L.I.C.E.
morrison
On frappa au carreau. Serge se retourna en direction de la vitrine. Il était fermé le lundi habituellement comme la plupart des commerces de centre-ville, mais les fermetures successives liées à la pandémie lui avaient fait beaucoup de mal.
Il était là dans sa boutique à faire du classement, alors pourquoi ne pas aller ouvrir, après tout.
Il entrebâilla la porte produisant le petit tintement de la clochette annonçant habituellement l'arrivée d'un client.
Il reconnut la drôle de fille derrière la porte. C'était une habituée. En même temps, il disait drôle de fille, mais elle devait trouver que lui, était un drôle de type toujours fourré dans ses bouquins à fuir une certaine réalité.
— Bonjour, j'ai appris que vous aviez ré ouvert, je me suis donc permis de passer, dit-elle de sa voix basse et posée.
Serge la laissa entrer sans un mot.
Il referma la porte à clé et l'observa quelques minutes en train de flâner parmi les rayonnages. Sa présence dans ces murs lui avait manqué.
— Je me préparais du thé avant votre arrivée, en prendrez-vous une tasse ?
Elle le dévisagea avec un petit sourire. Un petit sourire qui voulait dire à la fois oui volontiers pour le thé et aussi ravi de constater que le vin, la bière, la vodka, aient été remplacés par du thé.
Serge passa dans l'arrière-boutique afin de s'adonner au rituel du thé avec sa théière en fonte du Japon emplie de carcadet nuit d'été, au parfum de fruits rouges, fleurs d'hibiscus et de pomme. Rien que le nom, nuit d'été, invitait au voyage. En servant les deux tasses, il ferma les yeux et il imagina immédiatement une soirée début juillet dans un jardin du sud de la France, une fin de repas, des discussions, une longue robe blanche, des pieds nus au bord d'une piscine, les traces qui s'effacent, les souvenirs qui s'étiolent.
Il reposa la théière. Le songe avait disparu,
Serge posa les deux tasses parfumés sur une des tables hautes qu'il avait installé dans sa boutique afin que les clients puissent lire.
Elle s'approcha de lui, quelques livres à la main. Lautréamont sur le dessus de la pile.
Il avait entendu l'autre jour, Philippe Sollers dans Remède à la Mélancolie sur France Inter, expliquer que pour lui la mélancolie était un ennemi et que toute l'œuvre de Lautréamont était consacrée à combattre la mélancolie. Serge n'avait jamais vu cela sous cet angle mais avait trouvé le discours de Sollers fascinant. Même si ça lui avait fichu un coup d'entendre sa voix devenue une voix de vieillard. Sollers n'avait plus rien de sa superbe du temps de Femmes, ni même du temps de l'Étoile des Amants, mais son érudition restait là, comme une fine pellicule de poussière persistante au-dessus d'un petit tas d'os sans force ni vie propre.
Serge s'égarait.
Elle était revenue, c'est ce qui comptait et il devait se concentrer la-dessus. Il était resté fermé si longtemps. Il devrait la remercier d'être revenue.
Elle mit à ses lèvres la tasse portant le logo de la librairie, une fleur de lys, mais l'éloigna très vite. C'était trop chaud. Parfumé, très tentant, mais brûlant. Imbuvable pour le moment.
Il faudra sans doute un peu de temps,
Le regard de Serge se fixa un moment sur l'extérieur. La ville prenait un bain de soleil. C'était comme si les immeubles étaient entourés d'un voile doré. Le retour de cette cliente était la meilleure nouvelle de ce lundi matin. La meilleure nouvelle depuis longtemps, en fait.
Mais d'un coup un doute l'assaillit. Il ne voulait plus se tourner vers elle. Il avait l'intuition que s'il le faisait, elle aurait disparu. À moins que ce ne soit lui qui se serait évanoui dans le vide.
Entre les quatre murs de son imagination, Serge imaginait ce lundi matin.
Peut être dans le lointain, la clochette de la porte avait retenti. Alors c'est qu'elle était partie.