L'exil de Monsieur Wû
Gilbert Marques
Monsieur Wû, ainsi qu’il le fait chaque soir, ferme ponctuellement sa boutique à vingt heures. Invariablement, selon une vie quasiment métronomique, il range d’abord les bricoles sorties des rayons par les clients dans leur fièvre acheteuse. Il passe ensuite dans l’arrière-boutique pour compter sa caisse et, enfin, sort par derrière pour rejoindre son minuscule appartement de veuf après un détour chez le traiteur.
Monsieur Wû ne mène apparemment pas une existence passionnante dans ce pays où il a été exilé malgré lui, voilà bien longtemps, mais qu’il a fait sien depuis.
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La Chine, durant le dernier quart du 20° siècle, s’était ouverte à l’économie de marché sans toutefois changer de régime politique. Le Grand Timonier disparu et sous l’effet des rapports entre les peuples difficilement maîtrisables à cause des nouvelles technologies de communication, la société chinoise avait évolué dans le chaos de luttes fratricides. Après les coups de boutoir des étudiants, dès 1989 sur la place Tiennan men dont les médias internationaux s’étaient fait l’écho, la Chine s’était progressivement occidentalisée, obligeant le gouvernement à moderniser les structures sociales. La fin du protectorat britannique sur Hongkong en 2000, signant son retour dans le giron de la mère patrie, avait hâté la fin du nationalisme et du protectionnisme communiste pour précipiter la République Populaire dans la compétition matérialiste.
Monsieur Wû n’avait pas connu ces événements. Il était né en l’an 2000. Ses parents, modestes paysans, lui en avaient un peu parlé mais habitant une province éloignée de la capitale, ils ne savaient pas grand chose de ces grands bouleversements ayant eu peu d’influence sur leur existence. Elle se poursuivait à l’image de celle des ancêtres. Monsieur Wû avait vécu ses premières années comme tout enfant chinois, pris dans l’étau de l’école, du travail, des traditions et d’une éducation politique complètement en contradiction avec son quotidien. Adolescent, il n’avait pas imaginé d’autre avenir que celui de succéder plus tard à ses parents. Suivant l’exemple des hommes de la famille, il se marierait, aurait des enfants tout en plantant et en ramassant le riz que la coopérative lui achèterait. Une solide maison de bambou, quelques volailles et une paire de buffles pour avoir un peu de lait et tirer le chariot constitueraient l’essentiel de sa fortune mais lui suffiraient amplement pour mener une vie heureuse et paisible.
Monsieur Wû n’avait pas d’autre ambition. Ainsi passa-t-il de l’enfance à l’âge adulte sans presque s’en apercevoir. Ses parents vieillissant, la charge des rizières lui échut logiquement. Il l’assuma sans faillir jusqu’à cette fameuse année 2030, celle de ses trente ans, qui marqua le tournant de son destin.
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Monsieur Wû ignorait alors que son pays, la plus grande nation du monde à bien des égards maintenant complètement intégrée dans le concert des pays riches, avait des objectifs expansionnistes. Cependant, bien qu’étant le plus vaste avec encore nombre de territoires vierges, son agriculture ne parvenait plus à nourrir décemment l’ensemble de la population. La Chine commençait à souffrir des mêmes maux que l’Occident quelques décennies plus tôt. Chômage et précarité rongeaient l’économie pour le plus grand profit des investisseurs étrangers concourant à l’appauvrissement. Ils donnaient certes du travail mais assorti de salaires de misère.
