L’impermanence

lipe

L’impermanence

J’attendais des heures devant la même fleur et rien. Puis je m’en allais déçu. Quand je revenais, elle était déjà changée, plus grande, plus ouverte ou fermée, plus claire ou plus foncée ; alors je patientais de nouveau, obstinément, et toujours rien. J’enrageais ! Je me demandais pourquoi elle refusait de changer devant moi. Décidément, le lent déroulement de la vie ne satisfait pas la curiosité d’un enfant. J’ai su plus tard que cette fleur changeait quasi continument et  imperceptiblement.

Nous ne sommes pas comme elle. Nous changeons par à-coups (hormis les effets du temps dont nous nierons l’existence dans ce texte afin d’en avoir une lecture apaisée. En gros, oubliez que vous serez plus vieux arrivé à la fin). Nous changeons après chaque évènement. Entre deux évènements, nous nous laissons porter par l’ennui.

Une vie remplie est une vie où les évènements ont été nombreux. Ces évènements peuvent évidemment être bien heureux ou malheureux et d’importances différentes. Par exemple, rencontrer l’amour de sa vie  (heureux et important), le mariage (malheureux et important), la réussite sociale de sa femme (heureux et peu important), le faux-filet trop cuit (malheureux mais peu important, quoique ce dernier point peut être vecteur de communication dans le couple - c’est pour ça qu’elles le font trop cuire selon une étude à paraître - du genre « chérie le faux-filet je le préfère aussi bleu que tes yeux »). Vous notez au passage que les remarques entre parenthèses sont en fait fonction des tempéraments. Et bien sûr, votre  aptitude à capter et à interpréter les différents évènements pourra augmenter votre capital bonheur ou au contraire votre capital dépression. Mais ça n’est pas le sujet ici.

Le vrai sujet c’est que vous vous trouvez actuellement dans un intervalle d’ennui. Sinon vous n’auriez pas commencé à lire ça et quand bien même vous n’étiez pas en train de vous ennuyer au début, vous m’accorderez que là maintenant c’est fait. Je peux donc commencer mon texte.

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L’écriture a le pouvoir de transformer l’ennui en impermanence. Elle a le pouvoir de transformer une idée préjugée en émotion flottante, tissée au fil des mots et au démêlement de l’âme. Ecrire c’est changer, pour peu que nous n’écrivions pas ce que nous savons déjà.

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J’aime ses yeux encore plus que le ciel. Peut-être parce qu’ils sont plus bleus ou bien peut-être parce qu’ils reflètent un univers plus coloré.

C’est ce que je me disais tout bas ce matin quand je me suis assis près d’elle au milieu d’une vaste prairie. Puis j’ai pris sa main vide dans ma main banale en un geste involontaire. Nous avons été surpris tous les deux, nos joues sont devenues toutes les quatre rouges, mais nous avons décidé d’un accord unitaire de les laisser ainsi.

La prairie autour était changée. Les goûtes de rosée tremblaient sur l’herbe ambrée, l’air était plus frais, le soleil plus brillant.  Les fleurs découvraient des arcs-en-ciel de cyans, de violets, de magentas et d’oranges éclatants. Les flocons de neige commençaient à tomber, tachetant le manteau polychrome de touches opalines. Ce monde était plus beau que jamais dans l’éclat de ses yeux. Son sourire était l’étincelle.  J’y ai posé mes lèvres, en un geste volontaire. Et nous sommes restés enlacés.

Le soleil se couchait et la mer montait. L’eau caressait déjà nos pieds. Et les flamants roses s’envolèrent vers l’horizon vermeil laissant derrière eux les grands lacs rouges vifs.

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Je me suis réveillé au milieu de la prairie. J’ai regardé autour. La prairie était redevenue banale et vide de même que mes mains.

Elles sont belles ces fleurs blanches et jaunes. Je suis maintenant comme elles, changeant à chaque instant.

Lipe

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