L'indienne
Damien Thayse
L’INDIENNE
Mince ! Quelle femme !
Jim ne pouvait détourner les yeux de cette sublime créature. Leurs regards plongés l’un dans l’autre. Il n’arrivait cependant pas à percevoir si elle le regardait parce qu’elle le trouvait séduisant, ou si elle était terrifiée. Ou peut-être même par défi. Après tout, son régiment était là pour les massacrer. Foutues représailles ! Il songea avec un soudain sentiment de culpabilité qu’en plus c’était lui qui en était à l’origine.
Tout ça parce que ces maudits indiens avaient violemment attaqué un important convoi commercial et diplomatique transportant l’approvisionnement du régiment. Impossible de laisser passer un tel affront. Le capitaine était loin du genre fonceur, mais Jim avait réussi à le convaincre qu’une bonne démonstration de force ferait d’une pierre deux coups. Non seulement ils récupéreraient les vivres et les biens des indiens, mais en plus ils seraient sûrement bien vus de la hiérarchie pour ce message fort qu’on n’attaquait pas impunément un convoi de l’armée régulière. Avec une promotion à la clé ?
Jim ne se voyait pas vraiment comme un manipulateur, mais il aimait quand les choses bougeaient. Il détestait se tourner les pouces et n’hésitait pas à provoquer les circonstances. Et un bon moyen d’y arriver, selon lui, était souvent de faire miroiter l’espoir d’une promotion, d’un peu plus de pouvoir, de richesse ou de liberté. Il utilisait plus volontiers la carotte que le bâton, c’était souvent plus enthousiasmant, et les résultats dépassaient parfois ses attentes.
Dans ce cas ci, le capitaine avait bien mordu à l’hameçon, et visiblement la majorité du régiment n’attendait que ça.
Et à présent, ils se tenaient tous prêts au sommet de la grande butte qui dominait le village.
Lorsqu’ils les avaient vu arriver, les indiens eurent l’air surpris. Ils devaient pourtant bien se douter qu’il y auraient des représailles ! Peut-être ne s’y attendaient-ils pas si tôt...
Il y avait d’abord eu un instant d’hésitation. Tous s’étaient arrêtés, les yeux braqués sur Jim et ses semblables. Ces derniers étaient nombreux et bien armés. Ils dégageaient une présence forte et puissante. Très menaçante.
Mais les indiens se ressaisirent vite et ne se montrèrent pas impressionnés. Ils étaient eux aussi nombreux, ce qui fit hésiter le capitaine.
L’assaut ne serait donc pas immédiat. Tout en restant extrêmement vigilants, les guerriers se rassemblèrent alors autour du chef du la tribu. Ils devaient être en train de décider de leur réaction. Allaient-ils se mettre en rang et se battre ? Ou allaient-ils envoyer leur chef pour négocier avec les assaillants ?
Pour la première fois de sa vie, Jim ne savait vraiment pas quoi faire. Il remerciait intérieurement la nature faiblarde et hésitante de son capitaine de lui donner ainsi le temps de réfléchir. Les possibilités n’étaient pas nombreuses : la négociation ou l’attaque. Cette dernière serait forcément sanglante et il préféra pour l’instant ne pas trop y songer. D’ailleurs que pourrait-il en tirer ? Des biens matériels, quelques esclaves et un renforcement de son influence sur sa hiérarchie et de son autorité naturelle sur les hommes du régiment... Toutes ces choses qu’il considérait jusqu’ici comme un but en soi. Après tout, son bien-être, c’était aussi son confort matériel et sa réputation.
Mais à présent, cela ne lui suffisait plus du tout.
Il lui fallait cette indienne ! Si fascinante au milieu de cette folie. Tout en lui hurlait à la possession de cette femme !
Etrangement, il ne parvenait pas à s’expliquer l’intense attirance qu’elle exerçait sur lui. Elle n’avait rien de son genre habituel de femme. Il avait un faible pour les grandes blondes minces aux cheveux mi-longs. Un goût qui, au vu des compagnes de beaucoup d’hommes qu’il connaissait, n’était pas aussi répandu qu’on pourrait croire.
