L'indifférence

Dominique Capo

Texte philosophique

Il y a quelques jours de cela, lorsque j'ai publié ici et ailleurs mon texte d'une dizaine de pages intitulé « Migrants, ce que nous leur devons », en a résulté de nombreuses réactions. J'ai reçu beaucoup de félicitations de la part de ceux et celles qui l'avaient lu en entier. J'en conviens, il s'agit d'un texte particulièrement long et développé. Mais je me devais d'aborder ce thème si actuel et objet de tant de peurs, d'à-priori, de préjugés, de débats, ou de frictions, sous tous ses angles. Enfin, je m'y suis efforcé, bien qu'un thème comme celui-ci soit en permanence matière à réflexion. Et je sais, hélas, que bon nombre de personnes qui ont croisé ce texte, dans le meilleur des cas, l'ont survolé, dans le pire, ont regardé l'image qui l'accompagnait, avant de passer à autre chose. Avant de prolonger mon propos, je remercierai donc tous ceux et toutes celles qui ont pris le temps de le lire en entier ; et ainsi, de suivre le fil de ma pensée jusqu'à son terme.

Quelques personnes se sont élevées contre les idées que j'y exposais. Les neuf-dixième, enfin, ne s'y sont pas attardées. Je suppose qu'elle ne se sentaient pas concernées, ou que lire un texte d'une telle ampleur leur paraissait « au-dessus de leurs forces », « une perte de temps », « sans valeur » ou « inintéressant ». C'est à ces deux dernières catégories de personnes que je souhaiterait m'adresser aujourd'hui.

C'est malheureusement une triste vérité, mais notre société « post-moderne » est de plus en plus individualiste. J'ai constaté que, lorsqu'un individu n'est pas directement concerné par un événement, il est rare que ce dernier s'implique. Certes, il donne son avis, il le partage, il s'insurge, il en est désolé ou heureux. Quand je suis sur Facebook et que je parcours nombre de textes, d'images, ou de commentaires qui y sont diffusés, à 95 %, ils évoquent la vie quotidienne, la famille, les amis, la santé, les difficultés personnelles. Evidemment, je ne suis pas inscrit aux millions de groupes qui s'y côtoient. Une trentaine, et surtout littéraires ; or, je pense que cela est déjà beaucoup. Je ne sais pas si tous les gens que j'y fréquente en ont autant (peut-être est-ce-que je me trompe!). Et lorsque j'y publie ce que j'écris, j'y consacre énormément d'énergie et de temps. Par contre, il est rare – exceptionnel -, que je croise des textes qui réfléchissent sur des sujets comme ceux que j'aborde parfois : « la Vérité », « Dieu et la Religion », « les Migrants », « l'Intolérance », etc.

Oh, je sais ce que vont me répondre la plupart de ces personnes : « Facebook, ou autres sites de partage du même type, sont des outils de divertissement. J'y viens pour me détendre, pour m'y changer les idées, pour m'amuser. ». Combien de fois ai-je entendu ce genre de réflexion. Elles me diront encore : « J'ai des journées chargées, un emploi du temps de folie, entre mon travail, ma famille, mes activités quotidiennes. Je n'y chercher et je n'en attend rien de plus. ». Pour les Migrants, comme pour les autres grands sujets de société ou d'actualité, elles déclareront : « J'ai assez de mes soucis pour me préoccuper de ceux des autres. Ils n'ont qu'à se débrouiller seuls. S'ils étaient plus volontaires, ils s'en sortiraient chez eux. On a pas les moyens de recueillir toute la misère du monde. ». Ou d'autres variantes diverses et variées. Par contre, dès que ces mêmes personnes sont confrontées, elles aussi, à des difficultés qui les touchent personnellement – inondations, sécheresse, problèmes administratifs, perte d'emploi, etc. -, tout à coup, les épreuves qu'elles traversent deviennent prioritaires. Elles s'insurgent contre les pouvoirs publics, contre nos politiques, contre l'Europe, la Mondialisation, contre les Étrangers. Ces derniers se transforment en source de tous leurs maux. Et leur colère gronde parce que leurs problèmes personnels ne s'arrangent pas assez vite. Combien de fois, également, ai-je discerné ce genre d'emportement sur Facebook ou ailleurs.

