regard sidéré. Le second porta la main à son poignard. Hako resta impassible, insufflé d'un courage proche de la démence. Ses ennemis le toisèrent avec mépris. Hideux, le plus petit mordait sa lèvre inférieure avec ses dents de rongeur.

– Qu'est-ce que tu sais ? souffla-t-il.

Le garçon se rappela des dernières paroles de Zön-Ki, au sommet de la tour du village : « L'Esprit de la Forêt connaît beaucoup de choses ».

– Je sais que la mort que vous attribuez au prince et à sa mère est due à une terrible prédiction, répondit-t-il d'une voix assurée.

Il fixa les soldats dans les yeux, tour à tour. Sans ciller, il ria intérieurement de la crainte apparue sur leurs visages. La situation venait de basculer à son avantage. Il profita de leur stupeur pour poursuivre :

– L'Impératrice possédait des pouvoirs magiques. Elle était capable de voir la vraie nature des choses. Elle a transmise ce don à son fils.

Il laissa planer le silence, quelques instants. troublé par la pluie qui martelait le toit du préau. Le premier soldat s'éclaircit la gorge. Le choc passé, il retrouvait de l'assurance. Ses lèvres livides formèrent un sourire narquois.

– Si tu es réellement le fils de l'Empereur, dit-il, montre-nous une preuve de ton pouvoir.

Hilare, il donna un coup de coude à son ami, l'invitant à partager son enjouement. Le soldat grogna, renfrogné. Face à son expression interdite, le garçon sourit d'un air arrogant.

– Rien de plus facile, répondit-il d'un ton confiant. Je sais que ton épouse, nommée Urma…

Il désigna du doigt le second garde.

– ...te trompe avec ton ami ici présent. Ils se retrouvent tous les vendredis soirs derrière les anciennes écuries.

Le premier soldat ouvrit des yeux ronds, frappé de cette révélation. La détresse déforma ses traits, son visage prit l'aspect d'un rat en colère. Les yeux plissés de rage, il se tourna vers son compagnon. Effrayé par son attitude, le grand soldat pâlit.

– Il... il ment, balbutia-t-il.

Il avança vers le garde, le poing levé, menaçant. Celui-ci recula, les mains en avant dans une posture de reddition. A part lui, Hako pouffa de sa ruse. Absorbés par leur échange, ils semblaient avoir oublié sa présence.

– Alors explique-moi comment il peut connaître le nom de mon épouse, s'il ment, hein ? s'écria le garde.

Son visage, gonflé de courroux, s'empourprait d'une teinte violacée. Hako discerna en lui un grand désespoir. Tout l'amour porté à sa femme se trouvait détruit, d'un seul coup.

Il décida d'arrêter ce petit jeu, lassé. Le moment fatidique approchait -le face-à-face avec son père.

– Vous me croyez, maintenant, n'est-ce-pas ? lança-t-il d'une voix forte.

Les soldats se tournèrent vers lui. Le premier posa la main sur l'épaule de son camarade. Les doigts agrippés à son surcot, il lui chuchota à l'oreille :

– On en reparlera, tu peux en être sûr.

Son compagnon grimaça, gêné par sa prise douloureuse. Le garde le lâcha avec mépris. Il se massa l'épaule, le regard baissé sur Hako. Une haine féroce pétillait au fond de ses pupilles. Le garçon le toisa d'un air de défi. Il savourait la vengeance envers l'un des meurtriers de l'Impératrice...

La voix du premier garde le ramena brutalement à la réalité.

– C'était il y a dix ans à peu près... disait-il. Oui, tu devrais avoir l'âge du prince disparu.

Il l'observait, calculateur, comme s'il essayait de lire son âme. Mais seul Hako possédait ce pouvoir...

– Si tu es réellement le fils de l'Empereur, pourquoi revenir au château ? interrogea-t-il.

La question le pris au dépourvu. Il ne pouvait leur parler de sa volonté de retrouver son père, ni de la menace créée par l'horloge…

– Eh bien... commença-t-il.

Son hésitation fit sourire les deux hommes. Sans prêter attention à eux, il répondit l'argument le plus plausible :

– Parce que c'est ma maison.

Le soldat ricana d'un air mauvais. Le sourire de son compagnon s'élargit. Les yeux brillants, il jouissait de mener un trophée à son maître...

– Ton père a essayé de te tuer quand tu étais petit, dit-il. Qu'est-ce que tu crois, qu'il attend ta venue avec impatience ? Tu lui rends plus de services mort que vivant, petit.

On croirait entendre la corneille, songea le garçon. D'ailleurs, il ne voyait plus Zön-Ki. L'oiseau avait disparu, avalé par la pénombre.

Ce moment d'inattention suffit aux gardes. Avant qu'il ne puisse lire leurs intentions, ils s'emparèrent de lui. Hako se débattit, en vain. La maille des soldats cliquetait durant la lutte. Leur forte poigne lui causait aux bras une douleur aiguë. Les gants mouillés par la pluie, leurs doigts glissaient sur ses habits trempés. Il craignît de se faire broyer les fibres par leur puissante musculature. Des larmes de douleur montèrent à ses paupières.

– Lâchez-moi ! cria-t-il, suppliant.

Me voilà dans de beaux draps. Pauvre fou ! se dit-il. Que croyais-tu ? Qu'ils allaient te dérouler le tapis rouge ? S'il voulait être traité en noble, il devait se comporter comme tel...

– Je suis le prince, affirma-t-il.

Il essayait d'adopter un ton impérieux, malgré sa posture défavorable.

Lâchez-moi ou mon père vous châtiera, ajouta-t-il, menaçant.

Ses paroles creuses firent hésiter le premier soldat. Sa prise se relâcha légèrement.

– Il a peut-être raison, dit-il. Je n'ai pas envie de subir le courroux de notre maître.

Son compagnon grogna, impatient. Il le gifla à l'arrière du crâne. Son esprit exhalait d'une angoisse terrifiante. Hako grimaça, horrifié de la crainte inspirée par l'Empereur. Il prit conscience du piège où il s'engouffrait...

– Il nous châtiera plutôt de ne pas l'avoir tué à sa naissance, répliqua le second soldat. Sa colère est inévitable, peu importe la raison.

L'image des gardes punis consola Hako. Il les prit néanmoins en pitié. Un maître tyrannique corrompait leurs âmes. Avec un souverain juste, ils seraient devenus de meilleurs hommes…



















Chapitre 6 : Audience avec l'Empereur



Les deux gardes le traînèrent jusqu'aux portes du château. Hako n'opposa pas de résistance. Inutile d'épuiser mes dernières forces avant de me confronter à L'Empereur, songea-t-il. Le plus petit leva la tête en direction du chemin de ronde.

– Ouvrez ! hurla-t-il à travers l'averse.

La tête d'une sentinelle apparut aux remparts. Elle jeta un regard intrigué à Hako. Sans poser de questions, elle répéta l'ordre aux hommes présents dans la cour. Le garçon baissa les yeux au sol, intimidé par l'immense forteresse. Il entendit le coulissement macabre des battants, pareils à la gueule d'un monstre mécanique.

Il risqua un coup d'œil à l'intérieur. Les ombres des murailles et des habitations se découpaient dans la pénombre. Une demi-douzaine de gardes, inondés sous le déluge, accoururent vers eux. Le vacarme de la pluie assourdissait leur échange avec ses ravisseurs. Ils le fixèrent, surpris et excités à l'annonce de son identité. Impatients d'entendre le verdict du souverain, ils laissèrent passer les deux hommes.

Les soldats s'empressèrent de traverser la cour. Arrivés aux appartements royaux, ils poussèrent une porte bardée de fer. Ils débouchèrent dans un vaste hall au carrelage gris, lissé au point de refléter des silhouettes. Des tapisseries rouges aux motifs de dragons recouvraient les murs en pierre noire.

Émerveillé par le travail des artisans, Hako observa les lézards brodés. Longs et difformes, ils portaient cinq griffes au bout de leurs pattes, marque de la lignée des Empereurs. Une immense cage en fer, accrochée au plafond, pétillait d'un feu rouge intense, maléfique. Le crachotement des flammes troublait le silence des lieux. La magie de l'Alchimiste, devina le garçon. Par ses feux, il éclairait la demeure de son maître.

Une main lui rabattit brutalement la tête vers le bas. Ses souliers boueux salissaient le sol brillant. A la manière d'un prisonnier, ils l'emmenèrent dans un couloir sur la droite, long et étroit. Un tapis rouge aux franges dorées s'étalait au sol. Une galerie de tableaux ornait les murs, illuminée par les torches rougeoyantes accrochées entre les cadres.

Chaque portrait représentait un empereur, depuis l'ascension de la lignée des Alphèses, cinq-cent ans plus tôt. Du coin de l'œil, Hako observa ses ancêtres. Pompeux, coiffés de petites nattes et de couronnes, ils le toisaient avec sévérité. Le garçon baissa les yeux, étouffé par la présence symbolique de ses aïeux. Lié à ce monde par le sang, il s'en éloignait de l'âme...

Soudain, des bruits de pas résonnèrent au bout du couloir. Hako risqua un regard en avant. Une ombre humaine se dessina à l'angle du premier virage. Ses bottes en cuir martelaient le sol tapissé. Le cliquetis du fourreau, accroché à sa ceinture, retentissait dans l'espace étroit. Une longue cape verte émeraude glissait derrière lui. Son haut-de-chausses blanc ressortait au milieu de l'éclairage instable. Une fine tiare d'argent ceignait son front. Ce n'est pas mon père, songea le garçon, soulagé. L'Empereur arborait une couronne d'or en forme de griffes de dragon.

Arrivé à leur hauteur, le noble s'arrêta. Les soldats le saluèrent avec respect. Lorsqu'ils voulurent le dépasser, l'homme tendit le bras sur leur chemin.

– Un instant, dit-il.

Les gardes s'immobilisèrent.

– Votre Altesse, dirent-ils en s'inclinant.

Intrigué, Hako étudia la physionomie du noble, âgé d'une quarantaine d'années. Son teint olivâtre prenait un air cadavérique à la lumière des flammes. Peignés avec soin, ses cheveux lisses ajoutaient un éclat à son visage avenant. Ses yeux noisettes, perçants, se posèrent sur lui. Il fronça ses sourcils dessinés, turlupiné par un léger doute. Nerveux, il entortillait son bouc pointu avec ses doigts bagués. Son pourpoint argenté arborait le blason d'un triton vert sur champs bleu.

Hako lut son esprit. Cousin de l'Empereur, issu de la branche cadette de sa lignée, il gouvernait le royaume de La Côte. Le spectacle qu'il voyait ne le laissait pas indifférent. Pourquoi les gardes, songeait-il, emprisonnent-ils un petit garçon, semblable à un mendiant ? Quel crime a-t-il pu l'amener devant la justice impériale ?

– Comment t'appelles-tu, mon petit ? interrogea-t-il.

Sa voix douce, calme, lui rappelait l'accent du tonnelier de Bivoc. Retenu par un élan de précaution, le garçon préféra taire son nom courant.

– Mon nom est Chinu, répondit-il d'un ton digne, fils de l'Empereur et prince au dragon.

Par cette déclaration, il espérait impressionner son oncle. Le nobliau ouvrit des yeux ronds de surprise. Il s'accroupit pour placer le regard à hauteur du sien. Il lui releva le menton, tel un zoologue face à un animal étrange. Méticuleux, il observait chaque détail de son visage. Hako retenait son souffle, effrayé.

Marin laissa retomber son bras. Bouche bée, incapable de croire la réalité, il se redressa. Les soldats s'agitèrent, mal à l'aise.

– C'est bien possible, murmura-t-il. Il ressemble beaucoup à mon cousin au même âge. Et ce regard…. je le connais. Il a les yeux de l'Impératrice. Il n'y a aucun doute...

Il secoua la tête, comme s'il essayait d'éclaircir ses pensées.

– Comment est-ce possible ? dit-il.

Invité de l'Empereur pour affaire diplomatique, le roi venait d'arriver au Château-Noir. Il ignorait tout du complot infanticide de son cousin. D'une nature bonne, il dirigeait son royaume avec justesse et bienveillance. Un rayon d'espoir traversa Hako, certain d'une rencontre orchestrée par le destin. Muet, l'air implorant, il tenta d'expliquer la situation. Marin lui répondit d'un bref clin-d'œil. Il le comprenait...

Il se tourna vers les gardes, les sourcils froncés, préoccupé.

– Je croyais qu'il était mort de maladie à sa naissance, dit-il. Comment expliquez-vous qu'il soit toujours en vie, dix ans après ? Et si c'est le prince impérial, le fils de votre maître, pourquoi le traitez-vous comme un prisonnier ?

Hako sentit l'étreinte des soldats se relâcher légèrement. Ils affichaient un air penaud et ennuyé. Le garçon lut dans leur esprit embarras et impatience. Ils perdaient du temps mais, d'un autre côté, ils ne pouvaient congédier un roi si puissant...

– C'est-à-dire que... répondit le second garde, hésitant, on a cru bien faire, voyez-vous. Enfin, c'est le protocole, vous savez...

Le roi l'écrasa d'un regard méprisant. La colère exhalait de son âme telle de la braise ardente. Son visage s'empourpra.

– Le protocole ! répéta-t-il, scandalisé. Le protocole exige de traiter avec respect les invités de marque, bande d'abrutis !

Les deux soldats sursautèrent. Les yeux baissés, ils affichèrent un air honteux.

– Pardonnez-nous, Votre Altesse, répondit le premier garde. Nous pensions bien faire...

– Eh bien, visiblement, vous vous débrouillez mieux en sentinelles devant les portes, lança Marin, cinglant. Vous pouvez retourner à votre poste. Je me charge d'amener le prince devant son père.

Les gardes se crispèrent. Ils ne s'attendaient pas à cet imprévu. Que devaient-ils faire ? Ils ne pouvaient désobéir à un ordre direct de leur supérieur -mais l'Empereur risquait de leur reprocher leur faiblesse, s'ils se séparaient du prince…

Hako sourit du dilemme des sentinelles.

– C'est à nous, et à nul autre, d'amener le garçon à l'Empereur, dit vaillamment le premier guerrier.

Marin le toisa d'un air hostile.

– Je suis le roi de La Côte, le deuxième homme le plus puissant de cet Empire, énonça-t-il, condescendant. Et vous refuserez de m'écouter, vous, simples soldats ?

Le second homme s'éloigna de lui. Son compagnon ne s'avouait pas vaincu. La peur du fouet lui donnait du courage. Son dos portait les meurtrissures dues aux colères de son maître. La gorge serrée, Hako songea à Tsyla, torturée par son père. Cette punition ne semblait pas rare au sein de la forteresse...

– Vous n'êtes pas le seigneur de ce château, répliqua-t-il. Votre titre ne vaut rien, ici. Entre ces murs, vous êtes un étranger. Nous prenons nos ordres de l'Empereur uniquement.

– JE SUIS LE COUSIN DE VOTRE MAÎTRE ! s'écria Marin, le visage rouge de fureur. PAR LE SANG QUI ME LIE A LUI, JE VOUS ORDONNE DE M'OBÉIR !

Il dégaina son épée d'un geste sec. Le soldat lâcha Hako, surpris par cet élan inattendu. Il ne pouvait croiser le fer avec un noble allié de la couronne -même au nom de l'Empereur. Il fixa la lame avec terreur. Le garçon discerna le symbole d'un triton doré gravé sur le manche.

Soudain, le noble amorça un mouvement de combat. Les deux hommes tournèrent les talons et déguerpirent dans le couloir, sans demander leur reste. Le garçon les regarda s'éloigner, triomphant. Il se tourna vers son sauveur, un sourire accroché aux lèvres. Sans lui prêter attention, le roi rangea délicatement la lame dans son fourreau.

– Je suis content que leur fidélité à l'Empereur n'aille pas aussi loin, commenta-t-il. Il m'aurait déplu de les occire.

Il possédait certes des qualités, mais pas l'humilité.

Il lui posa la main sur l'épaule, protecteur.

– Viens, mon garçon, dit-il gentiment. Je vais te mener à ton père.

Hako acquiesça, les pensées assombries à la mention de l'Empereur. Ils marchèrent sans échanger de paroles, le silence troublé par leurs pas sur le sol. En compagnie de son oncle, Hako sentait son courage s'affermir. Au bout du couloir, ils tournèrent à gauche et montèrent un escalier en colimaçon. Une statue de serpent grimpait le long du pilier de l'édifice. A travers une lucarne étroite, le garçon discerna des ombres mouvantes dans la cour inondée.

Ils débouchèrent à l'intérieur d'un couloir plus large, terminé d'un petit escalier, serti d'une série de portes en bois, encastrées dans le mur. La peinture d'un dragon rouge décorait le plafond aux lustres dorés. Des broderies, pareilles à celle de la chambre impériale, s'étalaient sur les murs. Elles représentaient le plus souvent des scènes de bataille ou d'un symbole de puissance.

Marin entama la discussion :

– Le Chemin des Empereurs, dit-il. C'est ainsi qu'ils appellent le couloir aux tableaux. Chaque visiteur qui traverse ce lieu doit être atteint par la majesté de la lignée des Alphèses.

Une intonation ironique déformait son ton. Comme Hako, il désapprouvait l'ostentation écrasante du pouvoir impérial.

– Où étais-tu passé, pendant tout ce temps ? ajouta-t-il sans ambages.

Hako hésita : il ne pouvait dévoiler l'identité de Kazo ni parler de son village d'enfance...

– J'ai grandi seul au milieu de la forêt, répondit-il, avec les animaux.

Le seigneur lui lança un regard en biais.

– Tu possèdes le même pouvoir que ta mère, n'est-ce pas ? demanda-t-il. C'est elle qui t'a éduquée ?

– Ma mère est morte, répondit-il, amer.

Les yeux embués, il revit le coup mortel porté par Gynasa...

– Je suis désolé, mon garçon, dit Marin d'une voix troublée. Sincèrement. C'était une femme remarquable.

– Merci, murmura Hako.

Elle s'est sacrifiée pour me sauver la vie, faillit-il répondre.

– Que s'est-il passé ? s'enquit le noble d'une voix précipitée. Pourquoi a-t-on menti à propos de ta mort ?

Hako poussa une profonde inspiration. Il lui parla de la prédiction de la sorcière et du complot de son père. Il raconta avec précision la fuite de sa mère à travers la forêt, son combat avec Gynasa, mais tut le moment où elle le confiait à Kazo.

Révolté, Marin maudit son cousin d'un ton proche du blasphème.

– Je ne… je ne peux comprendre, dit-il. Pourquoi une telle haine ? Je le connais bien. Je sais combien il peut se montrer cruel… mais je ne le pensais pas mauvais au point de vouloir tuer son propre fils. Tout cela à cause de la prophétie d'une vieille folle. C'est vraiment… terrible.

Le garçon préféra rester silencieux, certain d'un chose : il venait de gagner un allié. Juste de cœur, son oncle ne fermerait pas les yeux sur un infanticide...

Ils arrivèrent en haut des marches, devant une porte gardée par deux chevaliers. Leurs lances croisées interdisaient le passage. Ils portaient un heaume à tête de loup, une cape rouge et un large écu serti d'un dragon de la même couleur. L'équipement identique à celui du garde à l'entrée de la chambre de ma mère, dans le souvenir de la rivière, , remarqua Hako.

– Rassure-toi, lui chuchota Marin à l'oreille. Avec moi, tu es en sécurité. L'empereur n'osera te faire de mal tant que je suis là.

