Lettre des 33 ans
gb2r
Cher frère,
je t'écris cette lettre par besoin. C'est tout à fait égoïste.
Ça fait maintenant presque 33 ans que je vis sur cette planète et j'ai passé le plus clair de mon temps à avoir peur.
J'ai peur de tout ou presque, de grandir, d'être seule chez moi le soir pour m'endormir, d'un bruit sourd qui me réveille, ou me surprend dans la rue. D'un mouvement brusque ou d'un geste étrange dans le métro.
J'ai peur d'avoir été salie et de ne pas être digne d'être aimée.
J'ai peur de ne pas être normale.
J'ai peur.
De temps en temps je me demande dans quelle mesure les abus que tu m'as fait subir m'ont bousillée. De temps en temps je me demande dans quelle mesure j'arrive à ne pas te détester.
Alors je rationalise, tu as vécu ça toi aussi. Tu le regrettes et tu t'en veut.
Mais au fond qu'est-ce que j'en sais ?
Je n'ai jamais rien su de l'agression que tu as vécue. Je n'ai qu'un vague souvenir d'une conversation téléphonique quand à 15 ans mes émotions ont enfin réussies à faire une percée pour me faire tomber en dépression.
Je ne me souviens même pas avoir articuler verbalement à l'oral ou à l'écrit ce qui c'est passé avant d'avoir l'age de 27 ? 28 ans ? en pleurs dans le cabinet de mon psy.
Et encore, rien de détaillé.
Le détail, j'ose à peine l'écrire depuis plus d'un an. Alors le dire à l'oral...
Je vais tout de même l'écrire, parce que j'ai besoin, et comme j'ai décidé en accord avec ma psy de faire ce que j'estime avoir besoin pour enfin dépasser ça, je te l'écris :
Je ne sais pas quel âge j'ai, je ne dois pas dépasser les 8 ans.
Je suis sur la mezzanine, on est à Versailles, dans l'appartement familial que j'ai toujours connu, dans ta chambre, celle de l'entrée à droite. Les parents sont absents, je ne sais plus si notre frère est dans l'appartement. Je sais juste que dans cette chambre on est deux.
Tu es grand, je t'admire, il a une mezzanine et un canapé dans ta chambre.
C'est une chambre de grand, et j'ai le droit de jouer dedans ! J'ai le droit de jouer avec toi !
Je suis donc sur la mezzanine, je crois que je lis, je ne sais plus. Tu es en bas. Tu m'appelles pour que je vienne te voir. Je me souviens descendre sur cette échelle.
Puis d'être à côté de toi sur le canapé, et de voir ton sexe en érection, je crois que je détourne les yeux, tu me dit que je peux regarder, tu bandes, tu me dis que c'est pas sale, que je peux toucher, que je peux faire des bisous dessus.
Je ne me souviens pas des termes exacts, mais de l'idée générale. Il y a-t-il besoin des termes exacts ? Il y a-t-il besoin de savoir l'âge exact que j'avais ?
Je déduis mon âge par rapport au tien, 6 ans de plus ça fait 14 ? 15 ans pour déjà bander... mais 15 ans ça fait déjà grand pour abuser de sa sœur sans se rendre compte que c'est mal. Alors je me dis plutôt 13 ? 14 ?
Puis je me souviens de cette journée à l'école primaire où j'ai passé ma récréation cachée sous un banc de l'école à pleurer sans m'arrêter et à coller mes crottes de nez sur mon sweat en velours violet. On appelle à l 'aide comme on peut. Ça doit être le CE2, on a quel âge en CE2 ?
Les souvenirs des mots sont imprécis, la teneur du message est le même. Tu veux que je caresse et embrasse ton sexe.
Je ne pense pas l'avoir fait, mais si ça se trouve ma mémoire bloque ? Je suis prostrée, tu balbuties et me demande de garder le secret.
Je crois que je ressens une peur terrible sur le moment, une grande incompréhension. On n'est pas conscient de tout enfant, néanmoins j'ai conscience que ce qui se passe n'a rien de normal, que ce n'est pas quelque chose de bien. Les émotions qui me transpercent sont difficiles à cerner.
Peur et incompréhension sont les deux qui me viennent quand je repense à ce moment. Dégout aussi.
Je ne sais plus comment la fin de ce moment arrive. Tu me fait promettre de garder le secret.
Sans trop que je me rende compte, cette affaire pourtant si "infime" au regard de ce que certain-e-s peuvent subir, va me tenailler au corps de si longues années.