Ce que ces personnes, à mon avis, ne réalisent pas, c'est que nous sommes tous interdépendants les uns des autres. Qu'ils le veuillent ou pas, qu'ils l'acceptent ou pas, c'est un fait : un événement se déroulant à l'autre bout de la planète, et qui, au premier abord, ne nous atteint pas, aura fatalement des conséquences sur notre vie personnelle. Une sécheresse aux États-Unis, une inondation dans le Sud de la France, une crise politique dans un pays d'Afrique, etc. nous en subirons un jour les effets par ricochet. Demain, la semaine prochaine, dans un mois, un an, ou davantage, à un moment donné, il se déploiera jusqu'à nous. Le meilleur exemple, justement, est cette crise des Migrants. Je ne reviendrai pas en profondeur sur ce sujet. Mais, je rappellerai ceci tout de mème : nous, Occidentaux, dépendons du pétrole dont le Proche et le Moyen-Orient regorge. Pour nos voitures, nos avions, le plastique qui en est un dérivé, etc., chaque jour, qui que nous soyons, ou que nous soyons, c'est un élément essentiel de notre vie quotidienne. Les guerres que nous avons mené dans ces contrées à partir de la seconde moitié du 20ème siècle, avaient toutes pour but plus ou moins déguisé de nous approprier ces richesses pétrolières. Quitte à déstabiliser les gouvernements qui – bien qu'autoritaires et tyranniques – maintenaient la région dans une stabilité relative. Je ne dis pas que j'approuvais ces régimes usant de torture, réprimant, emprisonnant opposants de tous bords, ou matant violemment les populations qu'ils contrôlaient. Je suis contre, et je le serai. La liberté est le plus beau don qui nous ait été donné. Et lorsque je vois comment, dans certains états de cette région du monde, des peuples entiers sont soumis, arrêtés, incarcérés, muselés, cela me révolte. Quand je vois à quel point la religion impose sa loi, interdit toute liberté d'expression, de mouvement, etc., j'en éprouve amertume et honte.

Je suis un être humain. Et en tant que tel, je ne demeure pas insensible à la détresse, à la souffrance, aux malheurs, de mes contemporains. Et je ne comprends pas comment, nous, Occidentaux, qui, malgré les difficultés que l'existence nous inflige, nous nous plaignons tant de ce que nous avons – ou pas, alors que nous sommes parmi les peuples les privilégiés de la Terre. Il y a toujours quelqu'un qui est plus miséreux, plus infortuné, plus faible, que soi. Moi, par exemple, je suis né handicapé. Comme certains d'entre vous le savent peut-être, j'ai un angiome facial externe et interne qui entraîne régulièrement des crises de convulsions passagères du coté droit de mon corps. Je suis victime de la maladie de Sturge-Weber ; qui est une extension de cet angiome. Je suis obligé de prendre des médicaments à vie. Je suis incapable de me déplacer en voiture, parce que les médicaments qui maintiennent ma maladie et mon handicap et ma maladie influent sur ma vigilance. Et bien que j'en souffre énormément du fait du regard que les autres ont toujours porté sur moi, sur la solitude, la détresse, la souffrance morale et physique qui en ont résulté, je ne me plaindrai jamais de mon état de santé. Car je sais que, dans le monde – et même dans notre pays -, il y a des personnes qui sont plus gravement atteintes que moi. Et que, parfois, c'est leur vie même qui est en danger.

