L'homme à tête de chou

megane-doinel

Il avançait, timidement, sur le devant de la scène. Il était le premier à chanter ce soir. Frontalement, un faisceau de lumière l'éclaira. Je me souviens encore des murmures dans la salle, « mon dieu quelle tête », «encore un juif ». Ces commentaires, il ne pouvait que les entendre; ce cabaret jazz miteux de la rue Chaptal n'était pas bien grand, on était presque assis sur son voisin. Il tremblait comme une feuille, puis son regard croisa le mien. Il me fascinait : son corps malingre, ses oreilles décollées, son nez disproportionné. De ses grands yeux hypnotisants à ses doigts de pianistes, tout en lui était démesuré. Il avait selon ses dires une « face de pomme cuite ». Il dut lire en moi l'heureuse surprise que me provoquait son spectacle car il me sourit. Hypnotisée, je n'avais même pas prêter attention à la chanson qu'il avait déjà entamé :

Elle lui dit : « mon pote

Ta petite gueule me botte

Toi qui vas tuer les cosaques

Soit donc un amour

Fais pour moi un p'tit détour

Avant d'partir à l'attaque

Mais voilà le hic

J'aime pas les moujiks

Et si tu veux m'arranger

Tourne plutôt casaque

Passe du coté des cosaques

Vise moi c't'officier français

Si tu lui fauches une guibole

Tu peux me croire sur parole

Que si la gangrène s'y met pas

Je serai sa jambe de bois »

Oui, sa ''petite gueule'' me bottait. Il ne m'a pas fallut trois secondes pour le comprendre : ce Lucien Ginsburg, déjà, je l'aimais.

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