L'Etoile de sang

Michaël Frasse Mathon

Quand vous scrutez les ténèbres, ils scrutent aussi.
Tobias avait brusquement été arraché de son sommeil artificiel.
Comme il était le pilote à bord, le jeune homme était le premier membre d'équipage à être réveillé en cas d'urgence par le navigordinateur.
Tandis que ses collègues dormaient, Tobias était en charge du dialogue avec le navordinateur du vaisseau, du passage en pilotage manuel si cela s'avérait nécessaire et, plus globalement, du bon déroulement du voyage. Mais pour quelle raison l'avait-on sollicité pendant sa période de repos ?
Tobias détestait être réveillé de la sorte, en plein stress. D'un autre côté, cela le sortait de l'état végétatif dans lequel il était plongé durant ses longues phases de stase, aussi appelé état de veille-sommeil, pour un trajet de plusieurs mois.
La première chose qu'il perçut en se réveillant fut le cri strident et répété de l'alarme par delà l'habitacle. Tobias commença par ouvrir le couvercle de son sarcophage puis, l'angoisse au ventre, il leva les yeux vers le voyant fixé au dessus de la porte de la salle d'hibernation. Découvrant que celui-ci était orange et non pas rouge, comme il l'eut d'abord craint, Tobias se tranquillisa : le danger pouvait encore être évité.

Quittant la salle d'hibernation, Tobias traversa un long couloir métallique, sombre et étroit, où l'on pouvait sentir, s'il on posait la main contre les parois, la vibration des moteurs ioniques de l'astronef.
Arrivé en salle des commandes, Tobias consulta l'écran principal du navigordinateur. Des lignes de code se succédaient sur l'écran en verts sur fond noir. Tobias pianota rapidement sur les touches du clavier pour faire apparaître à l'écran un objet céleste qui ressemblait à un astéroïde. S'il ne décèlerait pas bientôt, leur vaisseau entrerait en collision avec. Il était temps d'informer les autres.

Après avoir réveillé, un à un, les membres de l'équipage, Tobias leur avait exposé la situation. Le capitaine du Pèlerin, Richard Cross, un baroudeur charismatique d'une quarantaine d'années ayant passé davantage de temps dans l'espace que sur la terre ferme, avait convié tout le monde dans la cuisine.
En dehors de Tobias et du capitaine, l'équipage comprenait trois autres membres : Helen, la médecin, Ridley, l'ingénieur-mécanicien et un prêtre dont la présence, par décret de l'Ordre Saint, était désormais obligatoire à bord des vols spatiaux longues durées, pour y maintenir l'orientation morale et spirituelle des navigateurs.
Après avoir traversé le système d'Argos et la nébuleuse de Magellan, leur navire allait croiser au large d'Ezechiel, une super géante rouge surnommée Etoile de sang, plus grande, plus chaude et lumineuse que Béltelgeuse ou Antares, avant d'atteindre leur destination : la planète Eden. Mais pour l'instant, un obstacle leur barrait la route.
– Si j'ai bien compris, demanda le capitaine à Tobias tout en se grattant la barbe, le Pèlerin fonce droit vers un objet non identifié de même dimension que lui ?
Tobias hocha la tête.
– Un astéroïde à la dérive ? s'enquit Helen.
– Probablement. Quoiqu'il en soit, si nous n'agissons pas très rapidement, nous allons le percuter !
– Notre coque n'est-elle pas suffisamment solide pour encaisser le choc ? demanda le Père Silas, un homme d'âge mur en soutane.
Ridley ne put s'empêcher de sourire ; cet homme d'Eglise, pourtant habitué aux vols spatiaux, n'avait donc pas la moindre notion d'astrophysique.
– Si notre vaisseau percutait un obstacle sur sa trajectoire, peu importe sa taille, lui expliqua-t-il, étant donné notre vitesse actuelle, cela engendrerait une explosion d'une telle puissance qu'un trou noir se formerait aussitôt pour engloutir ce système solaire, ainsi que les systèmes voisins.
Denis marqua un silence :
– Inutile de préciser que nous serions pulvérisés en une microseconde au moment de l'impact !
Le capitaine se tourna vers son pilote :
– Avons nous le temps de recalculer notre trajectoire ?
– Non, mais nous disposons tout juste du temps nécessaire pour décélérer.
– Alors, qu'attendons-nous pour le faire ?