Lui les considérait comme des femmes supérieures, surtout quand elles avaient une petite moue hautaine subtile et qu’elles s’habillaient avec élégance. Une touche de superficiel leur donnait ce petit “plus” qui intimide si facilement leur entourage. Il les trouvait alors plus exigeantes, plus difficiles à charmer, plus passionnantes à approcher. Possédez une de ces femmes et vous devenez alors le centre de toutes les admirations. Les autres femmes n’ont d’yeux que pour vous, et les hommes vous traitent avec une sorte de déférence. Même les pires des jaloux n’oseront rien contre vous en public, de peur de réduire immédiatement à néant leur chance à eux d’obtenir un regard de la belle. Jim en était fermement convaincu.
Celle-ci était tout l’inverse. Petite, aux formes athlétiques et gracieuses, aux cheveux noirs et lisses tressés en deux longues nattes, seulement vêtue de simples tissus et cuirs naturels à tonalité de glaise brun rougeâtre, décorés par endroits de plumes colorées et de bijoux rudimentaires.
Pourtant, elle avait de la classe !
Oui, Jim commençait à deviner quelque chose de plus profond. Elle se tenait bien droite, mais très légèrement appuyée sur une jambe, ce qui lui donnait étrangement l’air d’être à la fois très à l’aise, comme posée, et en même temps vigilante, prête à l’action.
C’était ça ! Jim sourit imperceptiblement. Malgré l’impression de douceur que pouvait donner à première vue son visage, elle dégageait en fait une fierté, presque rebelle, qui faisait au final penser à ces magnifiques chevaux sauvages réputés indomptables !
Leurs regards ne décrochaient pas l’un de l’autre. Pourquoi diable ne courait-elle pas se mettre à l’abri avec les autres femmes ? Elle restait là, devant son tipi, avec ses peaux de bêtes dans les bras, à le regarder fixement, lui, avec sa fière allure sur son cheval.
La négociation était donc la seule option qui lui laissait un chance de l’approcher, aussi infime soit-elle. Il était pratiquement sûr que le capitaine lui demanderait de l’aider à parlementer avec le chef. Jim était un meneur d’homme naturel et excellent négociateur. S’il voyait peu de choses en commun avec les indiens, ces derniers n’en étaient pas moins des hommes. Il trouverait donc sûrement moyen de débusquer leurs points faibles et d’en profiter.
Soudain, le chef leva le bras, brandissant bien haut sa hache en poussant un hurlement. Immédiatement imité par tous ses guerriers.
Jim ferma les yeux un court instant. Surtout ne pas perdre espoir...
Le capitaine n’avait plus le choix et crierait d’un instant à l’autre l’ordre de charger . Le cerveau de Jim turbinait à plein régime. Il fallait qu’il la sauve de cette horreur ! Il fallait qu’il ait cette femme !
Mais comment diable allait-il s’y prendre ? Absolument rien ne jouait en sa faveur. Au contraire, tous les éléments étaient contre lui. Il faisait partie de l’ennemi. Il était sur le point de massacrer sa famille et son village !
Et même s’il parvenait jusqu’à elle sans encombre, ce qui relèverait déjà du miracle, encore faudrait-il la protéger des autres militaires, qui ne manqueraient certainement pas de tenter de la violer sur place.
Allez alors tenter un numéro de charme dans de telles circonstances !
Allez alors lui louer ses louanges !
Il se rendit soudain compte que la femme n’était plus là. L’instant magique était rompu. Peut-être avait-elle été bousculée par un de ses congénères. Tout le village courait dans tous les sens pour préparer la défense. L’agitation régnait. Les femmes emportaient les enfants dans leurs bras et les emmenaient se cacher dans les tipis, prenant soin au passage de se munir elles-mêmes de tout ce qui pourrait leur servir d’arme. Tandis que les hommes commençaient déjà à former les premières lignes, armés de leurs arcs, lances et tomahawks.
Étonnamment, quelques femmes hardies se joignirent à eux...dont ELLE !
Ça, c’était nouveau !
Jim fut tellement surpris qu’il eut un sursaut involontaire. Malheureusement pour lui, son cheval cru à une sorte de talonnade, se cabra brusquement dans un hennissement tonitruant et s’élança d’un bond. Jim se retrouva au galop au milieu de la plaine, manquant de peu de basculer en arrière et s’aggrippant désespérément à la longe de la bride. Très inconfortable !
