L'Ingénue et le Génie

Hervé Lénervé

Deux doigts de Djinn tonic


 

Les « trois vœux », (bien qu'ici, il ne soit question que d'un seul, c'est la crise, restriction, restriction !) c'est un classique du genre. Aucun recueil de contes qui se respecte sans cité au moins une histoire de bon ou de mauvais Génie, ne dérogerons pas à la loi des faits ou des fées. Donc contraint et obligé par la  littérature, voici le récit du Génie contrit et obsédé par la liberté, qui dormait depuis des lustres, non dans une luxueuse lampe à huile en argent, mais dans un vulgaire pot de confiture à la fraise. Depuis le temps qu'il macérait dans sa marmelade, ses humeurs auraient dû se sucrer, il n'en était rien, son caractère était toujours aussi acariâtre et frustré d'être incarcéré. Il aurait aimé vivre une vie au grand air, se mesurer aux vents violents, grimper aux arbres et dépasser leurs cimes, parcourir par monts et par vaux le vaste Monde, mais le voilà réduit à un réduit de cinquante centilitres. Bref, il aurait aimé vivre libre tout simplement d'image et d'esprit, est-ce trop demander à un être, tout Génie soit-il ? Dans son aquarium, depuis quelques temps, (le temps n'existe que pour l'éphémère, il n'était pour lui qu'un concept sans grande signification), disons donc, que depuis quelques maussaderies, il voyait venir fureter dans le vieil hangar agricole où son récipient gisait et où lui dedans se morfondait, une gamine intrépide qui avait soif de découvertes et faim d'expérience. Plusieurs fois déjà l'enfant gracile était passée à sa portée, mais comment faire signe à un cygne qui glisse sur la surface de la liberté quand on est soit même par circonstance plus que par nature empoté ? Le bocal de confiture était sale, recouvert de poussière et de toiles d'araignée, rien qui n'attire la convoitise d'une fouineuse, rien qui n'attise sa gourmandise de découvertes. Plusieurs fois l'espionne espiègle avait balayé son espace de ses yeux curieux, sans daigner arrêter son regard inquisiteur sur son modeste intérieur. Quoi qu'il en fût, dans son jus, le Djinn s'était habitué à ces visites et attendait à présent avec l'impatience que peut avoir l'éternité de pouvoir admirer la donzelle déambuler, gazelle, dans son champ visuel. Quoi qu'il en fût dans son affut,  le Génie s'était surpris à s'attacher à la petite fée et de l'attachement à l'amour il n'y a guère de distance quand on est, soi-même, attaché par circonstance. Ainsi tapi, il prenait plaisir maintenant à détailler la belle ingénue comme seul distraction à son inaction, seul fruit à son oubli. Elle était fine et légère comme seuls les enfants peuvent encore l'être avant de ressentir la pesanteur de la gravité en devenant grave à leur tour par la lourde charge d'exister. Elle ne tenait pas en place, elle virevoltait tel un papillon d'une odeur à un ailleurs, elle respirait la joie, tout l'intéressait, tout l'émerveillait. Elle avait appétit en la vie et sans apathie elle avait toutes les envies, ses cheveux étaient couleur de pluie d'automne et le vert de ses yeux perçait de mille lueurs l'ennuie monotone. Combien de recherches infructueuses avant ce jour, où ayant inspecté tout ce qui méritait d'être digne de l'être, l'enfant aperçut ce pot qui n'avait que peu d'attrait dans ses oripeaux ? Le Génie n'aurait su le dire en vérité, compter n'était pas dans ses facultés, mais peu importe le temps qui passe, pour lui, comme déjà ouï, il n'était qu'un passe-temps. Un jour donc, la gamine souffla sur la poussière du bocal et découvrit la couleur de la friandise. Elle essuya son butin avec un chiffon qui traînait là, aussi sale que l'objet à nettoyer, et de ses bras maigres força de toute sa gourmandise sur le couvercle récalcitrant qui finit par céder comme cèdent toutes volontés à conserver un secret. Le Génie se déplia avec tant de précipitation que ce corps, qu'il n'avait pas, le fit souffrir aux articulations. Comme il ne pouvait se présenter en forme de courant d'air à sa bienfaitrice, il prit l'apparence de ce qu'il pensait être l'image la plus représentative de son état, celle des Génies illustrés dans les iconographies persanes. Une sorte d'ectoplasme conique avec une tête sympathique, des épaules de lutteur de foire et un corps qui se finissait en une queue ridicule de sirène. La gamine en avait vu d'autres dans sa courte vie, son imaginaire était peuplé de ces étrangetés qui n'effrayent que les grandes personnes, elle resta donc sereine et ouverte à la découverte.