Puisse-t-il avoir raison, songea le garçon, peu rassuré. Si l'Empereur était prêt à tuer son fils pour assurer son règne, son cousin ne suffirait pas à l'arrêter…

A la vue du roi, les guerriers royaux écartèrent leurs lances. Marin poussa les portes en bois barrées de fer dans un crissement sinistre. Hako retint son souffle, l'estomac noué par la peur.

La salle du trône, vaste et sombre, ressemblait à une crypte. Quatre piliers en pierre s'alignaient de chaque côté, le long des murs. Une estrade de forme pyramidale se dressait au fond. Elle supportait un vaste trône en pierre noire, serti d'ailes et de pattes rouges de dragon.

La silhouette de l'Empereur se découpait sur le siège, qui lui donnait l'air d'une créature hybride. Son visage restait caché dans l'ombre. Les feux magiques de l'Alchimiste pétillaient dans des torchères accrochées aux murs. Sous leur lumière, la salle paraissait consumée par les flammes. Le monarque, seul, se tenait au milieu du brasier, tel un dragon dans son antre.

Mon père, songea le garçon, le cœur serré d'effroi. L'homme le plus puissant de l'Empire -le plus craint, aussi. Il était là, devant ses yeux, celui qui avait voulu le tuer à la naissance. Il fut partagé entre l'envie de courir vers lui et celle de prendre ses jambes à son cou. Finalement, il resta immobile...

– Sa Majesté Marin le troisième, roi de La Côte et seigneur du Donjon-Terne, énonça le héraut, à côté de la porte.

Il portait une tunique grise en haillon. Le tatouage rouge des esclaves marquait sa joue droite. Le garçon l'étudia, curieux de rencontrer pour la première fois un homme asservi. Son esprit, ravagé par la souffrance, le terrifiait. Il devait sacrifier son âme pour la cause de l'Empereur, depuis son enfance. Hako détourna la tête, désespéré. Comment pouvait-il raisonner un souverain si… insensible ?

Le garde au pied de la pyramide, vêtu comme les sentinelles à l'entrée, frappa le sol de sa lance. Le serviteur leur fit signe d'avancer. Ils marchèrent en direction du trône. Leurs pas résonnaient sur le marbre noir, drapé d'une tapisserie rouge.

Hako entendait son cœur marteler contre sa poitrine. Tremblant de tout son corps, il tenta d'ignorer sa peur. Une partie de son esprit lui commandait de fuir. Marin lui posa une main sur l'épaule. Son contact l'apaisa légèrement. Protecteur, son oncle remplaçait l'absence de sa mère contre la fureur de l'Empereur...

Arrivé au pied de la pyramide, le roi mit un genou à terre. Hako l'imita, oppressé par l'atmosphère de la salle. Sa soumission lui rappela sa venue dans le clairière sacrée. L'Esprit de la Forêt mérite ce respect, songea-t-il -pas mon père.

L'Empereur s'agita dans l'ombre. Le garçon ne distinguait pas encore son visage. Il eut la curieuse impression de se trouver face à un mort.

La soldat frappa une nouvelle fois le sol de sa lance. Hako tressaillit, effrayé par le choc du bois sur le marbre. Marin prit la parole d'un ton posé, contrôlé.

– Votre Magnificence, commença-t-il.

Il marqua une courte pause, comme s'il cherchait ses mots. Du coin de l'œil, Hako remarqua la sueur goûter sur son front. Le jugement imprévisible de son cousin l'emplissait de doute.

– Je n'aurais pas troublé votre repos s'il ne s'agissait d'une affaire de la plus haute importance, assura-t-il.

L'Empereur resta silencieux. Hako s'agita. Il sentait le regard de son père brûler sur sa nuque. Le reconnaissait-il ?

– Ce garçon est venu au château, expliqua Marin. Il vient de la forêt. Son nom est Chinu, votre premier fils, le prince héritier mort à la naissance.

Son père sursauta, comme si un moustique l'avait piqué. Une force invisible maintenait la nuque de Hako inclinée. Au prix d'un effort considérable, il releva les yeux. Il discerna l'Empereur, cramponné aux rebords du trône, bouleversé par la nouvelle. Hako distingua ses ongles griffer le marbre sculpté, trace de son malaise.

Son père se pencha en avant. Son visage, pâle de stupéfaction, apparut à la lumière. Le garçon ravala sa salive, desséché tel un arbre brûlé au soleil. Comparé aux images de la rivière, l'Empereur présentait des traits de vieillesse. Les rides, dessinées sur son front, lui donnaient un air fatigué. Ses cheveux noirs, plus courts, et sa barbe, plus rare, grisonnaient. Des gerçures abîmaient ses lèvres pincées. Malgré l'éclat de sa couronne, on ressentait sa faiblesse grandissante.

Ses yeux noirs le transpercèrent comme deux lames d'acier. Il projeta son esprit en avant. L'âme du monarque, noircie par ses mauvaises actions, exhalait de peur. Hako lui inspirait ce sentiment, un enfant, à l'homme le plus puissant de l'Empire.

Le souverain craignait ce jour depuis une décennie. La prophétie le hantait dans ses rêves. Il ne trouvait pas l'apaisement, sachant avoir commis un tort irréparable. Meurtrier indirect de son épouse, il dépérissait de chagrin, années après années...

Naïf et compatissant, le garçon le prit en pitié. La douleur, plus que la haine, le rongeait de l'intérieur. Il reste mon père, malgré ses rancœurs, songea-t-il. Je dois l'aider.

Le souverain glissa son regard vers la droite. L'obscurité l'enveloppa en partie. Hako suivit la direction de ses yeux. A l'écart, dissimulée par l'ombre des piliers, se tenait l'Enchanteresse.

Elle s'avança vers lui et apparut à la lueur des flammes. Le bruit de sa canne en bois résonna sur le sol. La peau chenue, vérolée, le visage grêlé, elle évoquait l'apparence d'un lépreux. Sa silhouette avachie inspirait un dégoût mêlé à de la pitié. Son nez crochu, couvert de verrues, lui donnait un aspect mauvais, contraire à sa nature juste et bienveillante.

Elle fixait le garçon intensément. Ses yeux mauves, perçants, le troublaient. Confus, il baissa la tête. Par réflexe, il projeta son esprit vers elle. Attiré par un tourbillon de visions indicibles, il faillit se perdre.

Il écarta son âme juste à temps. Transpirant, le souffle esquinté, il lui semblait revenir d'une course éprouvante. Comment la sorcière contrôlait-elle ses pensées chaotiques ? Seul le Grand Chêne arrivait à canaliser tant de visions étrangères. Elle doit être une grande magicienne, songea-t-il, impressionné. Une divinatrice capable de rivaliser avec les plus grands Erazis...

– Comment expliques-tu ce phénomène, Enchanteresse ? demanda soudain l'Empereur.

Sa voix, autoritaire, tremblait légèrement. La vieille femme pointa vers lui un index accusateur.

– Je vous avais prévenu, mais vous aviez refusé de m'écouter, dit-elle, sévère. En essayant d'empêcher la prophétie de se réaliser, vous n'avez fait que la précipiter. Voyez, à présent. Elle a déjà commencé. Les rouages du temps se sont mis en place. Et vous ne pourrez plus l'arrêter, désormais.

L'Empereur pâlit, terrifié par les menaces de sa servante.

– Du temps... murmura-t-il. Le temps peut être contrôlé, et ainsi le passé modifié.

Le garçon releva la tête. La mention de l'horloge lui rappelait son devoir. L'Empereur croyait dur comme fer en la réussite de ce projet. S'il parvenait à contrôler le temps, il pourrait effacer les erreurs du passé, vivre pour l'éternité aux côtés de son épouse... Par son inconscience, il ignorait les dangers qu'il courrait -qu'il infligeait au monde entier…

C'est le moment d'intervenir, songea Hako. Malgré la folie de son père, il pouvait le raisonner...

– Je n'ai pas envie de prendre le trône, assura-t-il.

Son père fronça les sourcils, surpris et ennuyé. Une nouvelle peur s'ajoutait à l'ancienne. Il se tourna vers l'Enchanteresse.

– Comment connaît-il la prophétie ? s'enquit-il brusquement.

Elle haussa les épaules, impuissante.

– Il ne l'aurait jamais connu si vous n'aviez pas essayé de le tuer à sa naissance, fit-elle remarquer.

Le monarque tapa du poing sur les rebords de son trône, le visage rouge de colère

– CESSE DE ME LE RAPPELER ! s'écria-t-il, les traits déformés par la rage. Ce qui est fait est fait. Je ne peux rien changer... pour l'instant.

L'attitude de son père le consternait. Il inspira à fond pour se donner du courage. Il avait ressenti la même peur autrefois, lorsqu'il affrontait les enfants du village.

– Je connais la prédiction, dit-il d'un ton assuré.

Les personnes de la salle l'observaient d'un regard pesant. Il gardait les yeux fixés sur son père. Son visage restait impassible, mais une veine palpitait sur son front. Sa crainte était au moins dix fois supérieure à la sienne.

– Je sais que vous avez tenté de me tuer et pour quelles raisons, poursuivit-il, la voix tremblante. Mais vous vous trompez. Je n'ai jamais voulu prendre le trône. Je ne désire pas le pouvoir.

La sorcière émit un ricanement. L'Empereur lui lança un regard noir.

– Tu es jeune, dit-elle. A ton âge, les garçons ressentent un amour naturel pour leur père, et cherchent toutes sortes d'excuses pour lui pardonner ses erreurs. Ton cœur est encore pur. Néanmoins, à mesure que tu grandiras, ton esprit changera. Tu découvriras des sentiments qui te sont pour le moment inconnus, comme la haine, la colère, la jalousie. Aujourd'hui tu ne souhaites pas t'asseoir sur le trône, mais qui peut dire ce que tu penseras dans cinq ans ?

Les paroles de la magicienne effrayèrent le garçon. Il se considérait différent des autres humains. Son pouvoir lui conférait une certaine intelligence. Il espérait que son âme ne tendrait jamais vers ces poisons de l'esprit. Si tel est le prix à payer pour devenir un adulte, je préfère rester à jamais un enfant, songea-t-il.

Marin se releva brusquement. Hako revint aussitôt à la réalité. Le roi prit un air digne devant l'élu des dieux.

– Tu es mon empereur et je te vénère, dit-il d'une voix claire et distincte. Depuis le jour de ton couronnement, je t'ai servi fidèlement, et tu n'as jamais eu à te plaindre de ma loyauté. J'ai accepté tes demandes d'alliances matrimoniales pour renforcer ton pouvoir sur mon petit royaume. Mais, avant d'être mon suzerain, Mestos, tu es mon cousin. Je me souviens que nous jouions ensemble dans ce château, au même âge que ton fils ici présent.

Il s'agenouilla à nouveau. Un frisson d'émotion parcourait son visage.

– Par le sang qui nous uni, je te conjure d'épargner ce garçon, supplia-t-il. Il n'a rien fait pour mériter cette souffrance, sinon d'avoir été mentionné par cette vipère.

La sorcière siffla d'un air irrité.

– Mes prédictions se justifient toujours, petit seigneur, répliqua-t-elle.

Marin ignora sa remarque.

– Et même si elle a raison, rien ne justifie tes actes. Tuer son propre fils est une aberration, tu devrais le savoir. D'autant plus lorsqu'il est nourrisson et innocent.

Du coin de l'œil, Hako aperçut le soldat se rapprocher discrètement du trône, Dans un cliquetis de ferraille, il posa la main sur la poigne de son épée. Le monarque regardait son vassal comme s'il voulait l'écraser. Le courage de son oncle impressionna le garçon.

– Relève-toi, mon cousin, dit l'Empereur.

Marin se redressa, méfiant. Il fixa son souverain d'un air de défi.

– Tu es mon allié le plus précieux et l'un de mes meilleurs amis, continua-t-il d'une voix suave.

Menteur, se dit Hako, féroce, les poings serrés. Son père ne connaissait pas la notion d'amitié, disparue dès son adolescence. Il entretenait des relations rapprochées avec certaines personnes par pur intérêt. Malgré les liens du sang, Marin équivalait à un moustique agaçant qui le distrayait de sa proie...

– Je connais ton dévouement à la cause de mon Empire, dit-il. Tu es l'un de mes soldats les plus assidus.

Marin ouvrit la bouche. Mestos leva la main pour l'interrompre. Le roi de La Côte ravala sa réplique.

– Je t'ordonne cependant de rester en-dehors de tout ça. Cette affaire ne concerne que moi, le prince et l'Enchanteresse.

Le roi secoua la tête en signe de dénégation. Il ne l'entendait pas de cette oreille...

– Je vous ai juré une obéissance éternelle, dit-il. Je serais prêt à mourir pour vous, s'il le fallait. Mais, cette fois-ci, je ne peux taire les cris de ma conscience. Je dois faire ce qui me semble juste. Je dois vous empêcher de commettre l'irréparable.

L'Empereur, calme en surface, bouillait de colère. Il ne s'attendait pas à cet événement imprévu. Pour lui, l'affaire devait être réglée dans la soirée. Il avait attendu dix ans pour mettre un terme à la prophétie. Il ne laisserait pas l'occasion s'échapper.

Le garçon se tendit, horrifié par sa volonté de mettre fin à sa vie. Le reconnaissait-il ? Pareil à un étranger, il ne voyait en lui qu'un obstacle devant le pouvoir. Une larme roula dans ses paupières. Ce n'était pas son père, assis sur le trône. Son vrai parent dormait dans une cabane, près de la forêt. Que partageait-il avec ce tyran sans scrupules, hormis le sang ?

– Tu oublies que si le prince meurt, le trône passera à ton fils aîné, rappela Mestos. La branche cadette de la dynastie des Empereurs prendra ainsi le sceptre.

Marin écarquilla les yeux de surprise. Le souverain tentait de l'amadouer ! Il y réfléchit un instant. Laisserait-il mourir le prince pour donner le pouvoir à sa descendance ? Après tout, il le rencontrait pour la première fois ce soir. Une occasion si unique, si… convoitée, ne se représenterait plus jamais. S'il refusait de la saisir, il le regretterait tout sa vie...

Le poison de la tentation souillait l'âme de son allié. Le garçon adressa une prière à Dridja. Si Marin changeait de camps, il se retrouverait à la merci de son père...

Un « non » catégorique répondit au démon de l'attirance. S'il laissait mourir l'enfant, il ne se le pardonnerait pas. Le poids des remords l'accablerait jusqu'à son dernier souffle. Il préférait que son fils reste roi et que le prince survive...

Le seigneur se plaça derrière Hako. Il lui posa les mains sur les épaules, d'un geste protecteur.

– Garde cette offre pour un des hommes lâches et cupides qui te servent, lança-t-il, courageusement. Je ne me laisserais pas amadouer si aisément. Tant que je serais vivant, le prince ne mourra pas sur tes ordres.

Le guerrier s'avança d'un pas. D'un geste de la main, l'Empereur lui ordonna de rester à sa place. Il planta son regard terrible dans les yeux de Marin.

– Dois-je le prendre pour une menace ? fit-il d'une voix glaciale.

Le garçon trembla, inquiet de l'accrochage entre les deux monarques. Marin haussa les épaules, serein. La dignité de son oncle, impassible, reflétait son statut de roi.

– Prenez-le comme vous voulez, répliqua-t-il. Je sais que vous avez besoin de l'appui de mon royaume. Vous ne pouvez déclencher une guerre ouverte avec mon peuple. Je ne risque rien entre ces murs…

Le ricanement de son père résonna dans la salle. Il terrifia Hako jusqu'aux tréfonds de son être. Il recula sur son siège, les traits à nouveau cachés par l'obscurité.

– N'en sois pas si certain, répliqua-t-il. Ton pauvre royaume n'est rien pour moi. Ton arrogance finira par te perdre. Si tu te dresses sur mon chemin, je te traiterais comme un ennemi…

Hako sentit la peur étreindre son oncle. Il savait que l'Empereur ne parlait pas à la légère.

– Laissez repartir le prince, je vous en conjure, supplia-t-il. Il ne présente aucun danger pour votre couronne. C'est pure folie de croire cela !

Le souverain ne répondit pas. Il méditait sur le moyen idéal d'écarter Marin. Le garçon profita du silence pour prendre la parole.

– Je suis venu de mon plein gré, intervint-il. J'ai une nouvelle importante à délivrer à l'Empereur.

Tous le dévisagèrent, surpris par sa témérité. Il commençait à prendre de plus en plus d'importance. Les doigts de Marin se plantèrent dans sa chair. Il se dégagea de sa prise d'un geste sec. Son père devait entendre sa mise en garde. Le sort du monde en dépendait...

Hako s'inclina devant le trône, comme de coutume. Il parla d'une voix solennelle.

– Comme vous le savez, je possède le même pouvoir que ma mère, dit-il. Grâce à ce don, j'ai appris beaucoup de choses. Je sais que votre Alchimiste est en train de construire une horloge capable de contrôler le temps, dans un volcan, au-delà des montagnes du sud.

Il releva les yeux. Son père ne broncha pas. Hako sentit la peur qui l'agitait.

– Tu ne m'apprends rien, mon fils, répliqua-t-il.

Le garçon tressaillit au mot de « fils ».. Il fut touché d'être reconnu comme tel par son père, même s'il voulait l'assassiner.

– Certes, mais vous ignorez les conséquences que peuvent avoir vos actions, poursuivit-il. Il est impossible de contrôler le temps. Croyez-moi, je sais de quoi je parle. Si vous construisez cette horloge, vous ne réussirez qu'à dérégler le temps. Le monde sombrera alors dans le chaos. Votre Empire disparaîtra.

Ces paroles stupéfièrent l'Empereur. Pendant un instant, il crut en son honnêteté. Il songea envoyer un corbeau à l'Alchimiste pour cesser la construction. Hako espérait l'avoir convaincu. Cependant, son cœur de pierre oppressait le voile de son âme. Comme l'avait prédit le Chêne, il était sourd aux appels de la raison...

L'Empereur se leva, son visage martelé de plaques rouges. La fureur lui donnait des airs de démon. Ses mains tremblaient comme celles d'un malade. Le garçon se releva, terrorisé. Instinctivement, Marin l'attira à lui, en rôle de protecteur.

– Je sais ce que tu essayes de faire, mais tu n'y arriveras pas, dit-il. Si cette horloge est construite, je pourrais changer le cours du destin et effacer la prophétie. Tu veux éviter cela à tout prix. C'est pourquoi tu es prêt à venir seul dans mon château, au milieu de la nuit.

Hako secoua la tête, attristé. La méfiance accrue de l'Empereur montrait sa peur de la prophétie. Il ne voyait pas son fils, agenouillé face à lui -mais un danger pour le trône.

– Écoutez-le, intervint l'Enchanteresse. Il sait de quoi il parle. Pourquoi voyez-vous le mal en chaque individu ?

Il toisa la sorcière d'un regard haineux. La vielle femme demeura impassible. Elle semblait habituée à ses sautes d'humeur.

– TAIS-TOI ! vociféra-t-il. Je te signale que c'est toi qui m'a révélé cette maudite prophétie !

– Je vous avez prévenu de ne pas m'interroger, répliqua-t-elle. Vous ne pouvez vous en prendre qu'à vous-même…

L'Empereur ignora la sorcière. Il fixa Hako d'un regard sévère.

– Écoute-moi bien, mon... fils, dit-il d'un ton venimeux. Je n'abandonnerais pas mon projet. Tu ne réussiras pas à me faire changer d'avis...

Une bouffée de colère monta en lui. En venant ici, il s'attendait à trouver un homme mauvais -pas un fou.

– Mais écoutez-moi ! lança-t-il, désespéré. C'est de la folie ! Vous allez condamner le monde à cause de votre ambition !

