Little Miss America

aupaysdespates

Je viens de lâcher ma meilleure amie. Cela ne fait pourtant que quelques secondes mais elle me manque déjà. Dix ans de fidélité, dix ans d'exclusivité. La seule que je touchais tous les jours, que je roulais parfois, la seule qui était toujours présente sans jamais poser de questions. Sans relâche, sans répit, entre mes doigts ou dans ma bouche, blonde ou brune, je lui faisais confiance; et pour cause, c'est moi qui l'avais choisie. Elle était l'élue, la Sainte de toutes mes journées, je ne vivais que pour elle et elle ne vivait qu'à travers moi. Nous étions le couple le plus en vue, le couple phare des projecteurs, celui que tant d'autres ont copié depuis; nous étions les Laurel et Hardy des temps modernes. Mais c'est elle qui décidait où, quand et comment. Elle décidait pourquoi sans jamais me donner une seule réponse. Elle se proposait et moi j'en disposais. Je la cherchais à tâtons, du bout de mes doigts endormis, premier réflexe pour bien commencer la journée. 10, 20 ou 30, mais toujours ce même silence quand un matin elle avait disparu. Mais dès la première bouffée tous ces sentiments disparaissaient, le soulagement s'emparait enfin de mon cerveau, commanditaire machiavélique de cet engrenage mortel. Elle était ma meilleure amie pendant que moi je n'étais que ma pire ennemie. Elle me dictait mes faits et gestes, parfois pressée de s'envoler, de disparaître dans un épais nuage de fumée, pressée de me quitter. Mais je la rattrapais, toujours; je me vengeais en la dégustant, la savourant le plus longtemps possible. Elle me décevait, souvent; mais c'est elle qui me consolait, la seule qui me comprenait, la seule qui me soutenait. J'étais accroc, addict, dépendante de la moindre charge goudronnée qu'elle voulait bien m'envoyer. Je lui ai donné ma vie et cette garce l'a gardée. Durant dix longues années elle m'a fait payer ma dépendance, ce fut ma plus chère amie. Je payais le fait d'être accompagnée nuit et jour, elle était ma putain et moi j'étais la passe. Je n'ai jamais su lui dire non, pas un seul instant je ne lui ai résisté; et quand par malheur je tentais de m'en séparer, que je voulais m'en éloigner, elle me narguait, elle se faisait belle et elle dégageait cet arôme si particulier qui, à coup sûr, me ferait craquer. Elle m'ordonnait de la caresser, de la chérir et de lui jurer fidélité, je lui faisais l'amour sans jamais réussir à la rejeter. Elle m'étouffait, me contrôlait, pourtant j'avais besoin de son odeur sur moi pour me sentir exister. Elle était mon reflet, mon ombre, mon double; elle était mon alliée et ma pire ennemie, elle était ma coke et mon pétard. Durant dix ans elle n'a fait que me salir, rejetant sur moi tous ses pires défauts. Parfois ses effluves me faisaient tourner la tête mais le plus souvent elles me donnaient la nausée. Combien de fois ai-je eu envie de la casser, de la jeter ou pire de l'écraser. J'essayais mais elle avait toujours le dernier mot. Elle m'a eu, j'étais sa poupée, son pantin, son jouet. Elle m'utilisait à des fins mortelles, elle s'immisçait dans mes pensées les plus intimes, elle arrivait dans les moments les plus futiles. Elle était ma maîtresse, mon amant, alors que moi je n'étais que son chien, obligée de céder à ses moindres caprices. Il m'arrivait de la tromper. J'alternais, grise, rouge, grande, petite, blonde ou brune, mais je me rendais vite compte que c'était toujours la même. Je la voyais se consumer mais en réalité c'est moi qui partais en fumée. Elle était de celles qui ne laissent personne indifférent. J'étais parfois obligée de la donner, mais elle revenait vers moi comme si jamais nous nous étions quittées. Nous étions aimantées, indissociables, impossible de nous décoller. Elle était ma canne quand je ne pouvais plus avancer, elle était mon oxygène quand je commençais à étouffer, elle était mon tout quand je ne voulais plus de rien. Elle représentait l'idéal que je n'aurais jamais, taille fine, allure élancée, elle m'assurait la classe que je n'avais jamais connue. Elle m'a transformée, m'a rendue sûre de moi dans les moments où je doutais. Elle était mon vin et moi son verre, elle était l'alliance et moi le doigt, elle était la mort et moi la vie. Dès que je la sentais elle m'enivrait. Plus rien n'avait d'importance, elle m'obsédait. Jour, nuit, tôt ou tard, c'est elle qui occupait sans cesse mon cerveau déconnecté et me faisait perdre le sens de la réalité. Je l'allume mais elle me dégoûte déjà. Son goût je le connais par cœur, il ne m'étonne plus. Sa puanteur m'envahit, je la délaisse, je la maudit. Sa forme, sa couleur, son odeur tout en elle m'est étranger, je ne la reconnais plus, elle insiste mais je lui résiste. Pourquoi faut-il toujours que je l'allume pour me rendre compte qu'elle n'est plus. Elle n'est plus cet idéal auquel je me raccrochais, elle n'est plus celle qui comptait tant, celle qui prenait la plus grande place dans ma vie. J'écrase sa grandeur, j'éteins sa vanité. Il est des jours où je ne me nourris que d'elle, je me rempli de sa nicotine. Elle est là, elle se dandine, elle ondule, elle jubile car elle sait que je vais encore craquer. Elle est fière de sa perversité. Elle m'en demande un peu plus chaque jour testant mes limites et faisant craquer ma résistance. Je suis le funambule qui vient de perdre son équilibre, je suis l'alcoolique qui vient de finir sa bouteille, je suis le chien que l'on vient de piquer. Elle est l'honneur et moi le doigt, elle est la feuille et moi le tabac, elle est le souffle et moi l'haleine, elle est Rimbaud et moi Verlaine. J'ai tout quitté pour elle.