Le capitaine culpabilisait. Il avait hésité trop longtemps à lancer la charge. A son grand regret, la tribu s’était avérée beaucoup plus nombreuse qu’il pensait, et surtout beaucoup plus courageuse. Si ses hommes à lui avaient autant de bravoure, ils seraient les maîtres d’Amérique depuis bien longtemps.
Cette bataille allait se révéler une véritable boucherie.
Il avait voulu leur donner une leçon, pas être responsable d’un carnage !
L’effet de surprise lui aurait donné un avantage considérable. Mais trop tard. Il se voyait obligé d’assumer cette horreur.
Et voilà maintenant que son meilleur homme fonçait à bride abattue vers l’ennemi. Bon sang, quel héros !
La surprise fut générale.
Durant un bref instant, absolument tout le monde s’arrêta net devant ce spectacle hors du commun. De chaque côté, la stupéfaction figea les corps. Amis et ennemis ne pouvaient qu’admirer un tel panache.
Puis, sortit de nulle part, un cri de femme retentit rageusement, faisant revenir tout le monde à la réalité. Les indiens reprirent en coeur ce hurlement, pointèrent leurs armes vers l’avant et commencèrent à courir vers le régiment.
Le capitaine, comme hypnotisé, se vit dégainer son sabre, le brandir bien haut et crier aussi fort qu’il put pour donner l’assaut.
D’un bloc, les militaires s’élancèrent à leur tour...
Coahoma avait été la première à les apercevoir. Sous le coup de la surprise, elle s’était arrêtée net. Tard la veille au soir, elle avait vu les hommes du village revenir avec un bon butin. Fatiguée après avoir chassé toute le journée, elle n’avait pas prêté grande attention à leurs conversations. Surtout que, comme souvent, ils se vantaient facilement dès qu’ils ramenaient une bonne prise.
Certains en faisaient un peu trop à son goût, et elle avait préféré laisser ses yeux se fermer et le sommeil venir. Elle avait vaguement cru entendre un début d’avertissement du chef à propos d’éventuelles représailles. Mais elle s’était vite assoupie sans trop s’inquiéter. La tribu n’avait jamais eu vraiment peur de se battre, c’était souvent plutôt cette dernière qui inspirait la crainte.
A présent, face à tous ces visages pâles en uniformes apparus sur cette butte censée les cacher des regards envieux, c’était son coeur à elle qui s’était mis à tambouriner dans sa poitrine.
Elle était impressionnée.
Pourtant, contrairement aux autres femmes du village, c’était une chasseuse aguerrie et réputée, à l’élégance naturelle et féline. Ce qui lu avait d’ailleurs valu son nom “Coahoma” : la Panthère Rouge. Malheur à sa proie !
Son intrépidité, sa souplesse, sa force et son agilité avaient eu raison de nombreux gibiers. Depuis quelques années maintenant, elle avait appris à canaliser sa peur. Elle était capable de venir à bout de n’importe quelle bête. Même d’un cerf ou d’un ours pour peu qu’elle ait le temps de bien repérer sa cible et de se préparer. Elle maîtrisait bien la technique apprise de son père, tirer une ou deux flèches bien placées, puis courser l’animal et l’achever d’un grand coup de lance dans le cou ou dans le flanc pour lui percer le coeur.
Mais cette fois-ci, c’était une toute autre affaire. Il s’agissait d’humains, nombreux et armés de sabres et de fusil qui plus est ! Jusqu’à présent, elle ne s’était encore jamais attaquée qu’à des animaux. C’est prévisible un animal, et ce n’est pourvu que de griffes et de dents.
Les visages pâles, eux, avaient l’air bien organisés et bien préparés. Beaucoup d’entre eux étaient même sur des chevaux et... Oh ! Celui-là avait l’air particulier.
Un beau grand brun, au regard ténébreux et profond. Il la regardait. Elle fut aussitôt envahie d’un sentiment étrange, nouveau, qu’elle ne parvenait pas à définir. Elle était fascinée par ces yeux. Par son allure. Il dégageait une prestance qu’elle n’avait encore jamais vue chez un homme.
Etait-ce de la crainte qu’elle éprouvait ? Non, ce n’était pas ça. Pourtant elle avait toutes les raisons d’avoir peur. La violence allait très vite s’abattre sur le village.