Persuadé de sa tromperie, son père ne l'écoutait pas. Cette idée profondément ancrée dans l'esprit, il rejetait toute forme d'argumentation.

Marin le ramena en arrière, doucement.

– C'est inutile, mon garçon, lui chuchota-t-il à l'oreille.

Il leva la tête vers son suzerain.

– Laisse-le partir, dit-il d'un ton implorant.

– Non.

C'était Hako qui avait parlé. Tous le fixèrent, stupéfaits.

– Je ne veux pas partir, expliqua-t-il. Pas encore. Je veux d'abord visiter le château. Et voir la chambre impériale.

Il se surprit lui-même de sa témérité. Mais il ne rentrerait sûrement plus jamais en ce lieu -sinon pour y mourir. S'il partait maintenant sans avoir exploré le palais, il le regretterait. Il voulait découvrir la pièce où les gardes de son père étaient venus le chercher...

L'Empereur émit un ricanement méprisant. Hako tourna les yeux vers lui, terrifié.

– Je ne t'ai même pas encore donné l'autorisation de quitter mon château, dit-il. Tu es chez toi ici. Pourquoi ne resterais-tu pas ?

Le garçon en eut le souffle coupé. Comment son père osait-il lui poser cette question ?

– Parce que vous avez essayé de me tuer à la naissance, répliqua-t-il. Et que vous essayerez à nouveau, je le sais maintenant.

Le monarque se leva de son siège. Son visage s'éleva à hauteur des ailes de dragon, au-dessus de l'ombre. Lentement, il descendit les marches de la pyramide. Hako recula précipitamment. Marin se plaça devant lui, tel un bouclier. Son père s'arrêta sur la dernière marche. Une trace de regret passa sur son visage.

– Je fondais mes espoirs en toi, avoua-t-il. Je t'aurais laissé régner sur le plus grand empire du monde. J'étais si heureux que les dieux m'aient offert, pour mon premier enfant, un garçon. J'étais si fier que ta mère t'ai légué son pouvoir. Je pensais que, le moment venu, tu ferais le meilleur des empereurs. Mais quel choix m'as-tu laissé ? Un prince qui prend le trône de son père divise l'empire en deux causes rivales, ce qui sème forcément le chaos. Je ne pouvais prendre le risque de te garder en vie, pour la cause de mon domaine. Tu dois comprendre cela. Un empereur n'est pas comme les autres pères. Il a de grandes responsabilités, confiées par les dieux, qui passent avant les liens familiaux. Je suis le père de mon peuple, avant d'être le père de mon fils.

Le garçon éclata en sanglot. Les traits de l'Empereur se décomposèrent de souffrance.

– Je regrette tous les jours ce qu'il s'est passé, admit-il, la voix tremblante. Depuis que ta mère est partie, je ne suis plus le même. Je me sens dépérir de plus en plus. Elle me manque tellement...

Il regarda Hako, suppliant, les yeux larmoyants.

– Si tu es là, est-ce que ça veut dire que... demanda-t-il.

Le garçon comprit sa question sans même lire ses pensées. Malgré le mépris que lui inspirait le souverain, il ne pouvait s'empêcher de le plaindre. Sa gorge se noua, sachant qu'il devait éteindre ses espoirs. Il le mérite, songea-t-il, empli de rancœur. Tout cela est de sa faute. Sa mère serait encore en vie, si l'Empereur n'avait pas perdu la raison à ce moment-là…

Il sécha ses larmes d'un revers de manche et répondit :

– Je suis venu ici tout seul. Personne ne m'a envoyé. Vous connaissiez votre épouse mieux que moi. Pensez-vous qu'elle me laisserait entrer seul dans votre château, sans protection ?

Mestos prit un air défait. Il connaissait déjà les prochaines paroles de son enfant...

– Ma mère est morte sous les coups de Gynasa, mais c'est vous qui l'avez tué, ajouta le garçon, en écho aux paroles de Tsyla. Et vous dîtes après ça que vous l'aimiez ?

Il voulait que son père regardât en face la mal qu'il avait fait, le voir assumer ses erreurs -et en souffrir.

L'Empereur chancela à demi sur les escaliers. Il trébucha, rattrapé de justesse par son garde.

– Votre Magnificence ! appela le chevalier au heaume de loup, alarmé.

Mestos reprit doucement connaissance. Il semblait hagard et apeuré. Un bruit de canne attira l'attention de Hako. L'Enchanteresse s'approcha de lui. Elle s'arrêta à quelques centimètres de son visage. Ses yeux mauves le mirent mal à l'aise. Il baissa les yeux, incapable de supporter son regard intense. Son aspect le répugnait, et, comme il ne pouvait lire dans son âme, elle le terrifiait.

La sorcière lui releva le menton. Hako frissonna au contact de ses vieilles mains ridées sur sa peau. Elle le força à la regarder.

– Tu as du cran, petit, murmura-t-elle. Tu es courageux, pour ton âge. Mais fais attention à ne pas agir de façon trop téméraire. Ton intelligence est supérieure à la plupart des adultes, mais ton âme est toujours chétive et innocente. Tu n'as pas encore l'étoffe d'un guerrier. Le combat que tu mènes est bien trop lourd à supporter pour un enfant, Chinu.

Que signifiaient ces paroles ? Pour l'Esprit de la Forêt, il ne semblait pas anormal qu'un garçon de son âge puisse affronter un dragon...

– Ne t'attarde pas trop ici, conseilla-t-elle. Je comprends que tu veuilles découvrir le palais de tes ancêtres. Mais cet endroit est dangereux pour toi. Aussi longtemps que tu resteras ici, tu seras en danger de mort.

Le garçon acquiesça. L'Enchanteresse retira sa main dans geste sec. Une sensation de froid engourdit le garçon. Depuis qu'il était entré ici, la mort semblait planer au-dessus de lui en permanence. Ce sentiment l'angoissait terriblement.

Il se tourna vers son père, décidé à pousser la bravoure jusqu'à son paroxysme.

– Elle est morte, répéta-t-il. Ma mère est morte. Mais rappelez-vous comment -et pourquoi. Elle a essayé de me sauver.

Il chercha dans le regard de son père une once de remords. Il sentait son âme, tiraillée entre l'amour familial et le sens du devoir. Il ne pouvait le convaincre de renoncer à son projet d'immortalité -mais peut-être le persuaderait-il d'épargner sa vie.

– Si elle était parmi nous ce soir, elle me protégerait jusqu'à la mort -comme elle l'a toujours fait, conclut-il.

Il affronta son père d'un regard de défi. L'Empereur ne laissait plus transparaître ses émotions. Il soutint l'affront de sa descendance sans ciller. L'aura de l'Impératrice, associéeà la protection de Marin, atténuait ses desseins infanticides.

Dans un tourbillon de cape, il se retourna et grimpa les marches de la pyramide. Ses bottes en cuir à talon résonnèrent sur le marbre noir.

– L'audience est terminée, annonça-t-il.

Il se rassit sur le trône, dissimulé par les ombres. Il posa ses mains sur les rebords en têtes de dragons. La lumière des torches éclaira ses doigts bagués, pâles comme ceux d'un spectre.

– Marin, je te charge de faire visiter le château à mon fils, puisque tu parais t'être entiché de lui, ordonna-t-il. Après cela, je le laisserais repartir dans la forêt. Je te promet qu'aucun mal ne lui sera fait.

Peu rassuré, Hako sonda son esprit. Surpris, il lut des intentions honnêtes et justes. L'amour qu'il vouait à l'Impératrice l'empêchait de tuer leur fils. Mais ce sentiment ne durerait pas. Imprévisible, l'Empereur pouvait changer d'avis à tout moment...

Le roi consulta le garçon du regard. Hako approuva d'un signe de tête. Marin s'inclina devant son suzerain. Le garçon l'imita de mauvaise grâce.

– Merci, Votre Magnificence, répondit son oncle. Je suis honoré de remplir cet office.

Il se redressa et tourna les talons. Il entraîna le garçon en direction des portes. Hako se retint d'adresser un dernier au revoir à l'Empereur. Son père biologique ne lui offrirait jamais l'amour qu'il espérait…








Chapitre 7 : Solamir



Le héraut ouvrit les battants et les referma sur eux dans un roulement impressionnant. Une fois à l'extérieur de la salle, la démarche de Marin s'accéléra. Il dévala les escaliers à la hâte. Arrivé au pied des marches, il entraîna le garçon dans un couloir sur la droite.

– Où allons-nous ? s'enquit-il.

Le roi ne répondit pas. Ils passèrent une arche étroite et débouchèrent dans un petit hall. Trois soldats montaient la garde devant une porte en bois cadenassée. Drapés de capes couleur algue, ils étaient vêtus d'un surcot au triton bleu marine. Équipés de lourdes hallebardes et de boucliers rectangulaires, ils portaient des heaumes à la forme étrange. Marin les dépassa et leur fit signe de le suivre.

– Je préfère prendre avec moi une escorte, expliqua-t-il.

Le garçon hocha la tête. Il se sentait plus rassuré aux côtés d'hommes en armes que seul et vulnérable. La promesse de l'Empereur n'apaisait pas son sentiment d'insécurité. Les mises en garde de l'Enchanteresse résonnaient dans sa tête. Il craignait de tomber dans une embuscade...

Ils montèrent un escalier en colimaçon. Le bruit des bottes et le cliquetis des armures accompagnaient leur marche. A une heure si tardive, personne ne rôdait dans le château. Ils arrivèrent dans un couloir où cabriolait un fou, au costume coloré et au chapeau à clochettes tintinnabulant. Il exécuta une pirouette devant eux et tenta de dérober la lance d'un soldat au triton. Marin, qui ne goûtait pas à la plaisanterie, le plaqua brutalement contre le mur. Hako mit les mains sur sa bouche, choqué par sa réaction.

– Laisse-nous passer, jouet de l'Empereur ! cracha le roi à la figure de l'acrobate.

Une couche de maquillage blanc-vermillon dissimulait son visage guilleret. Il hoqueta sous la prise du seigneur. Marin le lâcha et continua son chemin. Le garçon croisa le regard du bouffon. Il avait des traits arrondis, un nez effilé, des yeux espiègles de couleur verte. L'esprit vif et malin, il servait l'Empereur en tant que fou -mais aussi comme espion. Depuis la mort de Gynasa, il remplissait même le rôle d'assassin impérial.

Au bout du couloir, devant la dernière porte, deux soldats montaient la garde. Marin s'arrêta à leur hauteur. Ils le dévisagèrent d'un œil méfiant.

– Que voulez-vous ? demandèrent-ils, suspects.

Les hommes de La Côte saisirent discrètement la poigne de leurs épées. La tension montait entre les deux camps. Le cœur du garçon, troublé par la crainte, battait avec plus de forces.

– Nous voulons... commença Marin.

L'irruption d'une servante par l'escalier d'en face l'interrompit. Les chevaliers aux heaumes de loups s'écartèrent pour la laisser passer. Elle portait un plateau chargé d'une bouteille de vin, d'un verre à pied et d'une tarte au citron.

– Bonsoir, mes seigneurs, salua-t-elle distraitement.

Hako sursauta en croisant son regard. Il connaissait ce visage émacié aux yeux noisettes proéminents. Les cheveux blonds coiffés avec soin, la servante portait une robe noire en velours sur son corps mince.

– Tsyla, dit-il.

L'ancienne amie de sa mère releva la tête. Elle l'étudia de la tête aux pieds, intriguée. Tous les hommes observèrent leur échange avec curiosité.

– Est-ce que je te connais, mon garçon ? demanda-t-elle, les sourcils froncés.

– Oui, répondit-il, la voix émue. Je suis Chinu, le fils de l'Impératrice.

La gouvernante laissa échapper un cri aigu. Son plateau s'écrasa sur le sol dans un bruit de verres brisés. Marin recula en jurant : le vin venait d'éclabousser sa tunique. Tsyla le bouscula pour serrer Hako dans ses bras. Le souffle coupé, il fut soulagé qu'elle le relâche.

– Comment ? fit-elle, les larmes aux yeux. Co... comment est-ce possible ? Et ma... ma maîtresse ? Où est-elle ?

Le garçon secoua la tête. Son expression suffisait pour donner une explication. De toute façon, il n'arrivait pas à prononcer un mot. Le visage de la gouvernante se décomposa. Elle éclata en sanglots, les yeux cachés derrière ses doigts. Marin lui posa délicatement une main sur l'épaule. En homme courtois, il tenta de la consoler.

– Allons, Tsyla, reprenez-vous, dit-il d'une voix douce. Vous devriez être contente que le prince soit toujours en vie. N'est-ce pas ce que voulait l'Impératrice ?

La servante acquiesça. Elle parut se calmer un peu. Le roi se retourna et fit signe à l'un de ses soldats d'approcher.

– Ce garde va vous escorter jusqu'à vos appartements, expliqua-t-il. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, vous n'avez qu'à vous adresser à lui.

Hako comprit le stratagème du roi. Comme la servante encombrait, Marin cherchait à l'éloigner. Avant qu'elle parte, il lut dans son cœur une âme pure et bienveillante. Elle s'appliquait à rendre ses maîtres heureux, en permanence. Elle m'a sauvé la vie quand j'étais un bébé, se dit-il, conscient de son acte d'héroïsme. Un jour, il devrait la remercier.

Le soldat accompagna Tsyla dans les escaliers. Un autre écarta du bout des orteils les débris étalés au sol, dans un bruit de vaisselle cassée. Leurs pas s'évanouirent peu à peu.

– Le prince voudrait voir la chambre impériale, expliqua Marin aux sentinelles.

Elles échangèrent un regard. Hako perçut en elles de la malice. Elles leur permettraient d'entrer -mais les laisseraient-ils ressortir ?

– Très bien, dit le plus grand. Il peut passer.

Marin opina, soulagé. Il craignait de croiser le fer avec les gardes de l'Empereur. Hako le pinça au bras, discrètement. Il comprit son avertissement.

– Je souhaiterais l'accompagner à l'intérieur, ajouta-t-il. Mes deux soldats resteront ici.

Les gardes n'émirent pas d'objection. Néanmoins, ils répugnaient d'être surveillés par les hommes de La Côte.

Marin le tira par la main et ouvrit la porte. Avant d'entrer, le garçon jeta un regard par-dessus son épaule. Le soldat barbu le toisa d'un air sournois. Le roi referma la porte derrière eux. Effrayé, Hako se demanda s'il mettrait à nouveau les pieds hors de cette pièce…

La chambre ressemblait à l'image de la rivière, hormis pour certains détails. Le grand lit exhibait les mêmes rideaux d'or et feutrés. L'armoire au fond de la pièce semblait mois garnie que dix ans auparavant. Untapis grisâtre d'un goût répugnant jonchait le sol. Dans un coin, un vase rouge peinturluré d'un serpent noir reposait sur un tabouret en bois. La nouvelle décoration témoigne de l'absence de l'Impératrice,songea le garçon, non sans tristesse.

Il se retourna brusquement. Il venait d'entendre un bruit. Toc, toc, toc. Quelque chose cognait contre la fenêtre. Il se précipita devant la lucarne, écarta les rideaux d'un geste sec et ouvrit les battants. Un courant d'air glacé souffla dans la chambre. Un oiseau noir entra dans un bruissement d'ailes. Marin poussa un cri de surprise, l'épée dégainée. Le garçon reconnut Zön-Ki.

– Non ! cria-t-il au roi, la main tendue. C'est un ami.

Le seigneur le dévisagea, interdit.

– Un... un ami ?

Hako l'ignora, tourné vers la corneille, perchée au-dessus de l'armoire.

– Zön-Ki, gronda-t-il, sévère. J'ai bien cru que tu m'avais abandonné.

– C'est mal me connaître, répliqua l'oiseau. J'ai été occupé. Pendant que tu visitais le palais, l'Empereur en a profité pour envoyer des messages aux châteaux des deux autres collines. Il voulait prévenir ses vassaux, pour qu'ils encerclent la forteresse, et t'empêchent d'en sortir...

Le garçon étouffa une exclamation terrifiée. Son père projetait donc de le capturer, infidèle à sa promesse. Même l'amour de l'Impératrice ne suffisait pas à contrer sa folie...

– J'ai combattu les deux corbeaux porteurs de ces messages, s'empressa d'ajouter Zön-Ki. Ils sont maintenant hors d'état de nuire.

Hako poussa un soupir de soulagement. Il observa l'oiseau plus attentivement. Le sang tâchait son plumage. Son aile droite paraissait tordue.

– Oh non ! s'exclama le garçon. Tu es blessé...

– Peu importe mon état de santé, répliqua Zön-Ki. Il te faut sortir d'ici au plus vite. Les gardes de ton père ne vont pas tarder à arriver...

Le garçon sursauta, alarmé. Des bruits de voix retentissaient dans le couloir. Hako glissa les yeux vers la broderie accrochée derrière le lit.

– Le passage secret, murmura-t-il.

– Bonne chance, mon ami, dit Zön-Ki, comme s'il lisait ses pensées.

Sans ajouter une parole, il s'envola par la fenêtre, déséquilibré par ses blessures. Le garçon le suivit du regard.

– Bonne chance à toi, chuchota-t-il.

Il se retourna face à Marin. Le roi attendait ses instructions.

– Je serais prêt à combattre pour vous jusqu'à la mort, mon prince, assura-t-il.

Le garçon secoua la tête.

– Vous n'en aurez pas besoin, Votre Grâce, assura-t-il. Dîtes à vos hommes de ne pas opposer de résistance. Qu'ils s'assurent seulement de les retarder un peu.

Marin opina d'un air grave.

– Et vous, qu'allez-vous faire ? s'enquit-il.

– Il existe une autre sortie, répondit le garçon.

Il contourna le lit et s'arrêta devant le mur. Les yeux fermés, il essaya de se remémorer l'image de la rivière. Où sa mère avait-elle appuyé pour ouvrir le passage ? Il tâtonna la tapisserie à la façon d'un aveugle. Soudain, il sentit le mur basculer sous ses doigts, dans un bruit de briques qui s'effondrent. Une épaisse couche de poussière l'enveloppa. Il se tourna vers Marin, la main pressée sur le bord supérieur de l'entrée.

– Merci, mon oncle, dit-il, reconnaissant. Je n'oublierais jamais toute l'aide que vous m'avez apporté.

Marin s'inclina avec respect.

– Promettez-moi de ne jamais revenir dans ce château, si vous tenez à me remercier, répondit-il.

Hako sourit, touché par sa considération.

– Vous méritez bien plus que mon père de monter sur le trône, lança-t-il, sincère.

Après un dernier salut, il s'engouffra par l'ouverture en toussant. Le mur se referma sur lui dans un grondement caverneux. Entouré par les ombres, le garçon regretta l'absence d'éclairage. Le souffle esquinté, il attendit quelques instants.

Dans la chambre mitoyenne, la porte s'ouvrit à la volée. Hako colla son oreille contre le mur. Une dizaine d'hommes pénétrèrent en trombe à l'intérieur. La voix de l'Empereur s'éleva, tremblante de colère.

– Où est le prince ?

Hako perçut de l'agitation dans la pièce.

– Il n'est pas ici, répondit Marin.

Son père poussa un grognement de rage.

– Fouillez la chambre ! ordonna-t-il.

C'est le moment de partir, songea le garçon. Le temps que les gardes ne découvrent son absence, il serait déjà loin…

Bas de plafond, le souterrain suintait une forte odeur de pourriture. Il toussa, la gorge irritée, les pupilles démangées par l'épaisse poussière. Dégoûté, il dut progresser à quatre pattes tel un souriceau à travers une fente étroite.

