L'instant de vérité
firio
Cette nuit me paraît plus belle que les autres, étrangement.
Le ciel sans nuage laisse entrevoir une myriade d'étoiles et le fond de l'air est plutôt doux.
Je m'approche du parapet. Loin en bas de la colline la ville est plongée dans le noir. Ce soir c'est le ciel qui illumine la terre.
Oui, ici ce sera parfait.
Cette petite tour circulaire était autrefois un ancien moulin. Maintenant c'est l'un des points d'observation le plus haut de la région.
Je retourne fermer l'escalier par lequel je suis arrivé avec une lourde trappe de métal et je pose mon vieux sac de sport sur la table d'orientation en pierre qui trône au milieu de la terrasse.
Un coup d'oeil à mon téléphone… il se fait tard.
Je sors de mon sac quelques bouteilles de bière, des bonbons, un paquet de cigarettes bien entamé et une couverture.
Je vais être bien.
Je m'assois sur la table d'orientation et, la couverture sur les épaules, je m'allume une blonde. Un oeil sur mon téléphone, il est de plus en plus tard.
Un coup contre la trappe me fait sursauter. En me retournant je la vois s'ouvrir et je distingue dans cette nuit claire la tête d'un vieil homme qui émerge des escaliers.
Il me regarde et arrête son ascension, étonné.
“Oh… bonsoir.”
“Bonsoir.”
Son regard devient triste.
“Je ne pensais pas que je verrais quelqu'un ici ce soir. Je suis désolé de vous avoir dérangé… bonne soirée à vous..”
Le voyant s'enfoncer dans les ténèbres je l'interromps.
“Non ! Je veux dire… restez ! Y a de la place pour deux… et j'ai des bières.”
Sans qu'il ait le temps de répondre je m'approche des escaliers et lui tends la main.
“Salut, moi c'est Max.”
En gravissant les dernières marches il me serre la main chaleureusement.
“Bernard, enchanté.”
A nous deux nous fermons la trappe et nous nous appuyons sur le parapet.
“C'est beau.” Soupire-t-il.
“C'est surtout vachement sombre.”
Il se tourne vers moi en riant.
“Tu m'avais parlé de bière.”
Je me dirige vers la table et lui tends une bouteille. Nous trinquons, sans dire un mot.
“Dis-moi Max, tu es d'ici ?”
“Oui, j'ai toujours vécu là.” Dis-je en pointant du doigt la vallée sombre.
“C'est étrange que l'on ne se soit jamais croisé.”
“Je ne trouve pas, Même si la ville est pas si grande il y a beaucoup de monde. On a apparemment pas le même âge et je ne pense pas que l'on fréquente les même endroits… sauf ce soir.”
“Sauf ce soir…”
A ces mots nous reprenons une gorgées de bière.
“Tu fumes ?”
Je lui tends mon paquet.
“Non, merci. Et c'est pas à mon âge que je vais m'y mettre.”
Je me rassois sur la table et commence à grignoter quelques bonbons.
“Ca par contre je veux bien accepter”.
Je l'invite à se servir.
Loin, à l'horizon, de l'autre côté de la ville une lumière pointe.
“Ca commence, Bernard.”
Comme hypnotisés, nous nous redirigeons vers le parapet, les yeux perdus dans le ciel lointain et sa couleur orangée.
La lumière s'intensifie de secondes en secondes.
D'une voix désincarnée j'entends mon nouvel ami.
“Tu ne devrais pas être ailleurs en ce moment ?”
Sa question me fait mal, plus que je ne le pensais. Ma voix tremble.
“Et toi ? Tu ne devrais pas être ailleurs ?”
Il soupire.
Le ciel au bout de notre monde est de plus en plus éclatant.
“Tu sais j'y ai réfléchi toute la journée, Bernard. Et c'est ici que je dois être, c'est le meilleur endroit pour moi.”
Et puis, au loin, cela commence. C'est la terre qui luit, qui brûle. Un mur de flammes, si petit à cette distance, approche.
“Pour moi aussi.”
Devant ce spectacle j'ai peur, je crois que nous avons tous peur. Et je suis triste aussi, car je me pose toutes les questions auxquelles je n'aurai jamais de réponses. Mon compagnon interrompt mes pensées par une nouvelle question.
“Pourquoi tu ne vis pas ce moment avec ta famille ?”
Sa voix aussi se fait de moins en moins assurée.
Le mur de flammes grandit face à nous et s'approche de la ville. Le froid de la nuit commence à disparaître.
“Je leurs ai dit au revoir aujourd'hui. Je voulais pas être noyé sous leur chagrin et me morfondre.”
Pour chasser les larmes qui me viennent je finis ma bière et m'allume une nouvelle cigarette.
“Et tu n'as pas de fiancée avec qui passer ces derniers instants ?”
Je m'ouvre une deuxième bière et lui tends mon téléphone.
“A part la famille, pas de message, pas d'appel. En des moments pareil chacun va vers l'essentiel. Pour beaucoup de mes amis, et je les comprends, c'est leurs proches qui comptent le plus. Pour moi le plus important, et c'est extrêmement narcissique, c'était de voir tout mon petit univers disparaître sous mes yeux, m'assurer que je ne laisse rien derrière moi.”
La vague infernale commence à lécher les habitations, tout devient chaud et lumineux. Tout cela devient sérieux, triste et effrayant. Et je n'aime pas laisser les choses sérieuses tranquilles.
“Dans un film, quelqu'un disait que certaines personnes voulaient juste voir le monde brûler. Je ne pensais pas que j'étais de ceux-là.”
“Batman…”
Je me retourne vers le vieux Bernard, encore plus ridé devant la lueur de ce feu.
“Pardon ?”
Le bruit de l'incendie nous oblige à hausser la voix.
“C'est dans Batman qu'ils disent ça !”
Je suis tellement étonné que malgré mes sanglots je ris, je ris plus fort que je n'ai jamais ris.
Bernard m'imite après quelques secondes d'étonnement.
L'air est de plus en plus chaud, le bruit de plus en plus fort, et la moitié de la ville est dévorée sous nos yeux.
“Max, j'aurai une dernière question pour toi.”
Je le regarde, prêt à répondre, et prêt à oublier ce chaos qui nous entoure.
“Que penses-tu qu'il y ait après la mort ?”
“Quel bon moment pour se poser la question. Et bien il se passe tout mon cher ! L'univers ne s'arrêtera pas de tourner parce que je vais disparaître. Et c'est tout ce qui va se passer, je suis et je ne serai plus ! Point final ! Fin de l'histoire, de mon histoire !”
Le vieil homme se détourne de moi pour regarder les dernières maisons s'évanouir dans les flammes. La chaleur commence à nous faire suffoquer.
“Merci pour la bière Max.”
“Merci pour la compagnie Bernard.”
Le mur de feu se rapproche de nous.
“C'est l'instant de vérité !”
“J'ai déjà ma vérité mon fils !”
Je le vois réajuster son col romain et sourire vers le brasier.
L'air est tellement chaud que je dois fermer les yeux. Mes poumons et ma peau me brûlent. Je suffoque, en quelques secondes je sens mes vêtements et mes cheveux s'enflammer, tout comme l'intérieur de mes poumons.
La tour s'effondre, le sol se dérobe sous mes pieds. A peine conscient je tombe.
Tout est rouge.
Tout est noir.
Plus rien.
Et ensuite…
“Bon, et bien j'avais tort…”