L'histoire vraie du corps de mon père perdu en mer

evonlise

Un père, la mer, une mère. Le sel de la vie.

La terre seule me rassure, quelle que soit la part de boue qu'elle contient.

Françoise Sagan

 

Le téléphone sonna. Une voix résonna, me sonnant. On m'apprit la disparition de mon

père. Papa était marin pêcheur et venait d'être emporté par des casiers.

Mis dans la case « Porté disparu », le bonhomme. La mer venait de me prendre mon père.

 

Je ne me souviens pas de ma réaction immédiate, je me souviens juste de l'abasourdissement. D'un temps en suspens. Et puis des larmes. Salées. Ayant ce goût amer qui venait me rappeler ce qui l‘avait emporté.

 

J'ai tant pleuré. Peut-être espérais-je faire monter le niveau de la mer pour pouvoir le récupérer ? Et le mettre en terre comme on le fait.

Réunir tout le monde, larmoyer, se pencher au-dessus du trou et, une dernière fois, le saluer.

Saluer le paternel.

 

Sa perte creusa en moi un abîme immense. Immense et curieux. Je décidai, comme le fit le Créateur à son époque – n'y voyez là aucune comparaison narcissique, juste analogique – de séparer la terre et les eaux.

Je décidai, très fermement, aussi fermement que peut l'être la terre, de me tenir éloignée de la mer.

 

Je déménageai loin de l'océan.

Cessai de saler ma nourriture.

N'acceptai de voir ma mère qu'à mi-chemin de nos lieux de vie respectifs.

Bannis les fruits de mer et le poisson de mon alimentation.

La nourriture japonaise, tant aimée, aussi.

Je décidai de ne manger qu'à base de pomme de terre, écartant toutefois les pommes de terre à l'eau.

 

 

 

Pommes de terre au four

Pommes de terre farcies

Pommes de terre en robe des champs – les fourbes se cuisent parfois à l'eau !

Pommes de terre sautées

 

La vie n'avait plus tellement de saveur.

La terre devint mon obsession.

 

J'étais humaine, je devins terrienne. Trop terrienne. Terreuse. J'étais malheureuse.

 

Les premiers temps, je me pris pour une marmotte et noyai - voyez dans l'utilisation de ce mot un acte de bravoure - mon chagrin dans des galeries souterraines de sommeil.

J'étais dix pieds sous terre.

 

Passée cette période d'hibernation, je pris le contrepied et me décidai à faire le tour de la terre. En évitant les mers, bien entendu.

J'y passai neuf mois. À fouler le sol, jusqu'à écraser tout mon chagrin, et tenter de faire pousser quelque chose de bien. Un voyage à proprement parler, un voyage intérieur aussi.

 

Je revins en France à l'aube des mes trente ans. J'avais envie d'un enfant.

De voir pousser cette graine dans mon ventre.

J'avais trouvé un boulot de rédactrice dans un petit journal local ; j'y faisais mon trou.

Le mot « trou » est polysémique ; à cette époque, il n'avait pour moi que deux significations liées à mes obsessions : c'était d'une part le trou dans lequel mon père ne gisait pas ; d'autre part, la cavité dans laquelle la graine devait être acheminée pour concevoir ce bébé.

Il me fallait trouver le père. Un homme prêt à me fouiller, mentalement et physiquement, pour faire de moi une mère. Je le voulais proche de la terre.

Il y en a bien qui n'aiment que les cheveux blonds ou les traits asiatiques.

 

Mes échanges sur les réseaux de rencontre ou dans le cadre de soirées speed dating se limitaient à deux questions ; je me fichais bien de leur prénom.

« Dis, ton dernier contact avec la terre date de quand ? », «  Et ton dernier rapport sexuel ? ».

« D'accord. Très bien ». « Faisons un enfant ».

Mais les réponses ne furent jamais favorables.

Je réalisai ma méprise et le manque de ciblage dans ma recherche.

Je me mis à lister consciencieusement les métiers liés à la terre.

Agriculteur ou paysan, selon que l'on veut dignifier l'activité, jardinier, potier, géologue, pépiniériste, chercheur d'or et autres métaux – un trio, étant donné que je cherchais moi-même la pépite - vigneron, archéologue, trufficulteur, sourcier, topographe, horticulteur...

Je passai mes week-end en rase campagne, à traîner dans les jardins publics, à déambuler dans les ateliers d'artisans potiers, à acheter du vin directement à la propriété, à courir les réseaux de producteurs locaux afin de remonter la filière.