A mesure de sa progression, la pente devenait de plus en plus abrupte. Il ne tarda pas à être essoufflé. Soudain, le tunnel se mit à descendre. Le silence l'oppressait comme un étau. Il pouvait entendre les pulsations de son cœur pareilles aux battements d'une caisse de tambour. Dans la pénombre, son imagination lui jouait des tours. Il croyait voir apparaître des monstres difformes, sortis des contes pour enfants. Vigilant, il tendait son esprit en avant pour anticiper les dangers.

Une lumière argentée apparut à l'angle d'un virage. Son cœur, pulsé par le soulagement et l'excitation, cogna contre sa poitrine. Il arrivait à l'extérieur. Ravivé par ce souffle d'air frais, il rampa avec plus de forces. Ses bras, appuyés sur le sol rugueux, le lancinèrent.

Il atteignit vaille-que-vaille l'ouverture arrondie. Épuisé, souffrant, il tendit la nuque pour apercevoir la cour. L'averse avait laissé place à la nuit, caressée d'une brise fraîche. Il se trouvait au milieu du rocher qui supportait le donjon, à trois mètres au-dessus du sol.

Un peu plus loin, contre les murs de la forteresse, se dressait un bâtiment rectangulaire au toit de chaume. Les écuries, songea Hako. S'il atteignait l'habitation discrètement, il pourrait emmener un cheval. Sans monture, il n'espérait pas échapper à son père...

Il balaya la cour d'un regard scrutateur. De sa vue et sa magie, il rechercha une présence humaine. Soulagé, il n'aperçut ni ne sentit personne sur son chemin. Il se laissa tomber au sol, les genoux fléchis.

Il courut aussi vite que possible jusqu'au mur des écuries. Ses souliers boueux piétinaient le sol mouillé dans un bruit de flaque d'eau. L'esprit tendu en avant, il discerna une trentaine de chevaux et deux palefreniers, profondément endormis. Il jeta un dernier coup d'œil par-dessus son épaule et entra dans le bâtiment.

L'odeur du crottin le prit à la gorge. Une paille jaunâtre et humide recouvrait le sol. Une allée séparait les deux rangées de box, de chaque côté du mur. Une échelle en bois, vieille et rouillée, menait au grenier où dormaient les serviteurs. Hako revit sa mère et Tsyla dressées en cet endroit. Son fils serré contre elle, l'Impératrice le protégeait de la folie de son époux. Dix ans plus tard, le garçon fuyait à nouveau les gardes de l'Empereur...

Inquisiteur, il observait les chevaux disposés dans les box. Il cherchait un destrier taillé pour la course, capable de semer la cavalerie de l'Empire. Son cœur martelait avec fureur, comme un appel à la fuite. Malgré sa peur, il tentait de garder son sang-froid : un départ précipité ne lui attirerait que d'autres ennuis.

Au niveau des dernières rangées, il s'arrêta devant un cheval noir, émerveillé. Un amateur d'équidés eut sûrement admiré ce bel étalon. Grand, élancé, le poil luisant, il se tenait d'un air digne, comme lors d'une parade. C'est lui qu'il me faut, se dit le garçon. Le désir de le chevaucher l'attirait au larcin.

L'étalon releva la tête. Il toisa Hako d'un œil hautain.

– Avoine ? demanda-t-il avec espoir.

Hako ne comprit pas de suite la demande de l'animal. Il se gratta la tête, hésitant.

– Euh… je ne t'ai rien amené à manger, répondit-t-il d'une voix mal-assurée.

L'animal hennit, frustré.

– Tu es donc venu pour me brosser ? Ou pour changer un de mes fers ?

Le garçon fronça les sourcils, perplexe.

– Ni l'un ni l'autre, répondit-t-il. Je suis venu t'emmener faire un tour.

Le cheval poussa un hennissement de surprise.

– Tu peux comprendre mon langage, remarqua-il, étonné. Je n'avais jamais rencontré d'humain capable de cette prouesse. D'habitude, tes semblables m'ignorent quand je leur parle. Ils s'adressent à moi comme à l'un de leurs poulains.

Tous les animaux parlent, mon garçon, avait dit Zön-Ki. C'est juste que les humains sont trop aveugles pour s'en rendre compte. Toi seul possède le pouvoir de voir la vraie nature des choses.

– Peu d'entre nous ont cette faculté, admit-il.

Il jeta un coup d'œil affolé autour de lui. Il ne pouvait s'attarder trop longtemps en cet endroit.

– C'est une heure bien étrange pour m'emmener promener, fit remarquer le cheval. De plus, je ne suis pas ta propriété. J'appartiens au duc Ionira.

Il le considéra d'un œil méfiant.

– Si je ne m'abuse, tu ressembles plus à un voleur qu'à un palefrenier, ajouta-t-il.

Ces paroles le choquèrent.

– Je ne suis pas un voleur ! protesta-t-il. Et puis, je ne pourrais pas te voler comme on vole un objet, même si je le voulais. Tu n'appartiens à personne.

Le cheval hennit d'un air impatient.

– Si, je te l'ai dit, répliqua-t-il. J'appartiens au duc Ionira, et à sa famille.

Le garçon croisa les bras d'un air supérieur. Il sourit, arrogant.

– Ah oui ? fit-il, incrédule. Et pour quelles raisons ?

– Parce que ma mère, et sa mère avant elle, appartenaient à la famille du duc, expliqua-t-il.

Hako ricana d'un air méprisant.

– Tu es donc une partie de son héritage, en déduit-il, au même titre que son domaine, que ses meubles ou ses bijoux.

Le cheval prit un air offusqué.

– Je ne vous permet pas de m'insulter, petit voleur, répliqua-il. J'ai pour nom Solamir, et je suis un destrier de sang pur, pas un hongre de paysan. C'est un honneur, pour moi, de servir les nobles.

Le garçon lui fit une révérence ironique.

– En effet, je vois que l'on vous a octroyé un beau château, Votre Majesté, dit-il avec un sourire moqueur. J'ai connu des hongres qui avaient plus d'espaces.

Solamir renifla d'un air méprisant.

– On voit bien que tu n'y connais rien, dit-il. Tu dois être toi-même un fils de paysans.

– Tu te trompes. Mon nom est Chinu, répondit-il, impérieux. Je suis le fils de l'Empereur et le prince de ce palais.

L'étalon ouvrit la bouche de stupeur, dévoilant une rangée de grandes dents. Blanches, éclatantes, elles témoignaient d'un soin particulier.

– Je vous prie de m'excuser, Votre Excellence, dit-il, confus. Je l'ignorais.

Hako poussa un soupir de lassitude.

– Tu as passé tellement de temps avec les humains que tu as fini par te comporter comme eux, dit-il d'un ton déçu.

Il tourna une nouvelle fois la tête vers la sortie. Tout était calme. Même s'il perdait un temps précieux, il devait gagner la confiance du cheval...

– Tu en as oublié ta véritable dignité, qui est ta fierté animale, poursuivit-il. Tu as grandi en captivité, et tu n'as jamais rien connu d'autre. Je suis prêt à parier que, si tu connaissais le goût de la liberté, tu ne pourrais plus t'en passer...

Solamir poussa un hennissement neutre. S'il ne montre pas de signes d'impatience, cela signifie qu'il écoute avec attention, devina Hako.

– Es-tu déjà allé dans la forêt qui longe les montagnes ? demanda-t-il.

– Nous sommes passés devant, avec mon maître, en venant de son château, qui se trouve un peu plus au sud, répondit l'animal.

Hako se rappela des fois où, du haut de sa tour, il voyait passer les cortèges des nobliaux en route vers les Trois-Collines. Les armures des chevaliers, étincelantes au Soleil, et leurs capes qui flottaient au vent alimentaient ses rêves...

– Sache que dans cette forêt se trouve un grand chêne, appelé l'Esprit de la Forêt, ou l'Arbre des Secrets, dit-il. C'est un être d'une sagesse immense. Il est le gardien de la forêt et le père de tous les animaux, qui forment une seule et même famille. C'est un lieu de paix et de sérénité, où chaque animal vaut autant qu'un autre, quelle que soit sa taille ou ses origines.

Le garçon toussa, mal-à-l'aise. Il attendait de voir l'effet causé par ses paroles.

– Mes maîtres sont gentils avec moi, dit Solamir. Ils me donnent de l'avoine et de la bonne eau.

– Dans la forêt, tu auras de l'herbe à volonté, sans avoir besoin d'attendre que tes maîtres veuilles bien te laisser brouter, répondit Hako. Quant à l'eau de la rivière, elle est bien meilleure que tous les breuvages servis par ton maître.

Le cheval s'agita. Le garçon sentait qu'il souhaitait se dégourdir les jambes.

– Et la forêt est un vaste espace pour gambader librement, ajouta-t-il. N'as-tu jamais été irrité par un cavalier qui te forçait à avancer plus vite, ou qui tirait brusquement sur les rênes pour arrêter ta course ?

Le cheval détourna les yeux.

– Mes maîtres ne sont pas toujours très délicats, en effet.

Hako sourit. Il était sur le point de le convaincre...

Soudain, une rafale de vent surgit dans la salle. Le garçon tendit l'oreille.

Attention, au-dessus de toi ! souffla la brise.

Il releva la tête, alarmé. Une forme sombre lui tomba dessus. A la lumière des torches, il vit luire une lame. Un cri de terreur s'échappa de sa bouche. Il s'écarta de justesse. Siiiiuuu : le couteau siffla à ses oreilles. Il tomba à la renverse sur la paille. Le fou de l'Empereur, débarrassé de son bonnet à clochettes, se tenait devant lui. Une lueur démente brillait dans ses yeux. Son visage peint de clown contrastait horriblement avec son attitude meurtrière. Le cœur de Hako battait à tout rompre.

– Tu croyais pouvoir m'échapper ? dit l'assassin d'une voix sifflante.

Le garçon se mordit les lèvres, surpris de sa bêtise. A l'aide de son pouvoir, il avait pris le fou pour un palefrenier inoffensif ! Il lui restait beaucoup à apprendre...

Il essaya de se relever, mais le bouffon, agile, lui sauta dessus et le plaqua à terre. Sa main griffue agrippa sa gorge avec fermeté. Désespéré, Hako se débattit vainement. Ses doigts essayèrent de desserrer la prise de son ennemi. Je ne veux pas mourir ! se dit-il, les larmes aux yeux, vidé d'oxygène. Triomphant, le fou leva son poignard...

Solamir surgit soudain hors du box. Avec un hennissement de colère, il frappa d'une ruade la tête du fou. L'espion valsa quelques mètres plus loin, sans pousser un cri. Hako inspira l'air avec avidité. Un râle aigu, causé par sa récente agression, s'échappa de sa bouche. Il toussa et cracha, tel un macchabée. Il se redressa en se massant la gorge. Terrifié, il sentit les traces de griffure laissées par les ongles...

Il rampa jusqu'au fou. Le cheval le regardait d'un air méprisant. Le garçon retourna son corps inerte. Un filet de sang maculait son front. Il grimaça, horrifié.

– Est-il... mort ? s'enquit-il d'une voix grave.

Solamir le tâta du bout du sabot.

– Je ne crois pas, dit-il. Mais il ne nous causera plus d'ennuis ce soir.

Hako acquiesça. Il observa le fou, l'esprit tendu en avant. Son âme était égarée, comme si elle ne tenait plus qu'à un fil. Une douleur aiguë le torturait. Le garçon retira ses pensées de l'assassin, terrifié.

Le cheval affichait un air dubitatif.

– Je me demande pourquoi le fou de l'Empereur voudrait tuer le fils de son maître, dit-il d'un ton triste.

Hako se releva, alerte. Des bruits de pas et des éclats de voix résonnaient dans la cour. Ils arrivent, songea-t-il. Comme s'il ne les contrôlait plus, ses mains tremblaient. Le cœur serré, la tête alourdie par l'angoisse, il s'approcha de Solamir.

– Veux-tu être libre ? demanda-t-il.

Impassible, il tentait de cacher sa crainte. Sa survie dépendait de la décision du cheval. Sans sa vitesse, il ne pourrait fuir la forteresse à temps…

Solamir finit par baisser les yeux.

– Si la liberté ne me convient pas, je pourrais toujours me faire racheter par un noble, fit-il remarquer. Mais j'aimerais connaître cette sensation, au moins une fois...

Il désigna de la patte avant le corps étendu à terre.

– Et puis, je suppose que je suis déjà engagé dans cette aventure, dit-il. S'ils découvrent que je suis l'auteur de cet attentat, le duc me fera aussitôt mettre à mort.

Le garçon posa la main sur son pelage lisse et brillant. Il compatissait pour l'animal, contraint d'abandonner ce qui lui était cher -par sa faute.

– Dans ce cas, laisse-moi te monter, dit-il d'une voix douce. Je vais te conduire jusqu'à l'Esprit de la Forêt.

– Mais je ne suis même pas sellé, protesta l'étalon.

– Pas besoin de selles, répliqua Hako. Les selles sont bonnes pour les chevaux asservis. Tu es libre, maintenant. C'est pourquoi je te demande avec humilité : pourrais-tu me porter, noble destrier ?

Flatté, Solamir poussa un hennissement de plaisir. Il pencha l'encolure en guise d'affirmation. Le garçon chercha du regard un escabeau. La situation pressante altérait son sang-froid. Il le trouva disposé à l'écart, le long des boxs.

Sans hésiter, il courut le ramasser et revint le poser près de l'étalon. Il grimpa dessus et se hissa sur son dos avec difficulté. Il se plaça à califourchon au-dessus de lui. Il manqua de glisser et agrippa ses poils avec vigueur.

Jamais il n'avait monté de chevaux -ni même d'ânes ou de poneys. Il comptait sur sa magie pour sentir et guider sa monture. Son pouvoir le dispensait de l'équipement nécessaire à l'équitation. Il possédait un avantage sur les meilleurs cavaliers, entraînés depuis leur plus jeune âge.

Il se pencha et murmura à l'oreille de l'étalon.

– En avant.

Solamir décolla tel une flèche lancée à pleine volée. Hako se cramponna de toutes ses forces à son encolure. Ses bras, secoués par la puissance de sa monture, tremblaient. Il devait appeler à toute la force de sa volonté pour rester en équilibre. Les décors de l'écurie se transformèrent en tourbillon de formes imprécises, de couleurs disparates.

L'écurie rapidement traversée, il déboucha en trombe dans la cour. Hako poussa une exclamation de surprise, noyée sous les sifflements du vent et le martellement des sabots. Une vingtaine de soldats marchaient en tout sens, illuminés par les torches qu'ils tenaient à la main. Vêtus du surcot rouge de l'Empire, ils scrutaient, fouillaient chaque recoin de la cour avec minutie. Ils me cherchent, devina-t-il.

– Doucement, chuchota-t-il à Solamir.

Le cheval ralentit et se mit à avancer au petit trot. Les hommes le dévisagèrent, méfiants. Il se coucha sur sa monture pour échapper à leur vue. Effaré, Hako reconnut l'un des gardes de l'entrée principale, le plus grand, coupable d'adultère. Il croisa son regard, le temps d'un battement de cœur...

– LA ! cria-t-il. C'EST LUI ! Il a réussi à voler un cheval !

Le garçon tressaillit, pris d'une peur terrible. Il ne restait plus qu'une solution...

– Plus vite ! intima-t-il au cheval. Plus vite !

Solamir se mit à filer au triple galop. Le bruit de sa cavalcade assourdissait le cri des soldats. Le vent hurlait à ses oreilles des paroles indicibles. Les décors autour de lui défilèrent à une vitesse vertigineuse. Le cheval émit une embardée pour contourner un vaste bâtiment de pierre noir.

Hako jeta un coup d'œil par-dessus son épaule. Une demi-douzaine de cavaliers les poursuivaient. Il tourna la tête, attiré par une forme entre les créneaux. Clac : l'arbalétrier tira. Le carreau noir fendit l'obscurité en sifflant. Le garçon, couché sur le dos de sa monture, sentit le trait érafler le sommet de son crâne. Un soupir de soulagement s'échappa de ses lèvres. Il l'avait échappé belle…

L'entrée principale se rapprochait de plus en plus. Le cœur du garçon battait à une cadence irrégulière, sous l'effet de la crainte -et de l'espoir. L'un de leurs poursuivants sonna dans une corne. Le bruit résonna dans tout le château.

– Fermez les grandes portes ! ordonna la sentinelle.

Non, songea le garçon, désespéré. Pourvu qu'on arrive à passer. Il aperçut des gardes monter en courant sur les créneaux au-dessus de l'entrée.

– Plus vite, murmura-t-il. Plus vite !

Solamir passa les portes dans un vacarme tonitruant. Hako poussa un cri de triomphe. Les soldats émirent des grognements de rage. Les deux soldats le regardèrent passer, stupéfaits, impuissants. Le garçon leur tira la langue au passage.

Le cheval dévala le chemin en direction de la ville. Le contact de ses sabots avec le sable soulevait une épaisse couche de poussière. Malgré les soubresauts, le garçon utilisait toutes ses forces pour ne pas tomber. L'instinct de survie lui permettait de puiser l'énergie dans ses derniers retranchements. A cette vitesse, une chute entraînerait des blessures mortelles. Solamir, habitué à porter les hommes, galopait avec souplesse, attentif au confort de son cavalier.

Arrivé au pied de la colline, le cheval traversa le bourg silencieux sans ralentir l'allure. Le choc des sabots sur les pavés produisait un claquement assourdissant. Le garçon craignit de réveiller tous les habitants.

Il risqua un regard en arrière. Leurs poursuiveurs apparaissaient à l'horizon, sur le sentier de la colline. Ils perdaient du terrain, incapables de rivaliser avec la célérité de Solamir. Destrier destiné aux rois, il écrasait les chevaux des écuries du Château-Noir. Hako se retourna, un sourire aux lèvres, les cheveux hérissés au vent. Il pouvait espérer les semer...

Ils arrivèrent au portes de la ville. La sentinelle ouvrit des yeux ronds de surprise. Elle reconnut le garçon, qu'elle avait prise pour le fils du tavernier.

– Qu'est-ce que... ? s'exclama-t-elle.

Elle fit un pas de côté pour laisser passer l'animal. Lancé à toute vitesse, Solamir frappa la porte d'une ruade violente : Bam ! Les battants, peu solides, se détachèrent des remparts et tombèrent à plat sur le sol. Il piétina le bois et s'engouffra à l'extérieur. Le garçon poussa un cri de triomphe, avec l'impression de s'évader d'une prison. Il porta son regard au loin. La main en visière, il distingua la forme sombre de la forêt se découper à l'horizon.

Éloignés des habitations éclairées, il s'enfoncèrent dans la pénombre de la nuit. Ils atteignirent rapidement la Tour-aux-Mille-Yeux. Solamir contourna le bourg silencieux, éclair noir fendant la pénombre. D'un bond prodigieux, il sauta par-dessus la rivière sale, sous les murs. Hako distingua sur le chemin de ronde un soldat former un grand « o » avec sa bouche, éberlué par ce spectacle. Il le salua d'un signe nonchalant de la main. Il sentit sa jambe cogner contre le flanc du cheval à sa retombée.

Comme s'il voulait montrer sa liberté à tous, l'étalon pénétra dans la dernière bourgade. Il s'arrêta devant une patrouille de soldats, stupéfaits à sa vue. Il hennit de toute la puissance de sa voix, au risque de réveiller les habitants.

– Admirez Solamir le Sublime, libéré de ses chaînes, retourné à l'état sauvage !

