L'habit ne fait pas le moine

palamas

L’habit ne fait pas le moine

 

-         Une veste en cuir achetée d’occasion, c’est bien ça ? m’a demandé le flic, en relisant sur son écran la phrase qu’il venait de taper.

-         Oui, tout à fait, ai-je répondu, courtoisement.

 

Ce n’était que la quatrième fois que je confirmais. Le gars devait être particulièrement bouché, ou bien avait-il mal dormi, ou bien était-il dur d’oreille. En tout cas, je maintenais un profil bas, discret, consensuel, limite servile. Les flics, moins je les rencontre, mieux je me porte. Je ne suis pas du genre à les exciter inconsidérément. Surtout lorsque j’ai besoin d’eux et que je suis allé volontairement les troubler dans la partie de cartes pépère qu’ils viennent d’entamer derrière les murs de leur commissariat tout neuf.

Franchement, je ne pouvais pas revenir chez moi sans une explication plausible. Ma mère m’aurait arraché les yeux. Des années que je la bassinais pour qu’elle sacrifie un peu de son oseille et me nippe correctement. A dix-neuf ans, je suis majeur, encore au lycée et je n’ai pas de revenus. Dans ma bande de potes, j’avais l’air d’une cloche avec mes fringues démodées, les moins chères, celles que mon père a laissées lorsqu’il s’est barré. Ma mère galère pour faire vivre sa nichée, seule, trois gosses et un salaire de caissière chez Simply, mais j’ai droit à un minimum. Alors, quand j’ai vu, à la foire aux trouvailles, voilà trois mois, cette magnifique veste en cuir, je me suis précipité à la maison en espérant extorquer à ma génitrice les cent euros que le propriétaire en exigeait.

Elle a tiqué, Nathalie – elle s’appelle Nathalie, rapport à l’adoration que ma grand-mère vouait à la chanson de Gilbert Bécaud. Ça, j’en ai soupé de la place rouge qui était blanche, d’ailleurs j’ai mis du temps à comprendre cette bizarrerie. Ma mère sourit bêtement chaque fois qu’elle entend la chanson, comme si le prénom qu’elle partage avec quatre cent dix-sept mille femmes environ, en France - source « Top prénoms » sur Internet - l’identifiait pendant quelques minutes à une jolie étudiante russe restée bloquée sur dix-huit ans. Elle rêve !

Ses quarante ans l’ont bien marquée : les valises sous les yeux, les rides sur le front et la perlèche à la commissure des lèvres. Oui, une perlèche, c’est le mot savant pour désigner l’irritation qui occupe la moitié de son visage autour de la bouche et qui accentue son côté « quart monde ». Quand elle est sortie de chez le toubib et qu’elle nous a raconté qu’elle avait une perlèche, on l’a regardée, mes deux sœurs et moi, en attendant la suite. Est-ce que le médecin savait comment la guérir ? C’était ça l’important, pour qu’on ait moins honte lorsqu’elle nous accompagnerait à une réunion avec les profs. Mais, elle s’en moquait du traitement. Du moment que l’autre avait identifié la saloperie et l’avait baptisée, le reste n’avait plus d’importance. Pendant des semaines, je l’ai entendu minauder partout que son truc, c’était une perlèche, à la concierge, aux voisins, à sa sœur, aux commerçants, même le facteur n’y a pas coupé. Les victimes interloquées l’obligeaient à répéter le précieux terme : « une perle ? », « une pêche ? », « une pimbêche ? ». Je la soupçonne d’avoir prononcé rapidement le mot pour les inciter à la questionner. Elle répétait volontiers, en détachant les syllabes, cette fois : « PER…LECHE », histoire qu’ils captent bien le don du ciel, l’offrande divine, le cadeau inespéré qui la distinguait désormais du vulgum pecus. Pas donné à tout le monde de se trimballer des rougeurs de cet acabit, ignobles, certes, mais anoblies par la Faculté, distinguées par l’Académie, élevées au rang de curiosité rare par les experts, les spécialistes, les érudits.

Sans doute est-ce parce qu’elle surfait encore sur cette vague de félicité qu’elle a accepté de se fendre de quatre-vingts euros. Déjà bien assez pour un vêtement d’occasion, m’a-t-elle sermonné.

-         Maman ! Une veste canadienne, en cuir de buffle, à peine usée, ça vaut cinq cents euros.

-         Quatre-vingts, pas plus !

-         OK, ai-je marmonné à contrecœur en empochant les billets.