Puis vienne à mon souvenir les séances de "toucher", tu vérifies lorsque je descends jouer dehors, si je ne cache rien dans ma culotte. Tu me demandes de voir, de baisser ma culotte. Parfois as-tu touché ? là encore mes souvenirs sont imprécis, est-ce que mon cerveau me les bloquent également ? est-ce que mes capacités cognitives ont tout gelé pour que je puisse continuer à vivre sans stopper net face au traumatisme ?
Là encore les émotions liées à ces souvenirs sont imprécis, peur, dégout, incompréhension. Solitude...
Je ne sais pas combien de temps ont duré ces séances de "vérification" quand j'allais jouer dehors, j'en ai une ou deux en mémoire... J'ai aussi le souvenir d'essayer de descendre sans que tu vois, pour ne pas avoir à subir ça. C'est donc que déjà à l'époque, je savais que ce n'était pas bien...
À quel moment cela a cessé ? à quel moment j'ai pu retrouver une sérénité d'aller jouer dehors sans la vérification ?
À quel moment j'ai retrouvé un peu de sérénité ? quand tu es partie de la maison ? quand tu as eu des copines de ton âge ?
Pourquoi je n'ai rien dit ? Pourquoi j'ai continué à te protéger alors que ça me donnait si peur et me rendait si mal. Pourquoi j'ai encore tant mal dans mes jours difficiles à 33 ans ? Pourquoi je dois encore pleurer alors que j'écris ces lignes ?
Tout est si flou. Même de ne pas me souvenir de mon âge précis au moment de ces faits m'emmerde.
A suivi le harcèlement scolaire à Versailles, la période du collège qui cruellement a ajouté une couche. Puisque j'avais vu ce dont un homme est capable, j'ai soigneusement évité de les approcher, même ceux de mon âge, et il a pas fallut longtemps, à l'époque du débat sur le pacs, à cette bande d'ado intolérants versaillais pour me cataloguer lesbienne parce que j'avais pas emballé n'importe quel couillon mâle devant leur yeux.
Moi qui avait déjà peur de tout. Voilà que la peur suprême de ne pas être "normale" dans mes préférences sexuelles s'y ajoute. Et toujours personne de disponible pour en parler à la maison.
Maman toujours malade ou préoccupée- indisponible émotionnellement- , papa absent physiquement la plupart du temps.
Rien.
Je continues d'enterrer mes secrets comme si ma vie en dépendait. Elle en dépend ma vie, pas comme je le crois à l'époque, mais elle dépend bien de ces moments de silence.
J'ai fait 3 années de collèges à supporter les réflexions quotidiennes de connards sans cervelles pour qui l'amour entre personne du même sexe n'est pas tolérable. A être exclue du vestiaire de gym, moquée, laissée de côté, dénigrée.
Moi j'avais juste à cœur le consentement. Et une peur terrible des garçons, même ceux de mon âge.
On est partis de Versailles et j'ai vu les parents s'effondrer. Ce qui me restait de sécurité à cette époque est parti en fumée en Bretagne.
J'étais tributaire des parents pour le moindre de mes déplacements hors de la maison. Maman était en dépression, papa allait l'être peu de temps mais tout de même.
J'allais commencer à me faire vomir, pour finir par devoir dormir au pied de leur lit tellement l'angoisse me rongeait.
Puis on a déménagé et j'ai pu retrouver la liberté de m'échapper de la maison au besoin. L'avantage de la ville.
C'est fou quand on y pense, ma seule sécurité c'est de pouvoir m'échapper de l'endroit qui devrait-être le plus sécurisé, mon foyer.
Et pendant longtemps, même adulte, alors que je dormais chez des ami·es en banlieue, j'avais qu'une crainte : ne pas pouvoir partir. Ne pas avoir moyen de rentrer chez moi : mon chez moi, secure, que je me suis construit.
Il m'a fallut longtemps pour comprendre que c'était lié.
Mais à l'époque de Rennes, j'ai du mal à me souvenir là encore avec précision, je me souviens d'avoir eu quelques petits copains, je me souviens surtout de ma première fois. C'est moi qui l'ai voulu, j'aimais bien ce garçon, et puis j'ai fait une crise d'angoisse en plein milieu. Je n'ai pas souvenir qu'il ai fait quoi que ce soit contre ma volonté, au contraire. Il a été prévenant et gentil.
Je me souviens d'avoir fait encore et toujours de l'angoisse, et d'avoir du tout raconter aux parents quand ils sont rentrés. C'est étrange, dans l'imaginaire collectif c'est le père qui se fâche de la première expérience de sa fille, et la mère prévenante qui rassure.
