Lionne - Bouche d'écume
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Lionne marche une ancienne route pavée le long d'une côte grise, nue et décharnée comme les flancs d'un cadavre.
L'ancienne route longe un mur naturel, formé de plateaux rocheux levés par la mer. Les vagues le frappent par à-coups violents aux grées des marées. L'écume dorée, portée par le vent, franchit les roches pour rouler entre les hautes herbes. De partout, le grondement de la mer, le mugissement du vent, le vacarme assourdissant d'une tempête jamais éteinte...
La guerrière aux cheveux courts et noirs, à la peau brune et tatouée, finit par déboucher sur une crique morbide, dont la plage de sable rouge et les roches aiguisées forment une langue, des dents, une bouche grande ouverte et hurlante face à l'océan.
Au centre, un pic rocheux se dresse. Là, à de lourdes chaines rouillées, est attachée une femme. La peau abricot, les cheveux verts, la prisonnière attend. La montée des eaux lui couvre déjà les pieds. Une dryade, remarque Lionne. La guerrière s'approche de la captive. D'un geste, elle se saisit des chaines et les brise de ses bras puissants de demi-géante.
- Que fais-tu là ?, demande-t'elle à la dryade.
- Bouche d'écume, murmure-t'elle en levant ses grands yeux vers le visage bardé de cicatrices de la guerrière. J'attends bouche d'écume…, puis elle s'évanouit au creux de ses bras.
La mer gronde et le vent souffle. Réprimant un frisson, Lionne soulève la dryade inconsciente et quitte la crique glauque par un chemin de sable qui s'enfonce entre les dunes chevelues.
§
Les deux femmes laissent rapidement derrière elles le bord de mer et entrent de sombres bois épineux, à forte odeur de résine. De partout s'élève le bruissement étouffé des chenilles processionnaires, dont les gros nids gluants tremblotent aux extrémités des branches des pins. La dryade frisonne. Ses grands yeux papillonnent quelques instants, elle sourit à Lionne.
- Tu m'as sauvée…
- Qui t'a enchaînée ainsi ?
- Mon village, mon village n'est pas très loin… Ramènes-y-moi, je t'en prie…, et elle retombe dans le sommeil.
Lionne hausse les épaules, puis, suivant le chemin de terre, continue sa route.
§
Au détour des ruines moussues d'une ancienne tour de garde, elles débouchent sur les contours d'un village.
Fait de carcasses de bateaux échoués, l'ensemble a l'aspect surprenant d'un cimetière marin. Une demi-douzaine d'épaves le compose. A ses côtés coule un large bras de mer. En son centre, on a creusé un puits dans le flanc d'une pierre noire. C'est un large puits, plein d'une eau sombre qui ruisselle en permanence de la pierre. Un grand rassemblement a lieu : villageois, individus en loqueteux, crasseux, ressemblant plus à des coupe-jarrets qu'à des paysans... Ils donnent une célébration en l'honneur de la divinité protectrice du village : sur le puits sont attachés ossements d'oiseaux, cordages et petits bibelots de bois et de verre cliquetants au vent.
Un cri dans la foule. A l'approche des femmes, des villageois se retournent, les remarquent, et aussitôt un vent de panique se lève parmi eux.
La Dryade monte sur les épaules de Lionne et tend vers eux un doigt frondeur.
- Vous allez payer Lënskins*, dit-elle d'une voix teintée de rage. Payer pour ce que vous m'avez fait, à moi et à mes semblables ! Votre maître n'aura pas son mi-humain à manger cette fois !
L'assemblée se disloque. Les villageois se mettent à hurler de terreur, certains courent, d'autres prennent les armes, mais la plupart, hagards, cherchent à fuir le village.
- Que se passe-t'il ?, s'exclame Lionne sur ses gardes.
- Regarde, mon amie, regarde, rit la Dryade en s'accrochant à ses cheveux. Bouche d'écume ne va pas être content de ses petits naufrageurs !
- Bouche d'écume...
L'eau noire au centre de l'auge se met à bouillonner, à cracher et à fumer, et une bouche géante, aux lèvres d'écumes et aux dents de roches, en jaillit. Ouvrant grand la gueule, un long bras d'ossements blanchâtres en sort, attrapant par grappe dans son immense main décharnée les villageois hurlants.
En quelques instants le village est nettoyé. Il ne reste plus que Lionne et le monstre, bouche d'écume, de roche et d'ossements qui termine de mâcher ses villageois.
La bête a vu Lionne.
Le bras se balance quelques instants dans les airs, sur la toile grisâtre de morte saison du ciel… Et fond sur la guerrière !
Lionne esquive, roule sur le côté, les os la frôlent, griffent sa chair, le sang coule et le bras s'écrase contre le bois mou d'une épave. Lionne saisit à bras le corps le bras et d'une puissante torsion, rompt les os dans un cri et une pluie d'esquilles.
Bouche d'écume hurle, dégueule une eau noirâtre. Lionne se rue sur le puits, plonge dans la gueule grande ouverte le bras arraché, elle pousse, pousse, enfonce de toutes ses forces le membre d'os dans la gueule de la bête !
Bouche d'écume gargouille, vomit une dernière fois des morceaux d'ossements, de villageois et un jus noirâtre, et disparaît dans un sifflement. L'eau reflue à l'intérieur du puits. En quelques instants, tout est fini.
Des applaudissements retentissent derrière Lionne. C'est la Dryade, perchée sur le sommet d'un bateau échoué.
- Bravo, guerrière, dit-elle dans la langue première. Tu as défait le mauvais esprit créé par ces lënskins.
- Par ma langue ! Quelle était cette bête ?
- Pah !, un 'dieu', apparemment ! Cette ancienne engeance de naufrageurs, ils allaient me sacrifier à leur bête abjecte ! C'est tout ce qu'ils méritaient... Réjouis-toi tu as fait le bien ! Adieu, mortelle !
Et la Dryade disparaît dans un tourbillon de feuille.
Lionne ne dit rien. Elle regarde le village détruit, les cadavres des villageois… Tous ces morts… Les corbeaux et oiseaux marins affluent déjà dans le ciel gris.
§
Hâtivement, Lionne quitte le village désert. Tout était trop humide pour brûler les corps.
Un vent d'est se lève. Il charrie dans son sillage les odeurs fortes de la mer. Lionne frissonne, remonte sur ses épaules son épais manteau d'hiver et, rêvant d'une auberge, d'un repas chaud, d'une pinte d'ale et d'un lit douillet, continue sa route, vers l'horizon, l'inconnu, et des lendemains mystérieux nimbés des brumes de l'éveil.
* Lënskin : terme péjoratif des halfelins et êtres magiques pour désigner les humains et les mortels. Littéralement ‘Oreille qui n'entend pas'.