Face à ces problèmes inattendus, le gouvernement se devait de réagir pour les régler sans quoi qui il ne méritait plus de s’intituler communiste même s’il n’appliquait plus la doctrine à la lettre. Les mandarins idéologues, puristes et extrémistes prônaient le radicalisme ; la Chine possédait le potentiel humain et militaire pour entreprendre une guerre de conquêtes territoriales. Cependant, l’époque n’était plus aux grands conflits mondiaux fort dispendieux et aux résultats toujours catastrophiques. Il suffisait de se remémorer la seconde guerre mondiale s’achevant dans l’apothéose du champignon nucléaire sur le Japon. Déclencher un nouvel affrontement planétaire eût été mal compris. En outre, le pragmatisme mettait en évidence que si une telle éventualité était adoptée, toutes les autres nations s’allieraient pour vaincre la Chine et y parviendraient quel que fut le prix des sacrifices à consentir. Hors, les Chinois voulaient vivre en paix sans devoir s’immoler à une quelconque cause. Il était prématuré de vouloir d’ores et déjà influer sur la politique mondiale pour tenter de s’imposer en maître incontesté de l’univers. Dans l’immédiat, il fallait surtout permettre au peuple de survivre et au pays de se développer.
Parallèlement à cette montée en puissance chinoise résultant de la loi du nombre, les pays occidentaux perdaient de leur suprématie. Les économistes, assoiffés de pouvoir et profitant d’une main-d’œuvre à bas prix, avaient bradé inconsidérément leur savoir-faire toujours plus à l’est et notamment vers la Chine. D’autre part, une démographie déficitaire avec trop de décès par rapport aux naissances et une population vieillissante où le nombre de jeunes actifs était largement inférieur aux retraités menaçaient l’équilibre social. L’éducation se bornait à former des intellectuels au détriment des métiers manuels totalement dévalorisés dans l’esprit populaire au point que ces nations ne pouvaient plus se suffire. Faute de prévoyance, elles n’avaient pas su distribuer équitablement le travail qu’elles étaient censées fournir à tous. Pour suppléer ce manque criant, elles favorisaient l’immigration des ressortissants des pays en voie de développement afin de leur confier ces tâches trop longtemps considérées comme subalternes. Parvenues au point de non-retour, si elles parvenaient encore à penser et à inventer, elles se révélaient incapables de réaliser concrètement leurs projets aussi étaient-elles obligées d’en sous-traiter la mise en œuvre à des pays jugés, à tort, comme moins avancés. Ainsi la Chine était-elle considérée comme pourvoyeuse de bras mais dans l’incapacité d’innover.
Pour les Chinois, qui avaient su courber le dos afin d’apprendre, le moment était venu de prouver le contraire. Ainsi envahiraient-ils pacifiquement l’Occident sous des prétextes presque humanitaires puisqu’il s’agissait de l’aider à se développer de nouveau. Comment ? Simplement en incitant une partie de sa population à s’exiler. La première vague de ces pionniers serait constituée de la génération des trentenaires.
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dans sa campagne profonde. Jamais encore il n’avait reçu de courrier personnel. Il ne connaissait personne au-delà d’un rayon d’une vingtaine de kilomètres autour de son village. Il n’avait jamais voyagé.
Perplexe, il tournait et retournait le pli entre ses doigts sans se décider à l’ouvrir. Il fallut toute l’insistance de la famille réunie autour de cet événement pour qu’il consentit à décacheter l’enveloppe. L’en-tête du courrier portait le sceau officiel du gouvernement et des tas de cachets agrémentaient le papier.
Monsieur Wû éprouva des difficultés à déchiffrer les quelques mots imprimés. Le fonctionnaire avait rédigé la missive en langue officielle, lointain souvenir pour Monsieur Wû qui l’avait uniquement utilisée durant sa scolarité. Ici, il employait l’idiome provincial. Il crut cependant comprendre être convoqué à Pékin. D’un pas mal assuré et la peur au ventre, il s’en fut demander confirmation au Commissaire Politique qui lui précisa qu’un tout petit mois lui restait pour entreprendre ce long et périlleux voyage en train. Le Commissaire ignorait pourquoi il fallait que Monsieur Wû parte mais il délivra les laissez-passer nécessaires en recommandant au jeune homme de ne pas se séparer de sa convocation, véritable sésame pour circuler librement, et de se présenter à la gare dès le lendemain.
Monsieur Wû revient chez lui, se demandant ce qui pouvait motiver que lui, un modeste paysan, dût de rendre dans la capitale lointaine. Il informa les siens de la nécessité de partir très vite, demain à l’aube.