Lancé depuis des mois à une vitesse ultra-luminique – c'est à dire des milliers de fois supérieure à celle de la lumière – Le Pèlerin décèlera en quelques minutes. Le radar du vaisseau localisa la masse errante droit devant eux, à un millier de kilomètres : une grande distance pour l'Homme, mais une brouille à l'échelle cosmique.
Le capitaine, assit à côté de Tobias dans la salle des commandes, lui demanda de s'en approcher lentement. Une fois suffisamment près pour pouvoir l'observer à l'œil nu, Tobias releva les écrans de protection qui recouvraient les vitres du cockpit. A leur grande surprise, l'objet flottant non identifié qu'ils avaient pris pour un astéroïde était en réalité une épave à la dérive dont l'aspect évoquait un cercueil. Un tombeau géant, enfoui dans les profondeurs de l'espace.
Alors que leur nef évoquait une cathédrale aux multiples détails, celle-ci se présentait sous forme d'un quadrilatère à six côtés. Devant le spectacle de cet étrange hexagone spatial, tout le monde se tut.
– Est-ce que c'est un vaisseau ? demanda finalement Helen.
– Si c'est le cas, dit Ridley, ça ne ressemble à rien de connu.
– Une technologie extraterrestre ? envisagea la femme médecin.
– En cinq siècles de navigation spatiale, fit remarquer Tobias, aucune vie extraterrestre intelligente n'a jamais été découverte dans l'espace.
– Mais la galaxie est vaste, fit-elle observer.
Le prêtre crut bon de rappeler l'évidence à ses ouailles :
– Dieu a créé l'Homme à son image. Il n'existe aucune autre civilisation avancée dans cet univers à part la notre.
– Approche-toi doucement, Tobias, intima le capitaine. Extraterrestres ou pas, je suis curieux de savoir ce que contient ce rafiau.
– Capitaine, le réprimanda le prêtre, nous n'avons pas le droit de gaspiller notre temps en exploration ! Dois-je vous rappeler l'importance de notre Mission ?! Dois-je vous rappeler l'importance de notre cargaison ?
Le prêtre faisait allusion à l'Arme Sacrée dont le vaisseau transportait certaines pièces qui devaient être assemblées sur Eden pour permettre d'assurer la victoire définitive de l'Ordre Saint sur les Infidèles.
– Mais s'il y avait des survivants à bord ?
– Nous ne pouvons, sous aucun prétexte, nous autoriser à détourner le Pèlerin de son objectif, même temporairement !
– S'il s'agissait du Pèlerin, rétorqua le capitaine, nous apprécierions d'être secourus.
– Les intérêts de L'Ordre passe avant la vie humaine, Mon Fils.
– Pour un homme d'Eglise, j'imaginais davantage de compassion de votre part.
– Sur Eden, vous seriez jugé pour votre arrogance, s'emporta l'ecclésiastique.
– Alors, je remercie le Ciel que nous n'y soyons pas encore !
Un silence pesant s'installa, chacun des deux hommes défiant l'autre du regard. Après vingt ans de carrière passée dans l'espace, à se fier à son seul jugement, le capitaine n'avait pas l'intention de se faire dicter sa conduite par un prêtre.
– Et si c'était un piège ? lança alors ce dernier.
– Un piège perdu dans ce secteur totalement désert ? ironisa le capitaine.
Le ton monta, chacun y allant de son avis personnel.
– Je détecte SAS, informa Tobias, ce qui fit aussitôt taire l'assemblée. Dois-je m'en approcher ?
Le capitaine opina du chef.
– Nous montons à bord.
– C'est une mauvais idée, grommela le prêtre qui se promit, une fois sur Eden, de faire un rapport à l'Evêque concernant l'équipage indiscipliné du Pèlerin.
Tobias déploya le bras-ventouse pour leur permettre de s'amarrer à la nef à la dérive. L'accostage s'effectua sans accro. Les deux vaisseaux étaient à présent reliés.