Mais très curieusement elle sentit son coeur battre autrement. Subitement, elle ne prêta plus attention à ce qui se passait autour d’elle. Le monde n’existait plus. Il n’y avait plus qu’elle et ce regard intense, pénétrant.
Soudain elle revint à elle, le cri de guerre de la tribu venait de retentir et l’arracha à sa rêverie si étrange. On vint la chercher pour rejoindre l’arrière du groupe des guerriers où on l’attendait avec son arc et ses flèches. Elle les empoigna machinalement, sans quitter des yeux cet homme si singulier.
Lui n’avait pas bougé d’un pouce, il donnait l’impression d’être imperturbable, comme si rien ne pouvait lui arriver. Mais il ne la regardait plus. Elle se rendit compte avec étonnement qu’elle en était presque déçue. Que lui arrivait-il ? Elle ne parvenait pas à comprendre ce qu’elle éprouvait. Cela ressemblait à une sorte de timidité, comme la fois où, jeune adolescente, elle avait assisté au passage de fiers guerriers d’une autre tribu venus demander la main d’une femme du village. Ses joues s’étaient alors mises à chauffer et ses frères et soeurs avaient ri de son visage rougissant.
Autour d’elle, l’agitation régnait. Tous ceux qui pouvaient se battre étaient allés chercher leurs armes et étaient venus grossir l’attroupement qui s’agglutinait à une bonne distance prudente des assaillants. Coahoma eut un peu honte de la façon dont son peuple avait l’air tellement désorganisé face à ces militaires bien en rangs. Ils étaient visiblement beaucoup plus disciplinés, et ne donnaient pas l’impression d’avoir peur.
Alors que le groupe de guerriers était assez nerveux. Elle savait qu’ils étaient, comme elle, à la fois inquiets et exaltés. Inquiets devant ce danger plus impressionnant que n’importe quelle autre tribu rivale. Exaltés car ils étaient un peuple guerrier, et que le combat leur procurait cette énergie qu’on ne trouve qu’au sein d’une bataille. Cette énergie qu’elle retrouvait de temps à autre à moindre mesure lorsqu’elle et ses soeurs chassaient une proie plus coriace que les autres.
Les voilà d’ailleurs qui vinrent la rejoindre. Mais elles ne voulaient pas rester à l’arrière, elles voulaient d’abord bien voir ces visages pâles. Coahoma ne put s’empêcher de les suivre.
C’est à ce moment qu’elle croisa à nouveau le regard de l’homme.
Une fraction de seconde cependant, car sa monture se cabra brusquement. Et retentit un hennissement terrible et puissant qui la secoua au plus profond de son être. Bouche bée, elle resta un bref instant fascinée par le galop magnifique de la bête.
Surgit alors des tréfonds de sa mémoire, très fugace mais très violent, le pire souvenir de terreur qu’elle ait jamais vécu. Ce cheval fonçant droit sur elle lui rappela cet énorme et féroce bison qui avait failli la tuer lorsqu’elle n’était encore qu’une jeune enfant. Ce jour là, elle accompagnait son père à la chasse pour la première fois. Ce dernier avait d’abord refusé, elle était beaucoup trop jeune. Mais elle avait tellement insisté et imploré qu’il avait fini par céder, à son grand regret. Il l’avait, solidement croyait-il, attachée à son dos avec une corde et avait rejoint le petit groupe des autres chasseurs. Elle était très fière d’être avec son père, et sentir son dos chaud et bien ferme contre son ventre lui procurait une confiance sereine. Rien ne pouvait leur arriver.
Mais la chasse n’avait rien d’une activité paisible. Ce n’était pas un jeu. Ou au contraire c’était justement l’essence même du jeu. Celui de la vie et de la mort. Et elle l’avait appris à son plus grand malheur.
Dès qu’il avait repéré une proie, son père variait les rythmes de sa course. Parfois ralentissant à l’extrême pour prendre le temps de viser et tirer quelques flèches, parfois bondissant brusquement, pour la surprendre , la poursuivre et ensuite la frapper à grands coups de machette. La fillette était secouée dans tous les sens et la corde se relâchait imperceptiblement. Ils ne s’en étaient pas rendu compte lorsqu’ils furent surpris par un bison solitaire, caché derrière un buisson.