Il se coucha tôt mais ne dormit pas. Qu’il tourna le problème dans un sens ou dans un autre, il ne parvenait pas à trouver une réponse plausible à ses questions et à cet appel péremptoire. Il ne lisait pas " Le Quotidien du Peuple ", n’écoutait pas la radio et ne possédait pas de télévision. Il vivait chichement, sans confort superflu, presque comme autrefois ses aïeux.
Au petit matin, il se leva, fourbu et avec mal au crâne. Sa mère lui avait déjà préparé un baluchon avec quelques vêtements et un peu de nourriture. Il se munit aussi de quelques yuans. Son père, cahin-caha au rythme lent des buffles, le mena à la gare la plus proche. Monsieur Wû resta silencieux durant le long trajet d’une journée pleine. Perdu dans ses pensées, il n’entendait même pas son vieux père marmonner dans sa barbe. La platitude scintillante des rizières s’éveillait sous le soleil naissant. La chaîne de montagnes barrait l’horizon. Elle nourrissait ses rêves depuis son enfance. Il pressentait qu’il ne pourrait pas tenir sa promesse d’aller un jour jusque là-haut. Il avait soudainement la conviction qu’il ne reviendrait plus jamais au pays.
Monsieur Wû regrettait déjà d’être parti. Cette nostalgie croissante l’empêchait de se poser des questions sur ce qui l’attendait à Pékin. Il gavait sa mémoire du décor qui l’entourait et qu’il quittait, images incertaines qui peupleraient plus tard ses souvenirs. Il songea aussi à Thi, la jeune femme qu’il pensait épouser. Il n’avait pas encore formulé sa demande bien qu’elle l’attirât. Elle n’était pas spécialement belle pourtant mais ça n’avait pas grande importance. Lui non plus n’était pas beau. Le visage chevalin, trop grand, trop maigre avec des bras tellement longs qu’ils l’embarrassaient. Le couple qu’ils auraient pu former n’aurait pas été bien assorti. Thi, presque petite, plutôt boulotte et bien en chair, l’intimidait par sa volubilité. Sans répit, elle parlait, chantait, criait, s’énervait contre tout et rien mais ce défaut, pour un Monsieur Wû taciturne, était largement compensé par une qualité précieuse dans cette société presque féodale ; Thi était vaillante et dure au labeur. Bonne cuisinière, maîtresse de maison irréprochable, elle ne pouvait être qu’une bonne épouse malgré son caractère emporté. Lui, homme tranquille, s’en serait accommodé. Ses parents le poussaient à cette union en ne cessant pas de lui rappeler son âge et en lui rabâchant que le temps était venu de fonder une famille. Bientôt, il serait trop tard et s’il attendait encore, Thi prendrait un autre époux. Il y avait beaucoup d’hommes célibataires dans la région et elle aurait l’embarras du choix. Les gamines, à peine devenues jeunes filles, partaient en effet chercher meilleure fortune dans les grandes zones industrielles où leur robustesse était appréciée. Ici, elles n’avaient pas d’avenir.
Monsieur Wû se le promit, s’il revenait, il demanderait Thi en mariage…
Descendu du chariot auquel le père fit faire demi-tour sans un mot d’adieu, comme s’il avait tiré un trait sur son fils, Monsieur Wû découvrit les quais d’une gare. Perdu dans ce lieu inconnu, il dévisageait les gens, complètement hébété. Plus loin, il aperçut un groupe de jeunes gens. Ils parlaient entre eux mais ne riaient pas. Il se demanda fugitivement s’ils étaient eux aussi convoqués mais, sauvage, il n’osa pas s’approcher malgré la curiosité qui le taraudait et l’envie de se rassurer. L’un d’eux le vit, planté comme un piquet, désemparé. Il vint vers lui.
- Je suis Wong et j’attends le train pour Pékin avec les autres.
