L'idée que tu n'existes pas

jean-fabien75

Hommage aux amoureux...

Je me souviens de ce jour où j'ai reçu ce courrier de toi. Tu permets que je te tutoie ?
Je revenais d'un enterrement, j'étais d'une humeur étrange. Pas tout à fait triste ni tout à fait sous le poids d'un chagrin approprié.
Je me souviens de ce jour pluvieux où j'avais perçu la peine des gens sans réussir à la ressentir réellement.
Je me souviens de cette matinée où je fus spectateur d'une partition mélancolique, un théâtre de larmes sans metteur en scène. Pour tout dire, je les trouvai exagérées, ces larmes – je ne connaissais pas vraiment le mort et je n'aurais pas su dire s'il allait vraiment manquer, ce qui est tout de même le minimum pour un mort. Plus qu'exagérées, elles me semblaient s'écouler derrière un mur. Pendant l'enterrement, seul mon corps était là, tandis que mon esprit vagabondait. Quelques informations filtraient, tu sais comme quand tu es dans ta chambre, allongée à essayer de t'évader et que tu perçois seulement de légers sons sporadiques provenant de l'appartement d'à côté, ces petites fréquences qui filtrent à travers la cloison. Rien ne te permet d'identifier la musique globale, mais quelques notes percent le silence et tu reconstitues ta propre mélodie. Tu interprètes les blancs.
Voilà. J'avais vécu un enterrement réinterprété par mon cerveau mur.

Et puis, j'ai reçu ce courrier de toi. Je ne reçois jamais de courrier qui ne soit pas une facture EDF ou une demande de financement d'une cause quelconque, cela m'a surpris. Peut-être étais-tu une cause à financer en un sens ?
Nous nous étions rencontrés, rappelle-toi, à la faveur d'un hasard désinvolte. Nous avions échangé nos livres, car nous n'avions rien à nous dire. Fin de l'histoire.
Et puis, non. Tu avais lu mon livre. Je ne sais pas pourquoi. On ne sait jamais pourquoi. Qu'est-ce qui provoque une envie de lecture chez les gens ? Chez toi ? Et puis déjà, pourquoi d'autres gens écrivent ? Pour être lus ?
C'est une bonne question, tu ne trouves pas ?
Je crois que les gens écrivent pour être aimés. Un peu. Un peu plus.
Et ce que tu as écrit m'a touché. Sur cinq lignes, tu décrivais ce qui t'avait plu et sur le reste des cinq pages les améliorations à apporter.
Même si les proportions ne jouaient pas en ma faveur, j'ai eu l'impression pendant quelques minutes, quelques mots, que tu m'avais aimé. Un peu.
D'habitude, il est vrai, lorsqu'une personne sort de son silence pour évoquer mes livres, je revêts mon costume d'écrivain. Ce costume que je ne sors qu'en de rares occasions, tellement il me semble aller bien mieux à d'autres qu'à moi. Es-tu des fois, toi aussi, submergée par ce sentiment d'usurpation ? Celui de ne pas être à ta place et que tout le monde va s'en rendre compte d'une minute à l'autre ? Qu'il te faudra t'enfuir loin pour ne pas mourir, submergé par la honte de t'être fait prendre ?
C'est un état permanent chez moi. Quand on me demande ma profession, il m'arrive occasionnellement de répondre « usurpateur ». On aimerait savoir si c'est bien payé alors je change de sujet.
Ainsi, lorsque l'on m'écrit, j'ai besoin d'être un autre et j'ai besoin que mon interlocuteur soit virtuel. Je ne me sens pas de porter ce costume tous les jours. J'aime donc l'idée que l'autre n'existe pas, que l'autre ne sera jamais rien qu'un message, qu'il restera dans cet espace lointain où l'on écrit les mails anonymes. Que nos univers resteront parallèles à jamais. Dans la vie réelle, je ne veux pas parler de livres, pas des miens en tout cas. Je ne me connais pas en tant qu'écrivain dans la vie réelle. Ce n'est pas moi.
Et toi, tu m'as parlé de cette phrase que j'avais écrite : « Je m'enfonce et mon âme dérive en hurlant. »
En la relisant, je ne me suis plus souvenu l'avoir écrite. Ni même pensée. C'est étrange de se lire dans les yeux d'une autre.
Tu m'as dit que j'étais meilleur dans les phrases courtes et tu as pointé des défauts dans mon écriture.
Étrangement cela ne m'a pas gêné, alors qu'il m'arrive fréquemment d'être traversé par l'envie de fracasser à coups de pelle certains lecteurs déçus – et ce malgré la conscience aiguë que j'ai de ma propre insignifiance dans le champ littéraire contemporain.
Tu t'es dit fan. Je me suis dit « chouette », puis je me suis rappelé que je ne vendais aucun produit dérivé. En tout cas, pas plus dérivé qu'un roman. Pas plus dérivé que mon âme sur le papier.
J'avoue que le mot « fan » m'a fait sourire. Je me suis vu à côté de Séverine Ferrer. Tu crois qu'elle vieillit bien ? Information essentielle, j'en conviens… et puis, je ne suis pas sûr que ce soit de ta génération.