Elle m'a fait trembler, m'a fait rire jaune et durant des années elle m'a fait mentir. Mais elle n'entend plus mes appels au secours, elle ne voit pas que je tombe dans le vide. Elle était mon harnais de sécurité mais maintenant je n'ai plus rien. Je retombe à chaque fois que je la vois mais dès que je la touche elle s'évapore. Je lui voue un culte permanent, elle est le gourou et moi la secte. Je lui ai donné ma fortune mais elle m'emprisonne, pense à ma place et joue avec ma vie. Mais j'en ai assez de jouer. J'en ai assez de tout lui donner et de ne jamais rien recevoir. Elle est indifférente à mon dévouement, il ne doit y en avoir que pour elle. Je pense Marlboro light, je dors Marlboro light, je vis Marlboro light. Ma vie entière est une Marlboro à elle toute seule, mélangeant goudron, filtres et nicotine. Je vis dans l'absurdité la plus totale, le monde s'est arrêté de tourner il y a dix longues années.

Dix ans de dépendance, relation incestueuse qui détruit à petit feu. Chaque latte qui s'engouffre dans mon corps me rapproche un peu plus d'une fin inévitable, alors je la recrache, je la souffle, je veux qu'elle sorte de ce corps qu'elle a trop pourri, qu'elle a sali de ses cendres. Elle a fait de moi un cendrier vivant redemandant sans cesse qu'elle le salisse encore.

[Mieux que le pâté en croute, bien meilleure que la bûche de Noël, et sans comparaison aucune avec la dinde aux marrons, elle est la Little Miss America de tous les temps. A la contradiction près qu'elle n'a pas besoin de maquillage et encore moins de froufrous. Elle ne doit pas jouer de rôle. Elle ne doit pas faire semblant, n'a pas besoin d'être comme tout le monde. Elle doit juste être elle.

Je lui fais ma révérence, je lui fais mes adieux. Je lui tire mon chapeau, je lui tire les cheveux; je viens de quitter ma meilleure amie. Cela ne fait pourtant que quelques secondes mais elle me manque déjà.]

 

 

 

 

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