Lettre rouge

boulbi

Il s'agit d'un texte écrit à l'occasion d'un atelier d'écriture. L'exercice consistait à écrire "rouge" sans écrire le mot "rouge". Voici ce qui m'est venu.

Ma chère et tendre Madeleine,

C'est une nouvelle fois la main tremblante et le coeur qui saigne que je vous écris. Inéxorablement, le crépuscule est là, annonçant douloureusement la fin d'un autre jour loin de vous, sans m'apporter, hélas, le moindre espoir que demain ne cesse ce calvaire.

Voilà bientôt un an que j'eus le bonheur de vous rencontrer et presque six mois que je n'ai plus ressenti cette ivresse incroyable qui m'envahissait dès que je vous voyais sourire. La beauté de votre chevelure écarlate, le parfum de rose qui s'en dégageait, vos lèvres de feu, votre rire ingénu et vos yeux pétillants furent autant de souvenirs à jamais gravés dans ma mémoire. Ils me tiennent en vie et me dévorent à la fois, lorsque mon âme pleure à l'idée qu'ils ne restent éternellement que d'humbles souvenirs, et non plus d"exquises sensations.

Vous souvenez-vous de notre rencontre ? J'en suis certain. Comment l'oublier ? Ce matin de printemps où je fus présenter à votre père, alors que j'inspectais mes vignes. Je vous revois là, derrière lui, une partie de votre visage caché par votre chapeau, ne laissant entrevoir que subreptiscement l'étonnante beauté  qui se réfugiait derrière. Aussi quel bonheur, quelle félicité lorsque nous fûmes présentés ! Dès notre premier regard, mon coeur chavira et mon âme se figea. Je fus ébloui par tant de charme, de prestance et d'élégance. Quel piètre rendez-vous d'affaires pour votre père ! Ma faute, je ne peux que le concéder. Subjugué que j'étais par votre compagnie je n'avais d'ouïe pour rien ni personne. Et comment parler vin et argent alors que je ne pensais qu'à l'amour et encore l'amour ? 

Dès l'instant où nous nous quittâmes, mes pensées vous furent consacrées. Mes yeux ne virent plus que vous, mes poumons ne respirèrent plus que votre parfum, votre voix résonna inlassablement dans mes oreilles. Je ne pus plus penser à rien d'autre que Madeleine, encore et toujours Madeleine.                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                              Ce fût pourtant mon point de non retour. N'ayant pas d'espoir de faire affaire avec votre père, celui-ci n'ayant qu'une faible estime de ma personne, je me mis en tête que jamais je ne vous reverrai et que, quand bien même le destin m'eut offert cette chance, une femme telle que vous n'eut aucun désir d'offrir son coeur à un homme aussi médiocre que moi. Cela me foudroyait et m'horrifiait. Tout, comparé à vous, me parût alors futile, vain, sans intérêt. Je n'eus plus le coeur à rien désormais. Je me laissai aller et bientôt je ressemblai à un vagabond. Ma barbe hirsute masquait pitoyablement mon visage devenu fade et blaffard, ainsi que mes joues creusées. Mes costumes taillés sur mesure avaient laissé place à d'immondes guenilles alors que mes pieds restaient nus, désespérément sales et maculés de sang séché. Mon personnel ne me reconnaissait plus, tout comme moi. Peu à peu mes employés déguerpirent, m'abandonnant à mon triste sort. Mon exploitation dépérit petit à petit, moi avec elle. Je n'avais plus que les murs de l'immense propriété familiale sur lesquels m'appuyer et me lamenter. J'étais seul dans cette demeure vide et lugubre. Nul homme ne devrait subir un tel sort. La solitude m'accompagnait, en plus du désespoir d'un amour impossible. 

Petit à petit, mon âme se remplit de la noirceur environnante. Les ténèbres m'envahirent, s'engouffrant dans la plaie béante de mon coeur malade. Mon amour pour vous se changea en haine, mépris et dégoût. Je nourrissais les plus vils sentiments à votre égard. Les nuits je hurlais votre nom, avec bien plus de rage que n'importe quelle bête féroce. Quand mon amour pour vous ne m'apportait que peine et désespoir, succombant à la faiblesse la plus basse, le poison haineux qui coulait dans mes veines me rendait force et vigueur. Pour la première fois depuis des mois, je me relevai, les muscles tendus, les dents serrées, le coeur battant comme mille tambours. Une énergie nouvelle m'habitait. Je me persuadais alors que seul la mort, votre mort, me délivrerait de ma malédiction.

Cette nuit-là, je marchai des heures jusqu'à votre propriété, sous une pluie battante, au coeur d'une nuit aussi sombre que mes pensées les plus profondes. Je pénétrai silencieusement dans la maison. Je ne sais quel démon m'habitait mais je fus guidé tout droit à votre chambre, comme si ces lieux ne me furent point inconnus. J'entrouvris doucement la porte, l'arme à la main et vous vit là, étendue dans votre lit, sereine, apaisée, bercée par le chant des anges dont vous fîtes sans doute leur envoyée. Quelques courts instants j'eus la sensation que mon âme elle-même cessa d'être tourmentée, charmée par tant de divine beauté. Mais très vite ce sentiment fut submergé par des idées lugubres, celles qui prirent place dans ma tête et mon corps depuis des jours et ne me quittaient plus. De nouveau l'inconcevable perspective que nous puissions jamais être amants surgit à mon esprit. N'en pouvant plus, je passai à l'acte, sans vergogne. La suite vous ne la connaissez que trop bien, malheureuse enfant. Ce ne fut qu'éfusion de sang, rage et effroi. 

Mon acte vil accompli je m'effondrai au pied de votre lit, dans une mare de sang, les yeux exhorbités, le souffle court. J'entendai alors partout dans la demeure des bruits de pas, de portes et les voix de vos gens surpris et terrifiés sans doute par vos cris ayant déchirés la nuit. Je ne sus par quel miracle on ne me tua pas aussi cette nuit là, quand on découvrit mon acte macabre. Puis je compris très vite que de miracle il n'y eut point. Car en vérité l'enfer m'attendait. 

Je fus emprisonné, non sans avoir avoir été exhibé sur la place publique, raillé, insulté, meurtri des coups des projectiles lancés par une foule furieuse, réclamant justice par la seule sentence capable d'apaiser leur haine : la mort, la mienne, dans la souffrance et la douleur. 

Mais tout ça ne fut rien comparé à l'écrasante culpabilité et les remords qui rongèrent jour après jour le peu d'humanité dont je fus encore pourvu. Ils furent mes seules et terribles compagnons dans la solitude et la pénombre de ma cellule, des mois durant. Mais aujourd'hui mon jugement a été rendu. La foule a eu gain de cause et mon sort dans ce monde est enfin scellé. Mon exécution aura lieu dans quelques heures. Je sens dans mon coeur un soulagement autant qu'une grande terreur. Car comment savoir si mon âme, errante dans les limbes depuis mon acte odieux, trouvera enfin le repos et la paix éternelle au milieu des anges ou si elle sera à jamais perdu dans les ténèbres et la tourmente ? Je le saurai bientôt.

En vérité, ma tendre Madeleine, je carresse le fol espoir que nos deux âmes soient réunies pour l'éternité, que notre amour, sur cette Terre impossible, brûle de mille feux dans les cieux.

C'est pourquoi j'ai pris la plume, pour vous annoncer ma venue. Pour que vous puissiez vous aussi entrevoir le bonheur qui nous attend. J'arrive ma bien aimée, j'arrive ...

Votre dévoué

Célestin


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