-         Oups ! Dit-elle. Tu m'as fait peur, toi.

Alors que rien dans son émoi ne signifiait l'effroi. Le Génie fut amusé par sa familiarité et par la musique enjouée de sa voix, il fut charmé par sa spontanéité. Le Djinn parlait toutes les langues, dialectes et patois du Monde, il communiquait par télépathie, directement de la pensée à la pensée, la Wifi de la pensée en quelque sorte, c'est plus rapide quand on a l'éternité devant soi et chacun créait l'intonation et la tessiture qui semblait le mieux convenir à un géant de deux mètres.

-         Merci, Ô maîtresse ! Cela faisait une ère, que je n'avais pris l'air. Comment t'appelles-tu, belle ingénue ?

-         Devine ? Toi qui dois tout savoir.

-         Que nenni ! Je ne sais point, ni ton nom, ni à quelle époque tu me convoques.

-         Cool ! Je m'appelle Sophie et on est en août 2017, mon gros costaud.

-         Ouah, ma fois ! Ça fait une sacrée révolution depuis ma dernière évasion. C'était un printemps en…en…en… je ne me rappelle même plus quand, mais les vêtements ont bien changé présentement.

La gamine était habillée comme on s'habille quand il fait chaud, de trois fois rien et comme on se vêt quand on est en vacances loin des villes, de décontraction sans frime. Espadrilles bleu pâle aux pieds, jupette de rien aux fesses et débardeur échancré au dos, sans ostentation, sans sponsorisation.

-         Quel âge a ton joli visage ?

-         Trop jeune pour toi, j'ai onze ans et demi, tu vois on ne peut pas se marier.

-         Attends, si vieux que ça, je fais. Je peux me rajeunir, tu sais ?

-         Non ! Laisse, je t'aime bien comme ça, tu me fais penser au Terminator en moins méchant, cependant ! Hi, hi, hi !

-         Ne connais pas, cet olibrius-là.

-         Pas grave, on s'en fout. Dis je peux te toucher ou tu es inconsistant.

-         Inconsistant, inconsistant ? Là, tu m'offenses, belle enfant. En fait, je ne suis qu'une représentation, une sorte d'hologramme en trois dimensions si tu préfères, ma trouvère. Je peux prendre animales les apparences comme végétales en convenance… Tu parles drôlement bien pour ton âge, sais-tu, belle image ?

-         Hé, attend ! Je ne suis plus une gamine, quand même ! Evidemment, si tes derniers échanges remontent à une dispute avec les hommes des cavernes…

Dit-elle en traversant le corps du géant de sa main.

-         Dommage ! Tu ne pourras jamais me porter dans tes bras.

-         Oh, que si ! Comme une plume, toi qui te crois enclume… Visionne, mignonne !

Et l'effrontée quitta le sol, elle ne pesait plus que moins qu'une plume en effet.

-         Mortel ! Comment tu fais ça ?

-         les forces de l'esprit, Tu sous-estime, mon tout petit.

-         On va se promener alors, mon Musclor ? Voilà que je parle comme toi … c'est trop !

-         On peut sortir plus que naguère, mais il faut que tu marches à terre, car tes coreligionnaires ne comprendraient pas ta lévitation dans les airs.