Le capitaine déclara que lui et Tobias, en temps qu'officier en second, monteraient à bord secourir les éventuels survivants. Le reste de l'équipage attendrait sur le Pèlerin et suivrait leur avancée grâce aux caméras situées sur leurs casques.
Vêtus de leurs scaphandres, Tobias et le capitaine attendaient que Ridley leur ouvre la trappe à distance, depuis la salle de commandes.
Dans un chuintement, la porte s'ouvrit sur le couloir exigu reliant les deux astronefs. Les deux hommes s'avancèrent pour contempler, à travers les vitres qui jonchaient le couloir, l'immensité du vide sidéral, fascinant et terrifiant à la fois. Puis le SAS du Pèlerin se referma derrière eux, les abandonnant à leur sort.
Arrivés au bout du corridor, ils se trouvèrent confrontés à un type de SAS ancien, une porte hermétique à ouverture rotative, à la manière des sous-marins d'antan.
– Tu vois ça ? demanda le capitaine à Ridley, la voix déformée par le micro intégré à son casque. Peux-tu l'ouvrir à distance ?
– Je n'ai pas accès à cette chose, désolé !
S'il s'était agi d'un modèle récent et en état de marche, Ridley aurait pu se connecter au navigordinateur pour ouvrir le SAS à distance. Mais ici, les deux cosmonautes ne pouvaient compter que sur leur seule force physique pour entrer.
– Tu m'aides à ouvrir ? demanda le capitaine à son second.
Tobias s'exécuta aussitôt, mettant ses deux mains sur le volant du SAS.
Il essayèrent de tourner le volant de toutes leurs forces mais ce dernier ne bougea qu'à peine. Il fallait être doté d'une force herculéenne pour l'ouvrir, ou bien être plusieurs. Ce système devait être extrêmement ancien !
– Allez, on réessaie, ordonna le capitaine.
Les deux hommes tentèrent de nouveau, faisant tourner le volant un peu plus. Dans sa combinaison, Tobias transpirait abondamment et son cœur cognait contre sa poitrine. Dans les écouteurs reliés à son casque, il entendait son capitaine haleter.
Après une troisième tentative, ils parvinrent finalement à faire tourner le volant et le SAS s'ouvrit sur un long couloir obscur. Malgré les torches fixées sur leurs casques, nos explorateurs ne distinguaient rien du tout. Tobias fut parcourut d'un long frisson ; un pressentiment lui soufflait que s'il entrait, sa vie en serait changée à jamais.
Il faisait aussi sombre à l'intérieur que dans un trou noir. Aucune lumière ne filtrait. Cet endroit avait tout d'un vaisseau fantôme et nos deux explorateurs commençaient à douter qu'il ait jamais été habité.
Ils débouchèrent finalement dans une étrange salle circulaire, plongée elle aussi dans la pénombre où filtrait une lueur spectrale. Ils s'avancèrent pour découvrir, dans des cylindres transparents, quatre personnes en sommeil, maintenues en position debout par des sangles et vêtues de sous-vêtements. Un cinquième cylindre demeurait vide.
S'approchant encore plus près, il découvrirent que les dormeurs avaient le bras percés d'une seringue, prolongée par un tuyau sortant des cylindres rejoignant des cuves de grande dimension, remplies d'un liquide rouge sombre : du sang.
– Bon Dieu ! Vous voyez tous ça ? dit le capitaine à l'attention.
Devant cette découverte, le prêtre se signa. De son côté, Tobias détaillait les membres d'équipage endormis. Le premier était un homme jeune d'environ trente cinq ans, aux cheveux mi- longs noirs de jais.
La seconde était une très jolie jeune femme, presque une jeune fille, dont la courte chevelure blonde encadrait un visage parfait. La plus belle personne que Tobias ait jamais vu. Le troisième membre était aussi de sexe féminin. Une personne aux traits durs et à l'abondante crinière rousse.
Enfin, le quatrième faisait froid dans le dos. Avec sa grande taille, son corps maigre, son visage anguleux et ses yeux profondément enfoncés dans leurs orbite, on aurait dit un personnage tout droit sorti d'un film d'épouvante. Tous les quatre étaient d'une pâleur cadavérique, chose que leurs sauveteurs mirent sur le compte du temps passé à baigner dans cette obscurité. Des mois, des années, des décennies peut-être.
– Je n'avais encore jamais vu une telle technologie ! dit Ridley, qui assistait à la scène par l'intermédiaire des caméras.
– Moi non plus, acquiesça Helen en posant sa main sur l'épaule de Ridley – ce que ne manqua pas de remarquer le Père Jonas. Un système de sommeil artificiel alimenté par transfusion sanguine, c'est une première ! Tout ça m'a l'air très ancien.
Ridley parla dans le micro :
– J'aperçois une console au coin de la pièce, à côté des caissons. Vous pouvez vous en approcher, que je l'inspecte ?
Le capitaine Cross fit signe à Tobias d'avancer vers la console de contrôle. Le jeune homme se retrouva face à une série de signes étranges.
– Ça n'a pas l'air d'être un langage humain, fit remarquer Helen.
– La langue du Diable, murmura le Père Silas en se signant.
– Il y a forcément une explication rationnelle ! répliqua le capitaine. On ne peut pas incriminer le Diable dès que l'on rencontre quelque chose qu'on ne connaît pas.
Le prêtre grimaça en signe de désapprobation.
– Attendez, dit alors Ridley. J'aperçois un voyant rouge et en dessous un bouton, en haut à gauche de la console. Vous n'avez qu'à essayer !
– Si on se trompe, on les peut tuer, fit remarquer Tobias.
– Tentons le coup quand même, dit le capitaine après un instant de réflexion.
Tobias s'exécuta.
Aussitôt, le voyant passa au vert. Soudain, les tuyaux de transfusion, reliés aux bras des passagers, se détachèrent avant de se rétracter pour disparaître par dessus leurs têtes. Voyant que personne ne se réveillait, on commença à s'inquiéter.
– Qu'est-ce qui se passe ? demanda le capitaine. Une défaillance du système ? A ton avis Helen, est-ce que ces gens sont morts ?
– Il arrive qu'après une longue période de sommeil artificiel, on ne se réveille pas tout de suite. On peut même se retrouver plongé dans le coma. Mais la mort reste un cas rarissime.
– S'il y a la moindre chance que ces gens soient encore en vie, il faut les sortir de là, déclara le capitaine. Helen, Ridley, pouvez-vous me confirmer que l'on peut prendre en charge quatre personnes supplémentaires ?
– A priori, nous disposons de tout ce qu'il faut à l'infirmerie, confirma Helen.
Ridley approuva de son côté :
– Notre infrastructure peut encore accueillir plusieurs membres. Nous disposons de suffisamment de caissons de sommeil et de vivres pour le restant du voyage.
– Enfilez des scaphandres et rejoignez-nous : on va avoir besoin d'aide.
Dans la cabine d'Helen, elle et Ridley était enlacés. Elle appréciait le contact de ses bras puissants, chauds et réconfortants, même si elle savait leur union condamnable. Helen aimait particulièrement le contraste de la peau sombre de son amant avec la sienne, d'une blancheur laiteuse. Cela l'excitait et en même temps et elle en éprouvait un fort sentiment de culpabilité. Coucher avec un homme de race différente, qui plus est en dehors des liens sacrés du mariage, constituait une transgression, même à cette époque avancée de l'humanité. Surtout à cette époque.
– J'apprécie les moments qu'on passe ensemble, Ridley, dit-elle d'une voix teintée de culpabilité. Mais je préférerais qu'on mette un terme à notre relation.
Ridley sourit ; ce n'était pas la première fois qu'Helen lui chantait ce refrain.
– Je ne plaisante pas ! insista-t-elle, d'un ton qui se voulait ferme. Je suis mariée, je te rappelle.
Comme Helen était toujours lovée au creux de ses bras, Ridley ne put s'empêcher de répondre :
– Tu es modèle de fidélité et de vertu, ma belle !
Agacée, Helen se dégagea de son étreinte et se couvrit le corps avec le drap, dans une tentative de dissimuler sa nudité. Parce qu'elle se sentait vexée et aussi parce qu'elle assumait de moins en moins son corps de femme quarantenaire.
– J'irai me confesser au Père Jonas, dit-elle. Et tu ferais bien de faire pareil.
Ridley ricana. Helen se leva du lit, laissant tomber le drap pour filer sous la douche. Son amant attrapa un cachet de nicotine dans un paquet posé sur la table de nuit et se l'envoya au fond de la gorge, sans prendre la peine de l'avaler avec un verre d'eau.

