L'île de Vanaheim

canell

Après que Gaïa et Nyx se soient affrontés, la terre a connu ce que les hommes appellent l'Apocallypse, une terre décimée dont le seul espoir subsiste dans l'existence d'une île appelé Vanaheim.

-         Y a pas tout là…

Le paradis a toujours un prix.

Difficile d’y croire pour ces rescapés de ce que les humains appellent l’Apocalypse. Soyons clairs, il s’agissait là que d’un règlement de comptes entre deux déesses, Nyx et Gaïa, soit un énième combat entre les égos divins. Elles ont sur leur passage enseveli plus de la moitié des continents : l’Océanie a disparu, il ne reste de l’Amerique du Nord que le Mexique et les côtés canadiennes de la Mer du Labrador, et le Nord de l’Amérique du Sud émerge tout juste. Quant à l’Afrique, elle est à présent morcelée de part et d’autres, les déserts étant devenus des points de ralliement. L’Asie, elle, a été ensevelie jusqu’à Moscou, et l’Europe, si elle a été engloutie dans sa majorité, est totalement déserte à présent. Bref, les dieux ont redessinés la carte. Et c’est bien la première fois que je n’allais pas me plaindre de mes aïeuls, et de leurs petits conflits existentiels. Voyez-vous, j’ai beau être un dieu, je n’en ai jamais porté tout l’apparat que cela signifiait. Non, moi j’étais le type qui se faisait sa paye en ramenant les derniers survivants de ce cataclysme des côtes canadiennes jusqu’à l’île de Vanaheim.

L’île de Vanaheim était le paradis pour tous les survivants, une île inconnue aux promesses innombrables, où les hommes espéraient retrouver une vie normale, surtout depuis que la nuit avait repris sa place. Certains la découvraient, d’autres la craignaient, d’autres encore la vénéraient… La peur est la source de toutes les croyances les plus farfelues et l’Homme s’y réfugie, tant qu’elles apparaîssent comme un nouvel abri. Et dans ce monde incertain, j’étais le passeur qui amenait vers l’autre monde. Belle métaphore n’est-ce pas ?

-         Pitié, monsieur, me dit l’homme courbé avec ses deux enfants rachitiques derrière lui, vous savez bien qu’aujourd’hui on ne peut pas avoir de l’argent ou même marchander… Le monde nous a tous ruiné et, je n’ai que mes deux enfants et ce que je vous ai donné là.

-         Et donc… tu crois que la pitié te donne un pass V.I.P pour l’île de Vanaheim, c’est ça ?

Ce n’était pas le premier humain à me foudroyer du regard devant mon manque d’humanisme. Vous savez, ce genre de regard qui appelle à votre morale intérieure car, après tout, nous sommes tous dans la même galère. Pourtant, qui sait quelles saloperies cet imbécile avait-il commis au cours de sa vie ? Peut-être était-ce un commerçant véreux qui se foutait royalement d’accorder des crédits aux plus pauvres. Bref. Le fait est que, je n’ai jamais eu propension à la pitié. J’ai toujours préféré les festivités, l’odeur enivrante de l’excitation et de la joie… Là où les dieux sont pieux, pleins de bonnes intentions cérémonieuses en se baignant d’eau lustrale, je suis l’impie. Je suis celui qui croque dans la pomme pour sa chair et son jus, et non celui qui la donne en espérant que ses noyaux donnent des terres fertiles.

-         Je paye pour eux, dit une voix.

-         Quoi ? m’étonnai-je.

L’homme se retourna, ses enfants cramponnés à ses jambes. Je découvris derrière lui une femme dont le visage était caché sous une capuche ample,  un sac à dos sur ses épaules. Je me rappelle encore que le vent souffla plus fort quand je la vis. Elle fouilla dans sa poche et me tendit quelques bijoux en or et en argent, certains sertis de pierres précieuses. Un sourire se dessina sur mes lèvres. Je les pris, les inspectai un moment puis regardai le malheureux avant de lui faire un signe de tête.

-         Oh, merci ! Merci mademoiselle, geignit le père avant de monter dans le bateau.

La jeune femme lui fit un signe de tête et s’avança. Je l’arrêtai alors d’un geste :

-         J’ai  dit oui pour eux. Pas pour toi.

Soudain, une aura pesante m’enveloppa comme un manteau immense, nourrie d’un souffle frais qui me glaga jusqu’aux os. Je n’arrivais pas à percevoir ses yeux, seul un sourire fin apparut. Elle n’était pas humaine.

-         Tu prends ce ton alors que je suis plus âgée que toi, se moqua-t-elle, c’en est presque vexant. Je suppose que le respect pour les aînés a disparu en même temps que d’autres continents.

Ma gorge se serra. Voilà longtemps que je n’avais pas croisé l’un des miens d’aussi près, ou du moins, ce qui s’en rapprochait le plus. Ce n’était pas une déesse. Son aura était beaucoup trop obscure et mitigée pour qu’elle soit des miens. Je la toisai de haut en bas, sans déceler son secret. Je la gratifiai d’un sourire mesquin et lui dit :

-         Je ne fais pas plus dans la pitié pour les ancêtres.

Elle hésita un moment, puis plongea de nouveau sa main dans une de ces poches pour sortir un diamant pur. Je le pris mais lorsque mes doigts s’en saisirent, il me brûla la main. Le diamant tomba à mes pieds. Un gloussement enfantin sortit de sa capuche, elle s’accroupit et le reprit.

-         Je le porterais pour toi.

Puis, elle monta dans le bateau, sans un mot. Je regardai mes doigts endoloris et fit disparaître leur rougeur. J’ai parfois la sensation d’avoir gardé l’empreinte de cette brûlure, elle semblait m’avoir touché plus profondément que je ne le pensais, comme une magie étrange dont j’ignorais tout. Mais mes pensées s’abandonnèrent au vent.

Je m’occupai du passager suivant.

C’est étonnant de voir ces visages défaits, amaigris au teint malade, où une lueur d’espoir persiste dans leur regard. Malgré les semaines que coûtait tout ce voyage, tous les passagers attendaient de voir cette terre nouvelle, regroupant tous les mythes, toutes les religions, toutes les superstitions possibles qui animaient, autrefois, leurs différences. La misère les avait marqués au fer rouge, mais ils étaient avides d’une vie qu’ils ne possédaient pas encore. Et tous, tous sans exception, étaient bercés dans cette douce illusion, cette conviction que cela ne pouvait être pire; que l’Apocalypse ne reviendrait pas, car il n’y avait plus rien à détruire, si ce n’est leurs corps absents. Devant ces visages désolés, j’essayais de comprendre cette peinture de la vie, si âpre et amère, et je ne voyais que ce désir masochiste qu’éprouvaient les humains à y croire encore. A croire en l'espoir.

Signaler ce texte