-         Dommage ! Mais ok ! Sortons, viens mon gros, tu peux au moins marcher à mes côtés. Au fait, les autres te voient aussi ?

-         Que nenni, ma Sophie ! Il n'y a que toi, car tu as ouvert mon toit.

-         Cool ! Tu ne seras rien qu'à moi, comme ça, mon gros bêta.

Le Génie depuis bien longtemps n'avait pu sentir la chaleur du soleil sur son esprit, le vent tiède lui exciter les sens et cette odeur mélangée des parfums de l'été, il humait avec délectation toutes ces fragrances, toutes les odeurs l'enchantaient exceptée celle de la fraise qu'il avait prise en horreur. La gamine reprit de son chant joyeux.

-         Quel est ton nom, mon bonhomme de rêve ?

-         De patronyme, je n'ai aucun, car intime je n'ai de commun.

-         Attend ! Là, tu me fais marcher ?

-         Vers où veux-tu te promener, ma dulcinée ?

-         Laisse tomber !

-         Aucune charge portée, à terre ne peux jeter.

-         Bon, ok ! Disons  que je vais t'appeler mon Gros Malabar, car tu es le plus fort de tous mes copains. Quel âge as-tu, Lustucru ?

-          4 milliards, 543 millions d'années et des poussières d'étoiles, l'âge de ta très vieille planète, car ailleurs, point ne peux voyager, ma comète.

-         Ouah ! effectivement, t'es plus tout jeune, mon vieux. Et dit-moi, je peux faire des vœux comme dans les contes populaires ?

Le Génie blêmit si l'on peut dire, voilà que la question qu'il redoutait entre toutes, lui était posée. Par sa condition, il ne pouvait ni mentir, ni se dérober à sa libératrice qui était en toutes choses son Maître, il lui dit donc la vérité, du timbre de celui qui sait déjà que trop ce qui va lui arriver… Il énonça d'une vois atone la mort dans l'âme.

-         Mon Maître, un vœu peut faire, je l'exaucerai sans transfert, puis de nouveau retournerai à mon caveau, ainsi de suite, de prisons en fuites, ma vie est faite, de conquêtes en défaites, elle est faite… Faites-moi, vos souhaits connaître, ô mon  doux Maître.

Sophie entendit la résignation du désespoir dans sa voix, elle en fut émue, bouleversée et attristée. Elle tenta d'enserrer le bras de son compagnon, mais ne rencontra que le vide, elle lui dit alors, pour le réconforter et le consoler.

-         T'inquiète, mon gros ! Je t'aime trop. Jamais je ne prononcerai le vœu fatidique et je te garderai ainsi avec moi tout le temps, mais s'il te plait ne me vouvoie pas, je n'aime pas ça.

Le bon Génie retrouva sa joie et son entrain.

-         Merci mon petit loir, tu me redonnes espoir en…en…en l'humanité, n'ayons plus peur des humanités.

Mais dans son fort intérieur, il n'était pas de la dernière pluie et depuis que l'homme peuplait la Terre et qu'il y pleuvait dessus, il en avait connu quelques un de ces sermons, puis la cupidité avait toujours fini par l'emporter et lui de nouveau déporté en un autre coin du Monde à attendre incarcéré un nouveau Maître à qui se soumettre. Le plus souvent sa liberté était de courte durée, seulement le temps de la demande, à peine libéré que déjà, de nouveau prisonnier. Il avait donc appris à apprécier ces rares moments où son Maître lui donnait un répit par une conversation, une soif de connaître, un appétit de savoir, un jour, deux, rarement plus d'une semaine. Pourtant, ici, peut-être parce qu'il l'aimait, il voulut y croire davantage. Sophie n'était pas comme les autres, elle était autre, elle était unique. N'était-elle pas  prénommée Sophie synonyme de sagesse ? Sophie Sagesse, ça sonnait bien dans son cœur. De toute façon elle était son Amour impossible, ne sont-ils pas les plus beaux ? Tout Génie qu'il soit, il éprouvait des sentiments et c'était la première fois qu'il ressentait celui-là. Une brûlure au cœur, organe de la vie qu'il ne possédait guère pourtant, une chaleur à l'âme qu'il ne possédait que trop, notre Génie était un Génie civil et romantique, prompte à s'émouvoir pour un rien, pour une gamine de rien.