Ce fut le contraire, quand pétrie d'angoisse j'arrive enfin à leur expliquer que j'ai vécu ma première fois et que j'angoisse sans savoir pourquoi, j'ai souvenir de papa qui me réconforte et maman qui hurle.
Je crois que c'est le lendemain, ou peu de temps après où papa m'interrogeant dans ma chambre, dans le noir, j'ose enfin lui dire quelque chose comme "mon frère m'a forcée", je n'arrive pas à lui en dire plus. Je n'arrive même pas à m'en dire plus à moi même à cette époque là.
Je les entends te téléphoner dans la cuisine. Je ne sais toujours pas à ce jour ce que tu leur as dit.
Ce que je retiens c'est papa qui me réconforte et maman qui hurle.
Et elle va encore hurler pas mal dans les années qui suivent.
Bien sur elle ne fera pas que ça, mais sa maladie l'amènera à fuguer peu avant mes épreuves de bac, à hurler sur papa, sur moi. Rien qui ne construise une sécurité intérieure pour une ado.
Dans tout ce tourbillon d'émotions et de névroses, je n'ai pas voix.
Je n'ai pas su parler. On a pas su m'écouter et m'entendre.
Et comme ironie du sort, ça va se répéter.
Je suis au lycée, ma copine Julie sort alors avec Franck, on doit pas dépasser de beaucoup les 18 ans.
Franck est en galère de logement pour l'été, nous on a une chambre en rab.
Franck passe sa soirée chez Julie et puis rentre, il vient me dire bonsoir dans ma chambre. Je suis alors à regarder la télé dans mon lit.
Il se pose à côté de moi.
À cette époque déjà les crises d'angoisses et les doutes font que j'ai un traitement anxiolitiques.
Je m'endors donc rapidement sans grand souvenir.
Lorsque je me réveille le lendemain matin, je sens le sexe dur de Franck entre mes fesses, et ses mains sur mes seins. Même avec la lourdeur des anxiolitiques je réagis : je lui demande ce qu'il est en train de faire et lui dit d'arrêter. Je lui dit de partir et d'en parler à Julie. Il est hors de question de repartir dans les non-dits. Seulement voilà, je n'ai pas de contrôle sur la version des faits qui sera racontée.
Je sais juste qu'aux soirées d'après je ne suis pas invitée et qu'on ne se parlera plus pendant quelques temps elle et moi.
Là encore je n'ai pas parlé par moi même, je ne serais pas entendue, pas crue.
Je crois avoir dit à papa et maman les gestes déplacés et de ce fait, que Franck se démerderait pour dormir où il voulait mais pas ici. Je dis bien je crois parce que là encore, je n'ai plus la mémoire précise. Peut-être n'ont-ils pas compris ça eux de leur côté ? Je ne me souviens que vaguement.
Est-ce que ma mémoire effacerait volontairement les moments traumatisants ? J'ai lu ce genre d'informations. Une sorte de chappe de plomb pour que la violence ne soit pas invivable.
Je l'ai foutu dehors avec ses affaires sans ménagement.
Cet épisode me montre avec quel point je ne t'ai jamais foutu dehors.
À aucun moment je n'ai eu la possibilité de te détester. On apprend pas à détester sa famille. Même dans ces moments là.
On apprend le pardon. Le christianisme et son organisation sclérosée de problèmes de pédophilie apprend le pardon. Moi je me fais débaptiser. Je ne crois pas, et ne veux pas être considérée comme une des leurs. J'ai attendu la mort de grand-mère, parce que je respecte sa foi, mais je sais aussi qu'à présent, où qu'elle soit, elle sait, elle comprend, elle ne juge pas, comme d'habitude.
Quand j'ai évoqué le pardon, avec une amie pas plus tard que dimanche dernier, elle m'a dit "as-tu seulement eu le choix ?" quand j'évoquais que je t'avais pardonné.
Elle n'a pas tort. Ai-je seulement eu le choix ?
Depuis plus de 25 ans je te cherche des excuses, je suis compréhensive, je suis à l'écoute, je cherche à faire le moins de mal possible.
Je m'épuise à avoir peur de perdre l'amour de mes proches en prenant trop de place ou en faisant trop de bruit.
J'ai peur de perdre le seul parent fiable qu'il me reste à présent. Parce que je vois bien le regard de papa quand je pleure. Il a peur d'y voir maman. Il a peur de devoir revivre cette maladie.
J'ai peur, encore et toujours, d'être endommagée, quelque part, impossible à aimer, indigne. La thérapie a aidé sur ça, je sais que je n'ai pas cette bipolarité effrayante. Il a fallut du temps pour se rassurer, là encore.