Plus tard dans la journée, chacun des deux amants avait rejoint son poste, Helen à l'infirmerie et Ridley en salle des machines. Étendus face à Helen sur des couchettes, les quatre dormeurs demeuraient immobiles comme des statues. Helen s'approcha de la jeune fille, notant quelque chose sur son bloc note. Puis elle posa deux doigts sur la carotide de sa patiente : toujours pas de pouls. Pas de respiration non plus.
Quand on avait conduit les naufragés en salle de réveil, Helen avait d'abord cru qu'ils étaient morts. En effet, ces derniers n'avaient pas de pouls. Pourtant, après un examen au scanner, il s'avéra qu'ils montraient des signes d'activité cérébrale, ce qui était juste inconcevable : sans irrigation ni oxygène, le cerveau meurt.
Une impossibilité de la nature se présentait à ses yeux.
La médecin s'approcha davantage de la jeune femme. Celle-ci ouvrit alors les yeux en lui saisissant brusquement le poignet. Helen sursauta, laissant tomber son bloc note par terre.
La jeune femme dévisagea Helen, avant de balayer la pièce du regard, paniquée.
– Calmez-vous, dit Helen. Tout va bien ! Vous être restée endormie longtemps.
– Où sont les cuves ?! gémit alors la jeune femme.
– De quoi parlez-vous ? demanda Helen en s'efforçant de rester calme.
– Les cuves de sang ! s'étrangla la patiente en se levant brutalement.
La jeune femme fit quelques pas en sous-vêtements, les jambes flageolantes, pieds nus sur le sol d'inox glacé. Elle jeta un coup d'œil à ses camarades.
– Vos amis vont bien, dit Helen, pour la rassurer.
La jeune femme agrippa alors le col de la médecin.
– Sans elles, on va mourir ! dit-elle. Vous comprenez ?!
Une panique totale se lisait dans les yeux de la jeune femme. Helen comprit soudain à quoi elle faisait allusion. Il s'agissait des grandes cuves qu'ils avaient découverts, lors de l'exploration de l'épave.
– Où est notre vaisseau ? enchaîna la jeune femme.
– Nous en sommes déjà loin mais ne vous inquiétez pas : il y a tout ce qu'il faut pour vous soigner, ici !
– Vous ne réalisez pas ce que vous avez fait, gémit la jeune femme. Quand les autres se réveilleront, ils voudront...
– Ils voudront quoi ? demanda une voix masculine près d'elles.
Les deux femmes tournèrent la tête pour découvrir le premier passager, debout près du brancard où on l'avait allongé. Ce dernier se leva pour avancer avec nonchalance vers elles. Helen ne pouvait détacher son regard de cet homme à moitié nu : il était séduisant, charismatique et doté d'un puissant magnétisme.
La jeune fille blonde ne parut qu'à moitié rassurée par l'apparition de son camarade.
– Veuillez pardonner mon amie, dit-il. Elle est un peu désorientée et ne sait plus ce qu'elle dit. Notre système de sommeil artificiel est très ancien et il peut, à l'occasion, causer certains troubles au réveil. Eva y est particulièrement sensible.
Il tendit la main en direction de la docteure. En la lui serrant, Helen réalisa combien à quelle point celle-ci était glacée.
– Je m'appelle Kaplan. capitaine Jon Kaplan. Et voici le lieutenant Cameron.
– Eva Cameron, précisa la jeune femme.
Helen demeura silencieuse. Quelque chose chez eux la mettait mal à l'aise.
Kaplan jeta un œil en direction des deux passagers restants :
– Siobhán et Ulrich ne devraient plus tarder à se réveiller.

Le Père Silas priait, seul et isolé dans la chapelle du vaisseau. Plusieurs fois par jour, il se rendait dans ce lieu propice à la communion avec Dieu. Selon l'Ordre, l'Église de Notre Seigneur était partout dans l'univers. Le Père de Toutes Choses entendait vos prières, pourvu que vous disposiez d'un endroit dédié à Lui, peu importe où. Telle était, en tout cas, la conviction de l'ecclésiastique.
En cet instant, il implorait l'aide à Dieu. Il avait besoin qu'Il lui insuffle la force de guider le troupeau de brebis égarées qu'était l'équipage du Pèlerin. Le prêtre sentait que le Seigneur mettait sa Foi à l'épreuve.
Ces dernières années, l'Ordre Saint déplorait une grande perte d'influence sur les populations. De plus en plus nombreux était ceux qui renonçaient à leur Foi ou, pire, allaient grossir les rangs des Infidèles. La Terre, ancien berceau de l'Humanité, était un lieu en perdition. Sans parler des colonies : totalement corrompues et livrées à une débauche totale !
Sur le Pèlerin, le prêtre souffrait également d'un manque d'autorité. Tout ici n'était qu'insubordination, fornication et hérésie. Mais il y avait plus grave : le Père Jonas sentait bien que la présence de ces nouveaux venus à bord était néfaste. On ne l'avait pas écouté mais bientôt, il en était sûr, ils s'en mordraient les doigts. Il fut sortit de sa prière par la voix de la docteure, à travers les hauts parleurs du vaisseau :
– Venez tous à l'infirmerie, dit-elle. Nos hôtes sont réveillés.