Ils n’avaient pas tout de suite compris pourquoi il était seul, ni surtout pourquoi, dès qu’il les avait aperçu, il leur avait foncé dessus. Son père avait juste eut le temps de sauter de côté pour l’éviter, mais la corde cassa, vaincue sous l’effet de cette dernière secousse. Coahoma s’était ainsi retrouvée plaquée par terre à quelques mètres de son protecteur, toute petite et frêle devant ce mastodonte qui se retournait pour faire face et charger à nouveau. Elle avait entendu très nettement, comme au ralentit, son souffle bestial et le bruit sourd du battement de ses sabots sur le sol. La panique s’était emparée d’elle, paralysée de corps et de cri, incapable de sortir le moindre son. Ses yeux s’était fermés au dernier moment...
La suite de son souvenir était beaucoup plus flou, comme si son esprit s’était endormi volontairement pour la protéger du terrifiant spectacle de la mort de son père. Celui-ci avait eu tout juste le temps de se relever et de la pousser hors de la trajectoire du bison, mais s’était pris le choc de plein fouet. Mort sur le coup.
Les autres chasseurs s’étaient précipité pour abattre la bête, puis étaient venus récupérer la fillette toute tremblante et repliée sur elle-même. Lors du dépeçage, ils avaient remarqué des blessures probablement infligées par un mâle dominant de son troupeau. A l’évidence, il avait perdu le combat pour la reproduction et avait dû s’éloigner de ses semblables. Ce qui expliquait selon eux son agressivité. Ils avaient tenté de la consoler en lui expliquant que même si elle n’avait pas été là, son père aurait eu peu de chance de s’en sortir vivant. Mais le traumatisme, la tristesse et la culpabilité avait déjà pris toute la place dans son coeur, et avaient commencé à forger sa personnalité.
Durant les quelques jours qui suivirent, elle tomba sous le coup d’une forte fièvre. Lorsqu’elle ouvrit enfin les yeux, elle était déterminée à venger ce mauvais sort du destin. Elle se désintéressa vite des tâches dévolues aux femmes et, jour après jour, s’entraîna au maniement des armes. Elle s’y adonna avec un tel acharnement qu’au bout d’un certain temps elle se révéla plus habile que certains hommes. La plupart d’entre eux se tenaient d’ailleurs toujours à distance respectueuse, n’osant pas s’avouer qu’elle les intimidait. Au grand désespoir de sa mère qui se voyait constamment obligée de refuser pour sa fille les avances des quelques rares prétendants au mariage. La jeune femme partait donc souvent chasser seule. De temps en temps accompagnée de ses soeurs admiratives.
Depuis lors, elle avait surmonté toutes ces épreuves, elle savait se battre, et n’avait plus repensé depuis longtemps à toute cette horreur. Et tout à coup, ce souvenir, terrible, aussi fugace que violent, vint déterrer cette peur enfouie trop loin et depuis trop longtemps. Mais en la libérant, il fit aussi remonter brusquement toute cette hargne qu’elle avait développé durant toutes ces années.
Une énergie foudroyante s’empara soudain de tout son corps, lui fit lâcher son arc, arracher la lance des mains d’un homme à côté d’elle, et s’élancer droit sur l’assaillant en hurlant toute sa rage.
Jim réussit enfin à reprendre le contrôle de sa monture, juste au moment où résonna à travers la plaine le grand cri de guerre des indiens. A ce moment, il reprit instantanément une conscience claire de sa situation. Trop tard pour s’arrêter, trop tard pour s'esquiver. Sa seule chance de s’en sorti était de foncer tout droit et combattre du mieux qu’il pouvait.
Il n’était plus à présent qu’à quelques mètres du plus proche guerr... guerrière ! ELLE !
Par un phénomène qu’il ne put jamais s’expliquer, il vit ce qui arriva comme au ralenti. Elle courait vers lui, le visage déformé par une fureur extrême, le corps excité par la colère mais étrangement maîtrisé dans chacun de ses mouvements. Comme si elle était parfaitement entraînée pour cette situation.