Le garçon sourit, fier de la transformation de l'animal. Il est né enchaîné -mais il est fait pour vivre libre, comprit-il.

Il reprit sa chevauchée dans un concert de hennissements. Les gardes s'écartèrent, paniqués. Dans sa hâte, l'un deux renversa la table des dés. Un autre s'étala de tout son long dans la boue. Hako éclata d'un rire extasié, porté par la vitesse folle de sa monture. Il avait libéré Solamir -et le cheval lui avait procuré le plaisir de voler…

Le cheval continua sa folle cavalcade jusqu'aux abords de la forêt. Arrivés près des arbres, Hako l'arrêta par la voix. Il inspira profondément, heureux de sentir la présence des végétaux. Je te retrouverais à l'orée de la forêt, avait dit Zön-Ki.

Un bruissement d'ailes le fit relever la tête. La corneille se posa sur son épaule avec maladresse. Le garçon grimaça, écœuré. L'oiseau empestait le sang séché.

– Impressionnant, commenta-t-il. Très impressionnant. Voilà ce qui s'appelle une sortie remarquée...

Le cheval inspira avec ses narines.

– Qui est celui-là ? fit-il. Il me rappelle l'odeur des perdrix écorchées attachées dans les cuisines de mon maître.

Zön-Ki criailla d'un air mécontent.

– Tiens, voilà monsieur m'as-tu-vu, répliqua-t-il. Tu ne m'en voudras pas si je ne me prosterne pas à tes pieds. Je suis quelque peu amoché par un combat contre deux corbeaux.

Solamir renifla, méprisant.

– Quant à moi, je viens de semer la garde de l'Empereur et d'étaler à terre un assassin, dit-il avec fierté.

– Eh bien, sans mon aide, tu aurais eu à affronter plus que les soldats du Château-Noir...

– Assez vous deux, dit Hako d'un ton sec. Zön-Ki, je te présente Solamir. Il va devenir ton frère sous peu. Tu ferais mieux de t'habituer à sa présence.

Le cheval hennit d'un air plaintif.

– Je vais devenir frère avec lui ?

– Je ne te le fais pas dire, répliqua Zön-Ki. Cela ne me plaît pas d'accueillir dans ma famille un animal qui laisse traîner son crottin partout.

Le garçon soupira avec lassitude.

– Arrêtez de vous chamailler comme des enfants, dit-il d'un ton suppliant. Nous avons des affaires urgentes à régler.

– Quoi, par exemple ? demanda la corneille.

– Nous devons te soigner, répondit-il. Tes blessures sont ouvertes : tu ne peux pas rester dans cet état.

Il se tourna en direction du village.

– Allons à la cabane de Kazo, ajouta-t-il. Il y a tout ce qu'il faut là-bas.













Chapitre 8 : Un oiseau rafistolé



Sous la lumière d'une lune resplendissante, Solamir entra au petit trot dans Bivoc. A la vue des habitations familières, le garçon sentit un confort rassurant. Effrayé par les gardes de l'Empereur, il sursautait à chaque bruit nocturne -cris d'une chouette, craquement d'une branche dans la forêt, souffle du vent.

Discret, il tâchait de ne pas attirer l'attention. Si on le surprenait en possession d'un destrier volé, il risquait fort de s'attirer des ennuis. Kazo, attentif à son image auprès des autres parents, lui administrait une punition exemplaire. Il aurait à répondre de ses actes devant le maire du village.

Pire encore : s'ils découvraient l'identité du propriétaire de sa monture, ils le traîneraient devant la justice impériale. J'ai échappé à mon père au prix d'une terrible épreuve. Ce n'est pas pour me faire piéger à nouveau, songea-t-il. Il devait rentrer discrètement à la cabane sans éveiller le bûcheron. L'étalon caché sous le couvert des arbres, il soignerait Zön-Ki. Il aviserait ensuite le meilleur parti à tirer de la situation.

En marchant devant l'Arbre de Chance, Hako éprouva une sensation de mal-être. Avec tristesse, il observa l'emplacement réservé aux jeux, toujours en place. Bousculé par les évènements récents, il en oubliait la fête de Tiftïn. Il se remémora le visage d'Olma, le mépris à son égard, la moquerie d'Azïn et son humiliation. Des larmes lui montèrent aux yeux. Il promit de ne plus jamais se laisser faire. Fils d'une femme admirable, magicienne et impératrice, il ressentait une fierté hautaine. Ce sale porc n'a plus intérêt à me prendre de haut, songea-t-il, féroce. Je suis un prince, un magicien -il n'est qu'un enfant gras et niais.

Le cheval hennit, inquiet.

– J'espère que les soldats du Château-Noir ont perdu notre piste, dit-il.

Le cœur du garçon se mit à battre plus fort. La menace de son père passait au-dessus de ses rancunes.

– Le vent m'a dit qu'il avait dispersé nos odeurs pour perdre les limiers, chuchota-t-il. Et puis, ils avaient beaucoup de retard sur nous. On ne craint rien ici.

Solamir hennit d'un air impressionné.

– Le vent ? fit-il. Il t'a parlé ?

– Eh bien..., répondit le garçon, gêné, d'une certaine façon, oui. Je peux parler aux animaux mais aussi comprendre le langage du vent, voir des images dans les rivières et bien d'autres choses...

– Tu es un grand magicien, dit le cheval. Pas étonnant que tu sois le fils de l'Empereur.

Hako tressaillit à la mention de son père.

– Je possède ce don de ma mère, expliqua-t-il. Elle fut une grande magicienne, aussi.

– Elle fut ?

– Elle est morte, dit-il d'un ton sec.

Il en avait assez de devoir sans cesse le répéter -d'autant plus qu'il ne l'avait pas connu. Le cheval se garda d'insister.

–Je suis désolé, dit-il, sincère. Ma mère est morte aussi, il y a quelques années.

– Je suis désolé, aussi, répondit le garçon.

Ils passèrent sous la fenêtre de la lavandière Fadraz. Hako l'imagina surgir hors de sa maison et le surprendre en pleine nuit, accompagné d'un destrier de luxe. Il sourit à cette vison saugrenue.

Il raconta à Solamir l'histoire de la prophétie. Le cheval, choqué, réagit un peu comme Marin :

– Je connais bien les hommes, dit-il. J'ai grandi parmi eux. Je sais que certains sont plus mauvais que d'autres. Mais je n'imaginais pas quelqu'un d'assez cruel pour oser le meurtre de son poulain à la naissance.

Et de réessayer dix ans plus tard, faillit ajouter Hako. Il ignorait ce qui l'attristait le plus : le fait qu'il ait tenté de l'assassiner, ou qu'il ait menti en lui promettant de le laisser repartir. L'amour voué à son épouse défunte, insuffisant, ne l'avait pas empêché de poursuivre son fils -ni l'opposition farouche de son vassal...

Hako arrêta sa monture devant la cabane de Kazo, un peu en retrait du village, aux abords de la forêt. Maladroit, il descendit de son dos. Il s'écroula sur le sol, à bout de forces. Ses jambes, amochées par l'équitation, ne portaient plus le poids de son corps. Zön-Ki crailla, alarmé.

– Je vais bien, assura Hako.

Il dut respirer calmement, attendre quelques instants pour recouvrer son énergie. Il se massa le dos, perclus d'une douleur cuisante. Ses frêles épaules le lancinaient, percutées par la forte ossature du cheval. Il mit le poing sur la bouche pour s'empêcher de crier. Ses yeux se mouillèrent, non plus de tristesses -mais de souffrance physique.

Il se mordit la langue, résolu à combattre ses blessures. Cramponné au flanc de Solamir, il se releva. Il perdit l'équilibre et se rattrapa au dos de l'étalon. Peu à peu, il commença à prendre de l'assurance, à retrouver la sensation de la marche à pieds.

– Va te cacher sous les arbres, souffla-t-il à Solamir. Si Kazo voit un destrier brouter l'herbe devant sa maison, il va se poser des questions...

Claudiquant, il s'avança jusqu'à la cabane. Épuisé, il entendit son estomac gargouiller, la faim creusée par la peur. Après avoir grimpé les marches, il poussa la porte avec délicatesse. Zön-Ki le suivit à l'intérieur dans un froufroutement d'ailes. Avant de refermer la porte, Hako regarda Solamir disparaître entre les arbres.

Il approcha de la commode près de l'entrée. Il fouilla un panier en osier pour en ressortir un tison. Il saisit une allumette et l'alluma dans une gerbe d'étincelles.

Il se retourna en entendant un bruit sourd. La corneille venait de s'écraser sur le plancher. Il se précipita pour la ramasser. Il la prit dans sa main, délicatement. Il s'enfonça dans la pièce et posa l'oiseau sur la table à manger.

Il monta sur un tabouret pour atteindre le panier à pommes, situé dans un placard du haut. Il choisit le plus beau fruit et croqua dedans à pleines dents. Affamé, il mangea son repas avec avidité. Zön-Ki finit par s'impatienter.

– Je croyais qu'on était ici pour me soigner, lança-t-il, quelque peu bougon.

Hako posa la pomme entamée sur le rebord de la cheminée.

– Parle moins fort, chuchota-t-il, avançant vers lui. Tu risques de réveiller Kazo.

La corneille fit une moue ennuyée.

– Il ne peut pas me comprendre, de toute façon, répliqua-t-il, en baissant néanmoins la voix. Tout ce qu'il entend, c'est le criaillement d'une corneille.

– Eh bien, justement, dit Hako, les corneilles ne sont pas censées crailler -pas encore. Le soleil ne se lève que dans quelques heures.

Il s'accroupit et fouilla dans un tiroir du bas. Il trouva un panier en osier, où le bûcheron avait rangé tous ses instruments de médecine. Il y avait une aiguille, des plantes médicinales, plusieurs pansements en tissu, une paire de ciseaux en fer, des bouteilles en verre remplies de vinaigres et de différents baumes cicatrisants. Hako s'empara des ciseaux et coupa un bout de tissu, qu'il imbiba d'un peu de vinaigre.

Il nettoya les plaies de l'oiseau avec le pansement. Celui-ci tressaillit. Le garçon suspendit son geste.

– Ça va ? demanda-t-il.

L'oiseau tourna vers lui ses yeux noirs.

– Quand je te disais que je déteste les corbeaux...

Le garçon ne put s'empêcher de sourire. Il continua de nettoyer les blessures de la corneille.

– Tu ne m'as pas raconté ton combat avec les messagers de l'Empereur, remarqua-t-il.

Il parlait à voix basse, pour ne pas réveiller son père adoptif.

– Et toi, tu ne m'as pas donné les détails de ta fuite sensationnelle, répliqua-t-il. Le cheval a parlé d'un assassin. Que s'est-il passé ?

Hako fit la grimace en se rappelant du fou. Il se massa la gorge, là où se dessinaient les traces de griffure. Horrifié, il revit son visage maquillé déformé par la haine, la lame s'abattre sur lui... Il avait bien cru qu'il allait mourir. Sans l'avertissement du vent et l'aide de Solamir, il n'aurait eu aucune chance...

– Toi d'abord, répondit le garçon.

– Si tu... aïe, fit l'oiseau. Si tu veux.

Sous l'aile droite, le bec de son adversaire avait laissé une belle entaille. Hako entreprit de désinfecter la plaie avec minutie. Il maintint délicatement l'oiseau pour l'empêcher de bouger.

– La volerie se trouve dans l'aile sud du château, répondit-il. C'est un lieu infernal, rempli d'une centaine de corbeaux. Mais, ici, je pouvais passer inaperçu, car les corneilles ressemblent beaucoup aux corbeaux, pour un œil peu averti.

– Et donc ? fit Hako, toujours concentré sur son travail.

– J'attendais patiemment dans la volière, quand j'entendis soudain un garde arriver en trombe, poursuivit l'oiseau. Je le vis confier au serviteur un message. En écoutant leur échange, je compris ce qu'il se passait. Dissimulé derrière une cage, je devinai quels corbeaux portaient les parchemins. J'attendis la sortie du serviteur pour les attaquer »

« Lorsque le premier décolla, je lui sautais dessus. Surpris, il fit tomber son message. Je me suis alors tourné vers l'autre, qui ne se laissa pas faire. Je fus pris en tenailles entre les deux oiseaux. Ils me donnèrent plusieurs coups de bec avant que je réussisse à fuir. Furieux, ils me poursuivirent. »

« Je les emmenai jusqu'au sommet de la tour sud. Ils me perdirent de vue. C'est alors que je leur tombais dessus à l'improviste. D'un seul coup de bec, je fis tomber le deuxième corbeau. Son compagnon, qui avait déjà perdu son parchemin, préféra renoncer au combat. Après cela, je suis allé me placer devant la fenêtre de la chambre impériale, pour attendre ta venue. »

Le garçon le considéra avec reconnaissance. En véritable ami, il s'était battu pour lui, versant du sang afin de le secourir. Personne ne lui avait jamais témoigné une telle fidélité. A présent, des liens forts les unissaient, créés par les épreuves tragiques de la nuit.

– Comment savais-tu que j'irais là-bas ? interrogea le garçon.

– Je savais que tu voudrais voir la chambre où les gardes de ton père sont venus te chercher à la naissance, répondit la corneille.

Hako se remémora la pièce aux belles tapisseries, au lit splendide -à la richesse affichée.

– C'est vrai, admit-t-il. Et tu m'avais prévenu que c'était une mauvaise idée.

– Eh bien, avais-je raison ?

Le garçon évita le regard de l'oiseau. Sa curiosité, en plus de la confiance envers son père, avaient faillies lui coûter la vie.

– Oui, répondit le garçon dans un souffle.

La corneille tressaillit au contact du tissu.

– A toi maintenant de me parler de ton escapade à l'intérieur du château, dit-elle.

Hako lui raconta sa rencontre avec Marin, sa discussion avec le roi, sa visite de la forteresse, son échange avec Solamir et sa fuite, sans omettre de détails. Après son récit, il se sentait mal-à-l'aise. Son ventre se contractait et sa tête lui tournait.

– Tu as eu de la chance de rencontrer ce roi Marin, fit remarquer Zön-Ki. Je n'ose imaginer ce qui se serait passé autrement. Je pense que c'est la prédiction qui te protège.

– C'est possible...

La prophétie a déjà commencé, avait dit la sorcière au roi. Les rouages du temps se sont mis en place. Et vous ne pourrez plus l'arrêter, désormais.

– Qu'est-ce que tu fais dans la cuisine à cette heure ? dit soudain une voix derrière lui.

Il sursauta, laissant tomber ses pansements. Il se retourna, effaré. Kazo se tenait dans l'encadrement de la porte.

Il s'agita, les mains posées sur le rebord de la table, mal-à-l'aise.

– Eh bien..., commença-t-il.

Le bûcheron fronçait les sourcils, l'air renfrogné. Le garçon essayait de ne pas y prêter attention.

– Je suis simplement venu manger une pomme, dit-il d'un air détaché.

Il désigna le fruit entamé, posé sur le rebord de la cheminée. Il se déplaça légèrement, pour dissimuler Zön-Ki. Kazo suivit son geste du regard, avant de reporter les yeux sur lui. Il croisa les bras.

– J'ai entendu des voix, dit-il. A qui parlais-tu ?

Le garçon tressaillit. Quelle excuse pouvait-il inventer pour cacher son pouvoir ? Il décida de dire la vérité -ou du moins une partie.

– J'ai trouvé cette corneille dans notre cuisine, dit-il en s'écartant.

Intrigué, le bûcheron s'approcha de la table.

– Traître, souffla Zön-Ki.

Kazo considéra l'oiseau et les pansements. Il fronça les sourcils, mais ne fit aucun commentaire.

– Il était blessé, expliqua Hako. J'ai nettoyé ses plaies. Il faut encore le panser.

– Très bien, dit son père adoptif. Je vais t'aider.

– Vous ne serez pas trop de deux, dit la corneille.

Le garçon la foudroya du regard. L'oiseau éclata de rire.

– Il semble aller mieux, remarqua le bûcheron. Regarde comme il criaille.

Hako acquiesça distraitement. Ils finirent de nettoyer les blessures avant de les bander. Le garçon laissa Kazo, plus habile, s'en occuper. Il observa son père adoptif, pensif. Devait-il ou non partir dans la forêt pour quelques mois ? Son cœur le désirait, mais il culpabilisait de quitter le bûcheron. Au travail comme pour les tâches ménagères, il demandait souvent son aide.

Comment le convaincre de le laisser quitter le nid familial ? Nous sommes prêts à t'accueillir au sein de notre famille, petit homme, avait dit l'ours Garzi. A part Kazo, il n'avait aucune famille prête à l'accepter, aucuns frères et sœurs -pas même un ami humain. Malgré ses doutes, il souhaitait connaître cette expérience. Il se sentait heureux dans la forêt, parmi les animaux -bien plus qu'au village, où les autres enfants le rejetaient. Et seul l'Esprit de la Forêt pouvait guérir ses blessures intérieures...

– Passe-moi les ciseaux, dit le bûcheron.

Il sursauta. D'un geste fébrile, il s'empara de l'instrument et le tendit à Kazo. Le bûcheron le prit distraitement, sans quitter l'oiseau des yeux.

– Je me demande par où est-il passé, dit le bûcheron.

– De quoi ? fit Hako, en relevant la tête.

Kazo désigna la pièce d'un geste de la main.

– Les fenêtres sont fermées, ajouta-t-il. La porte aussi. Comment est-il entré ?

– Ma foi...

L'enfant réfléchit à ce qu'il pourrait répondre. Zön-Ki émit un criaillement joyeux.

– Je suis un oiseau fantôme, dit-il. Je peux passer à travers les murs.

– En tout cas, il a l'air d'aller mieux, dit le bûcheron. Il n'arrête pas de criailler.

Il semblait avoir oublié sa question. Hako poussa un soupir de soulagement.

– Il ne s'arrête jamais, dit-il, agacé.

D'un geste de la manche, le bûcheron essuya la sueur qui goûtait son front. Le garçon fit la grimace. Il empestait l'alcool frelaté. Kazo lui jeta un regard en biais.

– Au fait, tu t'es bien amusé aux fêtes de Tiftïn ? demanda-t-il, gentiment.

Le garçon détourna les yeux. Il jeta un coup d'œil furtif à Zön-Ki. L'oiseau l'observait d'un air impassible.

– Oui, répondit-il. Ça a été.

Le bûcheron sourit. Il ne semblait pas remarquer sa tristesse. Il ne remarquait jamais ses états d'âme. De toute façon, personne ne l'écoutait quand il souffrait -personne à part Zön-Ki.

– Tant mieux, dit-il en lui donnant une tape sur l'épaule. Je suis content pour toi.

Hako se força à lui rendre son sourire.

– Et pour toi ? demanda-t-il. Tout s'est bien passé ?

Du bout de son chiffon, le bûcheron essuya la pointe des ciseaux. Il sourit, le regard perdu dans le vague. Il paraissait encore sous l'effet de la bière.

– J'ai parlé pendant presque toute l'après-midi avec le forgeron et le charpentier, dit-il. Ils m'ont raconté des choses intéressantes.

– Ah oui ? fit le garçon.

Kazo se tourna de son côté. Il semblait avoir oublié la corneille. Il posa les deux doigts sur le front, les yeux plissés dans un effort de concentration.

– Oui, dit-il. Attends que ça me revienne... Ah oui. Le forgeron parlait d'agitations à l'intérieur de l'Empire.

Le cœur du garçon se mit à battre plus fort. Il écouta attentivement.

– Quoi comme agitations ? demanda-t-il.

Son père adoptif lui fit signe d'approcher.