-         Dis-moi Gros Malabar, quand je serai vieille, quand je mourrai, que t'arrivera-t-il ?

-         Je serai libre à jamais mon petit rat, du moins tant que cette planète tournera. Je te l'ai dit, je suis né avec la Terre, je m'éteindrai avec ma Mère, tel est mon destin, mon petit turlupin de lapin.

-         Tu crois à la destinée toute tracée, prémâchée, prédigérée ?

-         Oui, moi en ça, je crois ici-bas. Tout est écrit, mon égérie.

-         Si le devenir était déjà établi, à quoi bon servirait donc de vivre le présent ? Répondit Sophie la sagesse du sens commun.

-         Ouais ??? Emit de cour le génie perplexe en en oubliant même de versifier.

Puis la philosophe reprit sa légèreté.

-         Allez ! Viens mon gros ! Je vais te montrer où je passe mes vacances et te présenter mes parents, tu verras, ils sont trop cool.

-         Ne me parle pas en présence d'autres personnes, elles croiraient que tu déraisonnes.

-         Of course, my gentle Genius ! I'm not so sotte, tu sais.

Ainsi l'Esprit fit la connaissance des parents de Sophie. De braves gens, pensa-t-il, puis elle lui dit, le plus candidement du monde.

-         Viens avec moi, je vais te montrer notre chambre à coucher.

Ils s'étendirent tous deux sur son petit lit, le Génie en dépassait de toutes parts, mais ce n'était pas un problème pour lui, il pouvait flotter dans les airs, la pesanteur ne lui pesait pas.

-         Tu as vu ils sont sympa mes vieux ! hein mon vieux.

-         Oui, sympa, faut n'est pas.

-         Dis-moi, y'a un truc qui me chiffonne.

-         Oui, dis ! Ouistiti ?

-         Parfois il faudra me laisser un peu seule, quand je vais aux toilettes par exemple, tu comprends ?

-         Bien sûr, pour sûr ! Pour quel individu me prends-tu ? Gentleman, je suis, je te quitte dès que je te nuis. Jamais je n'entre anonyme dans les pièces intimes, j'irai me promener dans le Monde pour rencontrer du monde et reviendrai dès que tu en éprouveras le besoin ou l'envie. Il te suffira de penser à moi, d'aussi loin je serai, près de toi aussitôt je serai, mon beau lièvreteau.

-         Tu sais, tu pourras rentrer dans la salle de bain, ça ne me gêne pas, je n'ai pas de secret pour toi, tu verras je suis belle à regarder et modeste aussi, hi, hi, hi ! De toute façon avec toi, je ne crains rien je suis intouchable.

-         Détrompe-toi, mon trésor, tu sous-estimes encore, la force de l'esprit. Ferme ta vue, je prends ta main nue.

Sophie obéit, elle ferma ses beaux yeux et en un instant par la magie de la suggestion elle sentit la chaleur de la main du Génie dans la sienne, aussi vrai que la réalité peut être trompeuse.

-         Ouah ! t'as des gros doigts.

-         Que veux-tu, je ne suis pas pianiste, je ne suis que flutiste.

-         Touche mon corps, joueur de pipeau, je veux te sentir encore sur ma peau.

Le Génie le fit sans se faire prier davantage, pour une fois qu'il pouvait exaucer les désirs de son Maître de bon cœur, il exhaussa sa technique. Sophie ressentit les mains du soliste jouer sur elle un air nouveau, celui de l'éveil à la sensualité. Elle encouragea l'instrumentiste à oser des chorus passionnés.