Moi, j'ai des revenus suffisants pour vivre correctement. Je fais un métier qui me plaît. J'ai des activités qui me passionnent, et qui m'enrichissent intellectuellement et humainement, d'une manière si considérable que c'est difficile de le décrire par de simples mots. Mais, que ce soit dans notre pays ou ailleurs, il y a des millions, des milliards, de personnes, qui ne sont pas aussi privilégiées que moi. Ils y a une bonne partie des habitants de la planète qui n'ont, ni l'accès aux soins, à l'eau courante, à l'électricité, au confort, et aux facilités dont nous sommes les détenteurs. Il y a des gens, en France, qui sont SDF, qui n'ont pas les moyens de faire vivre correctement leur famille, et qui sont contraints d'aller aux « Restos du Cœur » pour se nourrir. Je ne veux culpabiliser personne ; quoique certains en pensent, ce n'est pas le but de mon propos. Le but de celui-ci est, surtout, de remettre les choses à leur place.

Ainsi, lorsque sur Facebook, je vois la grande majorité des publications qui parlent du « métro-boulot-dodo » de leurs chroniqueurs, je ne peux m'empêcher de penser à ceux et celles qui n'ont pas le privilège d'avoir les mêmes soucis qu'eux. Ils ne se rendent pas compte des avantages qu'ils ont. Et bien que leur vie soit, certes, chargée de problèmes de toutes sortes, ils oublient qu'il y a des centaines de millions de gens qui aimeraient avoir les mêmes problèmes qu'eux. Quand ils voient, aux informations télévisées ou ailleurs, la misère, la souffrance, les malheurs, qui existent dans certaines contrées, et qu'ils ne se sentent pas concernés parce qu'ils ne les touchent pas personnellement, je suis atterré, horrifié. Lorsqu'ils se détournent de ceux qui ont besoin de leur aide, parce qu'ils ne viennent pas du même pays ou du même continent, je me dis : « Que j'aimerai qu'ils soient à la place de ces miséreux, rien qu'une journée. Juste pour qu'ils ressentent ce que ces nécessiteux ressentent. Que j'aimerai qu'ils vivent comme eux rien qu'une journée, pour qu'ils réalisent que leurs petits problèmes égoïstes ne sont rien comparés aux leurs. Que j'aimerai, en vivant la vie de ces désespérés, qu'ils prennent conscience que ce qui leur arrive peux parfaitement, leur arriver à eux demain. ».

Aujourd'hui, nous, Occidentaux, avons la chance de vivre dans des contrées qui, bien que traversées par la crise, sont riches et prospères. Malgré la crise, nous possédons des aides de toutes sortes qui nous permettent de pallier à nos difficultés. Tous ceux et celles issus de ces pays en guerre, dévastés par la maladie, la famine, etc. n'ont pas cette chance. Il est d'ailleurs intéressant de constater que, plus on est riche, plus on a une vie confortable, aisée, facile, moins on souhaite venir en aide à son prochain. Le confort, les privilèges que nous tenons comme des acquis essentiels de notre société de consommation, nous rendent égoïstes, égocentriques, imbus de nous-mêmes. « Moi d'abord », tel est le credo. « Et si, au passage, je peux écraser l'autre pour en avoir davantage, je le ferai sans hésiter ! ». Voilà, en gros, ce que signifie ce repli sur soi, sur son « métro-boulot-dodo », sur son petit quotidien tel que je le constate régulièrement quand je me connecte sur Facebook ou n'importe quel autre réseau social. Par contre, dès qu'un mal frappe, alors là, nous, privilégiés de ce monde occidental en pleine décomposition, en perte d'idéal et de repères, montons au créneau pour défendre nos monopoles bec et ongle. Nous ne partageons pas.

Je ne souhaite à personne de vivre ce que subissent ces Migrants ou autres malheureux du monde entier un jour. Je ne souhaite à quiconque d'être malade, handicapé, dans la peine, dans la misère ou le désarroi. Mais je me dis parfois, que cela ne ferait pas de mal à tous ceux qui s'élèvent contre ces défavorisés censés « nous envahir » d'être à leur place un jour. Car, ce jour-là, ils seront heureux de voir des gens leur tendre la main, de voir des gens les accueillir chez eux, de voir des gens les nourrir ou les protéger sans rien en demander en retour. Ce jour-là, ils se souviendront de quelle façon ils se sont comportés quand ils étaient les privilégiés. Et peut-être, se diront-ils « Si j'avais su ? ».