– Un voyageur est venu pour réparer le fer de son cheval, chez lui, il y a trois jours, dit-il d'une voix mystérieuse. Il a raconté des choses étranges, sur une troupe de soldats de l'Empereur en route vers le sud, transportant un dragon enchaîné. Ils étaient une centaine, cavaliers, fantassins et esclaves confondus.

Le garçon tressaillit. Il échangea un regard avec Zön-Ki.

– Comment était-il ? demanda-t-il d'un ton neutre.

– Le voyageur ? fit Kazo. Eh bien, mince, les yeux bleus sombres, les cheveux noirs coupés ras, l'air renfrogné, et crotté jusqu'aux manches...

– Non, pas le voyageur, coupa Hako, impatient. Le dragon.

Les yeux du bûcheron s'agrandirent. Le garçon lut dans son âme l'émerveillement que lui inspiraient ces bêtes de légende. Il ne les craignait pas. Il aurait un autre jugement s'il en affrontait un, songea Hako, pour excuser sa peur.

– Le dragon... répéta-t-il, les yeux perdus dans le vague.

Sous l'effet de l'Alcool, il semblait un peu hagard.

– D'après les dires du vagabond, poursuivit-il, il était gigantesque. Il n'aurait pu tenir à l'intérieur du Château-Noir, même si on enlevait toutes les habitations pour ne garder que les remparts de la forteresse.

Le garçon sentit son souffle s'accélérer. Un monstre géant, cracheur de feu, c'était ça qu'il devait combattre, seul ? Une armée de cent fantassins serait insuffisante pour lutter contre cette bête, songea-t-il, désespéré. Pourquoi l'Arbre l'avait-il choisi ? Son pouvoir ne lui serait d'aucun secours, face à elle...

– Ses écailles brillaient au loin d'une lueur rouge vive, continua son père adoptif. Le voyageur jurait avoir aperçu le feu brûler à l'intérieur de lui, au travers de son armure...

Hako jeta un coup d'œil à la corneille. Il tenta d'adopter un air dégagé. Dérangé par un mal de ventre, il se demanda s'il n'allait pas vomir.

– La légende ne mentait donc pas, dit-il.

– Oui, renchérit Kazo. Du moins si on peut se fier à ses paroles. Les vagabonds ont toujours tendance à exagérer ce qu'ils ont vu. En ce sens, il ne sont pas bien différents des ménestrels...

Un silence s'installa entre eux. Hako décida de changer de sujet de conversation.

– Et comment étaient les danses ? demanda-t-il. Tu as réussi à inviter une cavalière ?

Kazo se renfrogna. Il baissa les yeux pour cacher l'expression de son visage.

– Je n'avais pas très envie de danser, répondit-il, maussade.

Le garçon soupira d'un air las. Isia était partie depuis plus de huit ans. Pourtant, le bûcheron ne faisait aucun effort pour rencontrer une nouvelle compagne. Triste, Hako savait qu'une femme à la maison le réconforterait. Et puis, il voulait avoir une maman. Sa mère adoptive morte à ses deux ans, sa vraie mère à sa naissance... il n'avait pas vraiment connu de tendresse maternelle.

– Il y a la veuve du boulanger, dit-il.

Il se rappela de la femme assise aux tables, juste avant la fête, entourée par un groupe d'hommes.

Son mari est décédé l'hiver dernier, poursuivit-il. Elle doit se sentir seule. Pourquoi n'essayerais-tu pas de lui parler ?

Le bûcheron poussa un grognement impatient.

– Ce sont des affaires d'adultes, répliqua-t-il. Cela ne te regarde pas. Tu es trop jeune pour comprendre.

Bien sûr, je suis un enfant, je ne peux pas comprendre, répéta-t-il en son for, vexé. Mais j'ai besoin d'une mère. Il tenta d'oublier sa tristesse. Cette décision devait venir de Kazo -et de lui seul. Cette fois-ci, il ne pouvait l'aider.

Le bûcheron se tourna vers l'oiseau. Il le prit dans ses bras, aussi délicatement que possible.

– Eh oh, doucement ! râla Zön-Ki.

– Cette corneille est vraiment agitée, remarqua-t-il.

– Ça c'est sûr... admit le garçon.

Il contourna la table et s'approcha de la fenêtre. Il ouvrit les battants. Un souffle de vent entra dans la pièce. Il posa l'oiseau sur le rebord.

– Crois-tu qu'il va réussir à décoller ? demanda Kazo, hésitant.

– Je pense, oui, répondit le garçon.

– Merci de m'avoir rafistolé, gentil maître de maison, lança la corneille.

A bout de patience, Hako le prit dans ses mains et le lança par la fenêtre. L'oiseau s'envola dans la nuit. Il le regarda s'éloigner, mélancolique. Lorsqu'il eut disparu, il se tourna vers son père adoptif.

– Je vais me coucher, annonça-t-il.

Il le dépassa et marcha vers les escaliers. Arrivé sur le seuil de la porte, la voix de Kazo l'arrêta.

– Tu as encore tes chaussures aux pieds, dit-il d'un ton sévère. Tu es en train de mettre de la boue partout.

Le garçon se retourna, l'air innocent. Le bûcheron s'avança vers lui, les sourcils froncés. Sans doute, abruti par l'Alcool, n'avait-il pas remarqué son désordre aussitôt.

– Tiens oui, dit Hako, comme si de rien n'était.

Il se débarrassa de ses souliers en cuir. Il prit ensuite un chiffon posé sur un crochet au mur. Il se baissa et entreprit de nettoyer le sol. Le bûcheron le tira par la manche, brusquement. L'enfant lâcha un cri de surprise.

– Tes vêtements sont trempés, remarqua son père adoptif. Tu étais dehors ?

Hako lut dans ses pensées. Très en colère, il le maudissait pour son inconscience. Le garçon baissa les yeux, honteux. Il ne parvenait pas à soutenir son regard furieux.

– Je suis allé faire un tour, avoua-t-il.

– En pleine nuit ? s'exclama Kazo, stupéfait. Tu es complètement irresponsable ! Les loups rôdent dans la forêt à cette heure, c'est très dangereux...

Le garçon pensa à Nuoza, un sourire aux lèvres. Le bûcheron le secoua par l'épaule, sans ménagement. La bière accentuait sa fureur. Il lui faisait très mal.

– Et ça te fait rire en plus ? fit-il. Te rends-tu compte de la gravité de tes actes ? Qu'est-ce qui se serait passé si j'avais retrouvé ton corps éventré par un fauve, hein ?

Il appuya ses doigts contre ses os, avec brutalité. Hako sentit des larmes lui monter aux yeux.

– Finis de nettoyer tout ça et retourne te coucher. On en reparlera demain, à ton réveil. Tu seras puni, tu peux en être sûr.

Il le renifla à la manière d'un cochon truffier.

– Tu sens la sueur et le crottin de cheval, ajouta-t-il. Où étais-tu encore fourré ?

Le garçon en profita pour s'extraire de sa prise. Il s'éloigna au bout de la cuisine, effrayé. Les yeux baissés pour dissimuler ses larmes, il frotta le sol. Sa tâche terminée, il se dirigea vers la porte sans jeter un regard à Kazo. Il monta les escaliers à la hâte et entra dans sa chambre. Débarrassé de ses vêtements mouillés, il enfila une tunique neuve et grisâtre, en laine. Sur la tête, il mit un bonnet de nuit tricoté par Isia.

La pièce, petite et étroite, se trouvait au grenier. Le plafond, bas et incurvé, l'incitait à prendre garde en se levant. Son matelas au drap sale et usé, rembourré de pailles, reposait dans un coin de la pièce. Il ne possédait qu'une étagère, disposée contre le mur, près de la fenêtre. Elle portait des jouets en bois sculptés avec minutie : un chevalier au heaume de loup, une princesse à la robe ondulante, un dragon cracheur de feu et un fantassin équipé d'une lance.

Il s'approcha du mur et prit entre ses mains la figurine du dragon. Du bout du doigt, il parcourut son corps longiligne, couvert d'écailles. Il essaya d'imaginer ce monstre avec sa vraie taille, frissonnant. Avant, ces créatures résultaient de la légende. Aujourd'hui, elles paraissaient bien plus réelles…

Il porta son regard au loin, par la lucarne. A la lumière de la lune, il vit se découper un oiseau noir dans le ciel. Il ouvrit les battants. Zön-Ki s'engouffra dans la pièce dans un bruissement d'ailes. Il se posa sur le rebord de la fenêtre. Recouvert de bandages du bec aux pattes, il évoquait une corneille momifiée. En temps normal, Hako aurait rit de son apparence -mais il n'avait pas le cœur à cela pour l'instant.

– Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? demanda l'oiseau.

Le garçon reposa le jouet sur l'étagère.

– Va trouver Solamir et conduis-le jusqu'à l'Esprit de la Forêt, répondit Hako. Attendez-moi là-bas. Je vous rejoindrais bientôt.

La corneille émit un son proche d'un gémissement.

– Tu vas me laisser seul avec le cheval ? s'enquit-il, d'une voix légèrement aiguë.

Le garçon claqua la langue, agacé.

– C'est un bon compagnon, répliqua-t-il. Ce n'est pas parce qu'il a grandi avec les humains qu'il est mauvais. Profite-en pour lui enseigner les valeurs des animaux de la forêt.

La corneille acquiesça, de mauvaise grâce.

– Et toi, pendant ce temps, que vas-tu faire ? demanda-t-elle.

Hako s'approcha de la porte entrebâillée. Il jeta un coup d'œil dans l'escalier. Rassuré par les ronflements de Kazo, il referma la porte. Discrètement, il revint vers Zön-Ki.

– Je vais essayer de convaincre mon père adoptif de me laisser repartir dans la forêt, pour quelques mois, répondit-il. Je ne sais pas combien de temps cela va prendre.

Surtout, je ne sais pas si je vais réussir, faillit-il ajouter.

– Tu devrais aussi le persuader de t'accompagner, dit l'oiseau. Maintenant que les gardes de l'Empereur te recherchent, il n'est plus en sécurité au village.

Hako sursauta, saisi par les paroles de son ami. Il n'avait pas pensé à cela...

– Ils savent que tu viens de la forêt, poursuivit l'oiseau. Ils vont s'informer auprès des villages alentours. Tôt ou tard, ta description les mènera jusqu'à lui...

Le garçon se frappa le front de la main. Il réalisait à présent sa naïveté déconcertante. Son père craignait la prophétie par-dessus tout. Il n'abandonnerait pas la partie de sitôt. Pour me retrouver, il remuerait ciels et terres, songea-t-il, non sans tristesses. La colère du roi, réveillée par son inconscience, mettait en danger ses proches. Il aurait dû écouter les avertissements du Grand Chêne -rester loin du château. A présent, l'Empereur le savait en vie. Il ne lui laisserait plus un instant de répit...

Hako poussa un profond soupir, éprouvé de lassitude.

– Je ne sais pas comment j'y arriverais, avoua-t-il, découragé. Kazo ne voudra jamais quitter le village. En plus, il est fâché contre moi...

– Tu dois essayer, répliqua Zön-Ki. Il est en danger. Ton devoir est de l'aider. Tu dois tout faire pour réparer les conséquences de ton obstination. Mais fais vite, car les soldats impériaux sont déjà à ta poursuite...

Le garçon se mordit la lèvre, rongé par les regrets. Comment avait-il pu songer raisonner son père ? Une fois la vérité découverte, il n'avait pu résister à la tentation de le voir -au moins une fois. Resté dans l'ignorance, il n'aurait rien entrepris...

– Je te laisse, dit soudain la corneille. Le cheval va finir par s'impatienter. Quel est son nom, déjà ?

– Solamir, répondit Hako, distraitement.

– Solamir, répéta la corneille. C'est un joli nom. Je suis sûr qu'on va bien s'entendre, tous les deux.

– Je l'espère, dit le garçon.

Zön-Ki le fixa de ses yeux noirs. Hako distingua son reflet briller dans ses pupilles.

– A bientôt, mon ami, dit l'oiseau, en guise d'adieux.

– A bientôt, répondit le garçon d'un ton morne. Porte-toi bien.

Il s'envola par la fenêtre. Hako referma précipitamment les battants. Le vent froid pénétrait dans la pièce. Il semblait annoncer les événements à venir...

Le garçon se glissa sous ses draps. Emmitouflé dans son lit, il serra fort contre lui son ours en peluche. Traumatisé par sa nuit agitée, il cherchait un refuge. L'image du fou, dressé au milieu des écuries, surgissait dans sa mémoire.

Il frotta sa gorge, lacérée par les ongles de l'assassin. Une larme coula sur sa joue. L'angoisse, pareille à une pince coupante, entaillait son cœur. Les avertissements de l'Enchanteresse résonnèrent dans sa tête : « Tu n'as pas encore l'étoffe d'un guerrier. Le combat que tu mènes est bien trop lourd à supporter pour un enfant... ». Comment son âme, aussi chétive que son corps, supporterait-elle ces épreuves -sans séquelles ?

L'expression de son père et ses paroles meurtrières le torturaient au plus haut point. Le bouffon tenait la lame -mais l'Empereur la dirigeait. Ses ordres, dictés par sa conscience, sortis de sa bouche, commandaient de tuer son fils. Comment un homme pouvait-il s'abaisser à de tels actes ? Tenter d'assassiner sa progéniture -pour les prédictions d'une sorcière ? Aucune excuse ne le justifiait, ni la première fois -et encore moins sa récidive...

La fatigue finit par l'emporter dans le sommeil. Il rêva de souverains cruels, d'assassins et de dragons. Le visage de son père apparut entre les flammes, crachées par le monstre. Tu n'aurais pas dû entrer dans mon château... disait-il. Je te retrouverais, un jour, toi et ceux que tu aimes. J'ai des yeux partout. Tu ne peux pas te cacher éternellement...
























Chapitre 9 : La fuite du village



Le lendemain, Kazo le réveilla aux premières lueurs de l'aube. Assommé de fatigue, il se frotta les yeux et bâilla à plusieurs reprises. Endormi tout juste quelques heures, il regrettait sa rentrée tardive au logis. Les traces laissées par sa folle chevauchée, courbatures et meurtrissures sur tout le corps, l'atrophiaient. Il dut s'accorder plusieurs minutes avant de s'extraire de sa couchette.

Le bûcheron revint dans la pièce, à bout de patience.

– Si tu ne te lèves pas dans dix secondes, prévint-il, je te balance un seau d'eau glacé sur la tête.

Conscient de sa franchise, Hako se leva de mauvaise grâce. Il souhaitait dormir tout le jour -mais jamais Kazo ne l'accepterait, même pour tout l'or du monde.

– Si tu es fatigué, le réprimanda son père adoptif, réfléchis bien la prochaine fois qu'il te prend l'envie de te promener dehors en pleine nuit.

Il quitta la chambre. Depuis les marches d'escaliers, il lança :

– Je veux te voir à la remise dans vingt minutes au plus tard. On a du pain sur la planche.

Le garçon poussa un soupir de lassitude. Penser lui causait un mal de crâne aiguë. Il gémit, réalisant l'énorme charge de travail aux côtés du bûcheron. En plus de ces tâches manuelles, il devait le convaincre de fuir le village. Comment supporterait-il cette journées, le corps amoché et le cerveau brouillé par la fatigue ?

Si je possédais une horloge capable de contrôler le temps, songea-t-il, je ferais en sorte qu'on soit déjà le soir… Sous cet angle, il comprenait le désir pressant de son père d'acquérir ce pouvoir. L'envie de s'allonger sur son lit de paille, de reposer ses membres endoloris, le torturait. Cependant, la crainte de l'Empereur maintenait ses sens éveillés -de même que son devoir d'aider le bûcheron.

Des habits neufs l'attendaient sur sa table de nuit. Morne, il les enfila. Il tressaillit au contact des chausses sur sa peau abîmée. Sa chemise de nuit troquée contre un tablier à carreaux, il glissa ses pieds dans ses souliers en cuir, nettoyés et cirés par Kazo. Ses orteils encroûtés frottaient sur la texture, brûlant. La douleur lui arracha une grimace. Une larme humide coula sur sa joue.

Inquiet, il tendit le coup par la lucarne. La menace des chasseurs impériaux l'angoissait à chaque instant. La tranquillité du village ne le rassurait pas, au contraire. Les espions de son père agissaient dans l'ombre, à l'image du fou-assassin. Aidés de corbeaux, ils savaient surprendre leurs proies. Pressé par les ordres de Kazo, il détacha son regard de l'extérieur. Il se hâta de descendre à l'étage, déjà rattrapé par ses anciennes habitudes.

En guise de petit déjeuner, il se servit une pomme, une tranche de fromage, du pain et une chope de lait de chèvres. Sitôt son repas terminé, il sortit dans la cour. L'aube pâlissante, au ciel grisâtre, allait de pair avec son humeur maugréante. Une pluie légère tombait avec douceur, déviée par une brise glaciale. Le garçon, emmitouflé dans son manteau, pataugeait sur le sol boueux, Il se dirigea vers la remise de Kazo. Petite bâtisse en bois, au toit plat soutenu par deux rondins, elle servait à entreposer les bûches. Elle se dressait un demi-lieu plus loin, entre les arbres, près de l'étang-aux-canards.

Hako marcha dans la forêt, les yeux baissés, perdu dans ses pensées. Les feuilles voletaient autour de lui, dans un tourbillon de couleurs éclatantes. Le garçon aimait bien l'Automne, saison mélancolique -un peu comme lui. Les arbres pleuraient et le ciel, d'humeur changeante, grondait et souriait tour à tour. La forêt ressemblait à la toile d'un peintre talentueux, aux couleurs vives et aux détails riches.

Il se retournait à chaque bruit suspect, effrayé. A tout moment, il s'attendait à voir surgir un soldat de l'Empereur. Son cauchemar de la nuit lui revint en mémoire. Je te retrouverais, un jour, toi et ceux que tu aimes. J'ai des yeux partout. Tu ne peux pas te cacher éternellement… Il croyait que chaque arbre, doté de vision, l'épiait d'un air accusateur. Son esprit, corrompu par la peur, transformait le bois en une vision cauchemardesque. L'urgence de partir constituait désormais sa première priorité. Malgré son état de faiblesse, il devait convaincre Kazo...

Il releva la tête au cancanement d'un canard. La marre à l'eau verdâtre, plus petite que la cour de Kazo, portait bien son nom. Une demi-douzaine de canards barbotaient dans l'eau, joyeux.

Le garçon rejoignit son père adoptif. Avec sa hache, le bûcheron frappait d'une série de coups secs un tronc au bord de l'étang. Hako grimaça en sentant la souffrance du saule, au bois en partie mouillé par l'eau. Il voulait enjoindre son père adoptif d'arrêter -mais il savait cet effort vain. Dépourvu de magie, il ne voyait pas la douleur de l'être qu'il tuait. L'ignorance le poussait à accomplir son action. Il considérait l'arbre comme une ressource propice à l'homme, sans prendre en compte sa part vitale.

Kazo cessa son travail, le temps d'une courte pause. Il posa sa hache contre le tronc de l'arbre. L'air concentré, il se tourna vers lui.

– Ah te voilà ! s'exclama-t-il. Je suis épuisé. C'est fini maintenant : à la prochaine fête, assure-toi que je ne prenne pas plus de deux pintes.

Le garçon sourit. Son âme exhalait de fatigue et de somnolence. Absorbé par son travail, sa colère se dissipait peu à peu. Avec un peu de chance, il oublierait de le punir.

– J'ai besoin de toi pour ramener à la maison deux chariots remplis de bois, ajouta-t-il. Tu les disposeras dans la cave.

