L’homme sans cœur
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Je suis un être biomécanique, un cyborg. Voilà six mois, on m’a greffé un cœur artificiel, constitué de deux groupes motopompe autonomes en titane recouverts de matériaux hémocompatibles, pilotés par une électronique de pointe reproduisant le fonctionnement du muscle cardiaque. Oui, nous sommes bien en 2014, pas en 2030, et je suis le premier des cinq patients équipés par le professeur Charpier, au terme d’une opération de trois heures trente qui aura tenu en haleine les cardiologues du monde entier, ainsi qu’une bonne part des financiers de Wall Street. Une demi-réussite, vu que nous ne sommes plus que trois à être encore en vie. Il serait plus correct de dire en « état de survie »… Je ne me plains pas, l’équipe médicale fait tout ce qu’elle peut pour m’être agréable.
Insuffisant cardiaque à 29 ans, j’étais condamné à brève échéance : il ne me restait que quelques semaines à vivre, quelques mois au mieux. 4 000 greffons chaque année pour 100 000 malades dans le monde, une chance infime de s’en tirer. J’avais déjà accepté mon sort, je m’étais résigné… si tant est que ce soit possible. On a toujours un espoir, l’espoir d’un espoir, un quelque chose à quoi se raccrocher. Plus pour ceux qui nous entourent – la famille, les amis – que pour soi-même, d’ailleurs. À voir succomber les autres autour de soi, on perd peu à peu la force d’y croire. Comme ces prisonniers dans le couloir de la mort, j’imagine...
J’étais le candidat idéal pour cette opération de la dernière chance, j’allais ouvrir la voie à toute une série de malades en attente de greffe. Et, même si je ne survivais pas, je passerais à la postérité… Voilà pour la partie positive du discours. La réalité, c’est que même quand on a très peu à perdre, on s’y accroche farouchement. Et le fait que la recherche sur le cœur artificiel ait plus d’un demi-siècle d’existence - je sais, ça paraît dingue - ne me rassurait pas plus que ça. La plupart du temps, ce rêve s’est terminé en cauchemar, en boucherie indescriptible.
Indication pour la transplantation : autorisation compassionnelle sur des patients en phase terminale. Survie moyenne : 79 jours, avant survenue d’accidents vasculaire cérébraux ou embolie pulmonaire. Déplacements contraints par les éléments extracorporels (compresseur, alimentation électrique et tutti quanti…).
Charmant.
La startup Française qui a développé le joujou de 900 grammes qui bat dans ma poitrine n’en est pas à son coup d’essai. Ils ont déjà vendu un million de valves cardiaques biocompatibles, lesquelles empêchent la formation de caillots sanguins fatals aux malades. Mais être le premier patient à recevoir un engin de ce genre dans la poitrine, même après des milliers d’heures sur banc d’essai… bordel, on a l’impression de léguer son corps à la science de son vivant !
Une fois le succès de l’implantation confirmé, j’ai eu mon heure de gloire, ma bobine dans tous les journaux. Et, plus tard, l’occasion de répondre aux questions des télés. Certains ont fantasmé sur ce « premier pas de l’homme vers l’immortalité », des extrémistes m’ont menacé de mort, mon histoire personnelle a fait le tour du net. Et c’est ainsi que je suis entré en contact avec Nadia…
J’ai reçu des centaines de lettres, provenant pour certaines de ferventes « admiratrices ». Visiblement, mon statut de héros célibataire livrant son combat épique contre la mort et la maladie (pour le bien de l’humanité toute entière et, accessoirement, pour sa propre survie) me paraît d’une aura quasi christique. Elles étaient prêtes à s’arracher mon cœur… Le dernier chic, dans le genre sexy morbide.
Parcourant certains de ces courriers d’un œil critique, je me suis attardé sur les photos de madones dorées au soleil, obus pointés en avant. Mon torse pâle et malingre, couturé de cicatrices aux lèvres roses, ne s’appuierait pas contre leurs poitrines généreuses. Mon seul attrait, aux yeux de ces chasseuses d’audimat, avides de se propulser au sein de la faune des "peoples" ? Ma gloire éphémère… Au milieu de cette rivière de bons sentiments et de sournoises intentions surnageait une lettre, remarquablement fraîche. Des encouragements sincères, une profondeur d’âme étonnante. Pas de photo, mais une adresse mail. Nadia, en ligne, prête à bavarder avec un solitaire, au cœur junkie gavé d’électricité.
Le plus gros effort possible pour moi, monter un escalier un peu raide (débit sanguin maxi de 9 litres par minute). Déjà mieux qu’avec un cœur malade. Mais pas suffisant pour me permettre une activité normale… En tout cas, pas avec un câble d’alimentation qui me sort de l’abdomen et 6 kg de batteries externes lithium-ion à traîner et changer toutes les 4 heures. Autant dire que mes journées sont reposantes… et parfaitement ennuyeuses.
Mes discussions avec Nadia constituent des oasis bienfaisantes au milieu de ce nulle part médicalisé. Nous avons commencé par quelques mails, une prise de contact où j’occultais mon présent léthargique et refusais encore d’envisager un futur improbable. À la place, je me suis passionné pour l’histoire de sa vie, assoiffé de mieux la connaître. Nadia a répondu avec une honnêteté déconcertante à toutes mes questions, des plus anodines aux plus indiscrètes. À ma demande, elle m’a même envoyé des photos, des portraits en noir et blanc qui me permettent de rêver d’elle. Heureusement que le muscle cardiaque n’est pas l’organe officiel du sentiment amoureux…
Régulièrement, elle me rejoint en songe, dans des endroits exotiques où nous faisons l’amour. Toujours parfaitement attentionnée, elle fait en sorte de m’éviter toute douleur. Nulle autre qu’elle ne sait aussi bien m’amener au plaisir, et, plusieurs fois, il m’est arrivé de me réveiller dans des draps gluants…
Hier soir, le professeur Charpier m’a annoncé que j’allais recevoir un nouveau cœur, un vrai celui-là. Dans quelques semaines, au pire dans un mois ou deux.
Je n’ai qu’une crainte, ne pas tenir jusque-là.
Nadia, je t’en prie, attend-moi !
http://tempsreel.nouvelobs.com/sante/20130925.OBS8329/chirurgie-cardiaque-miracle-le-c-ur-artificiel-se-met-a-battre.html