Docilement, Monsieur Wû suivit puis intégra le groupe d’une dizaine de jeunes hommes au destin desquels allait être lié le sien durant quelques mois. Tous, comme lui, étaient majoritairement paysans. Tous également cherchaient les motifs de cette convocation dans la capitale où aucun n’était jamais allé. La plupart se demandaient s’ils n’allaient pas être enrôlés dans l’armée. Ils argumentaient en constatant l’absence de filles.
Apparut alors un civil encadré par deux militaires. Il se présenta comme le responsable du Parti de la province mais sans décliner son nom. Il parlait lentement, d’une voix traînante, articulant méticuleusement le Chinois académique qu’il utilisait pour être bien compris. Considérant les recrues d’un œil sévère, il leur ordonna de se ranger convenablement, c’est à dire militairement après quoi il procéda à un appel. Il leur expliqua ensuite :
- Dès que le train arrivera, vous monterez dans le wagon qui vous sera indiqué et vous n’en sortirez plus sous aucun prétexte jusqu’à votre arrivée à destination, sauf quand vous y serez autorisés. Quelques compagnons de route vous y attendent déjà !
Un des garçons, plus hardis que les autres ou plus inquiet, se permit une
question :
- Camarade Commissaire, tu sais pourquoi on nous oblige à aller à Pékin ?
- Sans doute êtes-vous appelés à réaliser un grand dessein pour notre Mère Patrie mais je n’en sais pas plus,
lui fut-il répondu d’un ton sans réplique.
Le train arriva dans un crissement de freins n’en finissant plus. Le silence revenu et avant que la jeune troupe ne s’engouffre dans le wagon sur les parois duquel était peint un maladroit 2000, les dernières recommandations tombèrent. Dès cet instant, ils ne devaient plus parler leur dialecte mais le Chinois officiel d’abord pour se comprendre entre eux mais aussi pour être compris de tous. Ils ne devaient, à aucun moment, parler de la convocation ni révéler leur destination. Le civil leur souhaita bon voyage puis chacun monta, en bon ordre, sous le regard atone des soldats et choisit une place au hasard, évitant ceux qui occupaient déjà quelques sièges. Monsieur Wû se sentit soudainement très seul. L’intriguait le fait d’être l’unique représentant de son village alors que d’autres garçons avaient le même que lui. Pourquoi n’avaient-ils pas été eux aussi convoqués ? L’évidence s’imposa. Il était l’unique célibataire.
Wong, qui l’avait accueilli, s’assit près de lui. Le voyage fut interminable dans ce train poussif dont les passagers devaient descendre dès que la pente devenait un peu trop forte. Les appelés parlaient peu entre eux, dormant la majorité du temps. Au fur et à mesure des stations, le wagon se remplissait mais il régnait pourtant à l’intérieur un silence presque complet. Pas de chant ! Pas de rire ! Aucune ambiance de kermesse ! Seulement un murmure tendu traduisant une étrange ambiance de gravité.
Les jeunes hommes se comportaient en adultes, non en gamins.
Deux fois par jour, à heures irrégulières, ils descendaient du train pour se dégourdir les jambes, se soulager et chercher le ravitaillement. La nourriture qui leur était allouée était constituée invariablement d’un bol de riz mal cuit accompagné de quelques rares légumes insipides et de viande d’origine indéfinissable. Heureusement que beaucoup avaient pris des provisions qu’ils partageaient pour améliorer l’ordinaire sans quoi ils eussent crevé de faim. A chacune de ces haltes, ils étaient encadrés par un civil et des militaires, ce qui suscitait la curiosité suspicieuse de la part des autres passagers. Sans soute étaient-ils pris pour des délinquants dirigés vers un camp de travail…
Parvenus sans encombre à Pékin, ils ne virent rien de la capitale. Le train le laissa à la périphérie de la ville tentaculaire, aux abords d’une sorte de caserne où ils furent reçus sur une vaste esplanade. Sans brutalité mais avec autorité, des soldats les obligèrent à se ranger en bon ordre, au garde à vous. Monsieur Wû, loin face à lui, regardait une estrade recouverte d’un tapis rouge sur laquelle flottaient des oriflammes frappées des étoiles symboles du Parti. Seul, un micro meublait l’espace.