-         Vas-y mon virtuose, lâche-toi un peu, monte le volume, lâche les décibels, explose mes tympans ! Je ne suis pas du bois dont on fait les flûtes. Je suis de bonne composition, tu peux sortir des sentiers battus de tes partitions, je suis ton instrument fait le vibrer à l'unisson. Joue-moi, sans te jouer de moi !

Le concertiste improvisa avec brio, il sut varier les tensions, alternant les moments du tempo, de passages en largo, il monta en crescendo vers le prestissimo. Il excita les sens de la novice dans une explosion de notes, un feu d'artifice  exalté confinant à l'extase pour conclure sa mélodie. 

Puis le silence, le repos, sans les applaudissements et les bravos du public, Sophie se retint de lui crier bis et ter, elle se contenta de poser une bise, sur la joue de son maestro, le baiser reconnaissant de la cantatrice.

-         J'aime ta musique mystique, mon moustique.Apaisée, soulagée et comblée elle se blottit contre le grand corps et crut en percevoir une palpitation vivante.

-         Incroyable, je t'aime ! tu existes vraiment. Dit-elle, sincèrement surprise.

-         Assurément, je suis vivant ! Qu'est-ce que tu crois ! Je le suis tant qu'en moi, tu crois, mon petit pois.

Elle l'embrassa dans le cou et lui fondit sur le coup.

-         Tu sens la fraise.

-         Ouais, je sais ! horreur d'odeur, elle ne me lâche pas d'une heure.

-         Moi, j'aime bien, tu préfèrerais sentir le formol, peut-être ?

-         Par le trépas, ne sais pas ! Sentir la noisette comme toi, cela je voudrais, ma foi.

-         Ben non, ça c'est pas possible ! Car tu n'es pas un gentil et joli écureuil comme je suis.

-         Modeste en effet, pas faux ce n'est.

Ainsi passa leur première rencontre faite de connivences, de confiance et de confidences, mais certainement pas de confiture. Un mois plus tard, le Génie avait battu son propre record de longévité, car il était toujours libre de mouvements. Sophie l'avait ramené à la Capitale, lui avait fait découvrir bien des trésors en guide infatigable, le Génie n'en finissait pas de s'étonner et elle, espiègle, de s'en amuser.

-         Regarde toutes ces fiacres hippomobiles sans un seul cheval, des berlines automobiles, c'est peu banal.

-         Que si, ça l'est ! Tu viens d'inventer le terme de voiture en sortant de ton moyen-âge.

Une autre fois, elle l'avait entrainé dans le métropolitain parisien.

-         Voyager dans des tuyaux hurlant dans des boyaux, c'est n'importe quoi, ma petite oie.

-         Bien sûr de ton temps, les gens ne bougeaient pas de chez eux, attend que je te montre des avions pour traverser les continents.

-         Des avirons pour traverser les environs ???

-         Hi, hi, hi ! Laisse tomber, on verra plus tard.

-         D'aucune charge portée, ne peux me délester.

-         Ha ! C'est vrai, j'oubliais, j'ai encore beaucoup d'expressions à t'apprendre.

Puis elle l'avait emmené dans ses classes de collège. Sophie était dissipée et peu scolaire, mais son intelligence lui procurait les meilleurs résultats sans l'effort du travail, son écoute dissipée des cours lui suffisait. Elle se débarrassait de ses devoirs en un coup de baguette et avait beaucoup de temps pour ses loisirs.

Le Génie filait avec sa Maîtresse un amour sans nuage.

Puis un nouveau-venu fit son apparition dans leur histoire, il s'appelait Lucas et était effectivement un cas, un cas à part, un cas d'une incroyable beauté, brun aux yeux clairs, il était de ceux à se faire damner les plus généreuses créatures, les plus belles âmes, l'injustice patente de l'apparence. Il avait deux ans de plus que Sophie, mais suivait les mêmes cours, retard de ceux qui vivent plus qu'ils n'étudient. Et le ciel du Génie se couvrit de brume, s'obscurcit de nuages gris, s'emboucana… ça sentait le bocal.