Faut pas trop la titiller, Nathalie, elle a tôt fait de vous renvoyer dans vos buts si vous dépassez son seuil de tolérance. J’ai couru place des Marronniers, en espérant que personne n’avait emporté l’objet de mon désir. La veste me tendait ses manches fourrées, lascivement étalée sur une collection de Pif magazines dont les pages cornées semblaient la veiller amoureusement.

Le camelot, un employé des environs qui avait décidé de vider son grenier, ses armoires et ses penderies pour chasser la routine qui menaçait son couple et repartir du bon pied, a remarqué mon intérêt. Pas facile dans ces conditions d’obtenir un rabais. Je l’ai eu au sentiment.

-         Monsieur, soyez sympa. Ma mère nous élève, seule, trois gosses. Elle ne veut pas mettre un euro de plus.

Le gars m’a reluqué. Il a maté mes fringues et a soupiré. Soit j’étais un excellent acteur et j’avais magnifiquement préparé mon affaire, soit mes accents de sincérité n’étaient pas feints et j’étais en effet à plaindre. Dans les deux cas, la performance méritait la ristourne, pour saluer le comédien d’exception qui ferait certainement carrière ou pour aider le grand adolescent malmené par le sort, né au mauvais endroit des mauvais parents.

Il a hoché la tête et m’a donné la veste sans cérémonie inutile. Chacun sa croix. 

Ensuite, j’ai arboré fièrement ma nouvelle tunique. Les potes la touchaient pour s’assurer de sa qualité. Ils retiraient leurs doigts doucement, en caressant le cuir, scotchés par la perfection du travail. Et ils esquissaient une moue contrainte, le résultat du mélange d’admiration et de jalousie qui leur tordait les entrailles. Que moi, le sans argent, le modeste, le mal fagoté, j’aie récupéré une vareuse d’exception, ça les bluffait. Les gosses de riches enrageaient. Parce que cette veste possède un truc spécial, que tout le monde devine, un truc inexplicable, le genre de truc qui fait basculer une vie, suscite l’adoration des peuples, la haine des puissants, inspire les écrivains, balaie les chagrins.

Les filles aussi me lorgnaient différemment. Lucie, la star du lycée, le rêve inaccessible, le lot promis au gars qui réunirait le charisme de Brad Pitt, l’intelligence d’Albert Einstein, la pointe de vitesse d’Usain Bolt, le coup de pédale des frères Schleck et la voix de Luciano Pavarotti, l’extraordinaire Lucie, m’aborda donc un jour. Autour de nous, personne ne mouftait. Les garçons s’étaient prudemment rejetés en arrière, pour éviter les radiations, les brûlures du soleil, les incandescences dévastatrices. A trois mètres, ils ne perdaient néanmoins pas une miette de notre échange, de manière à alimenter la gazette orale de l’établissement et répondre aux innombrables questions que l’improbable rencontre susciterait.

En temps ordinaire, j’aurais vacillé au premier mot de la belle, peut-être avant, dès son sourire assassin qui découvrait des dents d’une régularité et d’une blancheur que les prothésistes ne parviennent pas à créer dans le secret de leurs laboratoires. Là, je lui ai rendu son sourire, à peine troublé par son parfum envoûtant, Kokorico de Jean-Paul Gautier, un parfum pour hommes qu’elle a choisi afin de montrer son mépris des convenances. Un peu déçue de constater que je ne m’affaissais pas à ses pieds, elle a dit :

-         Je ne t’avais jamais vu ici, beau gosse, t’es nouveau ?

Tout en parlant, elle se collait à moi et tripotait mon bras droit. Ses ongles manucurés d’un rouge flamboyant s’enfonçaient dans le cuir épais et une onde de plaisir glissait sur son visage tandis que le souffle de son haleine fraîche, d’une fraîcheur de torrent des montagnes dont les eaux dévalent les pentes rocailleuses au début du Printemps, entrait dans mes narines et m’envahissait le corps. Je n’ai pas éprouvé la nécessité de mentir. Ma parure me protégeait.

-         Non, nous étions déjà ensemble au cours préparatoire, chez madame Ducu.

Madame Ducu, c’était le surnom de l’institutrice de l’époque. Je lui prouvais ainsi que je n’affabulais pas. Seuls les élèves connaissaient le doux vocable dont ils avaient généreusement affublé madame Delarue. L’évocation de nos contrées enfantines communes a ému Lucie. Elle a remonté sa main jusqu’à mon épaule et m’a susurré dans le creux de l’oreille.

-         Oh ! Toi, tu sais parler aux femmes ! Attends-moi en fin d’après-midi, ici, nous établirons notre programme de la soirée.

Je suis devenu son pendant, la vedette masculine du lycée, la référence, le gars avec qui il faut se montrer, parler, rire si possible, et fort, c’est encore mieux. Tout ça, sans me départir une minute de ma toison magique.