Après une attente harassante sous un soleil de plomb, un petit homme rond apparut. Il se prétendit le responsable de la jeunesse au sein du gouvernement puis se lança dans un discours fleuve. L’assemblée l’écouta attentivement. Elle attendait des réponses aux questions que chacun des membres la composant se posaient. Ils étaient quelques milliers à retenir leur souffle parmi lesquels Monsieur Wû, rompu de fatigue, essayait de comprendre le sens de cette péroraison. Il en saisissait seulement des bribes.
- … sur lesquels le regard de tout un peuple sera bientôt fixé…
La voix nasillarde, haut perchée, les rassurait. Ils n’avaient commis aucune faute et le pays avait pensé à eux pour charger chacun d’une mission de la plus haute importance. Enfants de l’an 2000, tous trentenaires et célibataires, ils avaient été jugés à la fois assez jeunes et suffisamment mâtures pour l’accomplir. Des inconnus s’étaient penchés sur chaque cas pour les jauger et définir ainsi leurs aptitudes.
Le message, ponctué de fioritures politiques à la gloire de la Grande République Populaire et de fleurs de rhétorique chères à ceux s’écoutant parler, se résumait pourtant à peu de choses malgré tout lourdes de conséquences pour l’avenir de ces jeunes hommes. L’état exigeait d’eux l’exil vers l’Occident pour aider les partenaires économiques à résoudre leur crise de main d’œuvre. C’était la raison officielle, celle avouable. Il en existait d’autres plus obscures, que les trentenaires ignoreraient toujours mais dont ils seraient les instruments. Le gouvernement chinois croyait être appelé à gouverner un jour le monde mais pas sous la forme d’une domination sans partage et féroce telle que l’avaient pratiquée les Américains qui échouaient d’ailleurs dans cette entreprise. Cela devait au contraire se pratiquer dans la douceur, en prenant le temps jusqu’à ce que l’évidence s’imposât.
Ces jeunes gens étaient les pionniers de la mise en place de cet objectif. Ils allaient recevoir une éducation tendant à les modeler afin qu’ils se fondent dans ces sociétés nouvelles pour eux. Pas question de les renverser ou de les révolutionner mais de les amener à évoluer au moyen des valeurs traditionnelles apportées par un ordre nouveau. Pour y parvenir, les élus devraient s’établir dans un pays et une région de leur choix, y prendre femme et fonder une famille. Le but de la formation consistait non seulement à leur apprendre un métier défini d’un commun accord avec les partenaires mais surtout de déterminer leur point de chute, d’en apprendre la langue et les coutumes afin de s’intégrer le mieux possible, jusqu’à devenir si possible invisibles tout en se rendant indispensables.
Après leur avoir souhaité bon séjour, bon courage et bonne chance, le petit homme disparut de la scène aussitôt remplacé par un haut dignitaire de l’armée. Rigide dans son uniforme strict, il dicta des recommandations à ne pas transgresser sous peine de sanctions sévères. A compter de cette minute, chaque jeune homme ne devait plus pouvoir réfléchir un seul instant, pris en charge vingt quatre heures sur vingt quatre par un éducateur. Interdiction de communiquer avec la famille jusqu’à l’arrivée à la destination finale. Interdiction de tenter d’avoir des relations avec l’extérieur. Isolés, en quarantaine de la vie ordinaire menée jusque là, ils allaient tous vivre quelques mois d’enfer.
Monsieur Wû se sentit perdu. Son monde s’écroulait. Vidé, il se laissa modeler sans résistance.
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Monsieur Wû, après beaucoup d’hésitation, choisit de s’exiler en France et plus précisément, en Camargue. Il y avait là-bas des rizières qui lui rappelleraient son pays. Il serait aussi près de la mer qu’il n’avait jamais vue. D’un point de vue pratique, il pourrait monnayer son savoir de riziculteur. La langue aussi l’attirait. Chantante comme la sienne, elle coulait comme un fleuve tranquille. Le climat, tel qu’on le lui décrit, lui convenait, plus chaud que dans sa province aux hivers rudes.
