L'Expédition 42
Alan Zahoui
Du haut de la Butte Montmartre, Kass observait l'épave qu'était devenue Paris. Une épave que les politiciens tentaient d'embellir à coup de peinture verte. Plus rien ne poussait sur cette terre infertile, alors le gouvernement avait décidé de planter des arbres artificiels partout dans feu la Ville Lumière. Dorénavant, la seule lumière qui éclairait la capitale était celle du Soleil, lourde et implacable.
Kass trouvait le projet « Paris reverdi » contreproductif. La surabondance de ses plantes factices ne faisait qu'amplifier l'absence de leurs cousines à sèves. Le gouvernement était ridicule. Si ridicule que le militaire riait aux larmes. Il ne devrait pas. L'eau constituait une ressource bien trop précieuse pour être gaspiller ainsi. Il avait beau user de tous les stratagèmes possibles, il ne pouvait s'empêcher de rire aux éclats. Ni le souvenir de son premier animal de compagnie mort déshydraté, son premier chagrin d'amour ou la disparition de son père, ne parvinrent à réprimer son hilarité.
Son animal de compagnie... Kass n'avait pas vu d'animaux depuis des lustres, exception faite des insectes dont ils se nourrissaient matin, midi et soir.
Il descendit Montmartre et déambula dans les rues du dix-huitième. L'air lui brûlait la gorge. Sa trachée était marquée au fer rouge à chaque inspiration. Il avait hâte de terminer sa patrouille, de serrer sa femme enceinte dans ses bras. D'autant plus que les rues étaient vides. Aucun citoyen à protéger, aucun criminel à appréhender...
Le militaire tomba nez à nez avec un jeune homme vêtu de haillons blancs. Il trainait un cadavre. Kass pointa son fusil à impulsion solaire sur le malfrat.
— S'il vous plaît, implora le jeune homme. Je n'ai pas mangé depuis des jours...
La loi condamnait le cannibalisme. Kass représentait la loi. Pourtant, il baissa son arme. À quoi bon envoyer ce pauvre bougre en prison ? De toute façon, l'humanité s'éteindrait bientôt. Que la vie se nourrisse de la mort.
— Va-t'en.
L'homme et la dépouille disparurent. Kass rangea son arme et rentra chez lui.
Damaris l'attendait en pleurs dans la cuisine. Elle tenait une lettre verte sur laquelle le sceau de l'armée avait été apposé. Inutile de la lire. Il n'en connaissait que trop bien le contenu. Son père l'avait reçue il y a déjà vingt ans.
Kass enlaça sa femme. Il sentit le bébé tambouriner contre le ventre de Damaris. Il ne serait jamais aussi proche de son enfant qu'en cet instant.
— Quand ? murmura Kass à sa femme.
— Dans deux mois...
Deux mois. Kass disposait de deux mois pour faire ses adieux. Il n'assisterait pas à la naissance de son premier et sans doute unique enfant. Il devait profiter au maximum du temps qu'il lui restait avant son départ.
Le futur papa appliqua cette doctrine les deux mois qui suivirent. Fini les patrouilles ; les conférences dédiées à la survie en milieu spatial et les sorties en compagnie de ses amis et de sa famille rythmaient son quotidien. Sa pauvre mère... Après son mari voilà que son fils s'envolait vers l'espace infini.
Le jour fatidique arriva vite, trop vite.
Vingt soldats et dix astronautes en combinaisons vertes apparurent sur le tarmac du Spatioport. Les regards larmoyants de leurs familles et amis les accompagnaient. Ils s'approchaient de leur futur tombeau, le Cousteau XP8 une version améliorée du vaisseau dans lequel son père avait voyagé. Le même vaisseau dans lequel l'Expédition 41 avait embarqué avant de s'égarer, dans les confins de l'univers à la recherche de Xadia, seule planète habitable du système solaire. Il sourit à ses proches une dernière fois, et articula « je reviendrais ». Il envoya un baiser à sa femme, puis disparut dans le vaisseau.
Kass resta cloué aux hublots jusqu'à ce que la Terre ne soit plus qu'une bille bleue perdue dans l'immensité de l'univers, puis éclata en sanglots.
— Tu vas noyer le vaisseau moussaillon ! plaisanta le commandant Jude. Reprends-toi !
Ils nous ont envoyés à la mort, répliqua Kass.