Le capitaine avait convoqué les membres de son équipage, ainsi que les nouveaux arrivants, pour un nouveau conseil. Il souhaitait en savoir davantage sur eux, avant de plonger tout le monde dans un nouveau sommeil jusqu'à leur arrivée. Dans la cuisine, chacun se regardait sans rien dire.
On avait donné des vêtements propres et proposé à manger aux étrangers, mais il ne touchèrent pas à la nourriture. Les quatre étrangers rendaient les autres nerveux, en particulier le prêtre, qui ne cessait de triturer la croix qu'il portait sous sa soutane.
Comme à l'accoutumée, le capitaine rompit le silence en premier :
– Je crois que vous avez déjà eu l'occasion de faire connaissance avec le docteur, dit-il. J'aimerais vous présenter le reste de mon équipage : Tobias, notre pilote, Ridley, notre ingénieur-mécanicien et pour finir notre prêtre, le Père Silas.
– C'est une chance qu'on vous ait trouvé en train de dériver ! dit alors Tobias, qui ne pouvait détourner son regard de la belle jeune femme prénommée Eva.
– C'est surtout une chance que notre cher docteur Helen ait eu l'idée de vous passer au scanner, renchérit le capitaine. Sinon, nous vous aurions balancés dans l'espace, après que le Père Jonas vous ait administré l'extrême onction bien sûr !
Les quatre individus parurent mal à l'aise.
– Dites-nous d'où vous veniez et ce qui vous est arrivé ? intima le capitaine.
– Oui, racontez-nous votre histoire, les pria Tobias.
Le chef des nouveaux membres d'équipage, Jon Kaplan, prit la parole :
– Nous voyagions à destination de Styx, dans le système Hadès, quand l'ordinateur de bord nous avait brusquement réveillé : nous venions de frôler la queue d'une comète en vitesse de croisière. Après évaluation de notre situation, il nous était apparu que les moteurs avaient subi des dégâts trop importants, impossible à réparer sur place !
– Entre-temps, enchaîna Eva, notre pilote avait pris la fuite avec la seule navette de secours dont nous disposions. Notre seule et unique solution était donc de replonger en hibernation en espérant qu'un jour, quelqu'un nous trouve.
– Heureusement que vous nous avez trouvé ! dit Siobhán, d'une voix reconnaissante qui contrastait avec la froideur de son expression.
Ridley, qui n'avait rien dit pour le moment, s'exprima à son tour :
– Je ne connais pas votre technologie. De quelle époque date-telle ?
– Le début de notre voyage date d'il y a un siècle, répondit Ulrich, qui se taisait lui aussi depuis le début.
Tobias en fut sidéré. Il avait du mal à croire que les personnes qui se trouvaient face à lui étaient partis à l'époque où était né son arrière grand-père.
– Vous avez dû passer un temps incroyable en sommeil artificiel ! s'exclama Helen. Cela a forcément dû altérer votre métabolisme !
Eva s'apprêta à répondre quelque chose, avant de se raviser.
– Et qu'est-ce qui vous amenait sur Styx, ce caillou sans lumière ? demanda Ridley. Est-ce que cela a un rapport avec les colonies minières ?
– Nous transportions effectivement un minerai qui devait être livré sur place, répondit Kaplan, avec un grand naturel.
Le capitaine avait du mal à croire à leurs histoires ; quelque chose sonnait faux. De toute évidence, ces gens-là n'étaient pas des Infidèles. Mais alors, pourquoi n'arrivait-il pas à avoir confiance en eux ? Il n'arrivait pas à définir ce qui n'allait pas.
– Nous nous rendons sur Éden, expliqua-t-il alors. Il nous reste environ deux mois de voyage. Là-bas, vous serez dédommagés et vous pourrez repartir sur un vaisseau qui vous conduira où vous le souhaitez.
On expliqua à Kaplan et à son équipage qu'ils allaient être plongés de nouveau en sommeil artificiel, jusqu'à Éden mais qu'avant, ils pouvaient disposer d'un moment de tranquillité pour se retrouver, s'ils le souhaitaient.
Eva émit le souhait de visiter le vaisseau en compagnie d'un guide. Tobias fut chargé de cette tâche, le capitaine ayant d'autres prérogatives. Le jeune homme ne se fit pas prier : passer du temps seul avec une si charmante créature, voilà un plaisir auquel il ne s'était pas attendu en s'enrôlant à bord du Pèlerin !

Tobias entreprit une visite exhaustive des lieux à l'exception de l'infirmerie, qu'Eva connaissait déjà. Ils commencèrent visiter par la salle des machines, où ils purent voir Ridley à la tâche, vérifiant le bon état de la propulsion et bien d'autres choses.
Ils accédèrent ensuite à la salle de jeu, où trônait un vieux billard et où d'anciennes bornes d'arcades du 21ème siècle prenaient la poussière. Dans un coin, il y avait une bibliothèque, composée de livres religieux principalement – autre exigence de l'Ordre Saint. Personne, à part le prêtre, ne les consultait jamais ; les revues pornographiques prohibées rencontrant bien plus de succès auprès des autres.
Faisant la conversation pour deux, la jeune femme n'étant pas du genre très bavarde, Tobias expliquait scrupuleusement le fonctionnement de chaque chose. Il lui parla de leur façon de vivre à bord du vaisseau, de comment et de quand il s'était enrôlé à bord du Pèlerin, au service du capitaine Cross.
– Fais-moi visiter ta cabine, l'interrompit-elle tout à coup.
Ce dernier ne sut quoi répondre. Lui faisait-elle des avances ? Ce n'était pas pour lui déplaire mais la jeune femme était tout de même assez directe. Un instant, Tobias se demanda comment cela devait être, de faire l'amour avec une femme plus vieille que lui d'un siècle mais aussi jeune que lui en apparence. Avait-elle plus d'expérience ?
Tobias en était là de ses réflexions, quand Eva le prit par la main.

– On y est ! dit Tobias en essayant de se donner une contenance.
Sur le clavier numérique fixé au mur, le jeune homme tapa son code d'accès. La porte de la cabine coulissa dans un sifflement et la jeune femme entra, sans dire un mot. Tobias la suivit aussitôt en refermant derrière lui. Il allait entrer de nouveau son mot de passe, pour verrouiller de l'intérieur, quand Eva l'arrêta :
– Pas la peine. Ce ne sera pas long, dit-elle en commençant à se déshabiller.
Le jeune homme se hâta de faire pareil. Cela faisait longtemps, trop longtemps, qu'il n'avait pas touché à une femme. Il commença à l'embrasser de partout.
– Pardonne-moi pour ce que je vais faire, lui murmura la jeune femme à l'oreille.
Deux longues canines jaillirent alors de la bouche de la jeune femme pour venir se planter dans la chair tendre du cou Tobias. Ce dernier poussa un cri. Puis il essaya de se dégager mais elle avait plus de force que lui.
Le jeune homme sentit qu'on le vidait de son sang. Paralysé par la peur, plongé dans la confusion, il ne comprenait pas ce qui lui arrivait. Tobias était le témoin impuissant de sa propre agression.
D'un coup, la jeune femme cessa de le boire, relâchant son étreinte. Tobias la regarda sans comprendre, comprimant le flot de sang de sa carotide avec sa main. Eva lui prit la tête entre ses mains en souriant.
– Je t'ai pris la quantité de sang nécessaire pour me nourrir. Maintenant, je vais rester auprès de toi, dit la jeune femme en lui caressant le front comme à un enfant malade.
Le jeune homme sentait la vie quitter son corps. Il avait froid et se sentait faible.
– Tu es en train de te transformer, lui expliqua Eva.
L'esprit de Tobias se refusait à comprendre : de quoi parlait-elle ? En quoi exactement allait-il se « transformer » à part en cadavre ?
Le chef de la bande, Kaplan, fit soudain irruption dans la chambre.
– Alors, c'est fait ? demanda-t-il à Eva.
La jeune femme leva les yeux vers lui.
– C'est fait, confirma-t-elle.
– Bien. Amène-le sur le pont dès qu'il sera prêt ! Je m'occupe du capitaine. Ulrich et Siobhán se chargent des autres.