Il s’imprégna des habitudes de son nouveau pays. Il oublia Thi, sa promise chinoise ou, plutôt, la chassa de son esprit. Là où il allait, la communauté asiatique était importante et probablement trouverait-il en son sein une autre épouse potentielle. Les gens qui la composaient étaient tous, croyait-il, des déracinés comme lui. Ils venaient de tous les pays d’Asie mais tous les peuples se mélangeaient et restaient solidaires pour sauvegarder une culture et des traditions même si les Français ne leur étaient pas hostiles. C’est ce qu’on lui inculqua.
Monsieur Wû, malgré la peur de l’inconnu, fut soulagé de quitter l’enceinte de sa mise en condition. Le grand jour était arrivé à l’aube de l’automne. Il quitta ses compagnons sans regret et accompagné de l’éducateur qui ne l’avait pas lâché d’une semelle durant son séjour, il monta dans un taxi, direction l’aéroport.
Soulagé d’être enfin seul pour la première fois depuis ce qui lui sembla avoir été des siècles, il s’installa dans l’avion. Bien qu’un peu effrayé par ce monstre rugissant, il s’assit près du hublot au travers duquel il jeta un ultime coup d’œil à sa Chine. La reverrait-il un jour ?
De Marseille où il débarqua, il fut immédiatement entraîné par un membre du consulat vers un bus en partance pour Arles. Il ne parvenait pas à enregistrer toutes les nouveautés que son regard avait juste le temps d’effleurer. Bizarrement, les gens lui semblèrent à la fois affairés et tranquilles. Il n’avait jusqu’alors jamais vu autant de voitures et de véhicules en tous genres. Le bruit résonnait dans sa tête et il retrouva, parmi, langage chantant auquel il s’était accoutumé. Toutefois, Monsieur Wû ne se sentit pas complètement dépaysé. En quelques semaines, il avait tellement entendu parler de cette région, regardé tant de photos et visionné de films qu’il lui sembla presque rentrer chez lui même si le décor n’avait qu’une très vague ressemblance avec sa région d’origine.
Complètement seul maintenant, il décida de rester quelques jours en ville pour mieux découvrir la vie quotidienne mais surtout pour tester son Français et retrouver ses esprits. Il flâna, goûta la cuisine, but du vin qui lui monta à la tête, admira les femmes bien différentes des chinoises. Il lui sembla retomber en enfance, s’émerveillant de tout, de rien. Le soir, seul dans sa chambre d’hôtel, il s’extasiait devant le poste de télévision qui distillait des images de partout. Il était heureux de comprendre tout ce qui se disait et d’être aussi compris des gens qu’il accostait dans la rue plus par plaisir de s’entendre parler que pour véritablement demander des renseignements. Il s’aventura même à acheter journaux et revues. Cependant, son maigre pécule fondant trop vite, il dut se résoudre à se présenter à l’adresse qu’on lui avait donnée et où on l’attendait pour prendre son travail.
La route quittée, le taxi roulait sur une route sablonneuse dominant des rizières. Avec soulagement, Monsieur Wû s’aperçut que c’était presque comme chez lui. Le chauffeur le délesta de ses derniers euros et le laissa face à un mas aux murs blancs et aux boiseries bleu lavande. Autour, des pins presque tous penchés sous l’arrogance du Mistral et des oliviers tordus comme les vieillards de son village. Il s’étonna de ne pas entendre les cigales craqueter. La douceur de l’air le trompait sur la saison. L’année 2030 s’achevait. C’était déjà l’hiver.
La porte d’entrée s’ouvrit. Une jeune femme brune vint au devant de lui. Elle l’accueillit en riant.
- On te croyait perdu ! Voilà déjà plusieurs jours qu’on t’attend. On nous avait annoncé ton arrivée. Allez, vaï, reste pas là, rentre !
Un peu intimidé, Monsieur Wû répondit :
- Je suis resté un peu à Arles et…
Sa future patronne referma sur la nouvelle vie de Monsieur Wû.
Texte tiré de Nouvelles improbables MARQUÈS Gilbert