Jim, de plus en plus surpris, n’avait pas encore fait attention à la lance qu’elle tenait dans ses mains. Il écarquilla les yeux lorsqu’il la vit la pointer vers les jambes de son cheval toujours au galop. Elle la planta fermement de biais dans le sol juste avant de faire un saut de côté pour éviter l’animal. Ce dernier trébucha sur le manche, perdit tout équilibre et plongea en avant, envoyant son cavalier valdinguer plusieurs mètres plus loin.
Jim roula plusieurs fois sur lui-même, soulagé de ne ressentir quasiment aucune douleur. Juste la fermeté de l’atterrissage et les aspérités du sol. Mais surtout, son cheval ne lui était pas tombé dessus avec tout son poids. Un peu étourdit toutefois par sa chute spectaculaire, il releva vite la tête en direction de l’impact.
Tombé derrière les lignes ennemies, il assista alors aux premières secondes de ce carnage sanglant dont il était à l’origine, à son plus grand désespoir. A cet instant précis, il regretta vivement et amèrement cet enchaînement de circonstances qui faisaient de lui, à ses propres yeux, l’être le plus indigne de toute l’armée. Il l’avait pourtant voulu, ce massacre. Mais pas par haine, uniquement par intérêt personnel. Pour plus de prestige, plus de pouvoir.
En temps normal, il se serait relevé immédiatement, aurait sauté sur sa selle, dégainé son sabre et se serait jeté dans la mêlée. Il avait suffisamment d’expérience du combat pour affronter avec confiance n’importe quel adversaire. Ce qui déstabilisait d’ailleurs souvent celui-ci, et donnait à Jim un avantage non négligeable.
Mais depuis que son regard avait croisé celui de cette femme, tout était différent. Son point de vue avait radicalement changé. Cette bataille allait désormais contre ses intérêts, contre ses chances avec elle.
Il la chercha des yeux, scrutant cette mêlée compacte où les forces étaient assez équilibrées pour laisser libre cours à un déchaînement d’une rare violence. De tout côté, uniformes des militaires et tuniques en peau de daim des indiens se teintaient du rouge de la douleur. Le chaos régnait dans un grand vacarme de tintement d’armes qui s’entrechoquaient, auquel s’ajoutaient les cris de douleurs fusant de partout à la fois. Le tout parsemé de crépitements de coups de feu, et de flèches se plantant traîtreusement au hasard.
Il ne la vit pas tout de suite et commença à craindre qu’elle ne fut déjà à terre, mortellement blessée. Mais son instinct lui souffla qu’il y avait encore de l’espoir. Puis il aperçut enfin sa silhouette, si féminine même en plein combat. Il l’observa un court instant et ne put s’empêcher d’admirer son habileté à la lutte, la souplesse et la rapidité de ses coups. Cette maîtrise lui conférait une élégance qu’il n’avait encore jamais vue dans de telles circonstances.
Elle se débrouillait bien, mieux même que beaucoup d’hommes qu’il connaissait. Il en reconnut d’ailleurs deux ou trois qu’elle abattit presque sans effort, esquivant les coups, tournant sur elle-même, s’abaissant et s’élançant pour frapper par surprise avec un tomahawk qu’elle venait juste de ramasser sur le corps d’un des siens, tué à côté d’elle.
Soudain, il sentit une présence foncer vers lui. Par réflexe, il eut tout juste le temps de dégainer et de frapper au hasard. Choc dans son bras au moment où le coup porta, couinement de douleur émanant de son assaillant, touché à l’épaule. Hélàs pour ce dernier, Jim eut alors le temps de se positionner et de lui asséner un grand coup du pommeau de son sabre. Il était décidé à ne tuer personne, et ne voulait surtout pas qu’elle le surprenne à le faire. Obligé de combattre, il allait devoir les assommer, leur laisser la vie sauve. Massacrer un indien, c’était comme massacrer un membre de sa famille. Quelle femme accepterait cela ?
L’homme tituba sur quelques pas, chancela puis s’écroula sur le dos d’un de ses congénères occupé à dégager sa hache du corps de sa dernière victime. Celui-ci se retourna vivement et l’attaqua à son tour.
Le militaire entra ainsi pleinement dans la bataille et enchaîna les combats, assommant au fur et à mesure chaque adversaire se trouvant sur son chemin, au bout duquel se trouvait l’indienne. Son indienne.