Assis dans son bureau, aménagé dans un coin du pont du vaisseau, le capitaine Cross s'apprêtait à effectuer une recherche. Il n'arrivait à pas à croire l'histoire de ses invités. Il entra les noms et prénoms de Jon Kaplan et d'Eva Cameron : l'ordinateur effectua une rapide recherche, mais aucun résultat n'en sortit.
Ces personnes étaient des imposteurs.
Le capitaine entendit alors des pas près de lui. Il se tourna vers l'intrus. Comme pour lui donner raison, Kaplan, si c'était bien comme cela qu'il s'appelait, se tenait devant lui, le regard mauvais, prêt à en finir.
– Je suppose qu'il n'y a jamais eu de Jon Kaplan ? fit le capitaine.
– Non, en effet. Je m'appelle John Crowe. Vous vous doutez que je ne peux pas vous laisser en vie ; nous avons besoin de votre vaisseau.
– De toute façon, j'imagine que cela n'était pas prévu dans votre programme.
– Vous êtes perspicace. Ne vous en faites pas : ce sera rapide.
Cross dissimulait une plasma-arme le tiroir de son bureau en cas de nécessité, ce qu'il n'avait dit à personne, pas même au prêtre. Il savait qu'il n'aurait qu'une seconde pour ouvrir le tiroir, s'en saisir et tirer, avant que son adversaire ne lui tombe dessus.
L'espace d'une seconde, il fit mine de regarder par dessus l'épaule de l'autre d'un air étonné. Celui-ci se retourna. Cross en profita pour attraper son arme et faire feu. John Crowe se prit une salve dans la poitrine et s'écroula par terre.
Richard Cross poussa un soupir de soulagement. A peine s'était-il levé de son siège pour constater la mort de son ennemi que celui-ci se releva, comme si de rien n'était. Bougea à toute vitesse, il désarma le capitaine, avant de lui flanquer un coup qui fit rouler au sol.
– Bien joué, dit Jon Crowe. Je me suis fait avoir comme un débutant ! Le problème, voyez-vous, c'est que je suis déjà mort. Depuis longtemps.
Le capitaine le dévisagea sans comprendre. Pour toute explication, l'incube déploya ses deux longues canines avant de se jeter sur lui.
*
Tobias était perdu quelque part entre la vie et la mort, incapable de bouger. Le jeune homme souffrait terriblement, poussant des gémissements d'agonie. Il sentait que son corps était en train de changer. Mais que lui avait-on fait ?
– Je sais combien c'est pénible, lui expliqua Eva. J'en suis passée par là aussi. Tu dois d'abord mourir mais ensuite, tu seras différent.
Tobias venait de comprendre qui étaient ces êtres, ce qu'ils lui avaient fait et ce qu'il était en train de devenir. Si on laissait de côté la rationalité, tout devenait limpide : ils n'étaient pas humains et bientôt, lui non plus ne le serait. Tobias Eldon était en train de devenir autre chose, quelque chose de terrifiant.
– Vous êtes des vampires, c'est ça ? demanda-t-il finalement.
– Nous préférons les termes d'incube et succube mais oui, c'est ce que nous sommes.
La jeune femme se sentir en devoir de lui expliquer la situation. Elle lui raconta tout.
– Il y a des millénaires commença-t-elle, l'Ordre Saint ne régnait pas encore sur tout. Tout a commencé sur la planète Terre, bien avant l'avènement des voyages spatiaux, à une époque reculée que l'on appelle le Moyen Age. En ce temps-là, l'Ordre Saint était une faction secrète de l'Église. Cette organisation formait des assassins, pour traquer et exterminer les êtres comme nous, qu'ils considéraient affiliés au Diable.
La jeune femme poursuivit :
– Nous n'avons pas toujours été ainsi, mon clan et moi. Nous le sommes devenus. A une époque, notre chef, John, faisait partie de cette organisation. Un jour, alors qu'il traquait une créature ancienne, un des premiers et derniers vampires sur Terre, Ulrich, il se fit mordre et abandonné par ses frères d'armes, qui ne prirent même pas la peine de l'achever. Plutôt que de le tuer, Ulrich lui fit dont de la vie éternelle. Ils vécurent cachés, s'entraidant, voués à disparaître comme tant d'autres espèces sur Terre, jusqu'à ce qu'ils décident de grossir leurs rangs, après des siècles passés à survivre seuls. Vint le tour de Tibérias, celui qui nous a abandonné pour fuir avec notre seule navette de secours.
Eva parut ébranlée à l'évocation de cet épisode.
– Je suis la suivante à avoir été transformée, au 21ème siècle, continua-t-elle. Je me prostituais sur Terre pour survivre. Au départ, ils pensaient faire de moi leur festin mais j'ai été épargnée parce que je plaisais à John. Depuis, je suis liée à lui. C'est aussi à cette époque que nous avons croisé la route d'une tueuse à la solde de l'Ordre : Siobhán. Après l'avoir vaincue, John en a elle aussi fait l'une des nôtres.
La jeune femme marqua une pause.
– Quand vint l'époque des vols spatiaux et de la conquête intergalactique, tandis que le l'Ordre prenait le pouvoir après la chute des gouvernements terriens, mes frères se servirent de la science vampirique connue d'Ulrich pour construire un vaisseau spatial qui nous permettrait de fuir la Terre, où la traque venait de s'intensifier. Nous avons alors parcouru l'espace à la recherche de mondes à faible luminosité colonisés par les Hommes. Et quand il ne restait plus de population pour se nourrir, nous partions à la recherche d'une nouvelle planète. C'est ainsi que nous avons vécu, tout ce temps.
Tobias la regarda d'un air grave.
– Tu appelles cela une vie ? dit-il. Moi, j'appelle cela l'Enfer.
– Je n'ai pas décidé de me nourrir du sang des humains. Pourtant, je dois le faire pour survivre. Bientôt, tu le feras toi aussi.
Tobias se rendit alors compte qu'il se sentait bien, mieux qu'il ne l'avait jamais été, à vrai dire ! Il leva, investi d'une force nouvelle. Son cœur ne battait plus, et pourtant il était tout à fait « vivant ».