Mais, comme à l'accoutumée, c'est toujours lorsque nous-même nous retrouvons dans ce genre de situation, que nous réagissons autrement. Que nos comportement changent et prennent en considération ceux que nous repoussions hier. Or, à ce moment-là, c'est déjà trop tard. Comme toujours.

Pour avoir longuement étudié l'Histoire sous toutes ses coutures, il y a une chose que j'ai souvent remarqué. C'est toujours lors de circonstances exceptionnelles – comme celle des Migrants actuellement ; avant les prochaines vagues liées aux changements climatiques dont nous, occidentaux, sommes les principaux auteurs -, que se révèlent le vrai visage des gens. Certains tentent, par un moyen ou par un autre, d'apporter leur aide ou leur soutien. Certains tentent de profiter des circonstances pour s'enrichir, acquérir du pouvoir, du prestige. La grande majorité, « silencieuse », se contente de continuer à vire comme si de rien n'était. Elle détourne la tête en priant le Ciel que rien ni personne ne vienne perturber leur quotidien. Cela me rappelle la Seconde Guerre Mondiale et l'occupation de la France par les troupes Nazies. Certains sont devenus résistants, ont protégés des juifs ou des combattants de l'ombre. Certains ont collaboré avec l'occupant et ont profité des événements pour amasser richesses, pouvoir, influence. La grande majorité s'est contentée de baisser les yeux, de courber l'échine en attendant que l'orage passe.

Il y a quelques jours, quelqu'un m'a invectivé en me disant : « Ces Migrants, tu n'a qu'à les accueillir chez toi si leur sort te préoccupe tant. ». Je lui répondrai ceci : « Je ne possède pas grand-chose, je ne suis pas milliardaire ou millionnaire. Je suis handicapé, malade. Mais si je devais le faire, parce que les circonstances l'exigeaient, je n'hésiterai pas ; au moins provisoirement. Durant l'Occupation, je n'aurai pas hésité à recueillir et à protéger un juif ou un résistant. Quitte à risquer ma vie, mon bien-être, mon confort. ». Personnellement, ce combat, je le mène par l'écrit. Par mes mots, mes phrases, mes textes, divers et variés, j'essaye humblement de contribuer à cette prise de conscience collective qui se résume à cette phrase : « J'ai la chance d'être davantage privilégié que les autres ; il est donc de mon devoir de tenter d'améliorer d'une manière ou d'une autre le monde dans lequel je vis. Bien que je n'ai pas grand-chose à offrir, je ne me contente pas de mon « métro-boulot-dodo » pour participer à cet élan collectif au nom de l'Humanité. ».

Celles et ceux qui se sont insurgé contre mon texte « Les Migrants, ce que nous leur devons », comme la grande majorité de ceux et celles qui utilisent Facebook plus ou moins régulièrement, ne l'ont certainement pas lu. Je l'ai écrit parce que je pensais qu'il était utile, nécessaire. Parce que je voulais apporter ma petite pierre. Il est donc navrant de constater que cette « majorité silencieuse » ne se préoccupe pas d'événements qui les concernent tout autant que ceux qui en sont les victimes. Que cela ne les émeut pas, ne les touche pas, ne les rassemble pas, ne les pousse pas à éveiller leur part d'Humanité. Et je leur poserai alors cette question : « Durant la Seconde Guerre Mondiale, qu'auriez-vous fait ? Auriez-vous recueilli, protégé, aidé à fuir un résistant ou un juif ? L'auriez-vous donné à l'occupant ? L'auriez-vous laissé mourir sur le pas de votre porte avec indifférence ? Auriez-vous pensé que votre vie valait mieux que la sienne, et que, dans ce cas, ce n'était pas nécessaire de s'en préoccuper ; et qu'il valait mieux faire semblant de ne rien voir pour poursuivre sereinement, aussi paisiblement que possible son « métro-boulot-dodo ? ». En prolongeant par cette interrogation : « En fonction de votre réponse, il est donc facile de voir où vous vous situez aujourd'hui face à cette nouvelle Crise que nous traversons, non ? »…

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