Sophie lui demanda un jour.

-         Tu crois que Lucas m'aime ?

-         Cela ne peut savoir, mon espoir, mais je sais que toi tu l'aimes, car de moins en moins, pour moi tu es la même.

-         Enfin ! Ne dis pas de bêtise! Tu ne vas quand même pas être jaloux ? Tu n'es pas humain, je te rappelle !

Le Génie ne répondit rien, on ne répond pas aux blessures de l'orgueil encore moins à celle de l'âme, on les ressent, c'est bien suffisant. Sophie se détachait de lui, des fois elle le rembarrait vertement en lui lançant. « Qu'est-ce que tu peux être collant à la fin ! »

Puis un jour, elle lui demanda de la laisser seule, c'était la première fois qu'il se séparait, l'Esprit savait, il avait surpris une conversation de couloir, qu'elle avait un rendez-vous avec Lucas dans l'après-midi. Il s'exécuta, il ne pouvait par condition en faire autrement, mais point d'escapade pour lui, point d'exploration vers d'autres horizons, il resta à se morfondre dans un coin sombre. Notre Génie était triste et malheureux comme à ces jours d'incarcération. Libre d'esprit, l'Esprit ne l'était plus, il était amoureux, donc emprisonné dans le rôle de l'amoureux transit. Il ne vivait plus pour lui, il ne vivait que pour elle, sans elle à ses côtés, il ne pouvait plus rien apprécier, plus rien n'avais d'intérêt, plus rien n'avait d'attrait, tout n'était qu'ennuie. Il ne vivait plus sans elle et souffrait qu'elle puisse vivre sans lui, qu'elle rigole avec ses amies, qu'elle désire le beau Lucas, qu'elle ne pense qu'à la chaleur d'une étreinte, qu'elle ne veuille qu'être bercée dans les bras de ce rival.

Sophie revint en pleur de son rencard, le doux Génie qui avait bon fond en eut l'âme meurtrie.

-         Que veux-tu que je fasse pour te consoler, mon roitelet ?

Cela faisait un mois, deux semaines, quatre jours, dix-sept heures, dix-huit minutes et trente-trois secondes qu'ils s'étaient rencontrés.

-         Je vais te demander une faveur, Génie.

-         Tout ce que vous voudrez, Ô Maîtresse, je ferai. Ordonnez !

-         Je vais faire un vœu.

-         Je vous écoute, Ô Maîtresse, n'ayez aucun doute, dite avec hardiesse !

Sophie essuya ses beaux yeux mouillés de chagrin, elle durcit son visage, contracta ses traits dans une détermination farouche. Jamais le Génie ne l'avait vu ainsi avec une expression fermée d'intense concentration, il ne la reconnaissait pas, il n'y avait plus rien de la fée éthérée qu'il côtoyait dans la sérénité. Son beau visage de la légèreté insouciante était devenu celui de la dure résolution obtuse des martyres. Elle avait l'âge et les traits de l'égoïsme. Elle entama d'une voix blanche, mais résolue.

-         Je veux faire mon Vœu !

-         Ce que ma mie veut, moi Génie, je le peux. Génie soit-il, ainsi soit-il ! Mais vous devez Ô Maîtresse le formuler, selon la formule consacrée en commençant par prononcer : « Génie, exauce ce vœu ! Moi ton Maître, je le veux : »

Le Génie avait repris le ton professionnel de son sacerdoce. Il ne connaissait que trop bien la suite, combien de fois déjà,  avait-il entendu par des requêtes futiles gaspiller le don inestimable de l'impossible devenu accessible, de l'intouchable à portée de fable.

-         Il vous suffit d'émettre, Ô mon gentil Maître.