Hako acquiesça sans enthousiasme. Le chariot, vieux et peu maniable, serait difficile à traîner sur le sol boueux. Il détacha la charrette accrochée à un poteau, derrière la remise. Dans un grincement strident, il la tira jusqu'à l'entrée. En terme de charge, elle pouvait transporter trois gros chats lovés ensemble. Il disposa unes à unes les bûches à l'intérieur. L'habitude de cette exercice rendaient ses gestes contrôlés, machinaux. Ses bras, bleuis par les secousses de Solamir, fourmillaient à chaque mouvement.

Une fois rempli à ras-bord, il traîna le chariot en direction du village. Le lourd chargement le déséquilibrait, accentué par l'état boueux du chemin. Et je dois faire deux voyages, en plus, songea-t-il, découragé.

Il mit environ le double du temps initial pour revenir à la cabane. Tous les cinq mètres, il devait faire halte à cause d'une roue embourbée. La difficulté de l'effort et l'effet de sa fatigue le rendaient grognon. Il se dépêchait de remettre le chariot sur la route, irrité. Au lieu de l'apaiser, ses humeurs maussades augmentaient sa fatigue. Des vertiges passagers troublaient sa vision. Sa faiblesse l'empêchait de penser avec clarté.

Soudain, les murs de la cabane se découpèrent à travers les arbres. Il poussa un soupir de soulagement. La proximité du village lui redonnait courage.

Crac. Il se retourna brusquement. L'une des roues arrières venait de se briser sur un gros caillou. Le chariot bascula et le bois se déversa sur le sol mouillé, dans un roulement de bûches effondrées. Il posa les mains sur la tête, ahuri par la situation. Dépité, impuissant, il resta quelques instants sur place, incapable de prendre une décision. Il regarda tour à tour la forêt et les habitations, hésitant. La cabane se trouvait toute proche. Il pouvait transporter sa marchandise à bout de bras, quitte à effectuer plusieurs allers-retours. Ensuite, il retournerait chercher Kazo pour l'aider à réparer la charrette.

Il ramassa le plus de bois possible entre ses bras graciles. D'un pas chancelant, il se dirigea vers la maison. Le poids de sa charge déséquilibrait sa démarche, menaçant de le mettre à terre. Avec précaution, il descendit les escaliers de la cave. Il déposa son fardeau sur les autres bûches entreposées au sol. L'air, empli de poussière et de moisissure, le fit tousser. Sans s'attarder, il retourna auprès du chariot pour prendre la même quantité de bois. Il jugea nécessaire d'effectuer encore trois allers-retours pour vider la charrette.

Il s'arrêta net en entendant des voix. A l'autre bout de la clairière, il aperçut Azïn et Olma marcher ensemble. Son cœur se mit à battre la chamade. Une terrible jalousie figea son corps, telle un fleuve glacé. L'entente des deux enfants décuplait son aversion pour Azïn. Non seulement il le haïssait -mais en plus, il rêvait de se trouver à sa place. Que n'aurait-il pas donner pour marcher aux côtés de la fillette, juste quelques instants. L'assurance du fils du forgeron l'exaspérait au plus haut point.

Inattentif, il glissa sur le sol et tomba à la renverse, déversant le bois dans un vacarme de fagots entrechoqués. Son genou roula sur plusieurs bûches. Il s'effondra à plat ventre dans la boue.

Il se releva vaille-que-vaille, attiré par un rire gras sur sa gauche. Azïn le désignait ouvertement du doigt, hilare. Olma l'observait, impassible. Le garçon poussa un grognement. Et dire qu'il voulait passer inaperçu...

Il se releva, le dos tourné aux enfants. Sans leur prêter attention, il ramassa les bûches posées à terre. Il sentait leurs regards brûler sur sa nuque. Le rouge lui monta aux joues, embarrassé par la situation. Il s'apprêtait à prendre le dernier fagot, quand un soulier se posa dessus. Il releva la tête et se retrouva nez-à-nez avec Azïn. Absorbé dans sa tâche, il ne l'avait pas entendu venir. Il souriait d'un air mauvais. Le garçon ressentit l'envie irrésistible de le cogner.

– Tu as besoin d'aide ? demanda-t-il d'un ton prétentieux.

Il inspira profondément et exhiba ses biceps avec prétention. Petit et frêle, Hako devait être comique derrière sa lourde charge. Le garçon se força à ignorer ses provocations. Il cherchait seulement à le faire sortir de ses gonds.

– Oui, répondit-il, poliment. Si tu pouvais ramasser ce fagot et le poser sur le tas...

Le sourire d'Azïn s'élargit. Du bout du pied, il poussa la bûche au loin.

– Tu n'as qu'à aller le chercher, répliqua-t-il.

Un sentiment de colère submergea le garçon. Rageur, il laissa tomber sa charge, dans un bruit assourdissant. Atterré, il considéra le fils du forgeron. Il voulut effacer son expression arrogante d'un poing dans la figure.

– Tu n'es qu'un idiot ! lança-t-il, avant de pouvoir retenir sa langue.

Le sourire d'Azïn s'élargit. Il n'attendait que cela, une bonne excuse pour le rosser...

– Qu'est-ce que tu as dit ? fit-il, menaçant.

Du coin de l'œil, il aperçut Olma. Sans émotions, elle regardait la scène, de l'endroit où elle se trouvait un instant plus tôt. Ses yeux bruns ne trahissaient pas ses sentiments. Mitigée, elle désapprouvait l'attitude du fils du forgeron, sans être tentée d'intervenir. Il se mordit la lèvre, frustré. Une profonde rancœur envahit son âme. Il reporta son regard vers le fils du forgeron. Toute trace de moquerie, disparue de son visage, montrait la gravité de ses pensées. Il ne plaisantait plus.

Hako réalisa qui il était. Un prince. Un magicien. Le fils d'une femme admirable, morte pour le sauver. En une nuit, il avait affronté la mort dans les yeux, senti la lame d'un assassin érafler sa joue, tenu tête au roi des rois… Non, il n'allait pas s'écraser. La fierté de son sang l'en empêchait. Il ne lui donnerait pas ce plaisir -pas cette fois.

– J'ai dit, répéta-t-il d'une voix plus distincte, pour être entendu par Olma, tu n'es qu'un idiot. Un sale idiot qui ressemble à un gros porc.

Le regard d'Azïn s'assombrit. Il craqua ses doigts, prêt à combattre. Le garçon l'attendait, le cœur battant à tout rompre. Malgré sa bravoure démesurée, il savait le combat perdu d'avance...

Sans prévenir, le fils du forgeron lui bondit dessus. Hako tenta de riposter à coups de poings aveugles. Azïn l'enserra dans ses bras et comprima fort sur son corps. Son poids, deux fois plus lourd, rendait toute résistance vaine. Le garçon se débattit, sans parvenir à se dégager. Les membres compressés, il étouffait. Chaque partie de son corps meurtri poussait des cris de protestation.

Soudain, Azïn le propulsa sur le tas de bois. Hako s'aplatit brutalement parmi les fagots. Sa nuque heurta quelque chose de dur. Il roula sur le côté, gémissant de douleur. La tête entre les mains, il se recroquevilla sur lui-même pour cacher ses larmes. Il voulut se relever mais n'y parvint pas, terrassé par la douleur.

Il sentit les deux enfants s'éloigner, abattu. Olma ne s'apitoyait même pas de sa douleur ! Elle prend encore une fois le parti d'Azïn, remarqua-t-il. Sa provocation lui coûtait cher. Il aurait dû anticiper le résultat, garder son sang-froid. Qu'avait-il gagné à jouer au héros ? Seulement quelques bleus en plus…

Il ne sut combien de temps il resta dans la boue, humilié et abandonné -tel un chien battu laissé pour mort. Il pleura plus fort que jamais, de douleur et de tristesse. Il ne savait pas ce qui était le pire : les blessures physiques ou l'indifférence totale d'Olma...

– HAKO ! l'appela soudain une voix alarmée. HAKO !

Il releva la tête. A travers ses yeux mouillés, il discerna la silhouette de Kazo. Le bûcheron accourut vers lui, affolé. Il s'agenouilla à ses côtés et le prit dans les bras.

– Mon garçon ! s'écria-t-il. Que s'est-il passé ?

Incapable de prononcer un mot, il secoua la tête. Le bûcheron le prit entre ses bras, délicatement. Il le transporta jusqu'à la cabane. Bringuebalé par les gestes de son père adoptif, le garçon gémit. Nauséeux, il sentait un goût de bile lui monter à la gorge.

Kazo poussa la porte du bout de sa botte. Il monta les escaliers sans hâte et entra dans sa chambre. Avec douceur, il l'étendit sur la couchette. Il le recouvrit d'une couverture d'un geste paternel.

– Je vais chercher de quoi te soigner, annonça-t-il avant de quitter la pièce.

Hako ne trouva même pas la force d'acquiescer. Il tourna son regard vers la fenêtre, où s'étendaient les arbres. Tombé dans un état d'extrême lassitude, il ne pleurait plus. Il ne pensait à rien, excepté une chose : partir. Partir loin d'ici, dans la forêt, avec les animaux. Il voulait quitter ce village pour toujours, ne plus voir les autres enfant -ne plus ressentir la honte. Peu importe, la façon dont il s'y prendrait pour convaincre son père adoptif -il devait s'en aller. Plus rien d'autre ne comptait, désormais...

Le plancher des escaliers grinça. Quelques instants plus tard, le bûcheron entra dans la chambre. Il tenait à la main le panier garni des instruments de médecine. Le garçon fit la grimace.

– Je... je vais très bien, parvint-il à articuler.

Kazo s'assit sur le bord du lit.

– C'est ça, répliqua-t-il, et moi j'ai toutes les chances de remporter les prochaines élections face au maire.

De force, il lui tourna la tête. Hako tressaillit. Le bûcheron poussa un grognement ennuyé.

– Tu as une belle ecchymose sur la nuque, dit-il. Par Dridja, comment as-tu fais ça ? Tu es tombé ou...

– Non, coupa le garçon.

Il se redressa sur son oreiller.

– C'est Azïn, répondit-il. Il m'a frappé.

Kazo ouvrit des yeux ronds, stupéfait.

– Azïn ? fit-il, sans comprendre. Quoi, le fils du forgeron ?

Hako secoua la tête de haut en bas, frénétiquement, d'un signe affirmatif. Son père adoptif fronça les sourcils.

– Je l'imagine mal s'en prendre à un autre garçon, dit-il, perplexe. Il m'a l'air plutôt bien éduqué. Je l'ai toujours trouvé dégourdi pour son âge. Son père est content de son travail à la forge.

Dégourdi ! songea Hako. Il regarda le bûcheron d'un air ahuri. Cet idiot d'Azïn, un garçon dégourdi ! Il possédait tout juste l'intelligence suffisante pour taper avec un marteau sur une enclume.

Bien sûr, à côté, Hako le frêle, le rêveur, l'étourdi paraissait bien moins adroit, et combien plus inutile ! On ne pouvait même pas lui confier la plus simple des tâches -tirer un chariot rempli de fagots d'une remise à une cabane. Des larmes de rage lui montèrent aux yeux. Une telle injustice le dégoûtait…

– Évidemment, répliqua-t-il avec amertume, en présence des adultes, il sait se tenir. Mais dès que vous avez le dos tourné, il devient un monstre ! Tu ferais mieux d'en parler à son père. Il faut qu'il sache comment est son fils...

Kazo fit une moue ennuyée.

– Je suis plutôt en bons termes avec le forgeron, répondit-il, je ne peux pas dénigrer son fils sans raisons.

Hako se redressa si brusquement qu'il se cogna la tête au plafond. Il retomba sur le lit en gémissant.

– Doucement ! s'exclama le bûcheron, inquiet. Calme-toi !

– Sans raisons ! s'écria le garçon, scandalisé, la tête entre les mains.

Il désigna d'un geste sec sa blessure au cou.

– Et ça, ce n'est pas une raison suffisante ! dit-il. Hein ? Ton amitié avec le forgeron est plus importante, c'est ça ? Son fils est dangereux !

Kazo poussa un soupir de lassitude. Pour lui, l'affaire n'était pas si grave : une simple querelle d'enfants. Il ne comprenait pas la raison d'en faire toute une histoire.

– Je pense que tu exagères, dit-il d'une voix douce. Et puis d'abord, pourquoi t'a-t-il frappé ?

Le garçon se renfrogna. Il baissa les yeux, honteux.

– Je l'ai insulté, répondit-il d'une voix faible.

Le bûcheron poussa un grognement impatient. Il le regarda d'un air sévère.

– Eh bien voilà ! fit-il. C'est ce qui arrive quand on s'en prend à plus fort que soi. Azïn est un garçon fier. Il a une réputation à défendre. Il ne peut pas se laisser dire certaines choses. J'espère que ça te servira de leçon, à l'avenir.

Le garçon secoua la tête. Il n'arrivait plus à articuler, tant les paroles de Kazo le révoltaient.

– Mais... mais, balbutia-t-il, je lui ai demandé gentiment de me passer la bûche, et il...

– TAIS-TOI ! beugla son père adoptif d'une voix furieuse. JE NE VEUX PLUS T'ENTENDRE !

La colère colorait son visage de rouge pivoine. Le garçon se réfugia derrière ses couvertures, terrorisé par la fureur du bûcheron.

– Qu'est ce qui t'arrive en ce moment, hein ? demanda le bûcheron d'une voix attristée. Tu te promènes dehors la nuit, tu te bagarres avec tes camarades. Quelque chose ne va pas ? Pourquoi es-tu toujours obligé de me mettre la honte devant les autres parents ?

Le garçon tira ses couvertures vers le bas, d'un geste sec. Il releva la tête, atterré. De la honte ! Le bûcheron ressentait de la honte -à cause de lui ! Il fondit en larmes, terrassé par les reproches surréalistes de Kazo. Il n'osait même pas lire dans son esprit. Il ne voulait pas savoir ce qu'il pensait de lui...

– Allons, mon garçon, dit son père adoptif d'une voix adoucie. Calme-toi. Tu peux me parler si quelque chose ne va pas, tu sais.

Il posa tendrement la main sur son épaule. Hako se dégagea sèchement. Il se roula sur le côté et se mit debout. Affaibli par ses blessures, il eut du mal à poser les pieds au sol. La chambre autour de lui chancelait.

– Attention ! dit le bûcheron en l'empoignant par le bras.

Le garçon retira son membre d'un geste sec. Il parvint à s'extraire de sa prise et tomba à terre. Il se releva péniblement, une main appuyée sur la table de nuit. Il fixa le bûcheron d'un regard méprisant. Il devait être impressionnant, car la peur se lisait dans les yeux de Kazo.

– Tu dis que... tu...

Sa voix, entrecoupée de sanglots, tremblait. Il inspira à fond pour retrouver une cadence normale.

– Tu dis que je peux te parler, mais qu'est-ce que je fais depuis avant, hein ? lança-t-il. Tu ne m'écoutes jamais de toute façon ! Personne ne m'écoute jamais !

Il s'interrompit, le souffle court. Il sourit devant l'expression du bûcheron, stupéfait. Que se passait-il ? Son fils était sage d'habitude. Il ne lui répondait pas de cette façon. Peut-être en a-t-il assez d'être gentil, songea le garçon, et de se taire. Il est maintenant prêt à dire tout ce qu'il a sur le cœur...

– J'ai des problèmes, mais tu t'en fiches ! poursuivit-il. Tu ne penses qu'à ta réputation dans le village ! Tu n'as pas assez de courage pour aller dire au père d'Azïn comment se comporte son fils. Je dois toujours me débrouiller tout seul, toujours, pour tout !

Le bûcheron se leva du lit. Il semblait au bord des larmes.

– Mon garçon... dit-il d'un air implorant.

Il s'avança vers lui. Hako recula, comme s'il fuyait la peste.

– Je suis sûr que tu aurais préféré avoir Azïn comme fils ! lança-t-il. Tout le monde le préfère de toute façon, et même Olma. Il t'aurait sûrement été plus utile pour transporter le bois. Et puis, quel meilleur bûcheron il aurait fait...

Kazo se figea. Une larme roula dans ses paupières. Hako savourait sa tristesse -enfin, il souffrait pour lui ! Mais une partie de lui-même ne pouvait s'empêcher de regretter sa colère...

– Comment ? fit-il d'une voix brisée. Comment peux-tu me dire une chose pareille ? Je t'aime. Tu es mon fils. Mon fils unique. Depuis qu'Isia est partie, je n'ai plus que toi au monde...

Le garçon détourna la tête. Il ne voulait pas croiser son regard. Pas avec ce qu'il s'apprêtait à dire...

– Je ne suis même pas ton vrai fils, avoua-t-il.

– Quoi ? fit le bûcheron, interdit. Qu'est-ce que tu racontes ?

Hako poussa un soupir empli de remords. Il tourna lentement ses yeux vers Kazo. Il le fixa, ignorant son air désespéré.

– Tu as les yeux bruns, expliqua-t-il, Isia à les yeux couleurs noisettes, et mes yeux sont bleus. Isia est blonde, tu as les cheveux châtains clairs, les miens sont noirs. Si tu observes bien mon visage, tu remarqueras que mes traits sont différents des tiens et de ceux d'Isia.

Kazo l'observa attentivement, comme s'il l'examinait avec attention pour la première fois. Le doute se peignait sur son visage. Les questions enfouies au tréfonds de son âme resurgissaient dans sa mémoire. Les différences physiques entre son fils, lui-même et son épouse l'intriguait parfois. Jusqu'à présent, il mettait cette curiosité sur le compte du hasard...

– Je crois que le père d'Isia, ton homonyme, dit-il, hésitant, avait aussi les yeux bleus...

Le garçon dodelina de la tête, en signe de dénégation.

Il avait les yeux verts, répliqua-t-il. Je le sais. Tu me l'as dit une fois.

Le bûcheron ouvrit la bouche pour répondre, puis la referma d'un air hagard. Hako n'avait jamais senti autant de confusions dans son âme.

– Mais, dit-il, si je ne suis pas ton père, qui est-ce ? Et comment Isia ne pourrait pas être ta mère ? Elle t'a porté en son sein...

– Quels souvenirs conserves-tu de son accouchement ? demanda le garçon.

Kazo plissa les yeux dans un effort de concentration. Il essayait de se rappeler les détails. Pourquoi ai-je tant de mal à m'en souvenir ? songeait-il. L'effet de la bière devrait pourtant être atténué. Hako sourit : le sort de l'Impératrice commençait à s'effacer...

– Elle ne m'a jamais porté, expliqua-t-il. C'est pour ça que tu n'arrives pas à revoir les images de son accouchement.

Le visage du bûcheron se décomposa. Que lui racontait-il ? Non, ce ne pouvait être possible. Il ne parlait pas de façon rationnelle. Même si, depuis toujours, le souvenir de son épouse enceinte embrumait son esprit...

– Tu n'es pas fou, poursuivit Hako. Tes pensées sont étourdies car ma vraie mère, qui fut une grande magicienne, t'a jeté un sort.

Kazo fronça les sourcils, incrédule. Non, le garçon lui jouait un tour. Voilà qu'il parlait à présent de sorcières et de magie ! Il poussa un soupir de soulagement. Et dire qu'il avait failli le croire...

Il foudroya Hako du regard.

– Cesse de me prendre pour un âne ! dit-il avec colère. Tu crois peut-être que je vais goûter à tes sornettes ? Et qu'est-ce que tu vas inventer encore ? Que tu es le fils de l'Empereur lui-même ? Pourquoi pas, tant qu'on y est, hein ?

