L'homme en rouge
Gaboma Plume
Chapitre 1 : « Gueule de bois »
Yann traverse la pire gueule de bois de toute sa vie. Le simple fait d'émettre une idée lui déclenche de violents maux de tête. Tout le monde se trompe ; l'expression exacte doit être : « Je pense donc je subis », ou alors, faut la corriger dans ce sens. Chacune de ses pensées lui fait payer cher l'effort qu'il a fait pour la créer. Ses souvenirs de la soirée d'hier sont encore très vagues, il ne se rappelle même pas ce qu'il fêtait. Une très bonne nouvelle sans aucun doute, ou alors une mauvaise qu'il voulait oublier à tout prix. Dans ce cas, c'est une vraie réussite : « Bravo Einstein !!! » Il garde les yeux fermés, se disant qu'avec tout cet alcool il doit au moins avoir réussi à draguer et à ramener une fille du bar, de la boîte de nuit ou de la fête dans laquelle il a tenté de remplacer son sang par de l'alcool. Mais il a beau faire de grands mouvements dans son lit, se débattant au passage avec ses vêtements qu'il avait “soigneusement empilés” – sûrement que les lancer dans le panier à linge sale à l'entrée de sa chambre était au-dessus de ses forces –, il ne trouve pas âme qui vive. Au final, c'est peut-être mieux qu'il soit rentré seul : l'épave qu'il est actuellement lui aurait vomi dessus ou il se serait endormi dès qu'il aurait atteint son lit. « Mieux vaut surprendre que décevoir. » Encore un proverbe, celui-ci lui vient de son oncle Edward ; c'était son truc à lui, un proverbe ou une citation pour chaque situation. Il en sortait régulièrement et, à force, Yann a gardé une habitude identique. Mais lui, au moins, il a la décence de les marmonner au lieu de les hurler au milieu des conversations. Lançant un dernier grand mouvement de bras, il se dit que décevoir une fille juste un petit peu, ça aurait été sympa.
“ Aïe !!! ” Apparemment, il a dû penser trop vite ou trop fort parce que c'est le retour du mal de crâne du siècle. Et il n'a pourtant pas encore essayé d'ouvrir les yeux... S'il y pense très sérieusement, son instinct de survie lui crie qu'il le regrettera immédiatement. Après plusieurs minutes passées à tenter de rassembler ses forces, il se risque à entrouvrir un œil.
“ Aïe !!! ” Effectivement, l'instinct de survie n'avait pas tort. Il y a un instant, il pensait ne plus avoir mal, mais visiblement il se trompait. Prenant son courage, ou ce qu'il en reste, à deux mains, il se recouche pour se concentrer ; il se lèvera un peu plus tard. Enfin, c'était son plan ; mais son réveil n'a pas l'air d'accord.
“ Aïe !!! ” Décidément, chaque fois qu'il imagine avoir atteint le summum de la douleur, le destin lui prouve le contraire. En plus, ce “gentil” réveil s'est décidé à jouer à cache-cache. Exaspéré, Yann se lève et se dirige péniblement jusqu'à son bureau pour l'éteindre. Il parcourt le véritable champ de mines qu'est le sol de sa chambre, manque de trébucher à plusieurs reprises sur le câble d'alimentation de son ordinateur, celui de sa télévision et celui de sa console. Alors qu'il pensait en avoir fini, il se prend les pieds dans le chargeur de son téléphone et s'étale lourdement sur le carrelage froid. Il se raisonne : entre les maux de tête et les nausées, il est plus ou moins anesthésié ; ça lui aurait fait bien plus mal dans le cas contraire. Enfin, il atteint son bureau et tâte le bazar amoncelé à la recherche de son mobile. Rien n'y fait. Il lui faut une ou deux minutes pour comprendre que le coupable est dans sa poche. Yann soupire ; il aurait pu l'éteindre en restant couché.
Il lance un regard nostalgique à son lit et se dirige vers la salle de bain. Passant devant la porte fermée de la chambre de son frère, il imagine très bien l'état dans lequel Jeffrey doit être. Habituellement, c'est plutôt lui l'expert en gueule de bois. Ce doit donc être une momie qui gît dans son lit, outre celle qui arpente le couloir de l'appartement. Dans la salle de bain, Yann se méfie des futures conséquences de ses actes : il ferme les yeux et cherche à tâtons l'interrupteur. Peine perdue : même avec les yeux fermés, il est ébloui. « C'est la dernière fois que je bois !!! Je le jure !!! La dernière… » Il s'interrompt brutalement. Crier dans une salle de bain qui résonne quand on a la gueule de bois, ce n'est pas la meilleure idée qu'il ait eue aujourd'hui. Il se risque à ouvrir un œil et découvre dans la glace un portrait très ressemblant à celui de son grand-père. « Au moins, je sais à quoi je ressemblerai plus tard… » Yann sait qu'il doit aller en cours ce matin, bien qu'il n'en ait absolument pas envie. Ça doit faire un moment qu'il n'y est pas allé, il ne se rappelle pas vraiment du dernier cours qu'il a suivi. Il met ça sur le compte de l'alcool ou du fait qu'il devait encore rêvasser en regardant par la fenêtre. En prenant sa douche, il commence à planifier sa journée. Bien qu'il apprécierait qu'elle se limite à retourner se coucher, il a plusieurs choses à faire : aller en cours tout d'abord, mais aussi passer voir ses parents en ville : il leur avait promis qu'il dînerait avec eux aujourd'hui. Plus le temps passe, moins il comprend pourquoi il avait décidé de sortir la veille, il se dit simplement qu'il s'en souviendra bien un peu plus tard dans la journée, quand il sera en meilleure forme. Il joint les mains pour recueillir de l'eau et s'asperger le visage. Ce faisant, il sent quelque chose de bizarre sur son poignet. Émergeant enfin de l'ouragan qui sévit dans sa tête, il remarque seulement maintenant qu'il porte un bracelet médical en plastique, semblable à ceux qu'ont les patients des hôpitaux pour les identifier. Il ne reconnait pas le logo qui y figure. Alors il sourit, se disant que ça devait sûrement être une soirée organisée par l'une des facultés de médecine ou quelque chose comme ça… Pourtant, les informations inscrites sur son bracelet sont un peu fantaisistes : son nom, son prénom et son âge sont les seules données exactes, le reste n'a aucun sens. Sa taille, par exemple : il mesure environ 1,80 m, or il lit 1,60 m. Et son poids est passé de 70 à 49 kg ! « Celui qui les a faits devait être totalement décalqué lui aussi. Ouais sûrement… » Heureusement qu'ils ne sont pas aussi saouls quand ils deviennent médecins ; sinon, la cicatrice de 30 centimètres qui marque son côté gauche, au niveau des côtes, aurait été plus impressionnante. La blessure devait l'être encore plus, enfin peut-être… À vrai dire, là, tout de suite, la zone de son cerveau qui gère les souvenirs a décidé de se mettre en grève pour protester contre son abus d'alcool. Tout ça est donc un peu flou. En sortant de la salle de bain, le jeune étudiant repasse devant la chambre de son frère, frappe deux ou trois grands coups à la porte pour le réveiller et lui demande s'il a cours aujourd'hui parce que, si c'est le cas, il doit se lever lui aussi. Il attend un peu. N'ayant pas de réponses, il en conclut : « Il ne doit pas avoir cours... » Au moment de partir, il lui rappelle le dîner avec leurs parents tout à l'heure.