Sophie se lança comme on se lance par dépit en sachant que l'on fait la plus grande bêtise de sa vie.

-         Génie, exauce ce vœu ! Moi ton Maître, je le veux. Fait… fait…fait… que je reste l'éternité à tes côtés.

-         Non ! Ma chérie pas ça ! Tout, mais pas ça !

Trop tard, le vœu avait été prononcé, le rituel respecté, plus rien sur Terre comme au Ciel n'aurait pu effacer la demande formulée.

C'est ainsi que le Génie et Sophie, devenue Génie, elles aussi, se retrouvèrent dans la seconde, tous deux prisonniers dans le même récipient, un jerrican d'essence. Incarcérés, serrés, enlacés dans l'attente incertaine et aléatoire d'une libération. Emmurés dans l'oubli, mais de tous les captifs qu'ils n'aient jamais existé en tout lieu, en tout temps, aucun ne furent plus heureux que ces deux-là.

-         L'odeur d'essence, j'abomine, mon essence.

Sophie ne regretta jamais son choix douloureux, la perte de ses parents chéris, de ses bonnes amies, de son ancienne vie. Avec le temps, elle oublia tout cela… avec le temps… on oublie tout.

A la disparition du dernier Homme sur Terre, définitivement libérés ils furent, et inlassablement ils purent… parcourir le globe de forêts en montagnes, de plaines en désert, d'étangs en océans, à leur convenance, ils « convolaient » (voler de concert) en voyage de première noce. La Terre était pleine de paysages et vide de vie. Mais une Terre pleine et ronde ne peut qu'enfanter, lentement donc, mais inexorablement,  tout recommença, la vie végétale en premier, animale par la suite refit son apparition, par quels processus physiques, nul ne serait le dire une fois de plus, sinon par un procédé magique peut-être ?

Les végétaux étaient légèrement différents de ceux qu'ils avaient connus, les animaux l'étaient beaucoup plus. Les conditions à la vie avaient changé sur la planète, la radioactivité y était plus forte. Les formes du vivant se développèrent, s'enrichirent, selon leur propre cycle d'évolution, ils s'adaptèrent, comme toute espèce biologique s'adapte  à son biotope ou disparait, mais aucune conscience de son existence, jamais, n'émergea de nouveau. La Nature régna en maître absolu sur la planète.

Les deux Génies ne revirent jamais plus un homme ou un être doué de pensées conceptuelles. L'intelligence resta absente, le regrettèrent-ils ? Et sans efficience, nul ne put modifier l'environnement. La planète put sereinement vivre son temps cosmologique.

Les deux Esprits observaient toujours avec la même curiosité de l'enfance toutes les modifications de la faune et de la flore.

Ils s'aimaient pareillement qu'au premier jour de leur rencontre également, puisque le temps n'avait aucune prise sur eux, ils leur restaient alors, encore 4 milliards, 251 millions d'années et des poussières d'étoiles à vivre. Une éternité certes, mais l'éternité n'est jamais l'infini.

-         Tu sais que l'on va mourir un jour, mon amour.

-         Mens fout, mon fou ! J't'aimerai encore bien après ma mort et puis attend, nous sommes très jeunes, nous ne sommes qu'à la moitié de la vie de la Terre.

Et parfois sur la planète, un oiseau s'effarouchait, un mammifère se dressait à l'écoute de rires, de mots qu'ils ne pouvaient identifier.

-         Par ventre saint gris ! Encore cette odeur de fruits. Pouah, malepeste, ça empeste ! Ne sens-tu pas, mon koala en chocolat?

-         Pour sûr, mon gros ! Regarde, des fraises des bois, c'est exquis.

-         Beurk, dégoutant, c'est ragoutant !

Moi, j'ai au moins la chance de ne jamais pouvoir sentir de nouveau les émanations écœurantes des vapeurs entêtantes de l'essence… Hi, hi, hi !

C'est Fini, dommage! Hein ???

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