— Écoute-moi bien, moussaillon. J'ai dirigé des dizaines de missions. Je n'ai jamais échoué. L'Expédition 42 ne fera pas exception !
Jude tira Kass par le bras, l'emmena à un tiroir rempli de spiritueux, et leva une bouteille de whisky au ciel.
— Ce soir, nous célébrons la survie de l'humanité ! hurla Jude. Ce soir, nous entrons dans l'Histoire en tant que première Expédition à atterrir sur Xadia !
Des visages peinés, défaitistes accueillirent l'enthousiasme de Jude. Le Commandant ne se démonta pas. Il invita les membres de l'équipage à s'abandonner aux plaisirs de la boisson. Un esprit éméché de franche camaraderie se développa au sein du Cousteau. Jude s'évertua à maintenir ses hommes dans cet état le long du voyage. Deux mois plus tard, l'espoir avait germé dans l'esprit des soldats et astronautes.
— La planète Ouranos. C'est ici que les communications des quarante et une autres expéditions avec le Centrale se sont brouillées. C'est ici que le sort de l'humanité va se jouer. Tous à vos postes !
Tous les membres de l'équipage, armés jusqu'aux dents, se positionnèrent comme Jude l'avait décidé au préalable. Ils étaient prêts à parer à toutes éventualités, attaque extraterrestre ou phénomènes spatiaux impromptus.
Bonne chance, entendirent les soldats avant la disparition du signal.
Le silence de l'espace s'insinua dans le Cousteau XP8. Kass avait l'impression de participer à un duel de cow-boy face à un adversaire invisible.
Une douleur aigüe vrilla le crâne de Kass. Des souvenirs d'une autre vie surgirent des recoins les plus obscurs de son esprit. Des souvenirs d'une planète d'une beauté inégalée. Des souvenirs de Xadia.
— Kass, ça va ? demanda le militaire à ses côtés.
— Oui. Juste une petite migraine.
Kass inspira et tira dans l'œil de son camarade. Il abattit deux soldats avant que le corps de sa première victime ne gisent sur le sol lisse du vaisseau.
L'effet de surprise passé, les autres membres de l'expédition vidèrent leur chargeur sur le traître. Un bois aussi dur que du titane recouvrit Kass. Les balles ricochèrent sur sa peau écorce. Une myriade de plantes poussèrent sur le dos du Commandant Jude. Racines, lianes, et branches lacérèrent, broyèrent, étouffèrent les assaillants de Kass.
Kass remercia Jude par télépathie puis déversa des spores sur les soldats venus prêter main-forte à leur frère d'armes. Ils s'effondrèrent, les veines noircies de poison. Jude balança son bras transformé en immense tronc d'arbre sur les militaires et astronautes encore en vie. Leurs corps éclatèrent telles des poches de sang contre les parois du Cousteau XP8. Kass colla ses dernières balles dans la tête des pilotes. De l'Expédition 42 il ne restait plus que Kass et Jude.
— Tu sais quoi faire ? demanda Kass à Jude.
— Oui.
Les soldats renégats poussèrent les dépouilles des pilotes et s'assirent à leurs places. La fin du voyage se passa en silence, le temps pour Kass et Jude de mesurer la magnitude de leurs actes. Le temps pour le corps de retrouver leurs structures originelles.
Ils atterrirent sur une colline verdoyante de Xadia. La Géneral Roz les attendait, un sourire aux lèvres.
— Vous avez fait du bon travail, soldats.
— Merci Général Roz, répondit Jude, au garde-à-vous.
Kass se contenta de garder la tête baissée.
— Je suis désolé Chrys, dit la Générale à Kass. Cela doit être dur, d'avoir sa mémoire effacée, de construire une famille, de commettre un tel massacre. Mais nous ne pouvons pas laisser les humains détruire Xadia comme ils ont détruit la Terre. Cela ne vaut-il pas le plus grand des sacrifices ?
Roz pointa, de son index fleuri, la forêt luxuriante au pied de la colline.
La magnificence du paysage combla un vide dans le cœur de Chrys, mais une plaie béante se forma lorsque son regard s'attarda sur le sang suintant du vaisseau. Ils n'avaient pas simplement tué une trentaine d'individus, mais condamné sa femme, son enfant et l'humanité entière.
Un oiseau multicolore se posa sur le bras-branche de Kass.
— Que la vie se nourrisse de la mort, murmura Kass à l'animal.