L'obsession meurtrière - Chapitre 1

synystra

Los Angeles, 14 juin 2017


Rien. Il n'était rien. Ou plutôt, il n'était plus personne. Allen était vide. Son existence se dérobait sous ses pieds un peu plus chaque jour. Cela faisait bien une heure qu'il se regardait dans la glace, et pourtant, il ne reconnaissait pas l'homme qui se trouvait en face de lui. Son apparence avait changé en peu de temps. Les cicatrices de son âme avaient fini par percer son épiderme, lui donnant un air de chien enragé. Son regard anthracite peinait à percer, soutenu par des cernes qui semblaient peser une tonne. Sa main aux doigts épais effleurait son crâne, finement recouvert de cheveux coupés à ras. Une blessure récente le fit serrer les dents, mais il en avait vu d'autres. Il lui en fallait plus pour décrocher une grimace. Sa puissante musculature le rendait effrayant. Le genre de type dont on pouvait affirmer qu'il ne valait mieux pas le croiser au coin d'un bois en pleine nuit. Allan inspirait l'intimidation, malgré son regard éteint. Sa vie n'avait plus réellement de sens, il se contentait de survivre. Depuis le drame du mois dernier, son seul réconfort se trouvait dans l'alcool et les minettes qu'il ramenait après les avoir fait boire suffisamment pour qu'elles ne puissent plus exprimer leur consentement. La drogue ? Oui, aussi. Mais l'alcool avait cette espèce de consolation que les drogues dures n'apportaient pas. L'alcool était un ami qui posait la main sur son épaule pour y ôter le poids qui courbait son dos. La boisson et les gonzesses, et c'était bien suffisant. Il se défonçait à outrance pour rester dans un état second pendant plusieurs jours, puis dès que les flashs du drame refaisaient leur apparition, il recommençait. Ainsi allait la vie pour Allen. Le pas trainant, il se dirigea vers la cuisine avant de constater qu'il n'avait plus de café.


« Merde. »


Il poussa un soupir exaspéré avant d'enfiler le premier pantalon qui lui tombait sous la main. Hors de question de commencer la journée sans café. Tant pis, il irait au Starbucks au centre-ville. Peut-être allait-il trouver quelque chose à faire entre-temps. Allen procéda aux vérifications habituelles avant de partir : un flingue dans la poche : OK, les clés : OK, le collier autour du cou : OK. Il ouvrit brièvement son pendentif en or pour s'y voir, accompagné d'un autre homme. Allen prit une grande inspiration et gagna sa voiture, prêt à survivre pour une journée de plus.

Sa Range l'attendait sagement, reflétant les éclats du soleil sur son habitacle d'ébène. Machinalement, Allen alluma le contact et démarra en direction du Starbucks Coffee situé au centre-ville. Le début du trajet se déroula sans problème, jusqu'à ce qu'Allen arriva à l'entrée de l'autoroute de Santa Monica. Une énorme file de véhicules arrêtés à perte de vue, en plein cagnard.


« Putain de merde… »


Pour combler l'attente, il alluma la radio et se brancha sur l'une des stations les plus écoutées de la région. La musique ne servait qu'à donner un autre bruit de fond que des klaxons inutiles. Il lui arrivait parfois, d'ailleurs, de se demander pourquoi les gens klaxonnaient lorsqu'ils se retrouvaient en plein milieu d'un bouchon, comme si la file allait s'écarter pour les laisser passer. Pour Allen, l'humanité avait en elle une sorte de stupidité déconcertante tant elle était énorme et exacerbée chez certains. Il avait appris à être asocial, depuis ses quinze ans, en réalité. Le jour où la plus belle personne au monde l'avait abandonné. Sa mère avait ce don de voir la beauté en chaque être, et elle s'impliquait énormément dans le bonheur de son fils. Elle était belle, avec ses longs cheveux d'ébène et son sourire, elle était intelligente, gentille… Parfois il se demandait comment elle avait pu épouser son connard de père. Ce type n'avait rien pour lui, était aigri et ne servait à rien. Il faisait tâche à côté d'elle. D'ailleurs, depuis qu'il s'était engagé à servir son pays, Allen n'avait plus jamais rappelé son père. Peut-être était-il mort…

Perdu dans ses pensées, il se rendit compte que le trafic avait commencé à se fluidifier. Il en profita pour laisser exploser la puissance de sa voiture, qui slaloma entre ses congénères, comme si elle disputait la course de sa vie. Il avait désormais dépassé la plupart des voitures qui semblaient gêner son champ visuel. Sentir que la route lui appartenait lui fit ressentir cette espèce de sentiment grisant que rien ne pourrait jamais l'arrêter. Au bout d'une quinzaine de minutes, son sourire et son enthousiasme s'effacèrent. Encore des débiles qui klaxonnaient, et Allen arrivait dans l'entrée du centre-ville. Un univers entier de freinages, de « où faut-il aller » et de queues de poisson allait s'offrir à lui. Poussant un soupir exaspéré, il ralentit, anticipant les moindres faits et gestes des autres automobilistes. Arrivé dans le fameux virage de tous les dangers, Allen se fit surprendre par un usager qui déboita sous son nez et pila pour éviter de percuter la voiture de devant, presque arrêtée. Il dut presque se mettre debout sur sa pédale de frein pour ne pas le taper avec son pare-buffles. Sentant le stress monter en lui, Allen hurlait des injures, couvrant totalement la musique qui émanait de son autoradio. Là était sa réelle faille : le stress et les réactions impulsives, et parfois démesurées. Allen refusait de consulter un professionnel de la psychologie, estimant que « les psys, c'est pour les fous », et du coup trainait son stress post-traumatique derrière lui comme un boulet accroché à son pied.