Tu m'as dit qu'il y avait de la noirceur quelque part en moi. Chacun porte en lui l'enfer et le paradis, n'est-ce pas ? C'est ce qui m'est venu, comme ça. Mais ce n'était pas ça. Pas exactement. Tu m'as affirmé l'avoir perçue, cette noirceur. Ou lue. Ou devinée. Dans ces silences entre les mots, dans ces blancs entre les lignes. Là où ce cachent les vraies émotions. Là où l'ailleurs qui constitue ce que nous sommes respire et vagabonde.
Alors, il faut que je te dise. Cette question du sombre me hante depuis si longtemps que cette assertion m'a troublé. Quelques vaguelettes de doute se sont répandues en moi et je n'ai pas pu revenir à une humeur étale. J'ai laissé ces ondes obscures se propager et voir ce qui allait se passer. J'ai été attiré par cet ailleurs.
Tu sais, j'ai toujours eu le sentiment de cohabiter avec un double dépressif. Une entité propre qui sommeille en moi, un petit parasite qui paresse quelque part. Je me suis toujours demandé si je devais dompter ce double, l'étouffer ou le révéler. Est-ce comme lorsque l'on vit en couple avec une personne dépressive : est-on obligé de sombrer avec elle ?
Souvent, je sombre. Trop souvent. Je ne sais pas par quel miracle il subsiste encore des escaliers à dévaler. Et plus je descends dans cette cave lointaine, plus l'atmosphère y est obscure. Alors, j'ai pensé à une autre phrase de mon roman.
« Je suis un litre d'eau sur l'équateur, qui s'écoule droit dans un siphon, incapable de choisir dans quel sens m'écrouler sur moi-même. »

Tu avais éveillé quelque chose en moi qui se déversait prudemment.
Les vaguelettes se sont mues en vagues. J'ai entendu le vent, j'ai senti la pluie. Une tempête se levait discrètement. Alors nous nous sommes mis à communiquer. Vraiment. Avec des mots sincères, des mots primitifs, pas ceux que l'on choisit. Avec cette innocence de masque propre aux âmes qui se mettent à nue ou aux enfants.
Nous avons échangé. Simplement.

Je ne sais trop comment, une idée a germé. Ou plutôt l'idée d'une idée. Une collaboration sous forme de projet. Artistique sans doute. Je ne suis pas sûr, cependant cela nous concernait tous les deux. Cela concernait cette chose indéfinissable que nous avions en commun.
Ce n'était pas un projet abouti, ni même structuré. Juste un brouillard conceptuel. La plus belle chose qui soit. La création. L'imaginaire. Un vent venu d'ailleurs. Toutes ces choses qui surgissent et que l'on appelle pompeusement inspiration.
Elle était belle cette idée. Parce qu'elle n'existait pas encore, elle n'était pas salie par les limites du réel. Elle était désir, elle était avenir, elle était encre.
Elle était comme ces rêves qui s'estompent avec le lever du jour mais dont on perçoit toujours la force, même si elles deviennent de plus en plus insaisissables.
J'ai senti en toi cette force aussi. Ou alors, j'ai voulu la sentir. Je ne sais plus.
Il est parfois si difficile de distinguer ce qui vient de l'autre de ce l'autre réveille.
J'ai respiré cette idée. J'ai dormi sur cette idée, elle a écourté mon sommeil. Elle fut matin, et soir. Repas et jeun. Sable et granit.
Les courriers arrivaient toujours, avec régularité. Le temps s'étirait et le monde décélérait avec nous. Le brouillard, sans se dissiper, se colorait, devenait autre. Il évoluait au gré d'alizés contraires et doux. Nous ne savions pas où nous allions et c'était beau. Je ne saurais dire aujourd'hui combien de mois se sont écoulés sans qu'aucun but ne soit poursuivi, sans qu'un autre désir que de se perdre sur des sentiers inconnus ne se fasse jour.

Et un jour, la brume s'est levée. Une clairière est apparue à l'orée de la forêt.
L'idée était partie. Elle s'était estompée comme le rêve que nous avions fait.
Depuis quelques temps, je sentais que plus elle devenait insaisissable, plus j'étais seul à essayer de la capturer. Plus je constatais que tu t'éloignais.

Et toi aussi tu es partie.
Tu es sortie comme tu es entrée, par effraction. Sans mettre les patins.
Alors oui tu as peut être un peu rayé la terrasse extérieure, laissé quelques poussières de toi. Je ne sais pas, je ne fais très attention à la propreté ces temps-ci. Cependant, j'aime l'idée que je suis sale de nouveau. Que je vais dégringoler. Je suis en terrain connu.

C'est drôle, je ne sais même pas pourquoi cela l'a m'a fait mal. J'étais de retour dans ma zone de confort pourtant. Je souffrais mais c'était habituel, il n'y avait plus de surprise.
Le plus simple serait de considérer que la douleur est privée de sens, que la vie l'est tout autant. Mais je soupçonne que c'est plus profond. Cela m'a fait mal parce que tu as parlé à mon intimité, celle que tu as attrapée entre les lignes. Nous nous sommes parlé avec une absence de filtre qui m'a troublé. Tu m'as forcé à me débarrasser des couches de tout ce qui me permet de parler aux autres, ceux du monde qui avance, qui bouge, pendant que moi je le regarde – tu sais, le monde des grands. Et après que tu as percé cette muraille de conventions, tu as laissé un trou béant.
Oui. Tu peux maintenant laisser mon âme dériver en hurlant.
Elle qui a su s'échapper par cette fissure.

Maintenant, c'est sûr. Il n'y a plus trop de doute.

J'aime l'idée que tu n'existes pas.


  • "« Je suis un litre d'eau sur l'équateur, qui s'écoule droit dans un siphon, incapable de choisir dans quel sens m'écrouler sur moi-même. »
    c intéressant ça

    · Il y a presque 8 ans ·
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    Hi Wen

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