Contrite, Helen était assise dans le box en face du prêtre, dans ce qui constituait le confessionnal de la chapelle du vaisseau. Silencieux, le Père Silas attendait qu'elle se confie à lui, prêt à entendre un nouveau scandale.
– Veuillez me pardonner mon Père, parce que j'ai péché.
Après un court silence, l'homme d'Église répondit :
– Vous pouvez parler sans crainte dans la Maison du Seigneur, Ma Fille.
Prenant une inspiration, Helen se lança :
– J'ai eu des rapports sexuels hors mariage, à plusieurs reprises. J'ai honte, mon Père, mais vous comprenez : ce voyage est si long et mon mari me manque.
Si le Père Jonas était outré, il n'en laissa rien paraître. Il fit le signe de croix et par là même, informa Helen qu'elle était absoute de ses pêchés.
La femme sortit de la chapelle, soulagée. Elle ne vit pas la grande silhouette qui la guettait, dissimulée derrière un mur, à l'intersection de deux couloirs du vaisseau. Ce n'est que lorsqu'elle perçut le grincement du métal derrière elle, provoqué par des pas lourds sur le sol, qu'Helen se retourna. Elle découvrit alors Ulrich, qui la fixait avec des yeux de prédateurs. Son instinct lui dicta immédiatement de fuir.
La combinaison d'Ulrich se déchira tandis que son corps se métamorphosait en celui d'une créature aux grandes ailes de chauve souris, aux grandes oreilles pointues, aux griffes acérées et au groin difforme. Malgré l'étroitesse du couloir et la basse hauteur du plafond, la chose vola vers Helen et en un instant, elle la rattrapa, la plaqua au sol avec ses pattes puissantes et griffues, avant de planter ses crocs dans son cou.
Dans la chapelle, le Père Silas entendit le cri de détresse d'Helen mais, paralysé par la peur, il ne bougea pas.
Dans la salle des machines, Ridley s'affairait. Il y avait toujours un millier de choses à vérifier, quand ils étaient réveillés et pas en hibernation. La plupart du temps, tout allait bien, mais il devait tout de même effectuer les vérifications de routines. L'objet actuel de ses préoccupations était la résistance des écrans de protection du Pèlerin face à la chaleur émise par Ézéchiel, l'étoile géante près de laquelle ils étaient en train de passer. Bien sûr, ils auraient pu la contourner, mais cela aurait de nouveau retardé l'expédition et ce n'était pas envisageable.
Ridley était donc assis devant son écran, à vérifier les informations transmises par l'ordinateur, quand il réalisa que quelqu'un se tenait tout près de lui. Ridley se tourna, persuadé de découvrir Helen. L'ingénieur sursauta en réalisant qu'il ne s'agissait non pas d'elle, comme il l'avait d'abord cru, mais de Siobhán.
– Que puis-je faire pour vous ? demanda-t-il, décontenancé. Vous êtes-vous perdue ?
De la jeune femme émanait quelque chose d'inquiétant, de mauvais.
– C'est vous que je cherchais, répondit-elle avec un sourire enjôleur.
– Moi ? s'étonna Ridley.
Le succube le frappa alors en plein sternum, le projetant contre un mur. Ridley en eut le souffle coupé. Son dos était douloureux et ses membres ne répondaient pas. Avant qu'il n'ait eu la possibilité de se relever, Siobhán lui saisit la tête à deux mains et, avec une force peu commune, lui rompit le cou aussi aisément qu'à un lapereau, avant de se repaître de son sang jusqu'à étanchement de sa soif.