Une fois rentré dans la ville, Allen ne s'autorisa pas de répit, et continuait à trépigner de rage, son stress s'étant transformé en angoisse. Une boule apparut dans sa gorge et l'empêchait de respirer. Sa peur constante d'être attaqué par les troupes ennemies ressurgit. Il commença à marmonner dans sa barbe, alors qu'il était presque arrivé à destination.


« Je m'appelle Allen Williams. J'ai trente-et-un ans. Je suis au États-Unis. Tout cela n'est pas réel. Je m'appelle Allen Williams… »


Ces mots, il les répétait chaque fois qu'une attaque de panique pointait le bout de son nez. Allen avait pris l'habitude de se focaliser sur le caractère absurde de ses angoisses, et cette méthode lui permettait de se calmer rapidement. Arrivé sur South Figueroa Street, Allan se gara en un tour de main. Conduire en état de stress était facile pour lui, il l'avait fait maintes fois en Irak. Les mains toujours tremblantes et la sueur perlant sur son front, il sortit du monstre noir et s'engouffra dans le Starbucks Coffee.

L'endroit paraissait chaleureux et accueillant. A l'intérieur, de jeunes serveuses s'affairaient derrière un comptoir, slalomant entre les commandes et les clients qui formaient une longue file d'attente. C'était à cette heure-là qua l'affluence était la plus difficile à gérer. Tous les salariés du quartier venaient commander leur café ici avant de partir bosser. Allen s'inséra dans la file et attendit en trépignant. Il laissait ses mains courir dans le vide, manifestation de son impatience et son stress qui ne parvenait pas à retomber. La foule autour de lui n'arrangeait rien du tout, d'autant plus que son arrivée n'était pas passée inaperçue. Sentir les regards insistants sur lui le rendaient davantage nerveux. Son syndrome post-traumatique avait développé en lui une immense paranoïa, faisant qu'à chaque fois que quelqu'un le regardait, il se sentait acculé, comme pris au piège. Pour lui, tout le monde était potentiellement un espion irakien qui voulait sa peau. Contre cette folie, aucun médicament, aucun psy n'étaient efficaces. Ce combat, c'était entre lui et lui. Comme pour se rassurer, il ouvrit de nouveau son pendentif et le regardait longuement. A côté de lui, un homme souriait. Ils semblaient avoir le même âge, et il était inutile d'être un expert pour constater la complicité et l'alchimie qui les reliaient. Des cheveux de jais, un regard franc et un sourire sincère, voilà le portrait de cette personne qui semblait être tout l'or du monde pour Allen.

Un éclat de rire le sortit de ses songes. En se retournant, Allen découvrit deux créatures juvéniles qui laissaient exploser leur hilarité. L'une d'entre elle retint son attention. Elle était minuscule, cachée à moitié derrière une longue tignasse noire, et elle le regardait. Son regard d'émeraude semblait le transpercer à travers ce sourire moqueur. C'était quoi, son problème ? Plus Allen s'interrogeait, plus elle riait. Son regard restait accroché au sien, comme s'il était l'objet de son hilarité. Allen récita dans sa tête la suite de phrase qu'il utilisait lorsqu'il sentait le stress monter. Il parvint à se maîtriser rapidement, et se retourna en soupirant. Des gamines, rien de plus. Ne pas s'y attarder. En portant sa main à son pendentif, Allen sembla trouver une forme d'apaisement immédiat, et oublia l'existence de ces jeunes femmes. La file s'était encore agrandie, et voir toute cette foule autour de lui qui se densifiait ne fit qu'agrandir sa nervosité. Ses dents se serraient, ses poings aussi, au bord de l'explosion. Il savait qu'il était dangereux pour les autres, le dernier psy qu'il avait vu lui avait suggéré de séjourner en hôpital psychiatrique le temps de se remettre du drame qu'il avait vécu, mais Allen le savait, tout ça, c'était des conneries. L'armée cherchait à l'écarter de sa mission, c'était certain. Alors il avait refusé et s'était reclus dans sa maison à Santa Monica.

Un type qui tentait de doubler la file bouscula Allen par mégarde. Au même moment, les éclats de rires reprirent derrière lui. Deux contrariétés d'un coup, c'était trop pour Allen, qui laissa exploser sa rage. Par une sorte de réflexe de survie, il dégaina son arme et tira en l'air trois fois. Les rires cessèrent, laissant place à des cris d'effroi et des pleurs étouffés. Tout le monde s'était baissé, protégeant sa tête d'une éventuelle balle perdue. Allen regarda autour de lui, reprenant son souffle. Maintenant, tout le monde le regardait, mais avec crainte. Au fond de lui, un grisant sentiment de puissance absolue le fit sourire, avant d'attarder son regard sur la fille de tout à l'heure. Elle semblait étrangement calme. Elle avait peur, mais ne le montrait pas. Ça ne devait pas être sa première prise d'otage, ou alors elle avait été entraînée. Peut-être qu'elle était flic, ou agent de la CIA… Sans un mot, Allen l'attrapa par le col et la traîna vers la sortie. Déséquilibrée par la différence de taille entre lui et elle, la gamine se laissait tout de même faire, pleine de sang-froid. Allen la fit monter dans sa voiture et démarra en trombe. Il fit un énorme détour par East Los Angeles, avant de redescendre vers Lynwood. Il finit par rentrer à Santa Monica en passant par Inglewood. Arrivé devant chez lui, il réalisa l'ampleur de ce qu'il venait de faire. Pendant tout le trajet, la gamine était restée calme et silencieuse, ce qui décupla la nervosité d'Allen, qui se posait de plus en plus de questions. Il finit par pointer son arme sur elle, lui faisant signe de descendre de la voiture. Sans à-coup, elle obéit, avant de se faire traîner à l'intérieur de la maison, qu'Allen ferma à double-tour.

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