Dans son accès de rage, Coahoma s’était instinctivement servie de la lance pour faire tomber le cavalier sans tuer le cheval. Les guerriers du village lui avaient appris à préserver ces animaux très utiles et précieux. Elle n’eut pas ensuite le temps de se demander ce qu’elle devait faire de cet homme car à peine s’était-elle relevée que les autres arrivaient sur elle avec leurs sabres prêts à la frapper.
Alors, sans réfléchir, comptant principalement sur ses réflexes, concentrée à l’extrême, elle les avait accueilli avec bravoure. Se défoulant comme une tigresse, elle avait foncé dans le tas, assénant et enchaînant les coups les uns à la suite des autres. D’abord avec la lance, mais les assaillants étaient devenus trop nombreux autour d’elle, alors elle s’était emparée d’un tomahawk, plus pratique au corps à corps, son arme préférée après l’arc à flèche.
Elle élimina ainsi une bonne dizaine d’hommes en quelques minutes, heureuse de constater que toutes ces années d’entraînement intensif portaient leur fruit. Mais elle se garda toutefois de se réjouir trop vite car peut-être n’avait elle eu affaire jusqu’à présent qu’aux moins doués du régiment.
Il y en avait tellement de tous les côtés qu’elle ne savait plus où donner de la tête. Elle frappait dans tous les sens, mais elle avait beau les tuer ou les blesser, il en venait sans cesse de nouveaux. Et puis, sans crier gare, advint ce qu’elle craignait, l’un d’eux se défendait mieux que les autres. Elle ne parvenait pas à l’atteindre, il parait tous ses coups. Plus âgé, il avait visiblement plus d’expérience et avait l’air d’anticiper les coups qu’elle allait lui porter.
Elle se sentit perdre peu à peu confiance en elle, et failli se faire mortellement blesser plusieurs fois. La situation tournait mal. A force de frapper dans le vide ou de se heurter à cette résistance coriace, elle commençait peu à peu à perdre espoir. Ce combat n’en finissait pas, et son énergie s’estompait. Pourtant, elle ne devait pas faiblir. Elle ne pouvait pas faiblir ! Elle était bien trop jeune et trop douée pour mourir maintenant.
Découragée, elle tenta de frapper plus fort mais, à son grand désespoir, fut déstabilisée et trébucha au pied de son assaillant. Ce dernier leva son arme, prêt à l’achever. C’en était fini d’elle. Au dernier instant, elle ferma les yeux. Quelque chose la heurta fortement. Elle tressaillit violemment, s’attendant à une douleur terrible, et hurla sa terreur.
Mais au bout de quelques secondes d’une peur panique chamboulant totalement son esprit persuadé de mourir, elle se tut soudainement, à bout de souffle. Extrêmement surprise, elle se rendit compte qu’elle ne ressentait aucune douleur. Aussitôt, elle rouvrit les yeux, et ce qu’elle vit la stupéfia.
L’homme au regard pénétrant se tenait là, juste devant elle, le corps de celui qui s’apprêtait à la tuer tombé à son côté. Il la fixait de ses yeux perçants.
Il venait de lui sauver la vie.
Se produisit alors un instant d’éternité, durant lequel tous deux s’arrêtèrent, hypnotisés. Sans un mot, sans un geste, aussi figés que des statues de pierre. L’agitation autour d’eux leur parut soudain lointaine et assourdie, comme dans un de ces rêves si étonnants où tout vous est étranger, où rien ne peut vous arriver ni vous atteindre.
Ils se souviendraient tous les deux avec la même émotion de ce moment le plus magique de leur vie.
Aussi ébahi l’un que l’autre, ils se sentirent instantanément à l’unisson. Comme si tout était à présent évident pour eux. Comme si tout était limpide et simple.
Ils restèrent, pensèrent-ils, un long moment à plonger chacun dans le regard de l’autre. Mais cela ne dura que quelques secondes. La dure réalité se rappela à eux brutalement lorsque un indien, accouru après avoir entendu le cri de Coahoma, se jeta sans ménagement sur Jim et tenta de lui fracasser le crâne. Heureusement, elle eut juste à temps la présence d’esprit de tendre la jambe pour lui faire un croche pied et le déstabiliser. Jim se ressaisit brusquement également, leva le coude pour parer l’attaque, puis le frappa fermement sur la nuque et lui fit perdre directement connaissance.