Parce que le lien entre mon nouveau statut et le mystérieux vêtement ne m’a pas échappé. Je lui devais mon salut, ma gloire, ma renommée, mon succès.

Nathalie également était tombée sous le charme.

Quand je rentrais à la maison, elle se précipitait dorénavant sur moi pour m’aider à enlever la veste et elle en profitait pour la palper à pleine poignées. Bon prince, je ne mouftais pas. Mais je lui reprenais impitoyablement après quelques minutes. Une dose trop forte aurait pu la terrasser. Quelqu’un comme elle, tôt destinée à une existence glauque, sombre, jonchée de désillusions et ponctuée de drames, aurait pu se consumer au contact prolongé de la matière divine. Une prudence élémentaire s’imposait. Toujours est-il que le prestige de l’uniforme jouait en ma faveur. Ma mère me parlait enfin comme à un adulte et elle me chouchoutait. Son humeur et sa condition physique avaient suivi l’embellie générale.

Les professeurs aussi me considéraient autrement. Mes notes remontaient en flèche. Le bac, qui me paraissait auparavant une chimère inaccessible, était devenu un objectif réaliste.

Bref, ma vie avait changé.

Et je craignais qu’elle ne changeât de nouveau après la perte stupide de la merveilleuse veste, la veille, dans le train de banlieue. J’étais rentré tard, pas loin de minuit. Il faisait chaud. Je m’étais découvert et j’avais posé le précieux vêtement à côté de moi, sur un siège inoccupé, dans un wagon presque désert. Le sommeil avait fondu sur moi comme les sauterelles sur les grains, lorsque des pluies abondantes les ont transformées en redoutables locustes. Je m’étais assoupi et tassé contre la paroi du wagon. Une main m’avait secoué au terminus tandis qu’une voix me tirait des pays mirifiques dans lesquels mon esprit léger vagabondait.

-         Debout garçon, le train n’ira pas plus loin !

Et là, catastrophe, le ciel s’était écroulé sur ma tête. Ma veste avait disparu, certainement subtilisée pendant mon sommeil par un quidam malveillant.  J’avais eu beau fouiller le wagon, alerter les agents du dépôt, supplier les vigiles, le chef de gare, son adjoint et les nombreux stagiaires qui s’activaient pour mériter leur titularisation, rien n’y avait fait.

J’étais reparti en sens inverse, démuni, dépouillé, réduit à mon état antérieur de larve insignifiante et vaine.

Voilà pourquoi j’ai déposé plainte au commissariat. Au moins, ma mère comprendra que je suis une victime, stupide certes, mais une victime tout de même, à qui l’on doit témoigner plus d’apitoiement que de colère, de compassion que d’agressivité, malgré la perte immense, irréparable de l’objet magique qui éclairait notre demeure obscure.

Je crains la réaction de Nathalie, au moment où je m’approche de la maison et je serre dans ma main le document du policier qui atteste ma bonne foi. Ma mère remarque instantanément ma mise et m’interroge.

-         Tu n’as pas pris ta veste ?

Pour éviter un long discours, je lui tends le papier officiel et elle déchiffre les termes précis de l’inspecteur : « …une veste en cuir achetée d’occasion.. ». Je redoute le pire. Elle contemple ma mine défaite, s’approche et m’ouvre ses bras. Je devais avoir cinq ans la dernière fois qu’elle a fait ce geste.

-         Pauvre gamin ! Tu dois être triste. Tu l’aimais tant, ta veste !  

Je cours dans ma chambre pour ne pas pleurer devant elle. Elle me plaint et cherche à me consoler ! Une chance dans mon malheur. Elle me regarde toujours avec les yeux d’une mère.

Lucie ne prendra pas de telles précautions. J’ai pu l’éviter pendant trois jours. Le quatrième, elle me coince à la sortie du lycée. Heureusement, personne ne nous entoure. Autant que je boive ma honte en solitaire. Elle m’apostrophe d’un ton furibard.

-         Alors, beau gosse, j’existe plus ?

Le désastre que j’anticipais se profile. Elle note, perplexe.

-         Tu n’as plus ta veste ?

Je me prépare à lui avouer mon infortune et à décamper, la tête entre les jambes, en promettant de ne plus jamais l’importuner, lorsqu’elle ajoute.

-         Tant mieux ! Je n’ai pas osé te le dire, mais je te préfère comme ça, nature. Marre de ta veste ! Tu ne voyais qu’elle. Moi aussi, j’existe !

Tandis que je la regarde, encore incrédule, elle conclut, avant de m’embrasser goulument sur la bouche.

-         Mon amour ! 

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