Je dégueule tout ce soir, comme j'ai pu me faire dégueuler ado. Faut que ça sorte, faut que plus rien ne reste caché. Même si c'est moche, m^me si ça fait du mal.
Je t'en veux d'avoir fait ça, je t'en veux de n'avoir rien dit, je t'en veux de ne pas avoir parlé aux parents, pour m'aider. Moi j'allais pas voir un psy, j'ai grandi dans une maison où j'avais peur, où je pouvais pas parler et où personne n'était disponible pour m'écouter.
J'en pleure encore les jours où je me sens trop faible pour tout porter en moi. Où les doutes sont trop grands. Ma psy me dit que c'est l'enfant en moi qui court-circuite émotionnellement l'adulte.
J'en pleure encore de ne pas pouvoir en parler librement au gens que j'aime de peur de salir ton image et ta réputation.
J'en ai marre d'avoir été agressée dans ma maison, qui devait être le lieu le plus sur, par une personne de confiance, marre d'avoir eu des parents indisponibles, marre de devoir cacher à mes proches, parce que j'ai appris à aimer et à pardonner.
Je ne sais pas si j'ai eu le choix ou pas de te pardonner. Parfois je ne suis même plus sur que c'est le cas.
Parfois j'ai peur, parce que tu as une fille maintenant. J'ai peur pour ma nièce, et là encore je me sens impuissante. À qui j'en parle ?
À qui j'en parle sans que ça te fasse du mal ? et pourquoi je dois toujours éviter de faire du mal aux autres ? pourquoi moi on m'a pas protégée ?
Je sais que tu sais que tu m'as fait du mal. Enfin je crois savoir.
Et je table sur ça pour me dire que tu n'auras pas osé recommencer sur ta fille. Mais dans le fond j'en sais rien et ça me terrifie.
Et là encore à qui j'en parle ? qui me rassure ?
Je crois que j'ai tout dit.
La psy m'a dit d'écrire. Qu'il fallait que ça sorte, que je laisse parler l'enfant en moi, celle qui n'a pas pu, pas su parler. L'enfant, l'ado. L'adulte je crois qu'elle sait parler. Mais qu'elle choisit de ne pas trop le faire pour ne pas effrayer.
Je sais bien qu'il n'y a pas de parents parfaits, pas d'humain parfait. On fait tous de notre mieux avec les cartes qu'on nous a donné et le chemin de vie qui est le notre.
Je ne veux aucun mal à personne. C'est peut-être là mon problème.
Cette lettre ne sert d'autre but qu'à enfin pouvoir tout dire et pour une fois je vais égoïstement faire ce qui est bon pour moi. Tant pis si je fais mal à d'autres.
Je ne sais pas encore si tu auras cette lettre. La psy me disait de choisir, si je l'envoie, si je la garde, si je la détruit.
Si je l'envoie sache que papa en aura la copie conforme. Parce que je crois que j'ai besoin qu'il sache. Je n'ai pas confiance en maman.
Si tu as réussi à tout lire et que tu es d'accord pour essayer de m'aider honnêtement, alors voici quelques questions qui, à l'inverse de celles rhétoriques de ma lettre au dessus, attendent une réponse.
Libre à toi dans le temps que tu souhaites d'y répondre, ou non.
Je voulais savoir quel âge on avait ?
Je voulais savoir si tu as compris que c'était mal sur le moment ? Et après ?
Je voulais savoir qu'est ce qui t'est arrivé à toi à la piscine.
Je voudrais que tu me dises comment tu vis avec ça toi depuis.
Je voudrais savoir si tu as eu de l'aide psychologique et si tu as jamais reproduit ces actes.
Oui je sais c'est horrible comme question, mais aujourd'hui je ne suis sure de rien et je suis tétanisée à l'idée que cela ai pu se reproduire.
Je ne sais comment terminer. Si ce n'est en vous disant, mon frère et mon papa que je vous aime, malgré tout. Que chaque personne vit et ressent les choses à sa manière propre et qu'il est difficile parfois d'y voir clair. Je sais que la vie est imparfaite mais mérite d'être vécue, la résilience opère par bien des moyens et cette démarche je le souhaite, apportera un peu d'apaisement, peut-être égoïstement, mais je ne regrette pas. J'ai mis trop longtemps cette poussière sous le tapis, je ne veux plus me prendre les pieds dedans.
Les autres chapitres de ma vie sont heureux, il n'y a que celui-ci qui entache le reste. Autant l'éclaircir.
Respectueusement,