"L'insolence des certitudes a un goût d'éternité"

Patricia Oszvald

extrait de "L'insolence des certitudes a un goût d'éternité" (roman, en cours d'écriture)

(...)

— Excusez-moi... cette dame attend-elle le même train que moi?

— Euh... non, Madame !, répondit poliment Pilouface.

— Ah, je pensais. Voyez-vous j'attends mon mari qui doit rentrer par le prochain train et...

— Il n'y a plus de train!, l'interrompit brusquement Alexandre, les yeux rivés sur son verre. Il n'y aura plus de prochain train! Jamais!

 

Doc voulut s'avancer pour être près à intervenir en cas de besoin d'assistance médicale, mais fut retenu par le bras de Pilouface.

 

— Votre mari est tombé au champ d'honneur il y a plus de trente ans et ne reviendra pas. Il ne prendra plus jamais de train. Il est tombé au champ d'honneur et vous, vous êtes tombée au champ d'amour. C'est triste, mais c'est la vie. C'est votre vie. Il vous faut l'accepter. Jamais vous ne le reverrez. Et il y a plus de vingt ans que cette gare n'est plus une gare et que plus aucun train n'y passe. C'est triste, mais c'est ainsi. Vous ne devez plus attendre. Vous n'avez plus rien à attendre de cette gare ou d'un quelconque train qui ne cessera de ne pas arriver. Votre mari ne reviendra plus. Vous avez consacré ces trente années à votre attente, à votre amour, à votre mari. Mais votre mari n'est plus. Mais la vie, votre vie, elle est bien là, elle. Elle est là aujourd'hui, dans votre aujourd'hui et tous vos demains. Regardez bien tout autour de vous. La vie est partout. Il vous faut vous reconnecter maintenant, à votre vie. Et... vivre. Apprendre... réapprendre à vivre... sans votre mari et sans l'attente de son retour. La vie est un champ d'amour parsemé des plus belles fleurs que vous y avez plantées. Mais les champs d'amour n'ont pas de barbelés autour. Jamais. Alors, il arrive qu'au fil des saisons et des vents mauvais, ces fleurs, si belles fussent-elles, se meurent pour renaître plus loin, ailleurs, dans d'autres champs. C'est ainsi. C'est la vie. C'est ça, la vie. Vous comprenez. Maintenant, il vous faut l'admettre et vivre votre vie. Parce que d'où se trouve maintenant votre mari, paix à son âme, c'est certainement ce qu'il aurait souhaité. Il n'aurait pas pu vous savoir malheureuse et figée dans le passé. Le passé est mort, avec lui. Il ne faut pas se sacrifier. Jamais. Vivre, c'est l'ultime déclaration d'amour que vous puissiez lui faire. Alors maintenant, n'attendez plus ce train fantôme. Ouvrez les yeux... et vivez! Parce que si vous ne le faites pas, vous vous condamnez à la solitude et au malheur. Ces trente années, personne n'a le pouvoir de vous les rendre, mais vous n'avez pas le droit de vous gâcher les trente prochaines. Alors je vous le demande; ouvrez les yeux et vivez!

 

Alexandre vida alors son verre d'une traite. Le Celte ouvrit de grands yeux ébahis, gonfla les joues et plongea son regard dans le néant du vieux carrelage rouge et jaune fendillé par endroits, ne sachant trop comment les choses allaient tourner. La Gousset n'avait pas quitté Alexandre des yeux, encaissant stoïquement chaque mot. Enfin, elle tourna son regard vert-de-grisé vers le Doc et Pilouface. Elle glissa ensuite vers eux en contournant l'immense zinc de chêne et de cuivre. Arrivée à leur hauteur, elle posa délicatement sa main sur l'avant-bras du Doc qu'il recouvrit aussitôt de la sienne, pensant qu'il s'agissait-là d'un appel à quelque secours, sinon médical à tout le moins moral.

 

— Quel pauvre garçon! Si ce n'est pas malheureux; il me fait de la peine! Il doit être bien malheureux pour avoir perdu tout espoir comme ça! Il faudrait peut-être que vous fassiez quelque chose pour lui, Doc. Il doit bien y avoir un remède pour soulager sa peine. Je suis tellement triste pour lui... Être si jeune et être à ce point désespéré... cela ne devrait pas être permis... Bon, je repasserai plus tard, au prochain train; j'ai encore dû me tromper d'horaire! A mon âge, j'ai bien peur que ma mémoire ne me joue des tours!

 

© Patricia Oszvald

Signaler ce texte