Il se retourna à nouveau vers elle et la remercia d’une courte inclination de la tête.
Il n’eut pas à attendre pour lui rendre la pareille. Surgit de la foule agitée, un militaire s’approcha d’elle en levant son sabre, s’apprêtant à lui porter un coup fatal...et termina sa course, assommé lui aussi par Jim, au pied de l’indienne. Cette dernière, étonnée et ravie de ce surprenant revirement de situation, décida instinctivement de l’imiter.
Elle lui sourit !
Cet échange si incroyable en de telles circonstances leur donna un regain d’énergie, et ils commencèrent alors à combattre ensemble tous ceux qui les entouraient, indifféremment indiens ou militaires.
Ainsi, sans plus tuer qui que ce soit, ils agirent de concert et, plus fort à deux que tous ceux autour d’eux, se frayèrent sans trop de difficulté un chemin hors de ce carnage sanglant. Ils avaient besoin de fuir cette violence et de se retrouver à l’écart pour prendre le temps de respirer, de prendre réellement conscience de ce qui leur arrivait. Par chance, personne ne fit attention à eux, tout le monde était trop occupé à tenter de survivre et à tuer.
Ils courrurent plusieurs dizaines de mètre et allèrent se cacher derrière un buisson. Après s’être accroupis, il prit ses mains dans les siennes et les embrassa lentement. Elle le laissa faire, touchée par autant de tendresse. Elle avait déjà souvent vu des couples faire de tels gestes. Mais aucun homme n’avait jamais osé venir prendre les siennes. Certains avaient pourtant bien essayé, mais ils avaient tous eu l’air trop hésitants et maladroits.
Celui-ci était décidément hors du commun. Il s’y prenait avec une aisance déconcertante. Comme si c’était le geste le plus naturel qui soit. Coahoma avait l’impression de ne plus toucher le sol. Avec délicatesse, il approcha doucement son visage du sien, s’arrêtant juste avant que le bout de leurs nez ne se touchent. Elle sentit son souffle chaud lui caresser les joues, et fut surprise de ne pas pouvoir décrocher les yeux de ses lèvres charnues, envoûtantes. Il émanait de cet homme une aura qu’elle ne pouvait s’expliquer. Elle était intriguée par son assurance. Tous ses gestes étaient emprunts d’une grâce qui n’appartenait qu’à lui. Et son odeur... Après toute cette lutte acharnée, les narines encore pleine d’un mélange de senteurs de sueur et de sang, son odeur virile provoquaient en elle une sorte d’ivresse, et en même temps une impression d’apaisement.
Poussées comme par leur propre volonté, ses lèvres rejoignirent alors celles de l’homme, dans un baiser long et langoureux qui lui fit instantanément oublier tout le reste.
Quelque chose d’indéfinissable se libéra alors au fond de son coeur. Lui faisant découvrir des émotions naissantes jusqu’alors insoupçonnées pour elle.
Jim aussi ressentit que ce baiser était inhabituel. Pourtant il en avait embrassé, des filles. Mais celle-ci était la perle rare qu’il cherchait sans le savoir depuis des années.
Il s’abandonna à elle durant de longues minutes. Ce fut l’étreinte la plus intense de son existence.
A bout d’un moment, il sentit qu’il avait atteint un point de non retour. Son ancienne vie ne pouvait plus lui suffire. Il s’arrêta de l’embrasser, se releva et jeta un oeil hors du buisson. Le carnage était encore loin de se terminer. Aucune envie d’y retourner. Aucune envie d’y perdre stupidement cette femme non plus.
Cette boucherie était en partie à cause de lui, elle l’avait vu le déclencher à cause de son galop accidentel, l’avait fait tomber, avait toutes les raisons de lui en vouloir, de le détester. Et malgré tout cela, elle était avec lui et venait de l’embrasser.
Alors il prit sa décision.
Il lui saisit le poignet et ils se mirent à courir en direction de son cheval qui, remit de sa chute, broutait tranquillement entre eux et la bataille. Prestement, il aida Coahoma à s’y installer derrière lui.
Ils jetèrent un dernier coup d’oeil à ce grand déchaînement de violence, puis se retournèrent à l’opposé, et ensemble tapèrent du pied le flanc de l’animal qui bondit et se mit à galoper vers l’horizon.