Je parcourus des hectares d'illusions, et récoltai quelques fruits. Pas assez mûrs parfois, aigres d'autres fois, savoureux aussi, sirupeux et même jolis.

J'en perdis la tête. Le ver de terre est bien capable de se faire décapiter et de repousser.

J'en fis de même. Entêtée.

 

Il y eut Mathieu. Paysan. Un beau fumier.

Il habitait en Normandie et cultivait la terre héritée de son père. Il avait de grosses mains, des bras puissants et un appétit débordant. Pour les femmes.

Je ne tardai pas à réaliser que j'étais trompée. Je pris mes cliques et mes claques, un soir d'été.

 

Moulée dans un pantalon rouge, en week-end en Alsace, je rencontrai Pierre. Potier.

Il mit le feu à mon cœur. Il donnait libre cours à la reproduction des formes et aimait rageusement mes formes. Notre amour fut charnel. Mais nous ne connections pas au niveau intellectuel. Je cessai, un matin d'automne, de répondre à ses messages, mails, appels...

 

Vint le tour de Patrick. Quel prénom rebutant ! Ça commençait bien, ça se finit mal.

Je le rencontrai alors que je me promenais au Jardin du Luxembourg. Ils déterraient, lui et d'autres jardiniers, des fleurs mises en terre, et les donnaient à qui voulait.

On voyait dans le parc des gens se promener avec des bouquets constitués de fleurs, bulbes, racines... à la main. Et puis : toute cette terre qui s'en détachait.

Je m'assis sur un banc pour regarder ce spectacle déroutant, souriant de voir ces bouquets bruts se balader tout en me questionnant sur le pourquoi de cet arrachage de fleurs – peut-être l'œuvre d'un sénateur mal luné ?

Patrick s'approcha et me tendit un tournesol. Je lui avais fait, en passant, tourner la tête.

Je fus touchée par ces cinquante grammes d'espoir – le Jardin du Luxembourg offre à ses promeneurs la possibilité de se peser ; je m'amusai, après m'être levée et avoir donné à Patrick mon numéro de téléphone, à monter sur le pèse-personne, une fois avec, et la seconde sans le tournesol. Je voyais dans cette fleur offerte multitude de signes : ses graines si généreuses, son côté dépolluant, son huile me laissant penser que ma vie glisserait, avec Patrick, doucement et tranquillement.

Mais l'odeur de Patrick me répugnait. Pas qu'il soit sale ou sente mauvais, mais son parfum naturel me repoussait. Il était l'homme le plus charmant que j'avais été amenée à rencontrer et j'essayai de me raisonner, mais son contact me donnait des nausées. Ça n'était pas les bonnes, je les voulais matinales ; elles étaient continues dès que j'étais en présence du mâle.

Je lui annonçai, un soir d'hiver, que je n'y arrivais pas. Qu'il me faisait trop penser à mon papa – je n'avais rien trouvé de mieux pour masquer, non pas l'odeur, sinon la vérité.

Très amoureux qu'il était, il s'enfonça dans un long et rude hiver émotionnel.

Chacun sa croix. Je priai pour trouver le père de mon enfant.

 

Un matin de printemps, le téléphone sonna. J'étais avec Ancelin sous les draps.

Ancelin était archéologue. Nous nous étions rencontrés à une conférence donnée au Louvre. J'y allais par intérêt pour les assistants et non pour la matière, hormis si on parle au sens premier du mot : la terre.

C'était un homme de dix ans mon aîné, très instruit et raffiné. Mais il me polluait avec ses histoires de fouille, son ancrage dans le passé de l'homme en général et de l'homme qu'il était, lui, en particulier. J'avais du mal à entrevoir ne serait-ce qu'un morceau de futur avec lui ; il était empêtré dans son vécu.

La sonnerie du téléphone nous sortit un matin d'une partie de jambes en l'air : ma mère n'était plus.

 

On enterra son corps un après-midi de juin. Louis - il se prénomme Louis - avait creusé le trou où elle serait déposée. On jeta de la terre sur la boîte où elle allait reposer.

Je pleurai, laissant mes larmes infiltrer la terre qui était à mes pieds.

Louis me regarda. J'en fis de même. Et la foudre s'abattit sur nous : ma mère partie, l'amour entra dans ma vie.

La Terre a déjà fait six virgule trois fois le tour du Soleil depuis le jour de l'enterrement qui marque d'une pierre le début de cet amour naissant ; une éclipse nous a été donnée à voir pendant ce laps de temps, et Marin est né un jour de mai, m'ensevelissant de bonheur.

J'aime Marin plus que tout sur la terre. Nous vivons tous les trois heureux. En bord de mer.

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