L'expat amoureux

Olivier Verdy

Philippe, jeune ingénieur dans l'automobile est parti travailler à l'étranger après ses études. Il ne pensait pas y rencontrer l'amour ni tenter de soigner des rhumatismes.

Que d'émotion! Que de chemin parcouru! Philippe est là, dans l'entrée. Dans son magnifique costume gris clair, accessoirisé par une petite cravate assortie, une chemise blanche et des chaussures noires cirées et vernies, un bouquet de fleurs à la main, il attend. Dans l'antichambre. Juste avant de rentrer dans le salon. Là où il va enfin rencontrer toute la famille de sa dulcinée. Une trentaine de convives environ: les frères, les sœurs, les parents, oncles, tantes, grands-parents et la grand-mère surtout, la doyenne. Toute la communauté des proches de sa future femme chérie.

Et pourtant la route a été longue et sinueuse depuis son diplôme des arts et métiers il y a déjà plus de six ans maintenant. Philippe a commencé par chercher un emploi dans sa région, le bordelais, pendant quelques mois. Puis ne trouvant rien de satisfaisant ni rien du tout d'ailleurs, il est tombé sur une petite annonce d'un grand constructeur automobile français qui cherchait des jeunes motivés, ambitieux, et prêts à partir à l'étranger. Philippe, seul dans sa vie sentimentale, ayant peu d'amis, une famille réduite se dit que ce pourrait être une superbe opportunité. Répondre à l'annonce, passer des entretiens, écrits, oraux, de nouveaux entretiens pour évaluer sa motivation et sa capacité à s'expatrier et puis, enfin, au bout de quelques semaines:la réponse. Philippe est accepté pour aller travailler dans une équipe de production, pour aller suivre ce qui se passe dans une usine automobile à l'autre bout du monde, là-bas, en Chine: un challenge aussi excitant que passionnant et un premier emploi qui, certainement, lui ouvrirait, à son retour, les portes des plus prestigieux bureaux en France.

Il lui suffisait, avant, d'effectuer quelques années à l'étranger, en commençant par un premier contrat de deux ans. Une fois ses valises faites et ses au-revoir dits, Philippe a décollé depuis Charles de Gaulle, traversé le monde après une pause à Dubaï évidemment, pour arriver là-bas, dans une petite ville chinoise dont il n'avait jamais entendu le nom avant de postuler.

Sa première mission consistait à essayer d'optimiser une chaîne de production: en clair, comment produire plus et moins cher: Étude de l'existant, entretiens des différents interlocuteurs, propositions de solutions, mise en place, étude du résultat, nouvelles propositions, mise en place, etc. Tout ça en prenant en compte les contraintes non seulement financières, industrielles mais aussi culturelles parce que là-bas la vie en Chine est très différente de celle vécue en France.

Peu de temps avant le terme de sa mission, l'entreprise lui en proposa une seconde, toujours de deux ans, en même temps qu'une promotion.Il devrait cette fois superviser des nouvelles recrus en plus de son travail d'optimisation. Et Philippe, qui s'était habitué à cette vie si différente de son passé français accepta avec plaisir cette nouvelle proposition. Ses nouvelles fonctions lui offrirent quelques avantages non négligeables: Un logement de fonction un peu plus grand, des versements pécuniaires plus élevés et la mise à disposition d'une assistante, au sens expatrié du terme : une personne chargée de l'aider à mieux maîtriser la langue et les coutumes du pays dans lequel il était maintenant installé. Li-Tsou, légèrement plus jeune que lui, parle Anglais, Français et évidemment sa langue natale. Elle est diplômée en Commerce et connaît parfaitement la région puisqu'elle y est née. Dès sa prise de poste, Li-Tsou et Philippe ont beaucoup travaillé ensemble lui ne maîtrisant pas du tout la langue, elle ne connaissant pas forcément les habitudes françaises. Après deux années passées en Chine entre expatriés, Philippe commença ainsi à découvrir son pays hôte et ses habitants. Et puis, petit à petit, des liens se sont noués. Elle l'emmenait dans des restaurants tantôt classiques tantôt modernes  , elle l'emmenait voir des expositions voir des concerts, se promener au bord du fleuve Yangste ou dans les parcs comme Donghu.

Un pas après l'autre, leur relation professionnelle évolua vers plus de complicité jusqu'à ce que Philippe s'avoue qu'il était tombé amoureux de son assistante.

Professionnel jusqu' au bout des doigts et afin d'éviter de mettre Li-Tsou en porte a faux, Philippe tut cet amour naissant jusqu'à la fin de son activité. La chance se révéla sous la forme d'une troisième proposition: Une ultime mission sur ce site. Philippe accepta et demanda cependant à changer d'assistante afin de pouvoir, selon ses dires, découvrir d'autres choses et éviter la routine.

C'est ainsi qu'il put continuer de voir Li-Tsou et osa enfin lui avouer son amour. Celui-ci était visiblement partagé et Li-tsou accepta qu'ils sortent ensemble. Cependant, les règles et coutumes étant différents de ce que l'on peut faire en France, Philippe dû refréner ses envies de sortir en public main dans la main ou d'embrasser sa compagne devant d'autres personnes. Il Fallait en passer d'abord par une concertation familiale.