Les quatre vampires s'étaient donnés rendez-vous sur le pont du vaisseau, après avoir chacun accompli leurs taches respectives. Eva avait emmené Tobias avec elle. Celui-ci s'était laissé conduire, car il était inutile de résister pour le moment. Il eut un choc en découvrant le cadavre encore frais de son capitaine gisant sur le sol.
John Crowe s'approcha de lui, le toisant en silence, avant de finalement parler :
– Si nus t'avons épargné, c'est parce que tu peux nous être utile.
– Et aussi parce qu'un membre de notre équipage nous a quitté, s'empressa d'ajouter Eva. Elle se tourna vers son chef : Il faut préserver notre espèce, non ?
John ricana, avant de s'adresser de nouveau à Tobias :
– Eva t'a prise en affection, on dirait ! Mais ce n'est pas pour perpétuer la race que nous avons besoin de toi.
– Nous ne connaissons pas cette nouvelle technologie, expliqua alors Ulrich, qui avait reprit forme humaine. Tu es pilote. Nous avons besoin que tu guides ce vaisseau vers Styx.
Un monde sombre, songea Tobias, où le jour ne se lève jamais. Une colonie idéale pour chasser en toute sécurité et en toute impunité. Le jeune homme frémit à l'idée de devoir se nourrir du sang d'innocents pour survivre.
– Et comment comptez-vous tenir jusque là ?! lança Tobias sur un ton de défi. Styx est à plusieurs mois de voyage et à l'autre bout de la galaxie !
– Comme tu l'apprendras, nous autres « vampires » pouvons nous nourrir du sang de cadavres congelés pendant un temps. C'est que nous ferons avec ton équipage.
– Vous ne ferez rien du tout et vous n'irez nulle part ! lança une voix derrière eux.
Tobias se retourna pour découvrir le Père Silas en train d'avancer en brandissant une grande croix qu'il dissimulait d'ordinaire sous sa soutane. Il était finalement sorti de sa cachette. S'en remettant à Dieu, le prêtre avait trouvé la force de dompter sa peur et de faire face aux ennemis.
– Je ne vous crains pas, démons ! Le Seigneur est avec moi et Il me protège !
Le prêtre tenait sa croix face à eux, ce qui ne semblait nullement les impressionner. A contrario, cela parut en amuser certains.
– Je savais que tu finirais par te montrer, le Prêtre, railla John Crowe.
Ensuite, il se tourna vers Siobhán pour lui intimer un ordre dans un dialecte inconnu. Celle-ci se précipita alors droit vers le prêtre. L'Homme d'Église appuya alors sur un bouton située au centre de la croix, laissant jaillir une longue lame rétractable. Tel un chevalier croisé armé de son épée, le religieux chargea à son tour.
Le Père Silas balaya l'air d'un revers de main pour atteindre Siobhán, mais celle-ci se baissa pour glisser par terre, évitant le coup de justesse, dépassant le prêtre pour se retrouver debout derrière lui.
Avant que ce dernier n'ait le temps de se retourner, la guerrière mit fin à sa vie d'un coup puissant dans la nuque. Le vieil homme s'écroula par terre, raide mort.
Tobias était sous le choc. Jamais encore il n'avait vu un homme périr sous ses yeux.
– Calcule les nouvelles coordonnées, lui ordonna le chef des intrus.
La mort dans l'âme, le jeune homme s'exécuta, n'ayant pas d'autre choix. Mais alors qu'il entrait en mémoire la nouvelle destination du vaisseau, une idée s'imposa à lui. A présent, le Pèlerin devait se trouver près d'Ézéchiel. Et si l'on en croyait les légendes, les vampires étaient particulièrement sensible à la lumière. Le projet qui germait dans son esprit lui semblait fou et risquait de lui coûter la vie, mais il n'avait rien à perdre.
– Alors, ça vient ? s'impatienta le chef des vampires.
– Il faut me laisser un peu de temps, dit le jeune homme. Il y a un certain nombre de paramètres à prendre en compte : la vitesse, la trajectoire, je ne vous apprends rien !
Tobias espérait gagner un peu de temps.
– Très bien, mais fais vite ! répondit l'incube.
La commande d'ouverture des écrans de protection était à portée de main. Une fois activée, Tobias n'aurait que deux secondes pour se jeter au sol. Eva se trouvait près de lui. En agissant vite, il aurait le temps de la mettre à l'abri elle aussi.
– Combien de temps encore ?! grommela John Crowe.
– Voilà ! cria presque Tobias en pressant le bouton.
Les écrans se rétractèrent d'un coup, laissant tout d'un coup jaillir la lumière de dans l'habitacle. A cette distance, la boule de feu était à peu près aussi grosse que le soleil vu de la Terre, mais sa puissance était nettement supérieure.
Tobias se jeta sur Eva pour la plaquer au sol, la protégeant des rayons du soleil, tandis que les autres brûlaient comme des hérétiques sur le bûcher en poussant des cris à la fois de douleur et de surprise.
Les créatures réduites en poussière, Tobias tendit le bras pour atteindre le panneau de contrôle et abaisser les écrans, brûlant tout son avant-bras au passage.
Une fois les écrans abaissés, Tobias se releva, contemplant l'étendue du carnage. Au milieu du pont gisaient trois corps calcinés, qu'on aurait eu peine à identifier comme ayant appartenu un jour à l'espèce humaine, tant ils étaient en piteux état. Quant à son avant-bras, les blessures étaient déjà en train de disparaître.
Se levant à son tour, horrifiée à la vue d'un tel spectacle, Eva poussa un cri. Tobias la prit dans ses bras pour tenter de la calmer.
– Tu les as tué ! hurlait à répétition. Tu les as tué !
– Je suis désolé, dit-il. Je n'avais pas d'autre choix.
La jeune femme se dégagea et regarda de nouveau les cadavres, bouleversée.
– Ils étaient tout ce qui me restait : tu as fait mourir ma seule famille.
Eva se tourna vers Tobias et le dévisagea.
– Pourquoi m'avoir épargnée ? demanda-t-elle.
– Parce qu'au fond, tu n'étais pas comme eux. A ta manière, tu as pris soin de moi.
– Résultat, je suis seule, à présent. Nous n'aurions jamais dû te faire confiance !
Tobias s'approcha de nouveau, posant les mains sur ses épaules avec douceur.
– Non, tu n'es pas seule : tu peux compter sur moi.
– Et que va-t-on faire ? Nous n'avons nulle part où aller !
Tobias réfléchit un instant :
– Styx me semble être une bonne destination mais pas question qu'on se nourrisse de sang humain ! Il va nous falloir trouver autre chose.
– Qu'est-ce que tu proposes, dans ce cas ?
– Eh bien, ce genre de colonies est infestée de vermines.
Eva interrogea Tobias du regard.
– Tu n'as rien contre les rats, j'espère ?
Un sourire naquit au coin des lèvres de la jeune femme.
– Va pour les rongeurs ! dit-elle. Je n'y ai encore jamais goûté.


Dépôt légal : Juillet 2016





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