Le garçon se mordit la langue pour s'empêcher de rire. Il regarda le bûcheron, tentant de conserver son sérieux.

– Eh bien oui, répliqua-t-il. Mon père est l'Empereur, et ma mère l'Impératrice défunte. Mon vrai nom est Chinu, prince de la Grande Lignée.

Kazo ricana d'un air ironique. Il se rassit sur le rebord du lit en secouant la tête, lassé. La tristesse envahit Hako. Même lorsqu'il disait la vérité, personne ne le croyait...

– Cette histoire ne tient pas debout, dit le bûcheron. Ce sont encore tes rêves d'enfant...

– Non, répliqua Hako. Pas cette fois. Je dis la vérité, je le jure sur Dridja.

A la mention du dieu, son père adoptif sursauta. Il lui lança un regard scandalisé.

– Et n'abjure pas la mémoire du soleil, en plus ! le réprimanda-t-il. Tu n'en as pas assez de jouer ? Par tous les dieux, comporte-toi un peu comme un adulte responsable !

Ça y est, songea le garçon. Nous y voilà. Au réveil, il se demandait comment s'y prendre pour révéler son pouvoir à Kazo. Il venait d'obtenir la réponse...

– Tu ne comprends pas, poursuivit-il d'un air buté. Je dis la vérité. Ma mère était une magicienne, et je suis aussi un magicien.

Le bûcheron éclata de rire. Le garçon le divertissait. Il n'avait jamais entendu une chose aussi drôle. Et puis, il voyait bien qu'il allait mal. Allons, je peux faire semblant de m'intéresser à son jeu, se dit-il, pris de remords. Il veut juste qu'on s'occupe de lui, après ça il me laissera tranquille. Il regrettait sa sévérité de la nuit dernière, mais son inconscience l'inquiétait tellement. S'il mourrait, il ne le supporterait pas...

Hako, capable de lire ses pensées, sourit. Joue avec moi, se dit-il. On verra bien qui de nous deux gagnera.

– Très bien, dit Kazo en se tournant vers lui, assis sur le lit, les jambes croisées. Je t'écoute. Si tu es un magicien, fais-moi un tour.

Le garçon songea aux sentinelles à l'entrée du Château-Noir. Si tu es vraiment le fils de l'Empereur, avait dit le garde, montre-nous une preuve de ton pouvoir. Ensuite, il avait regretté cette question...

Il inspira à fond, conscient de l'importance du moment présent. Ses prochaines paroles bouleverseraient à jamais son existence...

– Je suis un vrai magicien, affirma-t-il, pas simplement un prestidigitateur qui donne l'illusion d'en être un. Je possède le pouvoir de voir la vraie nature des choses -comme ma mère.

– Rien que ça ? fit le bûcheron, feignant d'être étonné.

Il me prend vraiment pour un enfant naïf et simple d'esprit, se dit-il, vexé.

– Oui, poursuivit-il. Je peux parler aux animaux, comprendre les murmures du vent, voir des images dans les rivières, lire dans les pensées des hommes...

– Lire dans les pensées ? répéta Kazo, impressionné. Waou, c'est en effet un grand pouvoir ! Tu sais donc ce que je pense en ce moment même ?

– Exactement, répondit Hako d'une voix assurée. Tu penses que je suis en train de jouer, comme font souvent les enfants, et tu fais semblant de t'y intéresser.

Le sourire du bûcheron s'effaça. Il s'agita, mal-à-l'aise.

– Bien deviné ! se força-t-il à dire en applaudissant.

– Tu es aussi en train de songer à tout le travail qu'il te reste à faire durant la journée, ajouta-t-il, en sachant que tu dois d'abord t'occuper de moi et me soigner.

Kazo s'arrêta d'applaudir. Il ne plaisantait plus.

– Ça aussi, tu aurais pu le deviner, fit-il remarquer.

Le garçon sourit d'un air arrogant. A ce jeu, il était imbattable...

– Je sais aussi que tu comptes reprendre une bière à la taverne, ce soir, continua-t-il, mais que tu culpabilises de le faire. Tu m'as dit que tu craignais par-dessus tout les serpents, mais ta plus grande peur est de me perdre. Depuis hier, tu es fâché parce que le charpentier t'as fait une remarque, à la fête, sur ton nez. Tu aurais voulu inviter la veuve du boulanger à danser, mais elle a trouvé un autre partenaire.

Il s'arrêta, les bras croisés, l'air hautain. Le bûcheron le regardait, sidéré. Il rougit, gêné de la révélation sur la veuve du boulanger. Mais comment était-ce possible ? Possédait-il son don depuis toujours ? Avait-il toujours lu dans ses pensées ?

– Oui, avoua Hako. J'ai toujours eu ce pouvoir. Mais, je t'assure, j'ai toujours fait en sorte de lire le moins possible dans ton esprit. Tu es mon père, et je te respecte. Je ne peux pas me permettre de me promener dans ton âme comme sur un chemin.

Kazo releva la tête. Il semblait complètement bouleversé.

– Tu m'as dit que ton vrai père était l'Empereur, répliqua-t-il.

Maintenant, il le croyait. Il ne le prenait plus pour un enfant puéril, désireux d'attirer l'attention. Toutefois, pouvait-il encore l'appeler « fils» ? Était- il juste de considérer la progéniture de son souverain comme sa descendance ?

Hako s'attristait des doutes de Kazo. Le bûcheron est ton vrai père, avait dit le Grand Chêne.

– Tu n'es pas mon père biologique, concéda-t-il, mais c'est toi que je considère comme mon père. Mon vrai père a tenté de me tuer à la naissance -et a réessayé cette nuit.

Le bûcheron le fixa, abasourdi. Hako prit une profonde inspiration, prêt à approfondir ses révélations. Il parla de la prophétie et des événements de la veille, sa discussion avec le Grand Esprit et son face-à-face contre l'Empereur. A la fin de son récit, Kazo dut se tenir au bord du lit, pris d'un léger vertige. Pour la première fois dans sa vie, il paraissait démuni. Tout ce en quoi il croyait, les réalités auxquelles il s'attachait depuis toujours -tout cela était faux. Hako s'approcha de lui.

– Rien ne doit nécessairement changer entre nous, dit-il d'une voix douce. Je n'ai peut-être pas ton sang, mais j'ai ton amour. C'est le plus important, pour moi.

Le bûcheron l'attira et le serra dans ses bras. Il pleurait à chaudes larmes, vaincu par une émotion peu commune chez un homme si stoïque. Au bout de quelques instants, il relâcha son étreinte.

– Comment un père peut-il s'acharner à tuer son propre fils ? s'enquit-il, horrifié.

Le garçon haussa les épaules, impuissant. Il ignorait la réponse. Je ne pouvais prendre le risque de te garder en vie, pour la cause de mon domaine, avait dit l'Empereur pour se justifier. Selon Hako, l'excuse ne suffisait pas...

– Il s'acharne, comme tu dis, répondit-il. Maintenant qu'il me sait en vie, il va me chercher sans relâches.

Kazo pâlit. La peur se dessinait sur son visage.

– Sait-il que je suis ton père adoptif ?

Le garçon secoua la tête.

– Non, pas encore, répondit-il. Mais il sait que je viens de la forêt. Ses soldats vont me chercher. Ils finiront par nous retrouver...

Un mouvement par la fenêtre l'interpella. Il sursauta à la vue de Zön-Ki. La corneille se tenait sur la branche du pommier qui ombrageait la cour. Que fait-il ici ? songea-t-il en marchant vers la lucarne. Il plissa les yeux et s'arrêta net. Non, ce bec n'appartenait pas à son ami. Et puis, cet oiseau n'avait pas de bandages. Ce n'est pas une corneille, songea-t-il, c'est un corbeau...

L'animal l'observait avec intensité. Le cœur du garçon s'arrêta de battre. Ces oiseaux de malheur servent les hommes mauvais, avait prévenu Zön-Ki. Ils sont les yeux et les oreilles de l'Empereur. Ce sont ses espions. Ses espions...

– Qu'est-ce que tu fais ? demanda le bûcheron d'une voix inquiète.

L'oiseau s'envola soudain. Un frisson de peur traversa son âme. Il courut jusqu'à la fenêtre. D'un geste sec, il ouvrit les battants. Il suivit des yeux le vol de l'animal. Le corbeau plana quelques instants dans les airs, puis redescendit en piqué, à l'autre bout du village. Le garçon plissa les yeux. L'espace d'un instant, il aperçut, entre deux maisons, les pans d'une cape rouge. Il recula brusquement, effrayé. Sans hésiter, il referma la fenêtre. Il se tourna vers Kazo.

Le bûcheron arqua vers lui un sourcil interrogateur.

– Que se passe-t-il ? demanda-t-il. Pourquoi fais-tu cette tête ?

– Ils sont là, répondit le garçon. On doit partir.

Son père adoptif le fixa, interdit.

– Tout de suite ! s'écria Hako.

Il le tira par la main. Kazo ne bougea pas.

Qui est là ? demanda-t-il,

Le garçon poussa un grognement impatient. Il n'avait pas de temps à perdre...

– Les gardes de l'Empereur, répondit-il d'un ton sec. Ils sont venus pour me tuer ou pour me capturer -et toi aussi s'il te voient avec moi.

Le bûcheron se releva d'un bond, comme s'il venait de s'asseoir sur un bosquet de chardon.

– Qu'est-ce que... qu'est-ce que tu racontes ? balbutia-t-il. Tu les as vu, ou quoi ?

Le garçon gémit d'un air désespéré.

– Oui, puisque je te le dis ! s'écria-t-il. On a pas de temps ! On doit partir tout de suite ou ils nous trouveront !

Ils nous ont déjà trouvé, souffla une voix dans son esprit. Il tenta d'ignorer sa crainte. Il ne pouvait partir et laisser son père adoptif derrière lui. Il devait le convaincre...

– Mais tu n'es même pas soigné, protesta Kazo, tu ne peux partir dans cet état ! Et où veux-tu aller, d'abord ?

Le garçon jeta un coup d'œil en biais par la fenêtre. Les arbres formaient une masse sombre au loin. Ils semblaient l'appeler.

– Il n'y a qu'un endroit, murmura-t-il.

Soudain, des coups tambourinèrent à la porte. Une onde glacée envahit Hako. Kazo se tourna en direction des escaliers. Il s'apprêtait à descendre les marches, mais le garçon l'arrêta du bras.

– Ne leur ouvre pas, prévint-il. Sortons discrètement par la cave.

Le bûcheron acquiesça, concentré. Hako lut dans son esprit : bien qu'il répugnait à quitter la cabane, il comprenait la situation. La vie de son fils adoptif valait plus que sa maison. Il prit néanmoins la panier rempli des affaires de médecine. Le temps manquait au garçon pour changer ses vêtements.

– Pas besoin de vivres, lui souffla-t-il. Il y a assez de nourriture là où nous allons.

Ils descendirent les escaliers au pas de loup. Les coups sur la porte retentirent plus fortement.

– OUVREZ, AU NOM DE L'EMPEREUR ! cria une voix.

Ils pénétrèrent dans la cuisine et se faufilèrent vers la porte du fond. Hako l'ouvrit silencieusement, pour éviter d'alerter les soldats. Il laissa passer son père adoptif et referma l'entrée derrière eux. Les cris des gardes furent assourdis par les murs. Il dévala les marches d'escalier, ignorant la poussière qui lui piquait les yeux. L'obscurité lui rappelait le souterrain du Château-Noir.

Arrivé dans la cave, il fut ébloui par la lumière du soleil. La porte était restée ouverte. La silhouette du bûcheron se découpa dans l'encadrement. Il l'attendit quelques instants sur le seuil, jetant un coup d'œil affolé au-dehors.

Une fois à sa hauteur, Hako tendit son esprit de tous les côtés. Deux soldats se tenaient devant l'entrée principale. Un troisième, près de sa chambre, tournait autour de la maison. Il fit un signe de tête approbateur à Kazo. Celui-ci hocha la tête avec gravité.

Ils s'élancèrent hors de la maison, d'une marche rapide. Le bûcheron le tenait par la main. Hako grimaça, affaibli par sa récente bagarre. Chaque pas le faisait souffrir. Il essayait d'ignorer sa douleur, sans penser à tout le chemin à parcourir jusqu'au Grand Esprit. Ils arrivèrent à la lisière de la forêt...

Il releva la tête au son d'un croassement. Il eut l'impression d'être aspergé par un seau d'eau glacé. Le corbeau -encore lui ! Maudit animal, pesta-t-il, en son for. L'oiseau cria avec plus d'insistance. Il semblait appeler les gardes...

– Là ! s'écria quelqu'un derrière son dos. Ils sont là !

Le garçon risqua un regard par-dessus son épaule. Un guerrier impérial le désignait du doigt. Il poussa un cri de frustration. Ils allaient leur échapper...

Kazo resserra sa prise sur sa main. Ils s'engouffrèrent dans la forêt. Le garçon trébucha en essayant d'enjamber un taillis. Il voulut se relever, mais la douleur le laissa cloué au sol.

– Mon garçon, supplia Kazo, implorant. Fais un effort...

Hako sentit des larmes d'impuissance lui monter aux yeux.

– Je ne peux pas, répondit-il.

Le bûcheron se mordit la lèvre, le visage déformé par la détresse. Il le prit dans les bras et le souleva, aussi aisément qu'il transportait un fagot de bois. Il courut jusqu'au chemin tracé dans la forêt. Au bord de la route, il s'arrêta net. Hako redressa la tête, avec difficulté.

Il sentit son cœur envahi d'effroi. Un cavalier leur barrait le chemin. Il portait un heaume à tête de loup, une grande épée à sa ceinture et un écu dans le dos. Son armure noire, de plates et de mailles, contrastait avec sa cape rouge sang. Le garçon reconnaissait son équipement ; il appartenait aux chevaliers de la garde impériale.

A leur approche, il releva son heaume, dévoilant une mâchoire carrée, des yeux bruns et saillants, un front haut et plat. Il se tenait fièrement sur sa monture grise, les mains sur les rênes. Sarcastique, il sourit.

– Ou croyais-tu fuir ainsi, bûcheron ? lança-t-il d'un ton mauvais.

Kazo se retourna, affolé, cherchant une issue. Hako distingua un autre soldat derrière lui. De l'autre côté du chemin, en direction du village, un troisième garde les attendait. La retraite était coupée.

Son père adoptif, vaincu, avança sur la route. Hako entendit un croassement sur sa droite. Il discerna, perché sur la branche d'un hêtre, le corbeau. Il lui lança un regard chargé de haine. L'oiseau ricana d'un air provocateur.

Kazo s'avança vers le cavalier. Son esprit brûlait de terreur. Des larmes mouillaient ses prunelles.

– Pitié, dit-il d'une voix tremblante, ne prenez pas mon fils. Emmenez-moi à sa place si vous voulez, mais épargnez sa vie, je vous en supplie.

Le chevalier ricana avec mépris.

– Ce n'est pas ton fils, répliqua-t-il. Son nom est Chinu, le prince impérial. Il est le fils de l'Empereur. Sa place est au Château-Noir, aux côtés de son vrai père.

– Son vrai père ? s'exclama le bûcheron.

Sa voix vibrait de rage et de tristesse. Le garçon dut se retenir de pleurer.

– Quel genre de monstre faut-il être pour essayer de tuer son propre fils ? fit-il, révolté. Dîtes à votre maître que le garçon ne veut pas le voir.

Le garde impérial poussa un grognement impatient. Les vaines tentatives du bûcheron ne l'amusaient plus.

– Reste en-dehors de tout ça, prévint-il d'une voix menaçante. Donne-nous le prince et je te laisserais retourner dans ta misérable cabane. Mais si tu nous opposes la moindre résistance, je te tuerais, devant les yeux du garçon.

Pour appuyer ses paroles, il dégaina son épée, dans un crissement d'acier frotté. A l'aide de ses dernières forces, Hako lut dans son âme. Non, le chevalier mentait : il ne laisserait pas partir Kazo. Il était condamné...

Le garçon entendit les deux fantassins se rapprocher d'eux. Ses derniers espoirs s'éteignirent. Il ferma les yeux et son esprit : il ne voulait pas partager la souffrance du bûcheron quand les soldats le tueraient.

Soudain, le cheval gris s'agita. Il hennit d'un air terrifié. Hako rouvrit brusquement les yeux. Il l'avait senti aussi. Ils se rapprochaient, tout autour d'eux. Les gardes ne les voyaient pas.

Le chevalier se pencha sur sa monture. Il lui tapota gentiment l'encolure, pour la rassurer.

– Qui a-t-il ? fit-il avec inquiétude. Qu'est-ce que tu sens ?

Il releva la tête. Le corbeau croassait d'un air alarmé. Un groupe de moineaux s'envola d'un arbre proche. Hako jeta un coup d'œil entre les arbres. Il aperçut deux yeux jaunes briller à travers la végétation. Des yeux de loups.

Kazo se retourna en entendant un cri de douleur. Comme un éclair, le garçon vit un loup noir sauter à la gorge du soldat. Il le plaqua à terre et lui planta les crocs dans sa jugulaire. Du sang perla sur sa nuque embrochée. Il se débattit, agonissant, pareil à une proie impuissante.

Son compagnon tenta de frapper le loup, mais un autre lui tomba dessus. L'animal l'entraîna entre les fourrées. Hako entendit les bruits de lutte et les hurlements du soldat. Prudent, il tendit son esprit en avant. Terrassé au combat, l'homme ne respirait plus.

Le bûcheron se retourna. Trois autres loups barraient le chemin au chevalier. Parmi eux, Hako reconnut Nuoza. Son père adoptif poussa une exclamation de terreur.

– Tu n'as rien à craindre, le rassura le garçon d'une voix faible. Ce sont des amis.

– Ah... ah bon ? fit Kazo, désorienté. Je... je veux bien te croire.

Nuoza grogna d'un air hostile. Le cheval s'ébroua et s'enfuit, faisant tomber son cavalier. Kazo se jeta à terre quand il fonça sur lui, aveuglé par la peur. Le garçon vit les loups céder passage à l'étalon. Il disparut derrière les maisons du village, dans un roulement de sabots assourdissant.

Hako tourna la tête. Nuoza et deux autres fauves marchaient en cercle autour du chevalier, le regard meurtrier. Dans sa chute, il avait perdu son casque. Son épée gisait à quelques mètres de lui. Désarmé et affaibli, il n'inspirait plus aucune crainte. Il s'agita, tel une mouche prise dans la toile d'une araignée.

– NOOOOONNNN ! hurla-t-il, au désespoir. NOOOONNNNNN !

Il leva les yeux au ciel, implorant Dridja de lui venir en aide. Hako détourna les yeux. Il ne voulait pas assister à ce massacre. Il entendit les cris du soldat et les bruits de sa chair, mastiquée par les loups. Quand sa voix se fut éteinte, il risqua un coup d'œil vers lui. Son visage était rouge de sang, déformé par les crocs des fauves. Il ferma les yeux, un goût de bile à la gorge. Les mains sur la bouche, il dut se retenir de vomir.

Il sursauta en sentant des pattes se poser sur son torse. Il rouvrit les paupières. Kazo fit mine d'intervenir, mais le garçon l'en dissuada du regard.

– Tout va bien, dit-il à l'adresse du bûcheron, rassurant. Je peux lui parler, tu te souviens ?

Nuoza planta son regard profond dans le sien. Ses babines goûtaient de sang. Le garçon sourit.

– Merci d'être venu à notre aide, dit-il.

– Nous attendions ta venue, petit homme, répondit le loup. Bienvenue chez toi.


Signaler ce texte