C'est ainsi que Philippe décida d'organiser ce qui serait l'équivalent français de fiançailles  : une grande fête avec d'une part, la famille de Li-Tsou et d'autre part la sienne. Malheureusement, sa maman légèrement malade ne pu faire le déplacement et son père décida de rester auprès d'elle. Philippe, fils unique, ne pu donc compter sur personne de sa famille et il dut se restreindre à inviter quelques collègues chez le même constructeur en plus de son ami d'enfance, seul arrivant de France. Du côté de Li-Tsou, la famille originaire de la ville fut forcément beaucoup plus importante. Le dîner fut organisé dans une grande salle de l'hôtel Renaissance que chacun peut facilement réserver selon ses besoins.

Afin de se conformer aux coutumes, il était établi que Philippe apporterait des cadeaux à une grande partie de la famille. Ces offrandes, plutôt symboliques et hiérarchisées selon la position au sein du cercle seraient la porte d'entrée dans la communauté de Li-Tsou. Philippe, malgré tout son amour fut, au début, un peu désemparé.par ces coutumes, surtout quand son expérience des relations amoureuses était proche du néant: quelques petites copines quand il était adolescent ou plus tard pendant son école d 'ingénieurs mais pas de choses vraiment phénoménales.

La date du repas fut réservée pour un dimanche midi. Une trentaine de personnes, vraiment les proches Li-Tsou, plus deux ou trois amis de Philippe seraient invités. Comme pour un mariage, il a fallu au menu,aux animations, au plan de table et au déroulé de la célébration. Une fois de plus; Li-Tsou apporta une aide précieuse lui expliquant les coutumes et ce qu'il convenait de faire. Les fleurs – et leur signification - la tenue qu'il conviendrait de porter, l'impact des cadeaux à offrir, l'importance de la disposition des invités, notamment celle des aînés qui tiendraient une place primordiale furent une source tant de découvertes que de soucis pour Philippe. Sans oublier le repas. Parce que ce genre de festivités implique un menu qui est à la fois hors du commun et traditionnel. Et, cerise sur gâteau, ce jour serait aussi jour choisi par Philippe pour officiellement faire sa demande en mariage auprès des parents de Li-Tsou, des parents au sens large puisque toute la communauté donnerait son accord.


Il était cependant écrit que tout ne se déroulerait pas aussi facilement. Quelques jours avant le repas, Li-Tsou vint un soir en larmes. Sa grand-mère malade touchée par des rhumatismes ne pourrait peut-être pas assister au repas parce qu'il souffrait trop, ce qui en plus de l'aspect émotionnel pouvait remettre en cause la cérémonie et la demande en mariage. Devant la peine et la gravité de la situation, Philippe réfléchit alors à tout ce qui pourrait améliorer l'état de la grand-mère que ce soit au niveau des douleurs physiques que de son bien-être  : c'est ainsi qu'il alla chez un médecin traditionnel qui lui donna des plantes afin de revitaliser le foie et les reins, sources des rhumatismes, qui lui indiqua les aliments – et à quel marché les trouver - qui la soulagerait et enfin l'envoya chercher fauteuil et coussins qui lui permettrait de participer à la fête. Cela rassure Li-Tsou qui retrouva un peu son sourire, D'un côté, sa grand-mère serait présente, de l'autre l'implication de son conjoint lui montra qu'il tenait beaucoup à elle.


La musique démarre et les portes s'ouvrent. Philippe va enfin entrer dans la salle et distingue au fond, en face de lui, la grand-mère assise dans un fauteuil en osier. Elle est là, sereine. Elle le regarde. À gauche et à droite, toute la famille est installée dans l'ordre prédéfini. Li-Tsou est assise sur un côté; à gauche de son père. Elle attend. Philippe entre, suivi de ses trois amis. Hormis la douce mélodie, pas un bruit ne vient perturber l'entrée des quatre jeunes hommes qu s'arrêtent dans le ventre du U formé par les tables. Sur un signe, tout le monde se met à applaudir. Enfin, la fête semble démarrer. Philippe vient s'incliner devant la grand-mère, lui présente ses hommages, lui offre un présent puis va s'asseoir vers Li-Tsou. Pendant ce temps, ses amis ont aussi rejoint leurs places respectives. Le repas s'apprête à commencer.Après avoir porté quelques toasts dans une sobriété déconcertante – les discours sont longs, sérieux et les verres très petits - les serveurs font leur entrée et déposent des dizaines de plats sur les tables.Ici, pas d'entrée plat mais un choix gargantuesque disposé partout ou il y a des la place. On picore à droite, on picore à gauche. Pour la grand-mère, sur ordre de Philippe, un plat spécial lui a été préparé. Guidé par les conseils du médecin, il s'est rend lui-même sur le marché poisson, le plus grand de Chine centrale parait-il pour trouver cet aliment spécial qui traiterait les rhumatismes efficacement.

Philippe est particulièrement fier de sa trouvaille et de sa démarche. Une fois l'assiette déposée, la grand-mère la regarde un peu surprise. Elle se tourne vers le jeune Français et incline la tête. C'est un remerciement sans doute. C'est un remerciement certainement.

Philippe est heureux. Il pense que ce geste va lui permettre d'avoir l'accord de la grand-mère et certainement par conséquent celui de la famille pour épouser Li-Tsou. Son regard est joyeux. Il sourit jusqu'aux oreilles et regarde sa future femme amoureusement. Il pose discrètement sa main sur celle de sa compagne et baisse la tête, ému. Au même moment, la grand-mère avale la première bouchée de son pangolin braisé sauce soja.

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